Les Historiettes/Tome 1/60

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 330-333).


LE PRINCE D’ORANGE, LE PÈRE[1].


Pour se rendre plus puissant envers les gens de guerre, il laissa, contre l’ordre, traiter des charges. La première qui fut vendue fut une enseigne qu’un nommé Chenevy, fils d’un Huguenot, marchand drapier à Paris, acheta cinq cents écus. Le capitaine qui la lui avoit vendue se fit habiller d’écarlate lui et ses enfants, et on disoit que Chenevy l’avoit payé en écarlate.

Le feu cardinal de Richelieu et lui se haïssoient à cause d’Orange ; car le cardinal, pour mettre cette part dans sa maison et se faire prince, fit surprendre la citadelle, ou pour mieux dire, gagna Walkembourg qui y commandoit. Le prince d’Orange, moyennant quarante mille écus que cela lui coûta, fit tuer Walkembourg dans la ville, chez sa maîtresse, et remit la citadelle en sa puissance. Le cardinal eût pu la lui ôter par justice, à cause de M. de Longueville, qui tous les ans fait un acte pour éviter prescription. Il y a de grandes prétentions ; cela vient de la maison de Châlons ; mais il eût fallu un siége, et durant un siége on a le loisir de remuer bien des machines. Depuis, ils se firent le pis qu’ils purent l’un à l’autre.

Le cardinal lui donna de l’altesse pour le rendre suspect aux États[2]. L’Angleterre lui en donna sans penser plus loin ; lui, mordit à la grappe, et fit prier Dieu pour lui dans les prières publiques.

Les États voulurent qu’on déclarât la guerre à l’Espagne, parce qu’encore que nous les assistassions, leur pays ne laissoit pas d’être le théâtre de la guerre. Puis la bataille de Nertlingue avoit fort affoibli les Suédois. On gagna la bataille d’Avein, et au lieu d’aller à Namur qu’on eût pris (car l’épouvante étoit si grande qu’on a dit que le cardinal-infant faisoit tenir un vaisseau prêt pour s’en aller), on s’en alla pour joindre le prince d’Orange, à qui on avoit écrit qu’on lui envoyoit les maréchaux de Châtillon et de Brezé pour faire ce qu’il jugeroit à propos. Lui les fit languir long-temps dans le siége, et ne se hâta point de sortir. Quand il fut joint, on prend Diest, qu’il fait traiter de rebelle, disant qu’il étoit baron de Diest. Après on va à Tillemont. Il y avoit là-dedans des vivres pour nourrir notre armée toute la campagne. M. de Châtillon, à cause de cela, fit tout ce qu’il put pour empêcher de la faire emporter d’assaut, et durant qu’ils disputoient, les Anglois d’un côté, et les François, à leur exemple, de l’autre, ces derniers la prirent de force. On saccagea tout, on vola dans les églises mêmes, et depuis, dans les libelles imprimés durant la négociation de Munster, on a reproché aux François qu’une abbesse ayant dit qu’elle étoit l’épouse de Jésus-Christ, un François avoit répondu en riant : « Eh bien, nous ferons Dieu cocu. » Il y eut en récompense un Français qui fit une action de vertu. C’est le fils d’un ministre de Sédan, nommé de Vesne. Il étoit alors secrétaire de feu M. de Bouillon. Une fille de qualité, jugeant à sa mine qu’il étoit homme d’honneur, se mit en sa protection. Il la fit marcher devant lui et la suivit le pistolet à la main. Le prince d’Orange, M. de Bouillon et autres le rencontrèrent et lui dirent en riant qu’il lui en falloit des plus belles. Il les laisse dire et la mène en lieu de sûreté. Depuis, de temps en temps, il reçoit des civilités des parens de cette fille.

Pour affamer notre armée, le prince d’Orange la fit aller à Louvain. Il avoit vingt mille hommes et nous trente mille. On ne l’attaqua point de force, exprès pour nous faire consumer nos vivres, comme il fit.

Tant que le cardinal de Richelieu a vécu, le prince d’Orange n’a rien voulu faire. Il y en a qui croient qu’il ne vouloit point s’exposer que son fils ne fût en âge de lui succéder. Même depuis la régence, il n’a contribué qu’en dépit de lui à nos conquêtes. Il est vrai qu’en cela il pouvoit alors être d’accord avec les États, qui craignoient de nous avoir pour voisins.

Quand ils envoyèrent leurs vaisseaux à Gravelines, ils ne croyoient pas que nous les prendrions. Pour Dunkerque, il affoiblit notre armée en nous obligeant à lui envoyer six mille hommes avec le maréchal de Gramont ; et quant à Hulst, il ne vouloit point passer si le maréchal de Gassion ne lui eût fait le chemin avec deux mille hommes. Le Sas de Gand ne fut pris qu’à cause que dix-huit ou vingt François, qui à la vérité étoient de leurs troupes, passèrent le canal à la nage, tirant un pont de jonc après eux.

Lorsqu’il fut maître du fort de la Perle, auprès d’Anvers, ceux d’Anvers se croyoient perdus. Mais les États, ou du moins la province de Hollande, ne voulut pas qu’on prît cette ville à cause d’Amsterdam, dont la rade est mal assurée, et qu’on quitteroit volontiers pour transporter tout le commerce à Anvers, comme autrefois, car l’Escaut, le long du quai d’Anvers, a soixante brasses de profondeur, au lieu que les grands vaisseaux n’approchent point plus près d’Amsterdam que de la distance qu’il y a de là au Texel, où il s’en est perdu grand nombre.

À sa dernière campagne, on lui proposa de donner le commandement à son fils. Il le fit, mais il s’en repentit aussitôt. C’étoit un grand fourbe ; mais il fit un grand pas de clerc de s’allier avec le roi d’Angleterre.

  1. Frédéric-Henri de Nassau, prince d’Orange, stathouder de Hollande, frère du célèbre Maurice de Nassau, né à Delft le 28 février 1584, mort à Munster le 14 mars 1647. Il a laissé des Mémoires (de 1621 à 1646) ; Amsterdam, 1733, in-4o.
  2. Il ne recevoit auparavant que la qualification d’Excellence.