Les Heures de mystère/04

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LA SAINTE CHAIR


Ayant aspergé d’eau et enveloppé de linge le bloc de glaise, elle dit à son fils :

— Ça ne va donc pas, mon pauvre Georges ?

Au bout de l’atelier misérable, il regardait par les vitres maculées la triste banlieue de province où ils vivaient tous deux si malaisément. Elle alla vers lui et, s’appuyant contre son épaule, répéta :

— Ça ne va pas, le travail ?

La voix douce et la tendresse du geste détendirent la figure et l’âme du jeune homme. Il dit d’un ton las :

— Travailler ! peut-on rien faire de propre sans modèle ? Mon rêve est beau et noble, et j’en pressens toute la grandeur, mais les détails m’en échappent et je me tue à deviner ce que je ne sais pas. Je veux ceci : produire une femme, non point seulement l’être amoureux, fantasque, séduisant et trompeur, mais aussi la femme en tant que créatrice et que mère du monde, la femme simple et complexe, toute la femme enfin… Comment le pourrais-je ? il m’en faudrait cinq, dix, devant moi, à chacune desquelles je prendrais une ligne ou une expression… Or, je n’en ai pas une…

Elle soupira, prête à s’excuser. Georges l’interrompit :

— C’est mal à moi de me plaindre. Seule et sans secours, tu m’as élevé, tu t’exténues pour me laisser libre de mon temps, et pendant que chaque matin tu recommences la conquête de notre vie quotidienne, je récrimine parce que je n’ai pas de modèle… Je te demande pardon.

Ils se regardèrent affectueusement, lui, tout adolescent, elle très jeune encore. Leurs yeux s’emplirent de larmes. Elle dit :

— Georges, écoute, je t’en amènerai, je te promets d’en amener, car ton rêve est le mien, et j’ai foi en toi et en ton génie… et surtout je ne veux plus que tu sois malheureux.

Elle tint sa promesse. Elle en amena beaucoup, et des jolies filles, et des fines, et des gracieuses. Où les trouvait-elle ? un peu partout, dans la ville et dans la campagne, chez les bourgeois et chez les ouvriers. Elle les enjôlait par de suaves paroles. L’orgueil de leur nudité attirait certaines, la perversité les autres, ou le désir de se distraire. Il en fut qui vinrent malgré elles et se dévêtirent en sanglotant, victimes soumises à sa volonté.

Et les corps apparurent devant Georges, multiples et divers spectacles de la forme féminine, blocs de chair vivante où balbutie l’effort de la nature vers la beauté. Il vit les seins, reposoir d’amour et sources d’existence. Il vit le berceau des hanches. Il vit les bras, collier de l’amant, et les genoux, domaine de l’enfant.

Et cependant son rêve restait en lui, réfractaire à toute expansion. Vainement il tentait de l’arracher à la prison de son cerveau, il n’en attirait que des bribes, correspondantes aux morceaux de perfection entrevus parmi les modèles. Il le disait avec découragement :

— L’idéal ne se détaille pas. Il est tout entier en moi, il n’en sortira que tout entier. Quand il sera affranchi, je pourrai, par la seule force de mon talent et de mon souvenir, le manifester suivant les détails du beau qu’on me montrera. Mais il faudrait d’abord qu’il s’offrît à moi extériorisé, pour ainsi dire. Et ces filles ne m’en donnaient que des faces spéciales et incomplètes.

Après chaque essai infructueux, sa mélancolie redoublait. Il eut des crises d’humeur et chassait avec des injures celles qui lui faisaient l’aumône de leur nudité. Il se désespérait :

— Comme c’est douloureux !… la réalité me fuit. Puisque je suis impuissant à la concevoir moi-même, qu’elle m’apparaisse et mon rêve saura bien se fondre en elle.

Il passa des nuits à la tâche. Mais un jour, le surprenant qui lacérait l’œuvre à coups de couteau, elle lui saisit le bras et gravement :

— Patiente, dit-elle, j’ai trouvé la femme que tu désires. Elle attend dans ma chambre… Sors, et je te rappellerai : si elle ne te plaît pas, nous renoncerons.

Il sortit. Quelques minutes après, elle cria : — Georges.

Il entra. Sa mère se tenait debout devant lui, nue. Et il vit qu’elle était la réalité magnifique de son rêve.

Il y eut un silence sacré. Leurs yeux s’unirent. Il n’osait plus baisser les siens, par crainte d’apercevoir le corps maternel. Elle avait un visage calme que ne troublait aucune honte. À son tour, il se sentit pénétré d’une grande paix.

Durant trois heures il travailla, se retournant parfois pour qu’elle pût se reposer, car tout geste surpris eût détruit la pure sérénité d’art que dégageait cette chair immobile. Ils s’enveloppaient aussi de silence, comme d’un vêtement propice. Et dans une grande secousse d’exaltation qui abolit les murs de son cerveau et déchira le voile de ses yeux, Georges enfanta l’œuvre. Elle vint au monde, en ébauche de perfection, toute palpitante de vie, prête à mûrir au soleil d’idéal qui luirait encore pour elle. Il la pétrit de ses larmes. Il la modela de ses mains et de ses lèvres. Et dans la vie de la matière, naquit le frisson d’une âme.

La nuit se glissa par les vitres. Ils attendirent qu’elle fût compacte, et à la longue, Georges était gêné de savoir à quelques pas de lui, sa mère, nue. Mais il saisit le bruit d’une porte. Jusqu’au dîner il ne bougea pas, anxieux de leur rencontre.

Un timbre l’appela. Il vint, et sous la lampe claire, il la vit toute rouge et tremblante.

Un immense amour, plein de tendresse et de pitié, l’agenouilla devant elle.

— Oh ! mère chérie, mère chérie…

Il joignit les mains et remercia la sainte chair qui lui avait donné la vie et qui la lui donnait encore, la chair maternelle avide de sacrifice jusqu’à immoler sa pudeur.

Elle l’étreignit entre ses bras et le berça doucement. Alors il sentit sous sa joue l’adorable poitrine qu’il connaissait maintenant, et dont il savait la splendeur épanouie, et il tressaillit au plus profond de lui-même.

Ils se dégagèrent, éperdus — terrifiés par la loi d’instinct qui se révélait ; mais très vite, ils joignirent à nouveau leurs yeux mouillés et humbles. Ils comprenaient. La nature exigeait ce châtiment.

Ils l’acceptèrent avec tristesse et joie, comme l’expiation d’un crime auquel ils ne voulaient point renoncer. Oui, la mère dévoilerait au fils le mystère prodigieux de son corps. Et, pour prix du sacrilège, il n’y aurait plus entre eux ni baisers ni caresses.

Ils se sentirent, dès lors, l’âme bien plus belle et bien plus libre…

MAURICE LEBLANC