Les Historiettes/Tome 1/46

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 285-288).


LE COMTE DE VILLA-MEDINA.


Le comte de Villa-Medina, de la maison de Taxis, étoit général des postes d’Espagne[1]. Cette charge y est tenue par des gens de qualité, et vaut cent mille écus de rente. C’étoit un homme bien fait, galant, libéral, vaillant et spirituel. Il écrivoit même en vers et en prose, mais c’étoit l’un des hommes du monde les plus emportés en amour. Durant la faveur du duc de Lerme, du vivant de Philippe III, père du Roi qui règne aujourd’hui[2], il devint amoureux d’une dame de la cour, et il avoit pour rival le duc d’Uceda, fils du favori. Un jour il prit une telle jalousie de ce que cette dame avoit parlé à son rival durant la comédie chez le Roi, qu’au sortir il se mit dans son carrosse et la battit jusqu’à lui en laisser des marques. Non content de cela, il lui ôta des pendants de grand prix et des perles qu’il disoit lui avoir donnés. Il fit bien pis, car, en plein théâtre public, il donna ces pendants et ces perles à une comédienne nommée Gentilezza, grande courtisane, en lui disant : « Tiens, Gentilezza, je les viens d’ôter à une telle, la plus grande p..... de Madrid, pour les donner à la plus honnête femme qui y soit. » Le Roi et le favori furent outrés de cette insolence, et le comte eut ordre de se retirer. Il s’en alla à Naples. Pour la dame, elle eut un tel crève-cœur de l’affront qu’on lui avoit fait, que son mari, par la faveur du duc d’Uceda, ayant été fait vice-roi des Indes, elle y alla avec lui pour ne plus paraître à la cour.

Le comte revint après la mort de Philippe III, et, toujours fou en amour, se mit à galantiser une dame que le jeune Roi aimoit, et étoit bien mieux avec elle que le Roi même. Un jour qu’elle avoit été saignée, le Roi lui envoya une écharpe violette avec des aiguillettes de diamants qui pouvoient bien valoir quatre mille écus. C’est la galanterie d’Espagne : on y fait des présents aux dames quand elles se font saigner. Le comte connut aussitôt, à la richesse de l’écharpe, qu’elle ne pouvoit venir que du Roi, et en ayant témoigné de la jalousie, la dame lui dit qu’elle la lui donnoit de tout son cœur. « Je la prends, répondit le comte, et je la porterai pour l’amour de vous. » En effet, il se la met, et va en cet équipage chez le Roi. Le Roi conclut par là que le comte avoit les dernières faveurs de cette belle, et afin de s’en éclaircir, il alla travesti pour l’y surprendre. Le comte y étoit effectivement, qui le reconnut et qui le frotta, quoiqu’il fut vêtu en personne de condition. Pour se pouvoir vanter d’avoir eu du sang d’Autriche, il lui donna un coup de poignard, mais ce ne fut qu’en effleurant la peau vers les reins. Le Roi, le lendemain, sans se vanter d’avoir été blessé, lui envoya ordre de se retirer. Au lieu de suivre l’ordre du Roi, le comte va au palais avec une enseigne à son chapeau, où il y avoit un diable dans les flammes avec ce mot, qui se rapportoit à lui :

 Mas pinada
Minos arreperiado[3].


Le Roi, irrité de cela, le fit tuer dans le Prado, d’un coup de mousquet, qu’on lui tira dans son carrosse, et puis on cria : E por mandamiento del Rey.

On conte sa mort diversement ; d’autres disent que le Roi, en passant devant la maison d’un grand seigneur de la cour, qui avoit fait assassiner le galant de sa femme, dit au comte de Villa-Medina, qui étoit dans le carrosse de S. M. : « Escarmentar condé[4], » et que le comte lui ayant répondu : « Sagradissima majestad, en amor no aye scarmiento, » le Roi, le voyant si obstiné, avoit résolu de s’en défaire.

On a une pièce imprimée qui s’appelle la Gloria di niquea[5]. Elle est de la façon du comte de Villa-Medina, mais d’un style qu’ils appellent parlar culto, c’est-à-dire Phébus. On dit que le comte la fit jouer à ses dépens à Aranjuez. La Reine et les seules dames de la cour la représentèrent. Le comte en étoit amoureux, ou du moins par vanité il vouloit qu’on le crût, et, par une galanterie bien espagnole, il fit mettre le feu à la machine où étoit la Reine, afin de pouvoir l’embrasser impunément. En la sauvant comme il la tenoit entre ses bras, il lui déclara sa passion et l’invention qu’il avoit trouvée pour cela[6].

On m’a conté (et cela vient d’une demoiselle Bertaut, mère de madame de Mauteville[7], qui fut fort jeune en Espagne, quand on y mena madame Élisabeth de France), on m’a conté qu’un grand seigneur d’Espagne traita le Roi et la Reine sous des tentes magnifiques, et tapissées par dedans des plus belles tapisseries du monde, en un vallon fort agréable où la cour devoit passer, et qu’après que le Roi et la Reine furent partis, on entendit un grand bruit. C’étoit qu’on crioit au feu, car ce seigneur avoit mis le feu à tout ce qui avoit servi à cette magnificence, comme s’il eût cru profaner les mêmes choses en les faisant servir à d’autres. Philippe II, qui avoit une jeune femme et qui étoit fort soupçonneux, crut aussitôt qu’il y avoit de l’amour sur le jeu. Pour s’en éclaircir, à un jeu de canes, il demanda à la Reine, quel de tous les seigneurs de sa cour qui s’exerçoient à ce jeu, lui sembloit faire le mieux. « C’est, lui dit-elle, celui qui a de si grandes plumes. » C’étoit le même. Le Roi répondit : « Pue de ben tener alas, per que buela muy alto[8]. » Cela servit apparemment, avec autre chose, à la faire empoisonner.

  1. Les Taxis sont généraux des postes aussi dans les États de l’Empereur. (T.)
  2. Philippe IV.
  3. « Plus elle s’élève, moins on peut la retrouver. »
  4. « Profitez de l’exemple d’autrui. » (T.)
  5. Le sujet de cette pièce est emprunté de l’Amadis de Gaule.
  6. C’est Élisabeth de France, fille de Henri IV, épouse de Philippe IV, qui fit naître chez le comte cette passion si espagnole. C’est dans son propre palais que ce seigneur, que Tallemant nous fait, le premier, bien connoître, avoit reçu la reine et la cour. C’est sa propre habitation et les riches ornements qui la décoroient que Villa-Medina livra aux flammes pour tenir la Reine embrassée. La Fontaine a dit à son sujet (liv. IX, fable 15) :

     J’aime assez cet emportement ;
    Le conte m’en a plus toujours infiniment :
     Il est bien d’une âme espagnole,
     Et plus grande encore que folle.

  7. Véritable orthographe du nom de l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire d’Anne d’Autriche, qu’on écrit plus souvent Motteville. (Voir la Biographie universelle, tom. XXX, p. 293.)
  8. « Il peut bien avoir des ailes puisqu’il vole si haut. »