Les Honnêtetés littéraires/Édition Garnier/2

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 122-123).

DEUXIÈME HONNÊTETÉ.

Après que l’Espion turc[1] eut voyagé en France sous Louis XIV, Dufresny fit voyager un Siamois[2]. Quand ce Siamois fut parti, le président de Montesquieu donna la place vacante à un Persan, qui avait beaucoup plus d’esprit que l’on n’en a à Siam et en Turquie.

Cet exemple encouragea un nouvel introducteur des ambassadeurs, qui, dans la guerre de 1741, fit les honneurs de la France à un Espion turc[3], lequel se trouva le plus sot de tous.

Quand la paix fut faite, M. le chevalier Goudard fit les honneurs de presque toute l’Europe à un Espion chinois qui résidait à Cologne, et qui parut en six petits volumes[4].

Il dit, page 17 du premier volume, que le roi de France est le roi des gueux[5] ; que si l’univers était submergé, Paris serait l’arche où l’on trouverait en hommes et en femmes toutes sortes de bêtes.

Il assure[6] qu’une nation naïve et gaie qui chambre ensemble ne doit pas être de mauvaise humeur contre les femmes, et que les auteurs un peu polis ne les invectivent plus dans leurs ouvrages ; cependant sa politesse ne l’empêche pas de les traiter fort mal.

Il dit[7] que le peuple de Lyon est d’un degré plus stupide que celui de Paris, et de deux degrés moins bon.

Passe encore, dira-t-on, que l’auteur, pour vendre son livre, attaque les rois, les ministres, les généraux, et les gros bénéficiers : ou ils n’en savent rien ; ou, s’ils en savent quelque chose, ils s’en moquent. Il est assez doux d’avoir ses courtisans dans son antichambre, tandis que les écrivains frondeurs sont dans la rue. Mais les pauvres gens de lettres qui n’ont point d’antichambre sont quelquefois fâchés de se voir calomniés par un lettré de la Chine, qui probablement n’a pas plus d’antichambre qu’eux.

Il y a surtout beaucoup de dames nommées par le lettré chinois, lequel proteste toujours de son respect pour le beau sexe. C’est un sûr moyen de vendre son livre. Les dames, à la vérité, ont de quoi se consoler ; mais les malheureux auteurs vilipendés n’ont pas les mêmes ressources.

  1. L’Espion du Grand Seigneur, réimprimé sous le titre d’Espion dans les cours des princes chrétiens. L’auteur principal est J.-P. Marana, nè à Gènes, mort en 1693.
  2. Les Amusements sérieux et comiques ; l’auteur met ses observations dans la bouche d’un Siamois.
  3. L’Espion turc à Francfort, pendant la diète et le couronnement de l’empereur, en 1741, a été attribué à M. de Francheville (depuis éditeur du Siècle de Louis XIV), qui l’a désavoué.
  4. La première édition est de 1765.
  5. Page 21. (Note de Voltaire)
  6. Pages 69 et 70. (Id.)
  7. Page 89. (Note de Voltaire)