Les Idées politiques de la France/Chapitre IV

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Librairie Stock (Delamain et Boutelleau) (p. 81-118).

IV

LE CATHOLICISME SOCIAL

CLÉRICALISME ET LAÏCISME CATHOLIQUES

Le christianisme a été longtemps en France la maison mère des idées politiques. Il n’est plus la seule depuis le xviiie siècle, mais sa valeur reste immense dès qu’il s’agit de l’homme, de la destinée, de la fonction et de la vie humaines : d’où, pour une politique de sentiment chrétien ou de pensée chrétienne, un ton, un style, et, grâce à cette milice cléricale qui, dit Jules Soury, porte l’uniforme des hautes préoccupations spirituelles, une influence hors de pair.

Milice cléricale, et plus d’un lecteur de gauche reniflera, à ce mot, une odeur de poudre. L’homme dans la rue en a presque oublié l’acception normale, remise cependant en circulation par M. Benda, et y voit l’épithète dérivée de cléricalisme, au lieu que cléricalisme soit dérivé de clérical. Catholicisme social, c’est-à-dire influence du catholicisme sur la société, pénétration de la société par le catholicisme, voilà qui, pour un républicain vigilant, cousine de bien près avec le cléricalisme, ouvre le bon œil du militant.

Rassurons le militant. Le catholicisme social, sous la figure qu’il présente aujourd’hui, et qu’il tient d’un certain passé, n’est point un cléricalisme. Il est même le contraire d’un cléricalisme : à savoir un laïcisme. J’irais plus loin. Je verrais en lui le laïcisme le plus vivant, avec des vitamines, des tragédies, des problèmes. Laïque ne se conçoit en effet que comme corrélatif de clérical (au sens non polémique : ce qui concerne le clerc). Or, depuis la séparation, le clergé, soumis au droit commun, n’a plus les moyens de faire du cléricalisme, c’est-à-dire de s’efforcer vers un gouvernement des curés en s’appuyant sur une situation de curés du gouvernement. Il n’y a plus de vrai cléricalisme d’État, il n’y a par conséquent plus de quoi faire un vrai laïcisme d’État. Depuis que l’État s’est séparé de l’Église, que le radicalisme a perdu ce qui le faisait si bien marcher, on n’est laïque que sur une jambe. Ce conservatoire de la laïcité qu’est la Gauche démocratique du Sénat paraît sujet à l’illusion des amputés, il a parfois mal dans sa jambe de bois, et ne l’envoie pas dire. Mais comme médire du Sénat est aussi déplacé chez le bon républicain qu’abîmer à l’excès l’Académie décèle un manque de tact chez l’homme de lettres, hâtons-nous d’ajouter que cette illusion ne manque pas d’utilité, qu’elle fait fonction d’antenne, et que, quand l’invalide sent des rhumatismes dans son membre absent, c’est que le temps va changer : les inquiétudes du Sénat au sujet de la laïcité signalent à un président du Conseil avisé qu’il cède immodérément à la réaction, pactise avec les ennemis du progrès, et que le coup de barre à gauche est nécessaire (enlevez de ces clichés ce qui se dit, et gardez-en ce qui reste).

Le laïcisme vivant, celui qui permet de poser des problèmes, serait moins un laïcisme contre-catholique qu’un laïcisme intra-catholique. Et, que nous le disions aujourd’hui, n’empêche que le fait ne remonte beaucoup plus loin, au temps où des laïques catholiques ont commencé à prendre sur le public catholique, en des matières qui sont de la religion ou qui y touchent, une influence sensible. On pourrait même en marquer le moment précis : ce début de janvier 1656 où l’abbé Antoine Arnauld, docteur en Sorbonne, ayant été jugé téméraire par cette compagnie, et ayant écrit, pour se disculper, un copieux factum, fit lecture de son œuvre à ses amis de Port-Royal. Le propos du docteur parut froid, ce qu’on ne lui dissimula pas, et dont il prit son parti : « Je vois bien que ce que j’ai écrit n’est pas bon ». Un laïque était là, le frère d’une religieuse de Port-Royal, un garçon occupé jusqu’alors à des recherches de physique et de géométrie, vers qui se tourna l’abbé. « Mais vous, Monsieur, qui êtes jeune, vous devriez nous faire quelque chose. » Pascal promit d’essayer : quelques jours après il apportait à ses amis la première Provinciale.

On a coutume de déplorer le mal que les Provinciales ont fait à l’Église, en provoquant et en entretenant une fièvre polémique dont l’incrédulité et la Révolution profitèrent seules. Et ce n’est pas inexact, mais il faut aussi voir le bien. Port-Royal (mi-clérical, mi-laïque) et Pascal ont introduit dans le catholicisme français ce qui en est demeuré non seulement la marque propre, mais le levain actif : la parole donnée aux laïques, sur les mêmes matières qu’aux clercs, et avec la même efficace ; un laïcisme para-clérical qui se fera parfois anticlérical, en réponse à ceci, que, par position, le clerc se fera plus ou moins antilaïque, mais les deux chevaux, malgré leur rivalité, traînant le même char. Depuis la mort de Massillon, la littérature catholique éminente est toute laïque, à une exception près, qui confirme singulièrement la règle : Lamennais (ajoutons, pour notre temps, l’abbé Bremond, ce fruit d’automne par qui l’Église de France a fini par avoir, ce qu’elle méritait bien, son Sainte-Beuve à elle). Les trois seules apologétiques qui aient eu, en même temps qu’une place dans la littérature, une action sur les âmes, sont de deux laïques et d’un « prêtre malgré lui » qui ne l’est pas resté : les Pensées, le Génie du Christianisme et l’Essai sur l’Indifférence. Aujourd’hui, dans notre Landerneau littéraire, si nous connaissons les convertis de l’abbé Altermann, et même ceux de l’abbé Mugnier, nous savons aussi ceux de Léon Bloy, et ceux de Claudel, et peut-être ceux de notre cher Poète Rustique. Dans cette Église spéculative et enseignante, le laïcisme coule à pleins bords.

Tout le sens et tout l’avenir de ce laïcisme étaient déjà dans la scène de Port-Royal : « Vous qui êtes jeune ! » Pascal est un jeune, Pascal est un laïque, et qu’est-ce que la Provinciale qu’il écrit à la suite du propos d’Arnauld ? Un article de journal, le premier de tous, le morceau instituteur du journalisme. Les trois questions intérieures qui ont préoccupé si fort la hiérarchie ecclésiastique au xixe siècle depuis l’Encyclique Mirari vos sont là : celle des jeunes, celle des laïques, celle du journal.

LE CHRISTIANISME ET LES JEUNES

Celle des jeunes : l’Église n’est pas seulement une hiérarchie, c’est une gérontocratie. L’éducation de la jeunesse, les œuvres de jeunesse figurent au premier rang de ses préoccupations et de ses occupations. Mais il s’agit alors de rendre la jeunesse docile, d’en extirper les poisons, comme le baptême a extirpé Satan, de la ployer à une tradition, de lui communiquer le plus possible de l’expérience des vieillards. Il est exclu qu’on la considère comme une force propre de renouvellement, comme le mouvement de cette humanité qui « ne vit pas d’une idée », et qu’à ce titre, on lui confère une fonction et on lui réserve un rôle. L’autorité du passé reste la matière rigide et résistante dont sont faits les cadres qui la commandent et l’utilisent. Cette pensée qu’il y a une vertu propre dans la durée, que chaque génération apporte son ferment et son message, et que tout n’est pas dit, elle a été condamnée par l’Église lorsque le modernisme a voulu l’appliquer aux dogmes. Un mouvement intellectuel jeune catholique ne trouve d’ordinaire la voie libre que s’il emploie son esprit inventeur à réhabiliter paradoxalement un passé qu’on croyait mort : voyez le néo-thomisme.

Le mouvement de l’Avenir a, pour la première fois je crois, posé devant la hiérarchie, dans toute son étendue, ce problème de la jeunesse, de sa vertu et de sa fonction sociales : de jeunes clercs, mêlés au monde laïque, pris dans la fermentation d’une grande époque, prétendirent alors accorder l’Église à cette époque, l’appeler à un rôle et à des devoirs nouveaux, représenter une génération qui sait et fait ce que les générations antérieures ne savaient ni ne faisaient. La hiérarchie condamna ces aspirations insolites, brisa Lamennais, mais Gracchus jeta vers le ciel la poignée de poussière d’où naquirent plusieurs Marius. Depuis la séparation surtout, il y a en France un problème du jeune clergé. Et le jeune clergé suit plus ou moins la ligne du mouvement de l’Avenir, ou la ligne du mouvement tout court. Le jeune clergé est le clergé de paroisse, né du peuple, qui vit dans le peuple, qui demeure souvent isolé et mal vu s’il se montre réactionnaire, s’il se met au service des « gros ». Dans ce jeune clergé, le mouvement populaire du Sillon avait été bien accueilli. Il me souvient qu’en pleine époque de Pie X, en 1911, voyageant dans un compartiment de séminaristes qui partaient en vacances (et qui appartenaient au diocèse de Julien Sorel), je fus surpris en voyant cette jeunesse, libérée de l’œil des supérieurs, tirer des poches l’organe du Sillon, comme les soldats de 1815 la cocarde tricolore cachée au fond des sacs. Au contraire, le mouvement réactionnaire de l’Action française, plutôt que dans le jeune clergé, avait trouvé de l’écho dans certains « gros » de la hiérarchie, tant française que romaine. C’était même d’autant plus remarquable que l’antisémitisme et la Libre Parole avaient fanatisé le petit clergé dans les derniers temps du régime concordataire : ni Léon Daudet, élève de Drumont, ni Maurras, avec ses appuis cardinalices, n’ont pu gagner dans la nouvelle génération cléricale la place que Drumont tenait pour l’ancienne. La séparation, en liant davantage les destinées de l’Église à l’assentiment du peuple, y a été pour quelque chose. Mais il faut y reconnaître aussi un élan spontané et imprévisible de jeunesse. Notons qu’un des principaux éléments de succès du jeune clergé, qui est aussi le petit clergé, consiste dans ses initiatives et son action en matière de patronages, où les curés ont su faire ce que les instituteurs ne faisaient pas. Il n’est pas sûr que les patronages et la fréquentation de leurs prêtres aient considérablement augmenté la foi des jeunes gens, mais il est certain qu’ils ont mêlé davantage les prêtres à la vie, en les rapprochant d’une jeunesse, dont l’âge est souvent très près du leur, et en engageant le jeune clerc dans des liens de camaraderie laïque. Par eux et par là a été surmonté en partie ce préjugé de défiance populaire, né, comme son produit direct, du cléricalisme militant qui va de 1815 à l’affaire Dreyfus.

Ce mouvement de démocratie interne modérée et d’adhésion à la démocratie externe, en lui-même, ne gêne pas beaucoup l’Église, dont l’organisation est si souple, qui n’est liée à aucun système particulier de gouvernement, et qui a, pour s’accommoder en France au régime démocratique, toutes sortes de raisons, dont l’une tient dans la définition célèbre : la démocratie est le nom qu’on donne au peuple quand on a besoin de lui. Et séparée de l’État, l’Église a moralement grand besoin du peuple ! Les trois derniers pontificats ont réagi, dans une certaine mesure, contre la gérontocratie traditionnelle, en faisant une place plus grande à la jeunesse libérale dans les hauts postes ecclésiastiques. Et le : « Il faut que l’Église marche avec son temps », tend à remplacer : « Il faut que le temps marche avec l’Église ».

LE CHRISTIANISME ET LES LAÏQUES

Mais le rôle grandissant des laïques, de l’esprit laïque, de l’invention laïque dans la vie intellectuelle et spirituelle de l’Église de France ont fait tout de même une situation délicate à la hiérarchie cléricale. À la fondation de l’Action catholique, c’est-à-dire d’un organisme contrôlé par les évêques, aux condamnations du Sillon et de l’Action française, on peut, entre autres causes, reconnaître celle-ci : la défiance et l’irritation de cette hiérarchie consacrée contre des mouvements d’idées que des laïques produisaient chez des catholiques, et qu’ils utilisaient à des fins de politique laïque. « Cette Église, déclarait Pie X dans l’Encyclique Vehementer, est par essence une société inégale, comprenant deux catégories de personnes : les pasteurs et le troupeau. La multitude n’a pas d’autre fonction que de se laisser conduire, et, troupeau docile, de suivre les pasteurs. » On sait que la crosse épiscopale dérive du long bâton des pâtres orientaux, avec l’extrémité recourbée par où ils attrapaient la patte du mouton à saisir. Ce document pontifical, par la vigueur avec laquelle il rétablit la discipline autour de l’évêque, semble vraiment lancé par le pasteur, d’une main sûre, pour happer au gigot l’ouaille indépendante.

Il faut cependant établir entre le Sillon et l’Action française une distinction. La condamnation du Sillon a été prononcée par Pie X sur une question de discipline, la discipline des cercles sillonnistes, que Rome jugeait trop indépendants des évêques, et qui durent se dissoudre. Mais la lecture du journal de Marc Sangnier ne fut pas interdite, et le Sillon ne fut pas l’objet d’une condamnation doctrinale. Au contraire, la condamnation de l’Action française est portée contre un doctrinaire laïque, d’ailleurs étranger aux croyances catholiques, et contre un système d’idées qui, ayant conquis de nombreux catholiques, a dû être examiné par Rome, dès l’époque de Pie X, sur l’ordre du pape, par des censeurs patentés. Il est remarquable que le même prélat, le cardinal Andrieu, fut chargé de solliciter, avec la certitude de la réponse, l’avis de Rome sur le cas du Sillon et sur celui de l’Action française. Et un observateur ironique, placé dans la coulisse derrière le vieux soldat de Rome, reconnaîtrait que les deux mouvements ennemis sont en réalité deux parties du même serpent (dont la tête mord d’ailleurs colériquement la queue), deux moitiés de ce reptile aujourd’hui centenaire qu’était le mouvement de l’Avenir, le mouvement laïco-journaliste de 1831. La condamnation du Sillon est un acte d’autorité du clerc contre l’intrusion des laïques. La condamnation de l’Action française est un acte d’autorité du clerc contre le journal, de la chaire à prêcher contre les inventions de Gutenberg, de Pascal, de Girardin, de Moïse Millaud et de Veuillot.

LE CHRISTIANISME ET LE JOURNAL

En condamnant Lamennais, Grégoire XVI avait dénoncé haec detestabilis atque exsecranda libertas artis librariae. Le pouvoir du journaliste sur l’opinion égale ou dépasse celui du prêtre. Cette action, cette concurrence terrible de la presse, à laquelle le clerc n’est pas adapté et à la rude matérialité de laquelle, comme l’ont montré les maladresses des Assomptionnistes, il ne pourrait s’adapter sans déchoir, telle est la situation nouvelle illustrée et rendue consciente, en 1832, par la condamnation non plus d’un homme et d’un in-folio, Jansénius et l’Augustinus, mais d’une équipe et d’une feuille volante, qui portent ce nom, gros de menaces ou de promesses, qu’elles ont réalisées : le mouvement de l’Avenir, — mouvement et avenir. Le Sillon, beaucoup plus fort par ses orateurs que par son journal, relevait encore de la chaire à prêcher. Au contraire, l’Action française est un mouvement de journalistes, nullement d’orateurs. Or, sans remonter plus haut que la troisième République, il faut reconnaître que l’Église a été conduite deux fois à une catastrophe par de grands journalistes. La première fois par Veuillot, le principal responsable : d’abord du grand refus de Chambord en 1873 ; ensuite de ce bellicisme contre l’Italie unifiée, qui fit passer auprès du pays pour un danger de guerre l’Assemblée conservatrice élue pour la paix ; enfin de ce recours quotidien au miracle, de ce mysticisme d’écrivain irresponsable et irréaliste qui transpose en facilité des choses la facilité de sa plume. La seconde fois par Drumont, qui créa et entretint l’affaire Dreyfus. Veuillot et Drumont, journalistes des presbytères, n’avaient réussi qu’à hâter, le premier le vote des lois laïques, le second la séparation de l’Église et de l’État. En frappant le journal et les journalistes qui succédaient à l’Univers et à la Libre Parole, Rome suivait la ligne et utilisait l’expérience d’une mémoire tenace.

Pour s’être laissé conduire par la Libre Parole dans l’affaire Dreyfus, le clergé français a paru devant le pays un bloc noir d’action antirépublicaine. L’Église n’entendait pas courir une troisième fois, dans un pays républicain, pareille aventure. Elle y coupa court avec rigueur, et même, chez certains prélats, avec brutalité, par des refus de sacrements et d’obsèques, comme au temps de la bulle Unigenitus, qui n’eurent rien de paternel, et où l’on sentit toute l’aigreur du conflit professionnel entre ces deux chefs rivaux de l’opinion : le clerc enseignant et le journaliste laïque.

Voilà pour éclairer le passé et l’avenir de ce catholicisme social, républicain, démocratique, qui répond à une part aujourd’hui vivante du spirituel français, qui a produit sur l’échiquier parlementaire un parti capable de jouer un rôle encore vague d’appoint, et qui, devant le pays, demeure d’assiette politique incertaine : les démocrates populaires.

Quoi qu’il en soit, la démocratie catholique justifie d’une manière singulière le Lamennais de 1830. En effet, le mouvement de l’Avenir posait trois conditions d’un catholicisme régénéré : la séparation de l’Église et de l’État, un pape libéral, un clergé du peuple et pour le peuple. Plus précisément une réforme dans l’État, une réforme dans le chef, une réforme dans les membres, — et les trois réformes de caractère démocratique et populaire. Qu’en est-il advenu ?

LA RÉUSSITE DE LA SÉPARATION

Séparation de l’Église et de l’État. En 1830, et pour de longues années, l’Église ne comportait pas l’atmosphère favorable à une séparation qui eût ôté à l’État un moyen de gouvernement, au souverain pontife une part de prestige politique, au clergé la qualité et les bénéfices d’allié des classes dirigeantes. Et pourtant Lamennais, comme tous les génies réformateurs de cette grande époque, voyait loin. La séparation de l’Église et de l’État, qu’il aurait voulu voir demandée par l’Église, souhaitée par le pape, fut commandée par l’État, contre l’Église, à titre de défense du temporel contre le spirituel, de moyen de combat dans une guerre religieuse. Malgré cette différence, les résultats de la séparation ont été pour l’Église à peu près ceux que Lamennais prévoyait. Elle l’a rapprochée du peuple, elle l’a obligée à plus de souplesse et d’adaptation, et surtout elle a mis fin pratiquement à ces deux mouvements corrélatifs, à cette systole et à cette diastole du malaise français : le cléricalisme et l’anticléricalisme. La séparation que réclamait l’Avenir, c’était la décompression naturelle après les quinze ans de cléricalisme militant qui avaient marqué la Restauration, et dont l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence avait d’ailleurs pris sa bonne part avant d’y reconnaître sa grande erreur. Le côté confessionnel de la politique du 16 mai rendit pareillement actuelle la séparation dans le programme du parti radical, où elle resta d’ailleurs inopérante, et simplement virtuelle, les lois laïques suffisant alors à la défensive anticléricale. Contre-épreuve : le clergé n’ayant point pris part à l’assaut boulangiste contre la République, la période qui s’étend du boulangisme à l’affaire Dreyfus est celle de l’apaisement et de l’esprit nouveau. Puis l’Église, prise dans le courant de l’affaire Dreyfus, entre dans des remous politiques qui rappellent parfois les courants de la Restauration et du 16 mai : alors la séparation est votée par les Chambres et acceptée par le pays, contre l’Église, dans l’atmosphère même où son idée était née, et chez des catholiques populaires après la Restauration, et chez des républicains radicaux après le 16 mai. Fata volentem ducunt, nolentem trahunt. Le même destin, la même fortune, le même avenir favorable, refusés en 1832 par l’Ecclesia volens, sont échus en 1907 à l’Ecclesia nolens. Comme les livres de la Sibylle, ces destins demeuraient les mêmes, sauf ceci, qu’entre l’offre et le consentement, deux batailles avaient été perdues.

Mais ces deux batailles perdues n’en ont que mieux lié l’avenir de l’Église à une acceptation ouverte et à une utilisation habile de la règle du jeu démocratique. Elle ne tient plus à perdre d’autres parties, et a dû reconnaître qu’elle perdait toutes les fois que ses couleurs servaient d’atout dans le jeu de la réaction.

Ce que Lamennais avait fort bien compris, c’était que la séparation de l’Église et l’État profiterait au Saint-Siège : l’ultramontanisme fait la liaison entre le Lamennais de l’Essai et le Lamennais de l’Avenir. Et en effet Rome a gagné ce qu’a perdu Paris. Le Concordat (les deux Concordats, celui de François Ier et celui de Napoléon) obligeait Rome à passer par Paris pour gouverner l’Église. La séparation oblige Paris à passer par Rome pour parler à l’Église. La séparation telle que la concevaient les radicaux était la séparation de l’État d’avec les membres et le chef de l’Église : donc la suppression de l’ambassade auprès du Vatican en formait une pièce essentielle. Or cette expérience a échoué. Les relations avec le Vatican ont dû être reprises, mais avec un Vatican qui, dans l’intervalle, et du fait de la République, avait gagné automatiquement, sans même l’avoir cherché, et en protestant contre la violence qui le lui imposait, le gouvernement absolu de l’Église de France. La République lui avait livré le dernier lambeau d’esprit gallican que laissait subsister le concile de 1870. Tout a succédé selon les convenances de Rome. Le rejet de la loi de séparation par le pape, contre l’avis des évêques et des notabilités catholiques, la mise à néant de son contenu substantiel par le veto romain, la docilité avec laquelle ont été exécutées les décisions piodécimales et antigallicanes sur la prononciation du latin d’église ou la première communion à sept ans, ont permis à Rome de mesurer son pouvoir sur l’Église de France. Aujourd’hui la France est presque le seul pays du monde où le Vatican ne rencontre pas de difficulté sérieuse, le seul où les assemblées des évêques aient pu être supprimées : l’indulgence de la monarchie romaine envers la démocratie d’État va de pair avec une singulière rigueur envers la démocratie ou simplement l’aristocratie d’Église.

UN LIBÉRALISME ROMAIN

Le mouvement de l’Avenir exigeait, pour réussir cette deuxième condition, un pape libéral. Ce fut le contraire qui advint, d’abord avec Grégoire XVI, ensuite et surtout avec Pie IX, qui, ayant tenté l’expérience personnelle du libéralisme, écrasa ensuite, par le Syllabus, presque toutes les têtes de l’hydre libérale. Je dis presque, car il en resta une, impossible à trancher, vu qu’elle fait corps avec le Saint-Siège, et qui a suffi depuis à régénérer les autres. Voici.

On peut concevoir trois formes du libéralisme non politique : 1o  le libéralisme à l’égard des idées, chacune étant acceptée comme une forme ou un moment de l’éternel esprit humain et pouvant contenir une âme de vérité : soit une tolérance active, dans laquelle est compris un libéralisme envers les religions ; 2o  le libéralisme à l’égard des personnes, de leur intelligence et de leur conduite, que vous ne condamnerez ou ne ridiculiserez pas dans la mesure où elles diffèrent des vôtres. Leibniz donne une formule du premier libéralisme quand il dit : « Je ne méprise presque rien ! » Pareillement on exprimerait le second par un : « Je ne méprise presque personne ! » Et ni l’un ni l’autre ne nous empêchent de tenir à nos idées et à nos amis. Or le premier, sur qui porte en plein l’anathème du Syllabus, demeure et demeurera toujours réprouvé par l’Église, qui croit à l’existence active, diabolique, de l’erreur et du mal, et qui, dogmatiquement, exclut, condamne, définit. Sur ce terrain, la question du libéralisme se pose à son maximum, et elle est résolue par Rome contre le libéralisme. Mais en ce qui concerne le second, la question du libéralisme est posée au minimum, puisque le libéralisme envers les personnes ne représente qu’une forme pâle, une ombre timide de la charité chrétienne, et que, le corps de la charité paraissant à la lumière de Dieu, l’ombre ne peut que suivre le corps.

Reste une troisième forme du libéralisme : c’est le libéralisme à l’égard des nations. Il ne se confond pas avec le premier, puisqu’une nation n’est pas seulement une idée, mais une réalité de chair et d’os, et qui, par la guerre, tombe rudement sur notre chair et sur nos os. Il ne se confond pas non plus avec le second, puisque le citoyen chrétien qui pratique la charité envers le blessé ou le prisonnier ennemi ne se sentira obligé par là à aucun libéralisme envers la nation ennemie, se croira, en temps de guerre, tenu à l’exterminer, en temps de paix à affaiblir l’ennemi éventuel. Le libéralisme envers le génie, les droits ou les intérêts des nations ne va guère sans un certain internationalisme des sentiments, des idées, ou une position de dépatrié que l’Église elle-même ne recommande pas. Bossuet, dans la Politique tirée de l’Écriture sainte, rappelle que Jésus a eu une pensée particulière pour son pays, et qu’il a pleuré en annonçant la ruine de Jérusalem comme en perdant son ami Lazare. Il ne pleure même que ces deux fois. De ces larmes-ci, Vigny a fait naître Éloa. On imagine le romantisme décoratif de la Fin de Satan suscitant, de celles-là, Jeanne d’Arc.

Or un libéralisme actif entre les nations, donc un internationalisme par position, le Saint-Siège n’y est pas seulement appelé, il y est contraint. Maurras a appelé le Vatican la seule Internationale qui tienne. Internationale qui tient, Internationale aussi à laquelle le Vatican est tenu.

Jusqu’à la fin du xixe siècle, ce libéralisme allant de soi, cette Internationale tenait toute seule. Le Syllabus ne s’en préoccupe nullement, et l’on eût fort étonné Pie IX en lui disant qu’il faisait là du libéralisme comme M. Jourdain faisait de la prose. Cette dernière tête de l’hydre ne se discernait pas. Le Saint-Siège savait ce que lui avaient coûté les papes politiques de la Renaissance, les Alexandre VI et les Jules II : la moitié du monde chrétien avec Luther, le sac de Rome avec Bourbon. Comme l’Église de France après l’affaire Dreyfus, ses fautes l’avaient instruit. Il est même remarquable qu’elles soient presque reconnues dans et par le Syllabus lui-même, où est anathématisé qui voit dans les abus romains la cause du schisme oriental, mais où aucune condamnation ne tombe sur l’historien qui explique de ce point de vue la Réformation. Depuis la Contre-Réforme, les papes ont pratiqué ce libéralisme international avec sagesse, mais en somme sans grand mérite, vu qu’ils n’avaient à traiter qu’avec les souverains, lesquels n’engageaient pas dans leurs guerres l’âme et les destinées de leurs peuples, que la politique monarchique impliquait une limitation des armements spontanée, et qu’en somme les nations n’existaient pas. La naissance des nations, et des nations armées, avec la Révolution française, a tout changé et tout compliqué. La formation d’une nation italienne rendit plus paradoxal et d’aspect plus difficile l’internationalisme constitutif de la papauté. Jusqu’au traité de Latran, la nation italienne fut même condamnée par le Vatican et dans son droit vital et dans son unité consentie. Une troisième étape entre tant d’obstacles, accumulés comme à plaisir par un malin génie, paraît encore quand, l’Italie passée nation, cette nation, avec le fascisme, passe nationalisme, puis super-nationalisme. Or non seulement l’Internationale qui tient a continué de tenir, mais la Cité du Vatican se trouve dans cette position, que le super-nationalisme, en la frappant, ne ferait qu’enfoncer et compléter l’Internationale vaticane, la faire mieux tenir encore. Tout acte de violence du pouvoir qui pèserait matériellement sur le pape, comme le coup de force de Napoléon, ferait du pape, automatiquement, le représentant d’une liberté, et solidariserait son internationale avec les autres internationales. Le statut du clergé, l’enceinte des églises et des séminaires, la vie catholique sont, au-delà des Alpes, les seuls points où le faisceau se desserre. Comme Lacordaire en robe de dominicain à l’Assemblée de 1848, le pape peut dire à l’Italie : « Je suis une liberté ». Et aujourd’hui la force du Saint-Siège réside en partie dans sa place indépendante au carrefour des peuples, dans le rôle modérateur auquel les circonstances le rendent plus apte que jamais, dans le barrage qu’il élève, et par position et par opposition, devant les nationalismes, et donc enfin dans un libéralisme international.

Non moins important qu’en Italie, quoique fort différent, est le rôle que tient aujourd’hui en France cette Internationale par position, qui y a permis, sous le pontificat de Pie XI, à l’Église un rétablissement inattendu. L’opposition de la droite et de la gauche, qui donne son axe à la vie politique française, comporte en effet, comme le vers d’un bon poète, non une césure fixe, mais une césure mobile. Expliquons cette métaphore. La finesse de l’oreille poétique consiste à discerner, dans un vers de Racine, de Chénier ou de Victor Hugo, la césure intérieure, organique, qui peut se trouver à n’importe quelle place, et la césure extérieure, mécanique, celle qui tombe obligatoirement après la sixième syllabe. Pareillement, il y a entre la droite et la gauche une césure extérieure, automatique, celle qui met à droite les intérêts, les noms à particule, les militaires, les curés, et à gauche la laïcité, l’esprit de la Révolution, le progrès, comme on dit, vers plus de lumière, de solidarité et de justice. Or il semble qu’aujourd’hui cette vieille césure soit devenue accessoire, mécanique, ronronnante, et que la vraie césure, l’intérieure, l’organique, soit celle qui sépare le national et l’international, l’intérêt français et l’intérêt humain, la préparation à une guerre possible ou la préparation d’une paix nécessaire. Dans ces conditions, l’Église, cette Internationale, sous un chef international, trouverait, si besoin était, bien des raisons de figurer à gauche de la césure.

D’appartenir à une Internationale par position, évidemment, pour un grand nombre de catholiques français, pour le haut clergé, l’aristocratie, la bourgeoisie, les familles militaires, c’est dur. L’affaire de l’Action française a mis en pleine lumière des cas de conscience tragiques. Il faut cependant reconnaître un caractère presque miraculeux au service qu’en ont reçu le libéralisme international du Saint-Siège et la politique de Pie XI. La condamnation du maurrassisme a été le coup de cloche à la césure, le trait de feu qui marque le temps d’un vers aux oreilles les plus prévenues. Elle a vivifié avec éclat le mot de Maurras lui-même sur la seule Internationale qui tienne. Elle a identifié aux yeux des Français la politique de Pie XI, sinon la politique éternelle de l’Église, avec un libéralisme international, et, trente ans après l’affaire Dreyfus, elle a, par un coup d’État spirituel, séparé du sabre le goupillon. Trente ans, soit l’espace d’une génération. Voilà une génération catholique qui a opéré un singulier redressement ou plutôt un remarquable gauchissement.

UN CLERGÉ POPULAIRE

C’est qu’entre temps, la troisième condition exigée par Lamennais, un clergé populaire, en accord avec des laïques populaires, s’était réalisée, et cela depuis un quart de siècle, par un mouvement venu du fond. À vrai dire, le clergé a toujours été, et depuis le Concordat de 1801 plus encore que sous l’ancien régime, et depuis la Séparation plus encore que sous le Concordat, une classe d’origine populaire. Il n’y a qu’une corporation dirigeante aussi intégralement populaire : c’est l’enseignante. Le clergé et l’enseignement se recrutent exactement au même étage des familles françaises, soit dans la paysannerie et la toute petite bourgeoisie. Dans les écoles normales les futurs instituteurs sont boursiers de droit, et les neuf dixièmes des professeurs du secondaire et du supérieur sont d’anciens boursiers. Sauf ce point, que les catholiques aisés font eux-mêmes les frais des bourses dans les séminaires, il en va ainsi pour l’Église. Au village, l’instituteur recrute pour l’école normale, demain pour l’école unique, le curé pour le séminaire. Numériquement les deux corporations se balanceraient presque : aux 175 000 membres de l’enseignement public, on opposerait environ 150 000 séculiers, réguliers, laïcisés, membres de l’enseignement privé plus ou moins contrôlés par l’Église. C’est une manière de Rouge et Noir 1930. Dans le schibboleth de la « laïcité » est comprise l’option pour le rouge. À des points de vue différents, Stendhal et Flaubert retrouveraient là, également, un grand sujet.

Dans un pays catholique, une place évacuée par le clergé est automatiquement occupée par l’instituteur et le professeur. Il faut admirer ce parallélisme et cette solidarité des deux corporations. Je dirais même, au risque d’être noté sévèrement par les laïcitoyens, qu’il serait beau et libéral d’en conserver l’équilibre. La révolution espagnole a mis des professeurs partout et elle ne pouvait faire autrement : ce sont les cadres naturels d’une jeune République. Or le professeur Miguel de Unamuno a prédit à l’Espagne une ère de professorisme, qui ressemblerait comme un frère au militarisme et au cléricalisme, et devrait être un jour combattu comme eux. Quoi qu’il en soit là-bas de l’opinion de l’éminent recteur de l’Université de Salamanque, nous avons toutes raisons d’espérer que le « professorisme » ne dépassera pas en France le coteau moyen où s’asseyait naguère l’auteur de la République des Professeurs, et qu’il ne trouvera jamais l’occasion d’exercer les monopoles tyranniques du cléricalisme au temps de la Congrégation. Comme l’autre, ce cléricalisme (qui sait si l’École Unique ne lui fournira pas un bouillon de culture ?) risquerait alors d’encourir les sarcasmes de notre libéralisme impénitent.

J’ai insisté ici sur le parallélisme des deux professions, parce qu’il était naturel qu’une évolution analogue à celle de la corporation enseignante s’accomplît dans le clergé. Jusqu’à la fin du xixe siècle, l’instituteur a été plus ou moins le délégué sinon d’une classe, tout au moins d’un organisme spirituel dirigeant. Le corps enseignant représentait un spirituel de gouvernement, qui eut ses évêques, son haut clergé (protestant !), les Buisson, les Steeg, les Pécaut. Les grands ministres de l’Instruction publique, opportunistes, Jules Ferry et Spuller, radicaux, Léon Bourgeois, ont fait de leurs discours et de leurs circulaires de véritables mandements, où ils tenaient le rôle de chefs du spirituel républicain. L’obligation, pour la République anticléricale, de se créer un spirituel qui lui fût propre fut d’ailleurs un des événements les plus importants et les plus remarquables de l’histoire contemporaine, un de ceux qui expliquent le mieux l’extension et le rôle de l’affaire Dreyfus.

Mais précisément l’Affaire, ici comme ailleurs, a marqué, presqu’autant que la grande guerre, une coupure profonde. En descendant sur la place pour la défense de la République, et pour ces Droits de l’Homme qui étaient à la base du spirituel qu’on le chargeait d’enseigner, le petit laïque, le fonctionnaire de l’Université, dut commencer par un combat contre son haut clergé, ses évêques. Les premiers universitaires dreyfusiens furent frappés. Le doyen de la Faculté des Lettres de Bordeaux, Paul Stapfer, qui appartenait à une famille protestante célèbre, ayant prononcé sur la tombe d’un révisionniste des paroles révisionnistes, fut suspendu de ses fonctions de doyen par le ministre. Et qui était ce ministre ? Léon Bourgeois. L’opportunisme des chefs fut toujours en retard d’un semestre sur le civisme de l’infanterie enseignante, du poilu spirituel. Les chefs en furent diminués. L’autorité passa à ceux qui avaient pris leur place : un Zola, un Jaurès. L’associationnisme universitaire, plus tard le syndicalisme universitaire, la liberté civique qu’acquirent pratiquement les fonctionnaires de l’enseignement, le mouvement des Universités populaires, une démocratie pratique du personnel doublant dans l’école la démocratie théorique de la doctrine, telles furent les conséquences de l’Affaire, le début d’une évolution qui n’est pas achevée, et qui inquiété aujourd’hui, légitimement, les gardiens stricts des droits de l’État.

Pendant ce temps, le clergé régulier et séculier subissait les rigueurs de lois nouvelles, l’exil et la famine, parce qu’il s’était solidarisé, par l’effet d’une vieille habitude, avec les anciennes classes dirigeantes et avec des cadres militaires dont le recrutement était resté en partie aristocratique. La loi de classe, le fait même de leur recrutement populaire, avait jeté les boursiers d’École et de Faculté (à bien des exceptions près, évidemment) du côté de la démocratie. Comment et pourquoi cette loi de classe, ce fait du recrutement populaire, n’avait-il pas joué pour les boursiers de séminaire ? D’où venait cette hostilité du peuple contre les fils du peuple, l’infanterie de l’Église ? Le roseau de l’Église allait-il se briser à son tour ? Portait-elle ce bandeau sur les yeux que ses sculpteurs donnaient jadis à la Synagogue ? De là le mouvement du Sillon et la démocratie chrétienne.

Et c’était le moment où, malgré l’appui que dans la circonstance leur prêta Pie X, l’autorité des évêques se trouvait bien diminuée, du fait de la Séparation. Les évêques français, de formation souvent aristocratique ou bourgeoise, et aujourd’hui à droite de leur clergé, durent employer dans leurs fonctions plus de résignation et moins d’autorité, lui laisser une marge plus grande de mouvement à gauche, soit de mouvement tout court. Le catholicisme actuel, en France, exclurait automatiquement le caractère, l’action et l’indépendance d’un Dupanloup.

« Il faut, disait un cardinal américain à M. Paul Bourget, que l’Église accepte franchement toute la science et toute la démocratie. » Laissons la science de côté. En France, aujourd’hui, il semble que, partie par conviction et partie par nécessité, l’Église ait accepté résolument la démocratie politique. Nous ne nous plaçons pas ici au point de vue des partis, mais des courants d’idées qui les portent. C’est pourquoi nous ne nous demanderons pas quel est l’avenir du parti démocrate populaire, qui d’ailleurs ne comprend pas seulement des catholiques. Disons simplement que ce qui assurerait le mieux l’avenir d’un parti populaire à base et à sympathie catholiques, ce serait sans doute un tribun laïque ou un journaliste puissant, et, s’il fallait choisir entre les deux, plutôt un tribun. Le Sillon a été créé par la foi et la parole d’un orateur pur, c’est-à-dire qui avait des limites assez strictes, le petit-fils de Lachaud. Un grand orateur cultivé, un nouveau Lamartine, un de Mun de gauche, un Montalembert, un Jaurès catholique, ferait pour un parti catholique populaire précisément ce que Jaurès a fait pour le parti socialiste. Si aux yeux de Jaurès la supériorité du socialisme était, selon le mot de Barrès, d’avoir un idéal, si ce ciel de l’idéal peut devenir, avec le tribun catholique de demain, ce qu’il est devenu avec Jaurès, soit un ciel politique, alors le christianisme social connaîtrait une belle carrière. Il a une jeunesse, elle attend un guide ; des cadres, ils sont prêts pour un tableau ; des hommes, il leur faudrait un homme.