Les Hautes Montagnes/58

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(p. 123-127).

58. Le loup.

De quelque lointaine montagne, le loup s’est mis en route.

Quand il avait très faim il raisonnait :

« Pour un loup comme moi il n’est pas convenable de chasser le renard. Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Un an, deux ans ? Il faut que je me mette à table chez les gros éleveurs ».

Pour tout vous dire, notre loup est un peu âgé ; cette année il a compté treize printemps ; il a vieilli. Son poil a mué, mais pas sa tête ni ses opinions. Il dédie toujours ses pensées aux beaux troupeaux.

Hier soir il s’est vu dans ses rêves tombant sur trois mille moutons blancs. Après ça plus moyen de dormir ! Il s’est mis en route pour aller les trouver.


Il est passé par monts et par vaux, à travers forêts de sapins et de pins, de châtaigniers et de chênes verts.

Il a parcouru les ravins et les lignes de crête. Trak, trak, trak ! Son pas frappait fort, comme s’il avait des fers.

Les animaux sauvages, qui savent le reconnaître à son pas, ont couru dans leur trou. D’abord le renard, qui se trouvait allongé sur une pierre, est allé s’enfouir au troisième couloir de son terrier.

« Pour que le renard s’enfuie, dit le blaireau, il doit y avoir un gros pépin » ; et il est entré dans un trou inconnu qu’il a trouvé vide.

« Si le blaireau s’enfuit, dit la fouine, c’est qu’on est mal. Un bon chasseur doit s’approcher ici-bas. Mieux vaut se retirer, que ma fourrure ne finisse pas sur le marché ». Elle entra dans le tronc d’un arbre centenaire. C’était là sa maison d’enfance. Là-dedans leur maman les avait dotés de la bonne fourrure qu’ils portent, elle et sa fratrie.

« Sauve qui peut ! » a dit le hérisson, et il a disparu. Dans sa grande frayeur il n’a même pas eu le temps de se secouer. Dans ses épines il a emporté beaucoup de brindilles sèches.

Seule la belette ne s’était pas encore engouffrée. Elle courait sur les branches d’un énorme châtaigner comme pour demander : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est ce qui se passe ? »

La belette ne peut pas vivre sans savoir toutes les nouvelles. Elle a regardé partout avec la prunelle brillantes de ses yeux, mais personne ne sortait rien lui dire. Même la plus bavarde des belettes s’était cachée.

« Pour que toutes les voisines se cachent, réfléchit-elle, ça veut dire que quelque chose de sérieux se prépare. Allons-nous-en pour ne pas recevoir du plomb. »

Sur une haute branche elle s’est installée, immobile, elle s’est blottie de façon à ne faire qu’un avec le rameau.


Le loup ne perdait rien de tout cela. Le vent lui apportait l’odeur des animaux sauvages qui fuyaient. Il a même vu les empreintes de certains et a hoché la tête.

« Je ne suis pas venu pour vous, figurez-vous. Je cherche une bonne table. Pour un loup qui voit trois mille moutons dans ses rêves, vous ne valez rien. » Et il a continué sa route.

Sa faim grandissait. Sa soif de sang d’avantage encore. Il affûta ses dents ; elles coupaient comme le meilleur couteau. Il était prêt.

Au milieu des moutons blancs, il commence maintenant à en rêver un noir. Avec un porte-bonheur au cou. Peut-être l’agneau fétiche. Voilà, c’est sur l’agneau chéri de l’éleveur qu’il veut tomber.

Après avoir marché cinquante kilomètres, il est arrivé aux Trois-Pics. Il s’arrêta satisfait. Il a entendu les cloches des troupeaux du vieil Athanase : « Félicitations, Thymios ! », il a reconnu leur provenance.

Cependant au moment crucial, alors qu’il allait passer à l’attaque, il a soudain vu face à lui deux cousins ; Mourgos et Pistos. Ces deux molosses du vieil Athanase ont bondi sur lui ; on a entendu un coup de fusil, un deuxième, un troisième.

Les éleveurs criaient, le troupeau s’agitait, des chiens aboyaient au loin, le trouble gagnait de colline en colline.


« Cousins ! j’arrive d’un autre pays, je suis affamé et je ne partirai pas ! »

C’est ce qu’aurait dit le loup à ses cousins les chiens, s’il avait pensé pouvoir les raisonner. Mais comme il savait qu’avec eux on ne discute pas, il s’est préparé au combat. Que le meilleur survive !

Alors il a commencé à se battre contre deux. Sur sa nuque il a senti les dents des chiens comme des couteaux. Mais s’échappant, il a jailli pour les attraper à son tour, au même endroit. Roulants au sol, on les aurait pris pour trois chiens, ou à l’inverse on les aurait pris pour trois loups.

Le loup devait lutter contre deux. Il fallait qu’il tue l’un des deux, qu’il reste seul face à l’autre, ensuite qu’il gagne contre ce dernier, enfin qu’il bondisse sur les moutons. Parce qu’il ne cessait de penser à eux entre deux morsures.


Et en vérité l’un des chiens, Pistos, ne peut pas tenir longtemps dans la lutte. Il a encaissé une terrible morsure au ventre. Le sang coule, Pistos mord encore mais sa force diminue au fur et à mesure.

Mais voilà qu’un autre terrible molosse, Kitsos, est arrivé d’en bas pour aider les autres. Et lui s’est jeté dans la bagarre avec plus de rage. Maintenant c’est à un contre trois.

Il s’est battu même contre trois ; il n’a pas oublié qu’il est loup. Mais ils sont très forts. Ils sont dévoués : depuis des mois, une année entière, ils l’attendent ; tant de nuits ils ont aboyé après lui.


Le loup ne pouvait tenir contre trois ennemis réunis. Il avait une grande blessure à la nuque, Il avait le flanc droit déchiré, et d’autres blessures plus petites à la tête, aux pattes et à la queue.

Les chiens ont presque fondu sur lui, l’un d’eux l’a attrapé, mais de nouveau le loup s’est soustrait et a disparu.

À partir de cet instant les chiens le pourchassent. Pistos est tombé en chemin ; les deux autres courent à faible distance du loup. Ils ne le voient pas, mais ils entendent sa foulée et ils sentent son odeur. Ils le poursuivent par monts et par vaux.

Toute cette nuit-là, les chiens l’ont chassé, les fusils, les cris des bergers.

Et l’agitation était telle que les enfants en ont perdu le sommeil. Ils avaient compris que le plus grand animal sauvage qui soit dans la forêt était arrivé, là, tout près. Quatre ou cinq enfants sont sortis et ont allumé un grand feu à l’extérieur des cabanes, en prenant soin qu’aucune flammèche ne tombe dans les arbres. Ils ont entendu dire que le loup a peur du feu. Mais par la suite toute leur peur s’est évanouie grâce aux aboiements continuels qu’ils entendaient. Ils montraient qu’il y a des chiens fidèles et forts qui chassent l’ennemi.


À l’aube le loup a pu s’arrêter au milieu des sapins. Il était fatigué et à bout de souffle. Il était blessé et à jeun.

Son rêve ne s’est pas réalisé. Cependant comme il ne convient pas à un loup de se lamenter, il a léché ses blessures et il est parti chercher meilleure fortune.