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Les Harvis de l’Égypte et les jongleurs de l’Inde

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LES
HARVIS DE L’ÉGYPTE
ET
LES JONGLEURS DE L’INDE.

I.

De tout temps, l’Égypte a eu des sorciers. Les devins qui luttèrent contre Moïse firent tant de prodiges, qu’il fallut au législateur des Hébreux la puissance invincible dont Jéhovah l’avait doué pour triompher de ses ennemis. La cabalistique, la magie, les sciences occultes importées par les Arabes en Espagne, puis dans toute l’Europe, où déjà elles avaient paru sous d’autres formes à la suite des barbares venus d’Orient par le Nord, n’étaient que des tentatives pour retrouver ces pouvoirs surnaturels, premier apanage de l’homme, alors qu’il commandait aux choses de la création en les appelant du nom que la voix de l’Éternel leur avait imposé.

Désormais, soit que les lumières de la vérité, plus répandues, rendent moins faciles les expériences des sorciers dégénérés, soit que l’homme en avançant dans les siècles perde peu à peu ce reste d’empire sur la matière, qu’il cherche aujourd’hui à dompter par l’analyse des lois auxquelles elle obéit, toujours est-il que la magie est une science perdue ou considérée comme telle.

L’Égypte cependant prétend en avoir conservé la tradition, et les devins du Caire jouissent encore, sur les bords du Nil, d’une réputation colossale. Il ne s’agit pas pour eux précisément de jeter des sorts, de prédire des malheurs ; ils n’ont pas la secondue vue du Tyrol ou de l’Écosse ; leur science consiste à évoquer, dans le creux de la main d’un enfant pris au hasard, telle personne éloignée dont le nom est prononcé dans l’assemblée, et de la faire dépeindre par ce même enfant, sans qu’il l’ait jamais vue, sous des traits impossibles à méconnaître.

Le plus célèbre des harvis (c’est ainsi qu’on nomme ces sorciers) a eu l’honneur de travailler devant plusieurs voyageurs européens dont les écrits ont été lus avec avidité, et il a généralement assez bien réussi pour que sa gloire n’ait eu rien à souffrir de ces rencontres périlleuses. Voir cet homme, assister à une séance de magie, juger par mes propres yeux de l’état de la sorcellerie en Orient, trois choses qui me tentaient violemment : l’occasion s’en présenta.

C’était au Caire, dans une des hôtelleries de cette capitale de l’Égypte. À la suite de quelques discussions qui s’étaient élevées entre nous au sujet du grand harvi, il fut unanimement résolu de le faire appeler. La table était presque toute composée d’Anglais.

Vers la fin du dîner, le sorcier arriva. Il entre, fait un léger signe de tête, et va s’asseoir au coin du divan, dans le fond du salon ; bientôt, après avoir accepté le café et la pipe comme chose due à son importance, il se recueille, tout en parcourant l’assemblée d’un regard scrutateur. Le devin est né à Alger ; sa physionomie n’a rien de gracieux, son œil est perçant et peu ouvert, sa barbe grisonnante laisse voir une bouche petite, à lèvres minces et serrées ; ses traits, plus fins que ceux d’un Égyptien, n’ont pas non plus le calme impassible et sauvage d’un Bédouin ; il est grand, fier, dédaigneux, et se pose en homme supérieur.

Tandis que nous achevions de fumer, celui-ci son chibouk, celui-là son narguilé, le harvi, immobile dans son coin, cherchait à lire sur nos visages le degré de croyance que nous étions disposés à lui accorder ; puis tout à coup il tira de sa poche un calam (sorte de plume) et de l’encre, demanda un réchaud, et se mit à écrire ligne à ligne, sur un long morceau de papier, de mystérieuses sentences. Dès qu’il eut jeté dans le feu quelques-unes de ces lignes, déchirées successivement, le charme commençant à opérer, un enfant fut introduit. C’était un Nubien de sept à huit ans, esclave au service de l’un de nos convives, récemment arrivé de son pays, noir comme l’encre du harvi, et affublé du plus ample costume turc. Le sorcier prit la main de l’enfant, y laissa tomber une goutte du liquide magique, l’étendit avec sa plume de roseau, et abaissant la tête du patient sur ses doigts, de manière à ce qu’il ne pût rien voir, il le plaça dans un coin de l’appartement, près de lui, le dos tourné à l’assemblée.

— Lady K… ! s’écria le plus impétueux des spectateurs. — Et l’enfant, après avoir hésité quelques instans, prit la parole d’une voix faible. — Que vois-tu ? lui demanda son maître, tandis que le harvi, de plus en plus sérieux, marmottait des vers magiques, tout en brûlant ses papiers, dont il tira une grande poignée de dessous sa robe. — Je vois, répondit le petit Nubien, je vois des bannières, des mosquées, des chevaux, des cavaliers, des musiciens, des chameaux… — Toutes choses qui n’ont rien à faire avec lady K…, me dit tout bas un esprit fort. — Shouf ta’ib ! Shouf ta’ib ! regarde bien ! criait le spectateur qui voulait évoquer lady K… L’enfant se taisait, balbutiait ; puis il déclara qu’il voyait une personne. — Est-ce une dame, un monsieur ? — Une dame ! — Le harvi s’aperçut à nos regards qu’il avait déjà converti à moitié les plus incrédules. — Et comment est cette dame ? — Elle est belle, reprit l’enfant, bien vêtue et bien blanche ; elle a un bouquet à la main ; elle est près d’un balcon, et regarde un beau jardin.

On dirait que ce négrillon a vu quelquefois les portraits de Lawrence, dit le maître de l’esclave à son voisin ; il a deviné juste, et pourtant jamais rien de semblable ne s’est présenté à ses yeux. — Et puis, reprit l’enfant après quelques secondes, car il parlait lentement et par mots entrecoupés, cette belle dame a trois jambes !

L’effort que fit le harvi pour ne pas anéantir le négrillon d’un coup de poing se trahit par un sourire forcé. Il lui répéta avec une douceur contrainte, une grace pleine de rage : Shouf ta’ib ! regarde bien ! — L’enfant tremblait ; toutefois il affirma que le personnage évoqué dans le creux de sa main avait trois jambes.

Aucun de nous ne put se rendre compte de l’illusion ; mais on fit retirer le petit nègre, qui fut remplacé par un autre en tout semblable. Durant cette interruption, le sorcier avait marmotté bon nombre de phrases magiques et brûlé force papiers. L’assemblée fumait, le café circulait sans cesse ; l’animation allait croissant. On convint d’évoquer cette fois sir F. S…, facile à reconnaître, puisqu’il a perdu un bras. Le nouveau négrillon prit la place du premier, abaissa de même sa tête sur la goutte d’encre, et l’on fit silence.

— Sir F. S… ! dit une voix dans l’assemblée, et l’enfant répéta, syllabe par syllabe, ce nom tout-à-fait barbare pour lui. Ainsi que son prédécesseur, il déclara voir des chevaux, des chameaux, des bannières et des troupes de musiciens : c’est le prélude ordinaire, le chaos qui se débrouille avant que la lumière magique de la goutte d’encre éclaire le personnage demandé.

Le harvi ne comprend ni le français, ni l’anglais, ni l’italien ; mais, habitué à lire dans les regards du public, il devina qu’on lui proposait un sujet marqué par quelque signe particulier. Jadis on lui avait demandé de faire paraître Nelson, à qui, comme chacun sait, il manquait un bras et une jambe, et il avait rencontré juste, grace à la célébrité du héros. Cette fois, il eut vent de quelque tour de ce genre ; aussi, après bien des réponses confuses, l’enfant s’écria : — Je vois un monsieur ! c’est un chrétien, il n’a pas de turban ; son habit est vert… Je ne vois qu’un bras ! — À ces mots, nous échangeâmes un sourire, comme des gens qui s’avouent vaincus : il fallait croire à la magie… Mais mon voisin l’esprit fort, après avoir fait bouillonner l’eau de son narguilé avec un bruit effroyable, regarda le harvi. Je remarquai que notre pensée avait été mal interprétée par le devin, et qu’il chancelait dans son affirmation, supposant que nous avions ri de pitié. Il demanda donc à l’enfant : — Tu ne vois qu’un bras ? Et l’autre ? — L’enfant ne répondit pas, et il se fit un grand silence. On entendit les petits papiers s’enflammer plus vivement sur le réchaud. — L’autre bras, reprit le négrillon… je le vois : ce monsieur le met devant son dos, et il tient un gant de cette main !

La première personne évoquée avait trois jambes ; la seconde, au lieu d’un bras de moins, se trouvait être au grand complet !… La séance languissait : aussi, fatigué de ces expériences et de ma position, placé que j’étais en face du grand harvi, je levai le siége, et je montai sur la terrasse de la maison.

Là debout, appuyé sur le mur, au milieu d’une nuit illuminée par le plus pur clair de lune, en face de tant de mosquées élégantes sur lesquelles se détachait la silhouette des aigles et des buses, j’allumai ma longue pipe et je m’abandonnai à la rêverie.

À l’horizon se montrait le palais, le balcon même où Kléber fut assassiné ; çà et là je voyais s’élancer quelques beaux et sveltes minarets contemporains des sultans mameloucks, partout des croissans : l’Orient se révélait à moi avec ses nuits silencieuses et ses maisons pleines de mystère. Alors je vins à penser que celui-là serait un sorcier bien habile qui pourrait dire ce que tout cela sera dans un demi-siècle.

Le harvi avait donc échoué complètement ; mais enfin que voyait ce négrillon dans le creux de sa main ? Comment la farce se jouait-elle ? Par hasard, je pus l’apprendre.

Un mois après, à bord de la Zénobie, en route pour Bombay, je retrouvai le lieutenant St… et son négrillon, le même qui avait servi de compère au harvi. — C’était assurément une soirée magique : le flot calme de la mer Rouge baignait mollement la ligne de sable qui s’allonge au pied des grands monts de la côte d’Arabie ; les étoiles, reflétées dans les eaux, semblaient des lumières phosphorescentes se jouant à la proue du navire. L’instant ne pouvait être mieux choisi… Le lieutenant St… me donna donc l’explication suivante :

« Le grand art du harvi, c’est de savoir se faire entendre de l’enfant sans que personne de l’assemblée puisse distinguer un seul mot de ce qu’il dit, tandis qu’il semble murmurer des paroles mystérieuses. D’abord il effraie le compère improvisé, le menace de lui montrer le diable, lui dicte les réponses que parfois celui-ci entend de travers (comme dans le cas de la dame aux trois jambes), et, pour le forcer à parler, de son orteil il lui presse le pied d’une façon horrible ; manœuvre dissimulée aux yeux du public par la longue robe dont s’enveloppe le sorcier. S’il devine juste, la gloire de la réussite lui revient de droit ; s’il se trompe, on s’en prend à l’enfant. Souvent le hasard l’a merveilleusement servi. Aussi la goutte d’encre est-elle considérée comme infaillible par tous les Égyptiens, dont le harvi est depuis long-temps en possession d’amuser les soirées. »


II.

Il suffit parfois d’une expérience manquée pour dégoûter à tout jamais des plus curieux spectacles, et je me sentis prévenu contre les merveilles de l’Inde.

Deux mois plus tard, faisant route de Bombay à Pounah, je m’arrêtai à Karli pour visiter le temple souterrain creusé dans la colline qui fait face au village ; et, pendant la chaleur du jour, je me reposais sous l’ombrage des cocotiers, si beaux en ce lieu, quand je vis s’avancer, au bruit d’instrumens discordans, une bande d’Hindous. L’un d’eux tenait dans chaque main une cobra-capella, la plus terrible espèce de serpens dont l’Inde puisse se vanter, et en outre il portait en sautoir un énorme boa.

Arrivé près de moi, le jongleur jeta ses serpens à terre, les fit courir, irrita les cobras, qui déroulaient leurs anneaux d’une manière effrayante, embrassa son boa, puis il se prit à les faire danser tous les trois au son d’un flageolet singulier, qui se touchait comme une vielle, bien qu’il fût formé d’une calebasse. Pendant ce temps, ses acolytes avaient disposé tout leur établissement sur la poussière ; le tambourin rassemblait les enfans du village, et bientôt se forma un cercle considérable de spectateurs de dix ans et au-dessous : les plus petits nus, les autres portant une ceinture, et tous accroupis, dans l’attente des grandes choses qui se préparaient.

À la différence du silencieux harvi, ce jongleur avait toute la volubilité d’expressions d’un saltimbanque européen. Il s’exprimait très clairement, en bon hindoustani, bien qu’il se trouvât en pays mahratte ; mais le public semblait n’y rien perdre, tant ses gestes et ses gambades étaient intelligibles.

D’abord, il posa par terre une marionnette, soldat portant le sabre et l’arc. À l’entendre, c’était un sipahi, un grand chasseur, un tueur de lions, de tigres, de gazelles… Bientôt, à son commandement, la marionnette lança une flèche et renversa le but disposé devant elle, non pas une fois, mais à plusieurs reprises, à la satisfaction évidente de la jeune assemblée.

Ce n’était là qu’un préambule, les bagatelles de la porte ! Le jongleur prit une poignée de blé noir (djouari), la mit dans un manteau ; puis, quand on eut bien secoué le manteau, bien vanné le grain, il se trouva changé en un beau riz blanc, pur, prêt à faire un karry.

Je n’y avais rien compris, et je commençais à rentrer dans mes habitudes de crédulité, lorsque l’escamoteur ambulant étala une seconde marionnette, longue de six pouces au plus et de la grosseur du poignet. Cette informe poupée épouvanta grandement la partie la plus naïve du public ; mais quelle ne fut pas la surprise générale, quand de ce morceau de bois caché sous un mouchoir sortirent successivement jusqu’à quatre gros pigeons ! Ils devaient y être contenus d’avance, à moins de sortilège… Quant à moi, j’aurais eu peine à y introduire quatre moineaux.

Notre jongleur accompagnait ses tours de mantras (prières magiques), et traçait des cercles avec sa baguette. Mais il avait sur ses confrères d’Europe un avantage, ou plutôt une supériorité bien marquée, car il opérait sur le sol, sans table ni gobelets, et complètement nu, sauf le turban et la ceinture que les Hindous ne quittent jamais ; donc, pas de manches, pas de gibecières. Son cabinet consistait en quelques mauvais paniers de bambou destinés à porter les serpens, qu’il escamotait aussi et faisait paraître et disparaître avec une telle adresse, que le plus fin n’y eût rien compris. Ainsi, d’un mouchoir déroulé, secoué et mis au vent comme un pavillon, je le vis faire sortir une de ces cobras, laissée dans un panier près de moi, à une très grande distance du lieu où il se trouvait, en sorte que, voyant le nid de l’animal entièrement vide, je soupçonnai qu’il s’était frayé un chemin sous terre.

Ce qui donnait à cette représentation un caractère pittoresque et animé, c’étaient les physionomies enfantines de ces petits groupes si franchement effrayés et si franchement réjouis ; puis ici une jeune fille, revenant de puiser de l’eau au pied de la pagode, s’arrêtait, la cruche sur la tête, et, après avoir prêté un instant d’attention au spectacle, reprenait sa route vers le village ; là un vieux Mahratte, le bouclier sur l’épaule, la lance au poing, se levait sur l’étrier, et bientôt retombait dédaigneusement sur sa selle ; plus loin de jeunes enfans attardés accouraient si vite, que quelques-uns tombaient en chemin. L’aîné plaçait le plus jeune sur sa hanche, à la manière des Hindous, et, pliant sous le faix, traînait par la main le reste de la famille.

C’était une scène de nature, sans manière ni affectation, et en vérité je ne sais rien de si gracieux que ces figures plus ou moins brunes penchées en avant ; ces têtes étranges chargées de pendans d’oreilles et d’anneaux passés dans le nez, appuyées sur deux petites mains couvertes de bracelets ; ces genoux pliés sous le menton et ces pieds ornés de gouyouroux sonores : car tel est le vêtement des habitans de l’Inde jusqu’à ce que l’âge leur apprenne à porter quelque chose de plus que des ornemens.

Cependant les tours de magie continuaient sans interruption. Le jongleur tenait à la main une cruche aussi impossible à vider que le tonneau des Danaïdes l’était à remplir ; il versait l’eau à terre, la jetait dans son oreille et la rendait par la bouche, s’administrait des douches sur la tête, et toujours le vase était plein jusqu’au bord.

Ensuite il tira de son sac une paire de pantoufles de bois plus larges que la plante de ses pieds. Après bien des discours et des charges, il finit par faire adhérer à ses talons nus ces semelles très polies, et fit plus de gambades avec de telles chaussures que n’en pourraient faire à l’Opéra de jolis petits pieds chaussés d’élégans escarpins. Tantôt il s’élevait en l’air, tantôt il frappait la pantoufle sur la terre de manière à la faire tomber, mais jamais elle ne glissait. Ce fut encore là une chose inexplicable pour moi, car il n’avait appliqué à ses pieds aucune substance collante, et il pouvait à volonté lâcher ces pantoufles unies comme la glace.

Enfin la séance se termina par une expérience plus surprenante encore, que, par cette raison sans doute, notre magicien gardait pour la dernière. L’un des joueurs de tambourins, grand garçon d’une belle taille, se laissa attacher les pieds, lier les mains derrière le cou, et enfermer dans un filet à poissons bien serré par une douzaine de nœuds. Dans cet état, après l’avoir promené autour du cercle des spectateurs, on le conduisit près d’un panier de deux pieds de haut sur quatorze pouces de large. — Voulez-vous que je le jette dans l’étang ? demanda le chef de la bande. C’est un vaurien ; le voilà bien lié ; l’occasion est bonne : j’ai envie de m’en défaire ! — Et l’auditoire crédule se tournait déjà du côté de cette pièce d’eau, ombragée d’arbres magnifiques et creusée au bas de la pagode pour les ablutions et les besoins du village. — Non, dit en s’interrompant le jongleur après une minute de réflexion ; je vais l’escamoter, l’envoyer… où vous voudrez : à Founah, à Delhi, à Ahmed-Nagar, à Bénarès ! — Et sur-le-champ il enleva le patient, toujours incarcéré dans son filet, et le plaça au fond du panier, en rabattant le couvercle sur sa tête ; il s’en fallait de plus de trois pieds que les bords se joignissent. On jeta un manteau sur le tout.

Insensiblement le volume diminua, s’affaissa ; on vit voler en l’air le filet et les cordes qui attachaient le jeune Hindou ; puis le panier se ferma de lui-même, et une voix qui semblait sortir des nues cria : Adieu !

Il est parti pour Ahmed-Nagar, il est envolé : Our-Gaya ! Our-Gaya ! répéta le jongleur avec transport ; il ne saurait tenir dans un aussi petit espace (et cela paraissait physiquement impossible). Je vais donc attacher le panier et prendre congé de l’assemblée.

Le paquet fut bien ficelé ; il ne restait plus qu’à le mettre sur le dos du buffle destiné à porter les bagages de la troupe. — Un instant ! reprit subitement le jongleur ; si pourtant il était dans le panier ! Qui sait ? — Et là-dessus, tirant un long sabre, il traversa le panier presque par le milieu… Le sang coula en abondance… l’anxiété était à son comble… lorsque tout à coup le couvercle se lève de nouveau, et d’un bond le grand garçon saute hors de sa niche, frais et dispos, sans la moindre égratignure !

Ce tour est simple, très simple, dira-t-on, mais se débarrasser des cordes et du filet, se cacher dans un si petit espace, y rester un quart d’heure sans broncher et de telle façon que le sabre ne puisse rencontrer quelque membre à entamer, ce sont là des prodiges de dextérité, de souplesse et de patience que l’on ne peut concevoir, surtout quand on les a vus.

Après ce nec plus ultrà de la science, les jongleurs firent leurs paquets et se mirent en marche vers Nagapour, leur patrie. Je les vis se perdre dans la foule de bœufs chargés que des troupes de Mahrattes, tribus ambulantes traînant avec eux armes et bagages, femmes et enfans, conduisent dans l’intérieur.

La foule se dispersa peu à peu. Le soleil déclinait derrière les montagnes, le peuple se rendait à l’étang pour les ablutions, et le gros oiseau pêcheur, hôte de ces eaux tranquilles, était si sérieux à la pointe de la pagode, qu’on l’eût pris pour le dieu de ce temple idolâtre.

Pour moi, je remontai sur mon petit cheval, et, tout en trottant au milieu des nuages d’une poussière dorée par les derniers feux du jour, je ne pus m’empêcher de reconnaître que ces jongleurs errans battaient complètement non-seulement les harvis du Caire, mais encore les plus fameux escamoteurs de l’Europe, et que, si la magie n’est pas morte, c’est dans l’Inde qu’il faut la chercher


Théodore Pavie.


Pounah, chez les Mahrattes, 23 décembre 1839.