Les Idées politiques de la France/Chapitre VI

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Librairie Stock (Delamain et Boutelleau) (p. 179-228).

VI

LE SOCIALISME

L’IDÉAL SOCIALISTE

Depuis un siècle, le socialisme est, de toutes les idéologies politiques, avec le traditionalisme, celle qui a le plus fourni à la littérature. Entre le traditionalisme et lui, il y a cependant cette différence, que les systèmes traditionalistes, appartenant à l’idéologie conservatrice ou restauratrice, ne contractent d’union matérielle, ne fondent de foyer, n’ont des enfants, qu’avec les classes aristocratiques et bourgeoises ; ils trouvent, depuis Bonald jusqu’à Maurras, leur milieu le plus favorable soit dans la grande propriété, soit dans le loisir, ou dans des lettres (ce qui ne les empêche pas d’attirer une frange, toujours un peu extérieure, d’éléments prolétariens). Au contraire, le socialisme apporte une idéologie à la démocratie profonde. Il constitue un ordre d’idées populaires, produites par l’avènement du peuple à la souveraineté, et par ses revendications. « Le bonheur, écrit Saint-Just, est une idée neuve en Europe ». Entendons un minimum de bonheur pour tous, la possibilité pour tous de connaître les biens propres à l’existence humaine. Une idée neuve, nourrie de la substance la plus commune de la nature humaine, maniée et retournée, depuis Saint-Simon et Fourier, par des esprits ardents, une idée propre à être exposée en termes droits et simples, comme un Islam, et qui trouve son climat favorable dans des sociétés de pensée entre égaux, clubs, cafés, syndicats, partis, quelle contrainte de police ou d’État lui fermerait la carrière où elle courra sa chance ?

On nous dira encore ici : « Vous opposez ou du moins distinguez, en politique, les idées et les intérêts. Pourquoi alors appelez-vous un intérêt de classe, ou même l’intérêt général, une idée ? Saint-Just, lui, emploie le mot idée cartésiennement, dans un sens très général : aussi bien sentiment, désir, volonté. Le socialisme est un parti d’intérêts, comme les autres, plus que d’autres, — plus par exemple que le radicalisme, qui, du fait qu’il met au premier plan la politique scolaire, professe un idéalisme, alors que le socialisme dit : Matérialisme d’abord. Qu’on opte pour l’intérêt de l’ouvrier contre l’intérêt du patron, pour l’intérêt prolétarien contre l’intérêt bourgeois, soit : où est l’idée ? »

Entendons-nous. En politique, il n’y a jamais de solution de continuité entre les idées et les intérêts, et les idées consistent à systématiser les intérêts, à les placer dans un ordre général humain, et même, si l’on veut, à les voir en Dieu. Telle était la fonction de Lamartine, délégué dans la Chambre à la fulguration des idées. Quand il prononçait des discours sur les intérêts sucriers, les journaux disaient que M. de Lamartine cultivait la betterave dans les nuages. Mon Dieu ! la nature nourrit la betterave avec l’eau des nuages.

Des intérêts très généraux comportent vraiment une mystique, débouchent dans la mystique comme un fleuve dans la mer ; nous nous faisons comprendre quand nous parlons d’une mystique agrarienne et bonaldienne, d’une mystique industrialiste et saint-simonienne, d’une mystique catholique ou jacobine (on ne parlera pas d’une mystique libérale, qui n’existe pas en politique, mais dont, en matière d’idéologie pure, Montaigne ou Gide nous donneraient peut-être l’idée). À plus forte raison, y a-t-il une mystique socialiste. C’est même à l’intérieur du socialisme, et à l’occasion du socialisme, et comme formule des problèmes socialistes de son temps, que Péguy a créé ce terme.

SOCIALISME ET RADICALISME

Il nous faut encore en revenir au mot de Barrès. Nous ne dirons pas précisément que le socialisme a un idéal, et que le radicalisme n’en a pas, puisque les radicaux nous ont objecté la séparation de l’Église et de l’État. Nous dirons que le socialisme est un idéal, restera toujours un idéal, tandis que le radicalisme, s’il en a un, et même plusieurs, n’en est pas un, que la séparation n’en est plus un, puisqu’elle est passée dans le fait, et que la réponse du radical d’aujourd’hui qui dirait à Barrès : « Pardon ! le radicalisme a un idéal, l’école unique ! » provoquerait sans doute, à tort ou à raison, la même hilarité que la réponse de Goblet. On n’eut pas dit davantage : « Le socialisme a un idéal : les assurances sociales, — ou la journée de huit heures », qui ont été réalisées comme la séparation. L’idéal socialiste n’est jamais épuisé par la réalisation d’un but particulier, alors que l’idéal radical a subi, du fait de la séparation, une crise qui dure encore : pas plus que l’idéal chrétien n’est épuisé par une réussite particulière, soit par la vie d’un saint. L’idéal socialiste puise même sa force dans le même principe que l’idéal chrétien. Le socialisme implique le même jugement de valeur sur la société présente que le christianisme sur le monde, à savoir qu’elle est mauvaise, et que les gains obtenus sur l’intérêt capitaliste et sur l’esprit bourgeois peuvent, en fait, atténuer le mal : ils ne constituent pas le bien en droit. Tandis que le radicalisme cherche à éliminer plus ou moins pacifiquement la religion, le socialisme aspire à la remplacer, et, si on ne détruit que ce qu’on remplace, il est le radicalisme intégral.

C’est comme succédané de la religion que le socialisme devient le lieu d’un idéal politique. Tandis que le radical descend de Voltaire, le socialiste descend de Rousseau, et le chien et le chat peuvent bien appartenir au même foyer, se faire pendant comme les chenets du feu de gauche, comme les petits bronzes de Voltaire et de Rousseau sur la cheminée, leur hostilité congénitale apparaît à de multiples occasions. Je crois que c’est d’un socialiste que vient la définition injurieuse du radical, lequel, comme le radis simple, serait rouge au dehors, blanc au dedans, et se placerait dans l’assiette au beurre. Mais jamais M. Herriot a-t-il mis plus de cran à une opération électorale que dans l’offensive foudroyante où il fit ce que Gambetta avait dit, soit traquer les révolutionnaires lyonnais en peau de lapin jusqu’au fond de leur repaire, et les enfumer : le cœur y était bien ! Je sais, au temps de Combes, des radicaux clairvoyants qui discernaient un néo-cléricalisme dans le socialisme, comme, dans la religion de Jean-Jacques, Voltaire retrouvait le principal de ce qu’il combattait. Et pourtant ce sont là, c’étaient déjà alors, dans le cartel, des disputes de ménage ! M. Robert se fait battre à coups de bulletins quand il prétend intervenir dans la querelle. Sganarelle et Martine ont beau se donner du bâton, et Sganarelle lorgner vers les seins de la belle nourrice : les époux se demeurent fidèles. Le ménage fait luire dans ses quatre yeux un seul rayon foudroyant quand des intrigants lui prennent ses enfants, et les portent narquoisement sur leurs bras.

Le ciment de ce ménage, le Code qui les a mariés, leur régime de communauté consistent en ceci, sur quoi nous avons déjà appelé l’attention au sujet du radicalisme : ces deux partis sont, dans la démocratie française, les seuls partis qui vivent démocratiquement, c’est-à-dire sous le régime égalitaire des comités et des chefs librement choisis. Ce sont deux hétairocraties, ou plutôt c’est la droite et la gauche d’une hétairocratie idéaliste de sociétés de pensée, qui fait bloc contre la réaction, et surtout contre ce qu’on entend par ce mot, mystérieux d’apparence, très clair en réalité : les Intérêts.

L’historien discernerait des origines assez différentes à chacune de ces deux hétairocraties. Les comités radicaux ont reproduit comme un pli relayé les sociétés des Jacobins, et ont trouvé des aides et des aînés dans la franc-maçonnerie. Les comités socialistes procéderaient plutôt des sociétés secrètes de la monarchie de Juillet, des unions corporatives et des coalitions d’ouvriers, des groupes d’études prolétariennes et de la première Internationale. Ce ne serait là d’ailleurs qu’une vue assez théorique, des croisements ayant depuis longtemps brouillé ces pistes. Un fait remarquable de ces dernières années est d’ailleurs l’entrée en masse du socialisme dans les loges, ou des loges dans le socialisme, lequel remplit de plus en plus la fonction de doctrine politique maçonnique tenue naguère par le radicalisme.

M. Robert hésiterait à prodiguer au Sganarelle radical des conseils de divorce, et à lui offrir sa fille en second mariage, sous le régime de la concentration réduite aux acquêts et déchue des principes, s’il se rendait mieux compte du détail de ce régime hétairocratique. Dans les deux grands partis de gauche, les chefs ne sont que les délégués et les hommes de confiance des militants. D’où la force de ces partis, et aussi une des forces de ces chefs. Que la conversion ou l’évasion tentent parfois les chefs socialistes, comme Millerand, Briand, Paul-Boncour, c’est naturel et peut-être utile, puisque le recrutement des équipes gouvernementales parmi les hommes de valeur se trouve par là facilité. Mais ceux-là seuls qui sans parti restent quelqu’un peuvent transgresser cette loi de gauche, et cette transgression leur sera toujours reprochée durement. Deux exceptions : celle que fit le parti socialiste, dirigé par Jaurès, en faveur de Millerand pendant l’affaire Dreyfus, et celle de Guesde, ministre sans portefeuille pendant la guerre, la première motivée par la défense de la République, la seconde par la défense de la nation. La loi de gauche met la direction politique d’un parti entre les mains de ses militants, sur le forum de ses congrès : voyez Angers. Les concentrationnistes se trompent d’adresse en essayant de persuader les chefs radicaux. Il faut qu’ils s’adressent aux militants, qu’ils s’efforcent de les convaincre, ou de les enchanter, ce qui d’ailleurs, en ce qui concerne les cadres radicaux, n’est pas impossible. Telle est la règle du jeu.

Et puis, autant que le galoubetier qu’on suit, importent les flancs-gardes. Le point névralgique des comités de gauche est à leur flanc. Dans l’hétairocratie de gauche un fait capital est ceci : que les comités socialistes qui sont à gauche des comités radicaux en aspireraient une fraction notable, si les radicaux s’alliaient aux modérés, exactement comme la participation des socialistes au pouvoir, souhaitée en haut par une partie des chefs, fut empêchée par la majorité des cadres, lesquels eussent vu une partie de leurs militants les quitter pour aller sinon aux cellules, tout au moins aux attitudes et aux votes communistes (demain aux pupistes). Dans le relief de notre géographie politique de gauche, le communisme, malgré sa faiblesse numérique et doctrinale, joue ainsi un rôle de niveau de base. Il faut aux chefs et aux congrès une prudence sans cesse éveillée pour que la situation du parti radical et du parti socialiste à une droite relative ne soit pas classée par le monde politique des militants comme une position de droite absolue, comme la droite tout court. En particulier le grand péril du radicalisme, c’est un état où, le communisme restant suffisamment cantonné, il n’y aurait plus de gauche politique et sociale que dans le socialisme : le socialisme occuperait alors, presque à lui seul, la marge idéale qui existe entre ce qui est et ce qui peut être, qui doit être. L’action est la réalité de l’homme, ses idées sont ses possibles. Le socialisme ne risquerait-il pas alors de s’emparer de la catégorie de l’idéal politique ? Mais en quoi consiste aujourd’hui cette catégorie de l’idéal pour un socialiste, et telle qu’un socialiste peut la penser et la nommer ?

LES MOUVEMENTS DE L’IDÉE SOCIALISTE

Il y a un quart de siècle, MM. Poincaré et Charles Benoist échangeaient à la tribune deux propos auxquels Maurras a fait un sort en les prenant pour épigraphe de sa Politique religieuse. M. Charles Benoist, qui était du centre droit, demandait quelle différence il y avait entre son centre à lui et celui de M. Poincaré, qui était du centre gauche, sous-entendant que pour lui il n’y en avait pas. D’une voix nette M. Poincaré répondit : « Il y a toute la question religieuse ! » La césure du vers que représentait cette époque dans le grand poème de l’histoire de France tombait en effet là. Supposons qu’entre le radical et le socialiste, entre l’infanterie et les chasseurs, un nouveau Benoist demande quelle est la différence, où est la césure. Alors la question religieuse en était une, très belle, accordée pour notre oreille à tout le rythme français, au temps où, selon la remarque de Barrès, c’était par leurs conceptions de l’univers que s’opposaient à la tribune un Jaurès et un de Mun, un Clemenceau et un Ribot. Où est la césure entre les idées radicales, qui sont devenues celles du gros de l’armée républicaine, celles qu’une Union nationale digérera peut-être demain sans malaise, et les idées socialistes ?

La propriété ! dira-t-on. Le socialisme poursuit la transformation de la propriété individuelle en propriété collective, le radicalisme est en France le parti de la petite propriété. Le socialisme est fondé sur une mystique anticapitaliste, le radicalisme réclame la démocratisation du capital. Le socialisme exige une révolution dans l’économie capitaliste, le radicalisme veut diriger dans l’intérêt des « petits » l’évolution de cette économie.

Tel était à peu près le courant principal de l’idée socialiste au temps de Jaurès. Notez que le socialisme s’appelait alors d’un mot qui a complètement disparu : le collectivisme. Le programme de Saint-Mandé était un programme collectiviste, le programme d’un collectivisme établi par étapes. L’orthodoxie marxiste régnait : le passage de la propriété capitaliste à la propriété collective apparaissait aux doctrinaires du socialisme comme un progrès historique aussi nécessaire, aussi justement régulateur de leur activité présente et future que l’avènement politique de la classe moyenne pouvait l’être pour les doctrinaires tout court au temps de Guizot. D’ailleurs, la grosse influence dans le parti appartenait à un doctrinaire pur du marxisme pur, Jules Guesde. Tout but autre que la lutte de classe pour l’expropriation du capitalisme était excommunié par Guesde, rejeté dans les ténèbres extérieures du réformisme, stigmatisé par le mot de la langue française le plus familier au vocabulaire guesdiste, celui de déviation, qu’un seul homme a employé et brandi, pour la police de son parti, autant que Guesde : Maurras.

La socialisation des moyens de production était une doctrine claire pour l’ouvrier. Dans le pays même de Jaurès, la mine aux mineurs, la verrerie aux verriers, l’appuyaient d’une réalité et d’une publicité. Les coopératives de consommation, souvent florissantes, et qui ont fourni d’admirables cadres de militants, habituaient le monde des travailleurs à trouver naturelles et souhaitables des coopératives de production, des coopératives bancaires, lui faisaient toucher du doigt la supériorité au moins morale d’une économie de coopération sur une économie de profit. Le collectivisme de la mystique socialiste formait le couronnement à la fois économique et logique de cette mystique de la solidarité qui coulait à pleins bords dans l’éloquence républicaine. Doctrine ouvrière, ayant pour évangile le livre écrit en Angleterre par Marx sous l’influence d’un pays, d’une époque, d’une politique industrialisés, le socialisme pouvait voir dans la transformation de la propriété sa vérité et sa voie, — son mythe propre. Trois raisons ont concouru à déclasser ce mythe.

C’est d’abord, chez les théoriciens socialistes, (aussi bien chez ceux qui ne faisaient que réfléchir que chez ceux qui écrivaient) la décomposition ou la transformation du marxisme, — le titre du livre si important d’Henri de Man, Au-delà du Marxisme, est caractéristique. Il ne diminue pas la grandeur de Marx. Au contraire ! Il le rend au courant de la vie. Jaurès, qui l’eût admiré, eût retrouvé avec ce titre l’atmosphère de sa jeunesse philosophique et normalienne : il s’agit, en effet, pour la pensée socialiste de dépasser Marx au sens exact où il s’agissait pour un philosophe, formé par Lachelier ou Boutroux, de dépasser Kant. Le marxisme orthodoxe s’est démodé, les formules courantes issues du Capital se sont démonétisées.

En second lieu, les progrès électoraux du socialisme l’ont fait sortir largement des cercles ouvriers et du monde des théoriciens. Il s’est répandu dans le monde des bourgeois, des fonctionnaires, surtout des paysans. En même temps qu’il dépassait une doctrine élaborée sous l’influence trop exclusive de la révolution industrielle, il prenait contact avec des intérêts anciens, des façons de penser, de vivre, d’acquérir et de produire bien antérieures à la naissance de la grande industrie, il entrait en symbiose avec la tradition démocratique, et cette greffe réussissait, procurait des réformes pratiques au bout de ces trois branches : droit de coalition et de syndicat, — lois ouvrières — relèvement du niveau de la vie. Jaurès ne s’embarrassait guère de la question paysanne. La propriété terrienne, disait-il, suivra le sort de l’autre, les paysans n’y perdront pas, au contraire, et le collectivisme fera leur bonheur comme il fera celui de l’ouvrier. D’autre part, Guesde, plus marxiste, disait plus crûment qu’il fallait violer la classe rurale pour la féconder. Mais on dut bientôt parler au paysan un autre langage, un langage à lui. Il fallut assouplir la doctrine en matière de propriété, rendre le socialisme non seulement compatible avec la petite propriété, mais le présenter comme sa sauvegarde, et radicaliser ici le socialisme, c’est-à-dire le faire moins radical. À mesure que le socialisme devenait une doctrine de propriétaires, les propriétaires de la doctrine le tempéraient et l’assouplissaient. Une légende prétend que le député socialiste Thivrier avait réclamé dans son programme électoral la suppression de l’héritage au-dessus de trente mille francs, et que quatre ans après il ne la réclamait plus qu’au-dessus de quarante mille francs, parce que, dans l’intervalle, il avait hérité de trente-huit mille. Sans doute est-ce là un mythe pour paysans bretons ou pour abonnés du Gaulois. Il n’en illustre pas moins la situation délicate de la doctrine socialiste, lorsqu’elle veut distinguer entre la petite et la moyenne propriété, entre la propriété paysanne et la propriété commerciale et industrielle, conserver l’une et condamner l’autre. Elle tombe alors dans le problème inextricable du continu. Et dans ce cas, mieux vaut laisser dormir la question, parler d’autre chose, prendre d’autres plates-formes, remuer d’autres idées et d’autres passions.

Enfin — et peut-être surtout — le socialisme marxiste a été plus ou moins réduit, contrôlé par le syndicalisme. Le conflit de tendances entre l’action politique et l’action syndicale a été très vif pendant la première décade du xxe siècle. Mais derrière l’action syndicale il y a un esprit syndicaliste ancien, tenace, bien antérieur aux syndicats proprement dits, de plain-pied avec les militants locaux, plus proudhonien que marxiste, et qui, indépendant des importations étrangères, de la presse officielle du Parti, a maintenu une tradition ouvrière historique. Contrepoids d’autant plus nécessaire que la France est le seul pays où (sauf Allemane) les chefs socialistes parlementaires ne se soient recrutés que parmi les professeurs, les hommes de lettres et les avocats.

L’idéologie évolutionniste du marxisme implique pour la classe ouvrière un droit, que justifie selon Marx l’établissement et l’évolution du régime capitaliste lui-même : le droit de cueillir le fruit mûri par la concentration des entreprises. Or ce mythe a été démenti par l’expérience : la société marxiste ou demi-marxiste des Soviets n’est pas née de cette évolution, que Marx prévoyait d’après une expérience anglaise et occidentale. La révolution russe est bien plutôt un blanquisme qui a réussi. Si le marxisme reste l’ancêtre considérable de la pensée socialiste, il est aussi une pensée ou une doctrine d’ancêtre, aujourd’hui vieillie, et le rappel aux doctrines du marxisme, le Manifeste communiste cité à la manière d’une Bible, cela n’existe plus guère qu’à Moscou. Comme l’a montre de Man, le syndicalisme a substitué peu à peu au marxisme idéologique un réalisme ouvrier, soit la vie et la psychologie du travailleur, senties de l’intérieur, professionnellement. De Man lui-même donne une admirable formule syndicaliste quand il écrit : « La tâche de toute éducation socialiste m’apparaît comme la transformation d’idéaux socialistes en mobiles socialistes », ou, selon la formule du représentant du Jeune Socialisme allemand, d’un but paradisiaque en un but héroïque. L’opposition des classes subsiste. Mais il s’agit d’un conflit moral entre deux genres de vie plutôt que d’une lutte sociale entre deux classes ennemies : conflit moral du salarié gouverné par la loi du travail et du capitaliste gouverné par la loi du profit. Entre l’ouvrier asservi qu’a connu Marx et l’ouvrier, syndiqué ou non, d’aujourd’hui, la différence de statut est trop grande pour ne pas impliquer une forme différente de l’idée socialiste. Le syndicalisme a contribué à l’éducation de l’ouvrier bien plus que ne l’ont fait les intellectuels bourgeois qui le représentent au Parlement. L’esprit des congrès et du parti socialiste a été pénétré par celui du syndicalisme. Un socialisme souple a pris la place du socialisme doctrinaire encore florissant et admire au début du siècle.

Et pourtant le socialisme reste ou doit rester un parti d’idées. Il ne faudrait pas croire que son évolution syndicaliste l’ait penché exclusivement sur les questions des salaires, de l’apprentissage, de la journée de travail et des assurances sociales. On n’est pas socialiste comme on est libéral, modéré, républicain de gauche ou même radical-socialiste. On n’est pas socialiste parce qu’on est d’un parti. On est socialiste parce qu’on est du Parti : il n’y a que dans le socialisme qu’on dise le Parti. On est socialiste comme on est félibre, parce qu’on croit à la Cause, — la Causo. Et précisément le Midi a donné au socialisme une manière de Mistral normalien et oratoire, un animateur dont l’action l’échauffe encore et dont la mémoire l’éclaire : Jaurès.

LE PROBLÈME DE JAURÈS

Jaurès a créé en partie et entretenu allègrement la flamme de l’idéalisme socialiste. Évidemment il n’a pas été le seul. Et on le lui a fait sentir. Il a eu en les allemanistes parisiens ses Jasmins, les militants de la première heure, qui n’entendaient pas se laisser éclipser par la onzième, en Guesde son Gelu. Il avait même un Marieton (qui tourna plus mal que le chancelier du Félibrige) : Gérault-Richard. Il connut en Péguy un Garcin. Et Mistral, à travers sa finesse d’humaniste rural, de même que Jaurès à travers son puissant acquis de rhéteur romain, ce ne sont pas seulement des Latins qui conquièrent la Gaule, comme Numa Roumestan, c’est le Midi albigeois qui remonte, qui remonte au triple sens, des profondeurs, où la conquête l’a refoulé, vers la lumière du soleil — de l’inconscient vers le conscient — et du Sud au Nord. Le prolétariat a été pour Jaurès ce que le peuple du Midi était pour Mistral : le sacrifié, le vaincu, le droit de revanche et à victoire. La guerre qu’il soutint fut une guerre idéaliste, Idée contre Idée, croisade pour la Cause.

Jaurès et sa pensée étaient bien plus de formation savante que de formation populaire. Proudhon eût combattu le doublet savant. Sous le malentendu entre l’action syndicaliste et l’action parlementaire, courut plus ou moins une mésentente entre la formation ouvrière et la formation bourgeoise, entre la république des travailleurs et la république des professeurs. Mais Jaurès a apporté au socialisme un courant d’aération, un sens des idées, il y a éveillé et entretenu le besoin d’une culture politique. Surtout, comme Mistral eût désiré le faire pour le Félibrige, il l’a voulu, depuis la bataille de l’affaire Dreyfus, présent partout. Il y a un esprit de Jaurès, l’esprit qui exige que tous les problèmes politiques, intérieurs et extérieurs, comportent une attitude socialiste, une solution socialiste, ou plutôt, pour employer l’expression de la rhétorique grecque, qui convient mieux ici, le discours socialiste opposé au discours bourgeois.

Jaurès n’a pas seulement occupé le cœur du parti socialiste, il a compris le cœur du public socialiste. Il a donné à l’extrême gauche, par sa personne, un mythe vivant. Il a été, sous le triple point de vue de l’instituteur (celui qui institue), de l’orateur et du parlementaire, le successeur de Lamartine et de Gambetta. Avec ceci en plus qu’il est mort pour la Cause, qu’il a été assassiné ou plutôt qu’Ils l’ont assassiné. Henri IV relaie ici Lamartine. Jaurès a légué aux peuples un mythe qui peut entrer aussi dans les allégories d’une Énéide ou plutôt d’une Henriade : la guerre, pour ouvrir ses charniers, doit tuer d’abord le tribun socialiste.

Or, tout se passe comme si ce mythe (j’entends par là une vérité poétique et plastique) mettait aujourd’hui son signe indicateur au plus haut ou au centre de l’idéologie socialiste. Autrefois, à la question : « Qu’est-ce que le socialisme ? » on pouvait répondre : « Le bonheur humain pour principe, la conquête des pouvoirs publics pour moyen, la socialisation des moyens de production pour but ». Aujourd’hui on dirait : « Le socialisme, c’est la recherche de la paix ». Le chef actuel du parti socialiste, M. Léon Blum, n’a encore publié qu’un livre de doctrine socialiste : les Problèmes de la Paix. Ce sont en effet les problèmes qui pour les socialistes priment actuellement les autres. On est socialiste aujourd’hui dans la mesure où l’on met ce problème avant tous les autres, avec toutes ses conditions et toutes ses conséquences.

Est-il donc un parti, y a-t-il donc un groupe de Français organisés qui ne veuillent pas la paix ? Certainement non. Mais nous en sommes à peu près au même point que signalait Anatole France lorsqu’il comparait les idées de Ribot, alors premier ministre, et celles de Jaurès. « Nous ne faisons pas à M. Ribot l’injure de douter qu’il ne désire la paix aussi sincèrement que Jaurès. Mais il y a cette différence que Jaurès veut la paix modestement, tandis que M. Ribot la veut superbement. » Les radicaux veulent la paix sincèrement et véhémentement, mais non sans quelque survivance de ce goût du superbe. On a reproché à Louis XIV les guerres de magnificence : il y a la paix de magnificence, cette paix de prestige, à laquelle, de par sa formation socialiste, il a été plus facile à Briand de renoncer. Les malveillants pourraient attaquer avec vraisemblance une théorie « de la paix mais… » qui ferait pendant à la théorie Ranc-Maurras de « la France mais… » « La paix à l’appel et sous l’égide de la France. » « La paix dans la force, l’honneur et la dignité. » Ce que je mets entre ces derniers guillemets n’est pas de moi : c’est la paix que voulait M. Poincaré dans le texte de son toast de Cronstadt le 23 juillet 1914. Et pour réaliser que le radical n’est que l’interprète du Français moyen, on notera d’abord que Poincaré ne fut jamais radical, mais centre-gauche, puis que le ministre des affaires étrangères qui contresigna le toast dont le Président reste constitutionnellement irresponsable et qui excita l’enthousiasme des panslavistes était un socialiste, Viviani. Le radicalisme jacobin, qui ne va jamais sans patriotisme, tient les trois biens poincaréens, pour plus précieux que la paix. Peut-être faudrait-il faire une exception pour la frange gauche du parti radical, et à coup sûr il faut la faire pour son seul théoricien original, Alain, qui s’est expliqué à ce propos sans équivoque. Mais, par là, le radical Alain subit plus ou moins l’appel d’air socialiste.

Le socialisme tient seul la paix pour une fin en soi. Pacifisme, ce mot traité pendant la guerre comme un crime, tenu jusqu’au 11 mai 1924 pour une injure, se dit aujourd’hui sans soulever de passions. Et si à peu près tous les Français sont pacifiques, le socialisme seul est à peu près pacifiste. C’est à dessein que je n’épargne pas ici les à peu près renaniens. À droite, ce n’est évidemment pas être pacifiste que de réclamer la réoccupation de Mayence. Mais, outre que le pacifisme socialiste bat froid à la concorde entre les citoyens, et qu’il tournerait volontiers, pour employer un mot créé par Faguet, à un bellicisme intérieur, est-ce que, dans les Problèmes de la Paix, M. Léon Blum ne réclame pas la mise en quarantaine ou en « fourrière » de toutes les dictatures ? M. Léon Blum porte de l’autre côté des Alpes le regard que nos princes lorrains et leur suite jettent de l’autre côté du Rhin (mais la dictature n’a-t-elle pas autant de chances que le parlementarisme de revenir à sa première direction socialiste). De sorte qu’on peut se demander si les disponibilités bellicistes qui demeurent en circulation, et qui visent, dans notre système officiel, les ennemis présumés de la France, ne seraient pas simplement, dans le système socialiste, reportées sur les ennemis intérieurs et extérieurs du socialisme, ou ceux qu’il croit l’être. Relisons la Révolte des Anges et redisons-en le dernier mot : « C’est dans le cœur de chacun de nous que nous devons détruire Ialdabaoth. » Il ne nous paraît pas que dans le cœur de M. Léon Blum Ialdabaoth soit détruit.

Il en est un peu ici, de nos socialistes et de l’Italie, comme il en était, avant la guerre, des socialistes allemands et de la Russie. Dans un article récent, Boris Souvarine faisait remarquer que le socialisme n’a pas toujours été une doctrine pacifiste, qu’il y a eu un socialisme belliciste, que pour Marx, la guerre est bonne si elle sert les intérêts du prolétariat, et qu’il a particulièrement regardé comme souhaitable une guerre contre la Russie. C’est en partie dans son fonds marxiste que la démocratie socialiste allemande a pris l’élan qui l’a fait entrer, d’un cœur moins lourd qu’on ne l’eût cru, dans la guerre russe. Et ici l’on peut à volonté incriminer les illusions de Jaurès qui l’ont laissé croire jusqu’au bout à l’antibellicisme des socialistes allemands, ou louer la clairvoyance qui, dans la série des discours de la Paix Menacée lui a fait dénoncer inlassablement pendant dix ans dans les tractations et les combinaisons de l’alliance russe, et dans les tortueuses ténèbres du delcassisme le spectre de la guerre future. Un familier du Conciones écrirait indifféremment les deux discours, et un analyste critique verrait dans l’un et l’autre des coupes sur un complexe. L’antitsarisme était un sentiment naturel et nécessaire chez un socialiste de n’importe quelle nation : malheureusement ce sentiment faisait suite chez des socialistes allemands a un esprit national, à la vieille lutte des Germains et des Slaves, ce qui n’était plus le cas pour les socialistes français, ou ce qui du moins ne l’était pas dans un sens accepté par l’opinion commune.

La vérité est que, d’abord pour un parti politique responsable et organisé, ensuite pour un homme de la culture de Jaurès, l’internationalisme intégral reste toujours inopérant et verbal. Comme les révolutionnaires de 1793, les socialistes ont une politique, commandée par des sympathies, des préférences, des courants. La nature et les goûts de Jaurès le portaient certainement vers l’Allemagne, faisaient d’une entente franco-allemande la clef de voûte de sa politique. Entente, un jour, espérait-il, entre deux démocraties plus ou moins socialistes. Mais en attendant cette pierre d’entente, il consentait à une pierre d’attente, qu’il appelait collaboration pacifique avec l’Allemagne telle qu’elle était, l’Allemagne de Bismarck et de Guillaume II, soit, mais aussi du suffrage universel, lequel, malgré les limites étroites où il était cantonné, réservait et ménageait l’avenir. Jaurès était naturellement et culturellement germanophile, à la manière dont un Guizot et un Tocqueville étaient anglophiles. Dans l’un et dans l’autre cas, la bonne conscience vient d’un accord entre des préférences déposées par une culture, d’une part, une idée des conditions de la paix européenne, d’autre part. Pour Jaurès, une entente franco-allemande ne faisait pas seulement sa partie dans le chœur des ententes européennes, ouvrières de la paix. Elle jouait dans le système de la paix un rôle privilégié. Elle mettait fin au plus dur procès de races de l’Europe. Surtout elle instituait au cœur de la civilisation un dualisme bienfaisant et fécond, une harmonie vivante. Quant à la question d’Alsace-Lorraine, eh bien ! mon Dieu ! ce Méridional passait le charbon sur elle, comme les républicains, soldats de l’alliance russe, avaient passé le charbon sur la Pologne. Qu’on se reporte au dialogue de Barrès et de Jaurès dans l’Enquête aux Pays du Levant ! On se rendra compte de l’opposition sans remède et de l’hostilité congénitale de l’Albigeois socialiste et du Lorrain nationaliste. On se rendra compte également de la situation sans issue, même oratoire, où se trouvait Jaurès le 30 juillet 1914. La mobilisation russe confirmait toutes ses prévisions et toutes ses dénonciations depuis dix ans. Mais la mobilisation allemande, du fait qu’elle fut connue la première, et passa pour la première, parut confirmer toutes les prévisions de ses adversaires. Il y avait là un complexe de forces dépassant tout système fermé : Jaurès disparut dans leurs remous.

Or l’entente franco-allemande, cheville ouvrière de la paix, système de la paix comme l’alliance autrichienne était au xviiie siècle le « système » de l’équilibre, cela reste un centre et un dogme pour la politique socialiste. La tradition de Jaurès subsiste. Il est même remarquable que son siège primatial soit toujours placé en Languedoc. Narbonne a remplacé Albi ; un albigisme normalien l’emporterait-il sur le lotharingisme des Princes ? En un point la situation est plus favorable qu’au temps de Jaurès : la question d’Alsace-Lorraine est résolue, et de l’autre côté, aucune question de Rhénanie n’en a pris la place. Cependant l’obstacle de l’Est ressemble fort à l’obstacle du temps de Jaurès. L’alliance polonaise a remplacé l’alliance russe : il s’agit toujours de cette lutte de races entre Germains et Slaves, où les fatalités historiques nous engagent.

Si la tradition jaurésienne comporte des sympathies et des affinités allemandes, n’oublions pas que c’est d’elle que le socialisme tient la doctrine qui est aujourd’hui au centre de son prestige et de son action : un pacifisme doctrinal, la primauté du problème de la paix entre les problèmes socialistes. Aux réflexions de Souvarine sur le bellicisme des premiers marxistes allemands, il faudrait joindre cette remarque que, jusqu’à l’Affaire Dreyfus, il y a eu un socialisme patriote français, et que, même dans le Parti Ouvrier, certain internationalisme était mal porté. Il serait assez ridicule de tenir Rochefort, simple figariste d’extrême-gauche, pour un socialiste. Mais enfin il représentait pour Paris la tradition de la Commune, l’Intransigeant était le journal lu par la grande majorité des socialistes parisiens et un socialiste n’était élu à Paris que s’il était patronné par l’Intransigeant. Quand Barrès se présenta à Neuilly comme socialiste, il n’abdiqua rien de son lotharingisme. Tout ce monde-là fut rejeté à droite par l’affaire Dreyfus. Avant de revêtir la robe du pacifisme intégral, le socialisme dut prendre un bon bain d’antimilitarisme. Par l’infatigable prédication de Jaurès, le socialisme devint une doctrine pacifiste et son tribun le Forgeron de la Paix, dont il forge le fer dans l’Humanité.

Vandervelde, dans un article de la Dépêche, se demandait pourquoi le socialisme est passé ainsi à un pacifisme qui n’était pas donné dans son élan primitif, et qui est de date récente. Selon lui, la cause en est dans la figure nouvelle qu’a prise la guerre, dans ses puissances de destruction, qui font qu’il n’y a presque que le nom de commun entre les batailles humaines de naguère et les cataclysmes chimiques d’aujourd’hui. Peut-être. Mais alors la même raison devrait inspirer à tous les partis le même pacifisme, et s’il n’en est pas ainsi on croira difficilement que la responsabilité en incombe entièrement à la presse des munitionnaires. Il ne semble pas que la peur brute des catastrophes suffise à diminuer très sensiblement le potentiel moral de guerre. L’évolution pacifiste du socialisme français (car il y a, malgré l’Internationale, autant de socialismes que de pays) doit être tenue pour un phénomène autonome, qui remonte à une trentaine d’années, et dont Jaurès a été le principal auteur.

LE SOCIALISME ET LE PROBLÈME DE LA PAIX

Dès lors le socialisme demeure le parti, et la doctrine socialiste demeure la doctrine, du pacifisme constructif, ouvert et résolu. Il réalise, comme parti, la paix, de même que le radicalisme réalise l’école. Et l’idée socialiste s’oppose ici, de trois manières, à l’idée radicale.

1o  Le radical fidèle à sa fonction d’infanterie, patriote et pacifique, veut la paix dans la sécurité, la dignité et le respect des contrats. La France radicale sera pacifique, mais forte, — forte, mais pacifique. M. Herriot disait, dans un discours dominical, que l’originalité du parti radical consistait à être en même temps pour la patrie et pour la Société des Nations, pour une France bien défendue et pour une France pacifique. C’est bien, et c’est exact, sauf un mot, qui fait ici un effet un peu singulier : celui d’originalité. Une caresse sur les cornes de la vaillante chèvre de M. Seguin, balancée par un : « Est-il beau, notre chou ! » témoigne de la connaissance de l’électeur, de l’aptitude a travailler pour un parti de gouvernement, d’une prudence louable chez un personnage consulaire et dans une manifestation oratoire, plutôt que de l’originalité de pensée inventive d’un parti. Il va de soi que le parti socialiste, surtout du fait qu’il est éloigné jusqu’ici des responsabilités du pouvoir, gardera dans la pensée plus d’indépendance, de jeu, et d’invention. Son pacifisme intégral, trouvera audience dans le monde des idées, constituera à son bénéfice cette gauche des idées qui est toujours à la gauche de la gauche de gouvernement. Le radical, lui, doit penser et parler à la manière d’un homme qui sera demain installé ou qui est installé aujourd’hui devant le bureau de Vergennes, sous l’œil des traditions, des fonctionnaires qui en ont le dépôt, avec des dossiers à plaider qui remontent aux traités de Westphalie ou de Cateau-Cambrésis.

2o  Le mot de paix a deux sens opposés en Europe, dès qu’on passe de l’idéal aux moyens. Pour les uns il signifie maintien des traités, pour les autres révision des traités. Il y a la défense de la paix et il y a les exigences de la paix. Il y a la paix défenderesse et il y a la paix demanderesse. La vraie césure de l’Europe, la voilà, et, comme deux failles tectoniques que l’érosion finit par rejoindre, la petite césure parlementaire française est appelée à coïncider avec la grande césure européenne. En matière de position défenderesse, l’atmosphère de Genève confirme de plus en plus ce mot d’un connaisseur, M. Bainville : « Il ne fait pas bon être M. Veto ! » Or le socialisme seul a opté en France contre M. Veto, c’est-à-dire pour la réadaptation des traités, pour l’institution d’une paix par la paix, d’une vie internationale par l’esprit des Internationales, d’une renonciation à cette souveraineté nationale qui commande le Veto. Le socialisme bénéficie, par position, de sa force habituelle, spontanée, anticonservatrice et révolutionnaire, contre l’éternel ennemi, si justement discerné et nommé par M. Bainville. À Jules Lemaître, qui le raillait, Sarcey répondait un jour : « Allez, toujours ! Quand je ne serai plus là, ce sera vous la vieille bête. » J’imagine, sur le quai Wilson, un vieil ambassadeur de François-Joseph, élève de M. de Metternich, admirant en M. Paul-Boncour le physique des grands conventionnels, et qui lui dit : « Avouez que c’est bien au tour de la République Française d’être madame Veto ! » Tellement son tour que même un ministre socialiste se dépouillera de ce rôle plus difficilement qu’il ne le croyait.

3o  Et surtout il y a ceci. Le parti socialiste n’est pas seulement le Parti. Un autre titre lui vaut autant de lustre que cette majuscule et cet absolu : il est la section française de l’Internationale ouvrière. Évidemment on peut voir en Europe et en Amérique une Internationale capitaliste. On ferait même le tableau d’une Internationale libérale. Le parti radical, héritier des jacobins, ne va pas sans liaison avec une internationale maçonnique. Mais, officiellement, techniquement, il n’y a que trois types d’internationale : le type religieux, soit l’Église catholique, la plus forte organisation spirituelle du globe, à laquelle répond, dans une certaine mesure, une Internationale protestante, — ensuite le type ouvrier, soit l’Internationale d’Amsterdam, soit celle dont les partis socialistes nationaux sont théoriquement des sections, — enfin le type révolutionnaire, soit l’Internationale de Moscou. Il n’y a pas d’internationale de Genève, où la tradition, maintenue avec vigilance par l’organe permanent, le Secrétariat, tient la main à ce que la Société garde le caractère d’une coopération entre nations souveraines, ne prenne pas plus figure d’internationale que de Super-État. Il s’ensuit qu’en France la vocation authentique et historique à la vie internationale, à l’esprit international, n’existent que de deux côtés : d’abord chez les catholiques, où elle rencontre le barrage du traditionalisme national et du Gesta Dei per Francos, et où elle ne trouve la voie libre que dans son chef, souverain œcuménique, et dans ceux de ses membres qui ont accepté la démocratie politique. Puis dans le parti socialiste : et là seulement une Internationale entrera dans une voie à peu près libre (il y aura toujours des réserves comme celles que nous avons signalées plus haut), une Internationale constituera la formule et l’être d’un parti. Je laisse de côté l’Internationale communiste, qui a comme l’Internationale catholique une Cité du Vatican, mais une Cité du Vatican étendue à près du quart de l’ancien continent, héritière de Pierre le Grand comme la Convention l’était de Richelieu et de Louis XIV, appliquée par conséquent, quoi qu’en ait son idéologie, aux intérêts particuliers d’un territoire dont les voisins sont, par position, des « impérialismes » : l’Internationale chargée du dossier de ces intérêts, placée dans l’obédience temporelle et spirituelle de Moscou, sans possibilités d’opposition ou de discussion, n’est encore, jusqu’à ce que cette tyrannie absurde se soit desserrée, qu’une Internationale sur le papier.

PRESTIGE ET DIFFICULTÉS DE LA IIe INTERNATIONALE

Dans la mesure où le destin de l’Europe dépend des points de vue internationaux substitués aux points de vue nationaux, l’idéologie socialiste tiendrait vis-à-vis de celle des autres partis une position d’avant-garde. Peut-être l’esprit socialiste est-il en effet seul capable de rompre ce cercle de surveillance mutuelle, de vigilance inquiète, de défense et d’intérêts nationaux, qui devient si vite, dans les discussions de Genève, un cercle vicieux. Pour que l’homme puisse nager, dit Bergson, il faut que l’action et le risque brisent d’abord ce cercle : on n’apprend à nager que dans l’eau, et pour entrer dans l’eau il faut savoir nager. Dans une de ses plus belles péroraisons, Jaurès, pour y symboliser le risque de paix, de la renonciation à la terre ferme de la guerre immémoriale, l’entrée de l’homme dans l’utopie de la paix qui ne paraît pas plus faite pour sa volonté de puissance que l’eau pour son corps, retrouvait sous une autre forme l’image de Bergson, et la jetait, comme l’arche magnifique d’une fusée dans le ciel, sur le Rhin lamartinien. Il comparaît les hésitations et les refus des gouvernements, sinon des peuples, devant l’idée du désarmement, à une forêt au printemps, où chaque arbre se retiendrait de verdir avant que son voisin lui en eût donné l’exemple. Mais venait le soleil, montait l’irrésistible sève, et aucun ne donnait l’exemple, car tous partaient et verdissaient en même temps. Soleil et sève, c’était, est-il besoin de le dire ? la pensée socialiste et la volonté du prolétariat, identifiées à l’âme même de la paix active. (Alain a donné à la même pensée un autre mythe dans le xxive de ses Propos sur le Christianisme, sa paraphrase du figuier maudit par Jésus). Le socialisme jaurésien devient dès lors, ici, le délégué politique à cet idéalisme lamartinien, qui demeure un des beaux courants spirituels de la France. C’est une grande force, mais contre cette force agissent des forces antagonistes.

À l’extérieur comme à l’intérieur, et comme l’indique ce mythe même de la forêt, le socialisme est une aventure, un coup de dés. Il a séduit ceux de ses chefs qui aiment le risque, mais les gros bataillons d’un parti prolétarien sont faits de ceux qui ont peu ou qui croient avoir peu à risquer, plutôt que de ceux qui aiment risquer. Le Français moyen redoute le risque. Sécurité d’abord demeurera longtemps en France une maxime cubique, solide, assise sur un large assentiment. L’idéalisme socialiste, en matière de politique internationale, se heurtera à un réalisme prudent, d’autant plus redoutable qu’au contraire de la grande image bergsonienne de Jaurès, ce réalisme prendra volontiers la forme précise, montrable, efficace, d’une raison conforme aux exemples du passé, à des faits d’hier, aux analogies de l’économie domestique, aux proverbes, à tout ce sanchisme que l’organisme français fabrique toujours spontanément, comme des globules blancs, contre toute poussée de quichottisme.

Être une Internationale, posséder une langue internationale, voilà évidemment un avantage. Mais l’état actuel de l’économie mondiale contraint la section française de l’Internationale ouvrière à se comporter comme Internationale politique, bien plutôt que comme Internationale vraiment ouvrière : internationale politique, en ce sens que ses représentants au Parlement ou dans la presse dédaignent ou réfutent en politique les points de vue nationaux. Le socialisme détient le dossier de l’Internationale politique. Et alors, d’autre part nous le voyons, en France comme dans tous les pays, se prononcer énergiquement contre l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, et pour la protection des intérêts de l’ouvrier national contre les intérêts de l’ouvrier étranger. Les intérêts ouvriers à défendre parlent, exigent, et n’exigent rien d’international. À la gauche du socialisme, le communisme se moque ou s’indigne de ce nationalisme ouvrier. Il exerce sur lui la même critique que le socialisme sur le nationalisme politique. Or, la surpopulation d’une partie du monde, cause principale sinon de la crise économique, tout au moins de sa durée, et de son passage de l’aigu au chronique, condamnera longtemps les sections nationales de l’Internationale ouvrière à ce nationalisme ouvrier. Le nationalisme que les ouvriers socialistes chassent par la porte politique rentre par la fenêtre économique.

Je ne présente d’ailleurs cette réflexion que comme une demi-objection. Le socialisme est contraint à ce nationalisme économique, parce qu’il vit dans un monde politiquement nationalisé et économiquement capitaliste. Le socialisme doit pratiquer le même opportunisme que toutes les doctrines qui ont contact avec la pratique et que tous les doctrinaires qui sont engagés dans des responsabilités. Il est d’abord une idée, l’Idée, une cause, la Cause. Le socialisme se justifie par l’idée, comme le chrétien, selon Luther, se justifie par la foi. Le monde actuel est abandonné au diable capitaliste, comme le monde est pour Luther abandonné au diable tout court. Le chrétien lui échappe par la foi en Christ, le socialiste lui échappe par la foi en la Révolution. Le socialisme se justifie par la foi en la Révolution sociale. La paix sociale, poursuivie par le socialisme dans le présent, à la fois par la concorde internationale et par le protectionnisme économique qui permet de conserver de hauts salaires, ne doit être tenue par la doctrine que pour une préparation à la Révolution sociale. Le gouvernement de la France, avait décrété la Convention, est révolutionnaire jusqu’à la paix ! Le socialisme est pacifiste jusqu’à la Révolution.

Quand les chefs socialistes, en période électorale, nous somment de ne pas oublier qu’ils incarnent le parti de la Révolution sociale par l’expropriation de la classe capitaliste, il ne s’agit pas seulement de soutirer un argument, et des voix, au concurrent communiste, plus redoutable souvent que le concurrent radical. Il s’agit de la défense du principe et du levain socialistes, de la foi qui agit comme idée. Non seulement le socialisme a un idéal, comme disait Barrès. Mais il est surtout cet idéal, il fonctionne comme idéal, comme pointe de l’aile marchante. Aucune idée n’est plus incorporée que la sienne au glissement du glacier vers la gauche. C’est encore le dialogue de Léon Bourgeois avec les ralliés de 1892 qui continue : « Vous adhérez à la République, c’est bien. Mais adhérez-vous à la Révolution ? » Or qu’est-ce qu’un radical-socialiste pour le socialiste sinon une manière de rallié ? « Vous adhérez à la Révolution d’hier, qui est la Révolution française, c’est bien. Mais adhérez-vous à la Révolution de demain, à la Révolution internationale ? — C’est-à-dire que… — Que non. Soit ! Mais la Révolution est un bloc. » Surtout on peut dire de la Révolution ce que Sorel disait de la grève générale, qu’elle est un mythe, qu’elle agit dans les idées du socialisme comme leur mythe propre, leur mythe animateur, leur mythe dans la durée : mythe du futur, mythe de l’esprit millénaire, inverses et symétriques des mythes du passé, des mythes de l’âge d’or.

Mais voici que, sur la gauche du socialisme, c’est-à-dire dans le communisme, il n’y a plus de mythe, plus d’état mythique. Le communisme n’est pas le parti de la révolution différée, c’est le parti de la révolution immédiate. Au mythe eschatologique dans la durée, à la société collectiviste de demain, est substituée pour lui une référence dans l’espace, le fait actuel de la Révolution russe. La fonction tenue dans le socialisme par une idéologie révolutionnaire est tenue dans le communisme par une révolution réelle. Et je veux bien que la fonction mythique ne disparaisse pas, que l’espace, comme dans la préface de Bajazet, fonctionne à l’imitation du temps, qu’un mythe topique succède ici au mythe chronique. Il n’en demeure pas moins que « la Révolution comme en Russie, la socialisation de la propriété comme en Russie, l’application du marxisme comme en Russie » forment le système de références de tout le parti qui est à gauche du socialisme. Ici nous sortons du monde des idées pour passer au fait, de la Révolution possible pour entrer dans la Révolution réalisée.

Réalisée en Russie, où le collectivisme s’est révélé viable, et l’État communiste supérieur à l’État capitaliste qu’il a remplacé. Réalisée partiellement en pays germanique, où la prolétarisation des classes bourgeoises oblige l’État à un quasi-collectivisme de fait. Réalisée encore substantiellement en France, où le genre de vie capitaliste tient surtout par habitude, par le poids d’une tradition et d’une durée. Réalisée même en Italie, où la dictature, d’abord favorisée par la bourgeoisie, accentue de plus en plus son caractère populiste. Le fait socialiste précède, dépasse partout les idées socialistes elles-mêmes, la pratique transcende ici la mystique, et l’action déborde le mythe.