Les Idées de Nietzsche sur la musique/09

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Société du Mercure de France (p. 144-154).
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CHAPITRE VII

SITUATION INTELLECTUELLE
DE NIETZSCHE PAR RAPPORT À WAGNER


Les théories et les sensations esthétiques si mêlées, que nous avons essayé d’élucider jusqu’ici, appartiennent au début littéraire de Nietzsche, et la matière des précédentes analyses est empruntée, sauf une exception, à ses écrits de l’année 1871. Pris en eux-mêmes, les éléments qui composent la pensée esthétique de ce jeune homme de génie font un ensemble assez chaotique, mais chacun d’eux a beaucoup d’énergie et correspond à une expérience, mal interprétée peut-être, mais très ardemment sincère. Précisément parce que toutes ces idées mal accordées du premier Nietzsche sont « vécues », il est assez aisé de comprendre comment elles se sont donné rendez-vous dans sa tête.

En ce qui concerne la musique en général : 1o il a un grand enthousiasme intellectuel pour le pessimisme ; 2o les plus fortes émotions de sa sensibilité et excitations de son imagination, il les doit à l’art musical. Parce qu’il est jeune et que la jeunesse ne doute pas que ses expériences soient la mesure des choses, il veut confondre ces deux objets d’amour en un seul et il se persuade que la musique exprime dans le langage émotionnel ce que la doctrine pessimiste exprime dans le langage de l’intelligence[1]. Il aime donc dans la musique et la musique et autre chose que la musique : la vérité transcendante, l’absolu. C’est l’aimer trop et c’est l’aimer mal.

Le jour où il s’apercevra que la musique n’a absolument rien à voir avec la vérité philosophique, comme « intellectuel » avant tout, il estimera toujours cette vérité par-dessus tout, il adviendra qu’il conçoive à l’égard de la musique, maîtresse qui ne l’a trompé que parce qu’il la prenait pour ce qu’elle n’était pas, un dédain irrité qui ne sera guère plus sage.

En ce qui concerne Wagner : à quinze ans, il a fait ses délices de Tristan et du vertige unique que cette musique porte en elle. Mais, même en son adolescence, il n’a pas été « wagnérien » ; je veux dire que les dangereuses voluptés de la musique wagnérienne ne l’ont pas rendu insensible à la beauté classique. De là son opinion sur la musique pure qu’il tient pour la véritable musique. Si troublée que soit la lucidité de cette opinion par sa croyance à une signification métaphysique de la musique, elle ne le met pas moins en contradiction latente avec Wagner qui a amplifié jusqu’à des proportions colossales, non rêvées par ses prédécesseurs, l’être de la musique, mais au prix de le soutenir et de l’étayer de toutes parts sur un énorme édifice dramatique, scénique et décoratif.

Mais ce mélange d’enthousiasme avoué et de malentendu secret qui définit, en cet instant de sa carrière, la situation intellectuelle de Nietzsche à l’égard de l’art wagnérien s’explique par une cause plus générale.

Nietzsche est pessimiste. Il a pu tout d’abord chercher dans la métaphysique de Schopenhauer la justification de son pessimisme. Mais celui-ci survivra au prestige de la doctrine du maître, parce qu’il est natif, parce qu’il est le trait profond et permanent de la pensée de Nietzsche, celui qui domine toutes les phases de son développement. Nietzsche n’est pas pessimiste par amertume et désolation personnelle, comme Léopardi. Il l’est en artiste et en philosophe. Il est, à vrai dire, anti-optimiste. Il a le dégoût de l’optimisme, qui lui apparaît dans la civilisation moderne sous les trois formes du libéralisme, du démocratisme ou socialisme et de la foi au progrès universel et en tous genres par le fait du progrès spécial des sciences. Outre que ces trois religions sont des mystifications que l’avenir dévoilera cruellement, elles produisent comme fruits immédiats la platitude des mœurs et l’abaissement du type humain. En ceci Nietzsche sent comme Carlyle, comme Ruskin.

L’optimisme moderne n’est, selon Nietzsche, que l’épanouissement extrême d’une tradition qui a plus de deux mille ans, et qui remonte à Socrate. Socrate est le père de l’optimisme en ce qu’il a créé par son exemple et son enseignement le type de « l’homme théorique ». Il a persuadé aux hommes que la réalité universelle est intelligible et logique, d’où il s’ensuit que la connaissance humaine s’y peut égaler : comment l’homme ne trouverait-il pas dans une connaissance intégrale qui lui explique et toutes choses et lui-même, une suprême satisfaction, l’apaisement de tous ses vœux ? Enfin si la science enveloppe tout, elle doit montrer la voie de l’action sage et rationnelle et ménagerl’accord nécessaire du bonheur avec la vertu. Ces illusions, ajoute Nietzsche, étaient nécessaires pour stimuler la jeune humanité au labeur scientifique dont elles lui promettaient un trop haut prix. Mais elles coupèrent les ailes à l’enthousiasme esthétique en réduisant la création d’art à un jeu frivole. Du moment que le mystère divin de l’univers pouvait être représenté par un système de concepts clairs, l’inspiration de l’artiste n’en pouvait plus passer pour la communication et l’expression. En outre 1’« homme théorique », persuadé que la science fournira des recettes pour assurer le bonheur des destinées humaines individuelles ou collectives, perd la grande bravoure, l’amour du danger entretenus chez les anciens Grecs par le sentiment de quelque chose d’absurde et d’effrayant dans le rapport de l’humanité avec l’univers. Le rationalisme optimiste de Socrate, inspirateur d’Euripide, tua l’esprit tragique des Grecs et l’on peut dire que ce rationalisme a régné jusqu’à Kant sur l’esprit européen. Kant a dissipé à tout jamais l’illusion « théorique », en démontrant la relativité de la science et l’étroitesse de son légitime domaine, hors duquel se déploie le désert infini livré aux coups de génie de la création esthétique et de la création morale. Il a brisé les bornes qui enserraient les instincts créateurs de l’humanité.

Dans l’essor inouï de l’art musical depuis le milieu du xviiie siècle, Nietzsche salue la réapparition positive des grands instincts créateurs, de l’exaltation dionysiaque :


La musique en tant qu’art universel, sans nationalité, hors du temps est, parmi les arts, le seul florissant. Elle représente pour nous l’art tout entier et le monde esthétique. C’est pourquoi elle est rédemptrice[2].


Entendons qu’elle nous rachète du joug d’une civilisation optimiste etphilistine dont la science et la morale, considérées comme des valeurs absolues, limitent l’horizon et qui attend de l’une et de l’autre la réalisation d’un { ignominieux idéal de sécurité ! Cette civilisation, Nietzsche parle de « son puissant combat contre l’esprit de la musique[3] ». Il loue Richard Wagner d’en avoir dit « que ses effets sont abolis par la musique comme la clarté produite par la lueur d’une lampe est annihilée par la lumière du jour[4] ».

On se tromperait très gravement sur la pensée de Nietzsche, si l’on croyait qu’une régression de l’esprit scientifique et un ralentissement du labeur scientifique sont dans ses vœux. Il demande que la science ne soit plus une idole, qu’elle ne soit plus la maîtresse, mais la servante de l’homme redressant sa stature pardessus l’amas de notions et d’imprimés qui l’étouffe. Le problème, pour l’homme moderne, c’est d’accorder avec sa complexité intellectuelle et son raffinement critique acquis la puissance et la fraîcheur originelle des instincts esthétiques, lesquels, on le sait, dérivent tous de l’instinct musical :


La musique (moderne) devra s’élever à une puissance infiniment supérieure [à la musique des Grecs] parce qu’elle a à triompher d’un monde de la connaissance beaucoup plus étendu. La science et la musique nous font pressentir une renaissance allemande du monde hellénique : nous voulons nous y consacrer[5].


On peut comprendre maintenant le sens de la question de forme bizarre à laquelle aboutit dans la Naissance de la Tragédie la critique du rationalisme optimiste : « Verrons-nous désormais, demande Nietzsche, Socrate s’exerçant à la musique ? »

Cette renaissance par la musique sera l’œuvre de l’âme allemande. Comme Fichte, bien qu’en un sens différent, Nietzsche ne voit, dans le peuple allemand, que le monde latin dit barbare parce qu’il est resté étranger à la civilisation optimiste, artificielle, le dépositaire intégral des forces natives de l’humanité.

Comme la musique de Wagner s’était profondément emparée de la sensibilité de Nietzsche, comme elle était ce qui se produisait dans l’art européen de plus audacieux, et de plus puissant, comme enfin il faut à une jeunesse riche d’enthousiasmes des objets en lesquels elle puisse les incarner, Nietzsche pense trouver dans l’œuvre wagnérienne, sinon certes la consommation de ses espérances en une renaissance générale de la civilisation, du moins la préface immédiate de cette consommation.

Nous dirons donc de la relation de Nietzsche à Wagner ce que nous avons dit de sa relation à la musique : que, quelle que soit la valeur de son idéal et de son rêve de Renaissance moderne, il prête à l’entreprise et à l’œuvre de Wagner la figure même de cet idéal et de ce rêve.

Identification imprudente. Car l’esprit complexe de Nietzsche nourrit en même temps que cette croyance en Wagner des ferments d’hérésie mortels pour elle. Mais, en 1871, il est un disciple plein d’abnégation, qui ne peut livrer au public la moindre idée sans se demander si elle ne déplaira point à Wagner ou n’a point quelque conséquence lointaine dont on puisse abuser contre Wagner. Même à part lui, sans doute, il n’aime pas beaucoup creuser ses propres scrupules ni s’en avouer toute la portée.

  1. « Quand j’avais 21 ans, j’étais peut-être le seul être humain en Allemagne qui associât ces deux-là, Richard Wagner et Schopenhauer, dans un enthousiasme unique ». T. XIV, p. 375.
  2. T. IX, p. 244.
  3. T. IX, p. 232.
  4. Naissance de la Tragédie, p. 54.
  5. T. IX, p. 233.