Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Les faux Sebastiens

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LES FAUX SEBASTIENS, vers l’en 1585.


Sebastien, roi de Portugal, qui régna après Jean III, son ayeul, en 1557, étoit un prince courageux & entreprenant : des sentimens nobles & chrétiens l’animerent de bonne heure. La guerre civile allumée dans le royaume de Maroc lui parut une occasion favorable pour signaler ses qualités guerrieres. Mahomet lui ayant demande du secours contre son oncle Moluc, roi de Fez & de Maroc, il lui mena l’élite de la noblesse de Portugal, & aborda à Tanger en Afrique le 9 Juillet 1598. Moluc averti de son débarquement, alla au-devant de lui avec toutes les forces de son royaume. La bataille fut bientôt engagée ; elle commença de part & d’autre par des décharges d’artillerie ; les deux armées s’ébranlerent, & se chargerent ensuite avec beaucoup de fureur : tout se mêla bientôt. L’infanterie chrétienne, soutenue des yeux de son roi, fit plier, sans peine, celle des Maures, la plupart composée de vagabonds, qui vendoient leur sang comme d’autres peuples tirent parti de leur industrie ; le duc d’Aveiro poussa même un corps de cavalerie qui lui étoit opposé jusqu’au centre, & à l’endroit qu’occupoit le roi de Maroc. Ce prince voyant arriver ses soldats en désordre, & fuyant honteusement devant un ennemi victorieux, se jette à bas de sa litiere, transporté de colere & de fureur, & veut, quoique mourant, les ramener lui-même à la charge. Ses officiers s’opposent en vain à son passage ; sa valeur se fit jour avec son épée ; mais ses efforts achevant de consommer ses forces, il tombe évanoui dans les bras de ses écuyers. On le remit dans sa litiere, & il n’y fut pas plutôt, qu’ayant mis son doigt sur sa bouche, comme pour leur recommander le secret, il expira dans ce moment, & avant même qu’on eût pu le conduire jusques sous sa tente.

Sa mort demeura inconnue aux deux partis. Les chrétiens paroissoient jusques-là avoir de l’avantage ; mais la cavalerie des Maures, qui avoit formé un grand cercle, se resserrant à mesure que les extrémités s’approchoient, acheva d’envelopper la petite armée de dom Sebastien. Les Maures chargerent ensuite de tous côtés la cavalerie Portugaise. Ces troupes accablées par le nombre, tomberent, en se retirant, sur leur infanterie, & elles y porterent la terreur, le désordre & la confusion.

Les infideles se jetterent aussi-tôt, le cimeterre à la main, dans ses bataillons ouverts & renversés, & ils vainquirent, sans peine, des gens étonnés & déja vaincus par une frayeur générale. Ce fut moins dans la fuite un combat qu’un carnage : qu’on se représente toutes les horreurs de la guerre, & tout ce que la rage peut inspirer de plus cruel à des hommes dont le sang envenimé brûle de répandre celui de leurs semblables. Les uns se jettoient aux genoux du vainqueur pour demander la vie ; les autres cherchoient leur salut dans la fuite ; mais comme ils étoient enveloppés de tous côtés, ils rencontroient par-tout l’implacable ennemi & la mort. L’imprudent dom Sebastien périt dans cette occasion, soit qu’il n’eût pas été reconnu dans le désordre d’une fuite, ou qu’il eût voulu se faire tuer lui-même, pour ne pas survivre à la perte de tant de gens de qualité que les Maures avoient massacrés, & que lui-même avoit, pour ainsi dire, entraînés à la boucherie. Mahomet, auteur de cette guerre, chercha son salut dans la fuite ; mais il se noya en passant la riviere de Mucazen. Ainsi périrent dans cette journée trois grands princes, & tous trois d’une maniere différente : Moluc, par la maladie, Mahomet, dans l’eau, & dom Sebastien, par les armes.

Cependant, malgré la nouvelle de sa mort, le Portugal vit deux faux Sebastiens en 1585 ; l’un, natif du bourg d’Alcasoua, étoit fils d’un tuilier ; l’autre, nommé Matthieu Alvarez, étoit né dans l’isle de Tercere, d’un tailleur de pierres. Tous deux étoient hermites. Il s’étoit répandu un bruit que Sebastien s’étoit sauvé de la bataille d’Alcacer, & que pour faire pénitence d’avoir été cause de la mort de tant d’hommes que cette sanglante journée avoit enlevés, il s’étoit retiré dans un désert. Les paysans voyant la vie austere de ces deux hermites, soupçonnerent que ce pouvoit être le roi, & qu’il menoit une vie austere & pénitente pour n’être pas reconnu. Dans cette idée, ils les appellerent l’un & l’autre en differens endroits du royaume, pour les mettre sur le trône.

Le premier avoit avec lui un prétendu évêque de Guarda, qui écrivit le nom de ceux qui leur faisoient des aumônes, afin, disoient-ils, que le roi Sebastien les récompensât quand il seroit de retour à Lisbonne. Ils furent arrêtés ; le prétendu évêque fut pendu, & le roi, son disciple, envoyé aux galeres, ou l’on reconnut aisément qu’il n’avoit nulle ressemblance avec le feu roi.

Matthieu Alvarez mit plus de franchise dans son début que ces deux fripons ; il disoit tout naturellement à ceux qui vouloient ressusciter en lui Sebastien (à cause qu’il lui ressembloit de figure, & qu’il avoit les cheveux blonds comme lui), qu’il n’étoit que le fils d’un pauvre tailleur de pierres. Mais quand il vit qu’on attribuoit la vérité de ses discours à l’humilité, & que plus il nioit d’être dom Sebastien, plus on s’opiniâtroit à le croire tel, il s’appliqua finement à confirmer dans cette erreur ceux qui n’en vouloient pas être guéris. Il se levoit à minuit pour se donner la discipline, & demandoit à Dieu la permission de se découvrir à ses sujets, & de rentrer en possession de la couronne de ses peres.

Cet artifice lui réussit ; ceux qui avoient étudié la conduite & écouté les prieres de cet hypocrite, persuadés qu’il étoit le vrai Sebastien, n’hésitèrent plus à le publier par-tout. Enfin tout le monde des environs accourut pour lui baiser la main ; il les reçut en roi, & mangea en public dans la petite ville de Rezeira ou Elizera. Que de vicissitudes dans la vie de l’homme ! Voilà notre hermite devenu roi, mais pour quelques momens. Quelques jours après, sa frêle majesté eut la témérité d’écrire à l’archiduc Albert, cardinal & vice-roi de Portugal, un ordre en termes grossiers, de sortir aussi-tôt de son palais, parce qu’il vouloit aller prendre séance sur son trône. L’archiduc irrité, envoya sur les lieux Diego de Fonseca, avec quelques milices, pour se saisir de cet écervelé.

Alvarez avoit près de 1000 hommes, qui, après quelque résistance, furent défaits. Comme ce fantôme de roi s’enfuyoit, lui troisieme, par les rochers, il fut pris & ramené, avec ses deux compagnons, à Lisbonne, où, après avoir eu la main coupée, il fut pendu & écartelé. Cette exécution sanglante auroit dû faire impression sur l’esprit de ceux qui avoient envie de se donner un si beau nom ; mais il est des hommes que rien n’est capable d’effrayer, & qui osent tout pour parvenir à leurs desirs. Un homme de Venise, dont le nom étoit inconnu, eut la folle manie de faire revivre Sebastien. Son son de voix, sa figure, sa taille, le rendoient si ressemblant au feu roi, que les Portugais qui étoient dans cette ville le reconnurent pour leur prince.

Quelques jours après, il fut arrêté. Obligé de répondre devant les juges qu’on avoit nommés pour décider une affaire si délicate, il eut le front de soutenir avec opiniâtreté qu’il étoit Sebastien ; il disoit qu’il avoit été reconnu par les Maures qui l’avoient fait prisonnier ; que le repentir d’avoir entrepris si légérement cette guerre lui avoit presque causé la mort ; & qu’après avoir long-tems souffert, il revenoit reprendre une couronne que le ciel & sa naissance lui avoient donnée. Ensuite il fit voir sur son corps des marques qu’on avoit vues sur celui du roi de Portugal, & dit aux Vénitiens des secrets d’état. Enfin il n’oublia aucune des circonstances qui pouvoient faire connoître qu’il étoit Sebastien.

Les Espagnols, maîtres alors du Portugal, le regardant comme un maniaque & un imposteur, le firent chasser de Venise. On l’arrêta dans la Toscane, d’où il fut mené à Naples. Dès qu’il fut arrivé dans cette ville, on le mit sur un âne, & on le conduisit en cet état par toutes les rues, exposé aux railleries d’une populace insolente. Cette scene tragi-comique ne se termina pas par des huées & par quelques grossieres plaisanteries ; l’imposteur fut rasé, & envoyé aux galeres. Ce roi momentané ayant été mené depuis en Espagne, finit sa vie en prison, dans le tems que les Portugais improuvant la tyrannie, & détestant les violences des Espagnols, demandoient celui qu’ils assuroient être leur roi.