Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 13

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Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 105-115).

CHAPITRE XIII.


Je demeurai encore un mois environ au fort Vancouver, et je le quittai pour me rendre, avec M. Mackensie, marchand principal, à la ville d’Orégon, où la compagnie possède un établissement. Après avoir descendu la Columbia près de cinq milles, nous entrâmes dans l’embouchure de la rivière Walhamette, que nous remontâmes à une distance de vingt-cinq milles jusqu’à Orégon, en passant par des habitations qui deviendront un jour des villes. Orégon-City possède environ quatre-vingt-quatorze maisons et deux ou trois cents habitants. Il y a deux églises, l’une méthodiste, l’autre catholique, deux hôtels, deux moulins à farine, trois moulins à scies, quatre entrepôts, deux horlogers, un armurier, un homme de loi et des docteurs ad libitum. La ville est située près de la chute de la Walhamette, haute d’environ trente-deux pieds.

Les avantages que l’eau présente en ces lieux sont des plus considérables et des plus lucratifs. Le docteur M. Langhlin, ancien facteur principal de la compagnie de la baie d’Hudson, obtint la location de cet emplacement et il y possède à présent les moulins les plus importants. Un grand obstacle cependant à la prospérité de la ville, c’est que les vaisseaux ne peuvent remonter la rivière que sur un parcours de quinze milles, à cause des rapides. Au point où la navigation s’arrête, se bâtit une ville qui rivalisera probablement avec Orégon en importance commerciale, si elle ne parvient à l’éclipser tout à fait. Le matin qui suivit notre arrivée, le thermomètre descendit à 7 degrés au-dessous de zéro. On ignorait à Orégon un froid aussi intense. Il causa la mort de presque tout le bétail qui vit d’ordinaire au dehors. Ce fut pour la Columbia un événement sans précédent et qui interrompit mon voyage. J’étais fort bien installé dans la résidence de M. Mackensie, qui charma pour moi les longues soirées de l’hiver par des récits intéressants de la vie indienne, dont il parlait en connaisseur. Qu’on me permette de raconter une ou deux de ses anecdotes.

M. Mackensie commandait un fort situé au sud de la Columbia, dans la Nouvelle-Calédonie ; on lui vola trois livres de tabac. C’était tout ce qu’il avait à cette époque, et, par conséquent, la perte était sérieuse. Il supposa le coup fait par quelqu’un des Indiens qui trafiquaient en grand nombre autour de l’établissement, et il demanda au chef de convoquer une assemblée de toute la tribu : il lui devait faire une importante communication. En conséquence, l’assemblée se réunit, et on s’accroupit par terre en laissant un espace libre au centre, où il se plaça avec son fusil de chasse qu’il chargea de deux balles ; après quoi il raconta la perte qu’il avait faite et exprima la conviction que quelqu’un des Indiens, en ce moment devant lui, avait commis le vol. Il leur dit qu’il désirait que chaque homme présent s’appliquât la bouche au bout du canon du fusil et soufflât dedans, leur affirmant que le fusil ne ferait aucun mal à quiconque serait innocent du vol, tandis qu’il ne manquerait pas de tuer le coupable, s’il voulait essayer d’en faire autant ; il donna lui-même l’exemple, et se mit à souffler dans le fusil posé à terre sur la crosse. Le chef suivit, ainsi que la tribu entière, à l’exception d’un homme qui resta assis la tête baissée, et qui se refusa à souffler comme les autres ; c’était convenir de sa faute, il la répara du reste en restituant le tabac.

Pendant son commandement à Walla-Walla, M. Mackensie donna, dans des circonstances très-difficiles, un autre exemple de grande présence d’esprit. Son secrétaire, dans une querelle, avait battu le fils d’un chef indien. Bientôt après, celui-ci réunit une grande partie de la tribu, et se précipita avec elle dans la cour du fort pour tâcher de s’emparer de celui qui l’avait offensé, et de le tuer. M. Mackensie tint, pendant quelque temps, les assaillants à distance ; mais voyant qu’il ne pourrait pas résister davantage, il ordonna à l’un de ses hommes d’aller chercher un baril de poudre qu’il déboucha, et, tirant une pierre et un briquet de sa poche, il s’assit dessus comme pour y mettre le feu ; il dit alors aux Indiens que s’ils ne partaient pas immédiatement, il leur montrerait comment un chef blanc pouvait mourir en détruisant ses ennemis du même coup. Les Indiens prirent l’alarme et s’enfuirent par les portes, qui furent aussitôt barricadées. Le jour suivant, le secrétaire se rendit secrètement à un autre poste.

Après avoir passé environ trois semaines dans la maison de M. Mackensie, je remontai la Walhamette pendant trente milles, en compagnie du P. Acolti, missionnaire jésuite. Nous débarquâmes ensuite et nous nous dirigeâmes à cheval, pendant huit milles, vers la mission catholique, qui possède un grand établissement de religieuses vouées à l’éducation, ainsi qu’une belle église en briques, située dans une prairie entourée de bois. Il y a également un couvent occupé par six sœurs de charité, chargées d’instruire les enfants blancs ou rouges ; elles ont environ quarante-deux élèves.

La résidence du P. Acolti est située à trois milles plus loin, la mission des jésuites étant distincte de la mission catholique romaine ; ces deux missions obéissent à des autorités différentes. Outre celle que dirige le P. Acolti, il y a trois missions de jésuites près des montagnes Rocheuses et une autre dans la Nouvelle-Calédonie. Cette partie du pays contient la plus grande étendue de bonne terre qu’on puisse trouver dans l’Orégon. Je profitai de l’hospitalité de l’établissement du P. Acolti pendant trois ou quatre jours, puis je revins à la Walhamette.

Après avoir fait une visite de quelques jours à M. Mackensie, à Orégon-City, je partis encore une fois pour le fort Vancouver. À quatre milles environ au-dessous d’Orégon, la Klakamuss entre dans la Walhamette ; assis sur les bords de son embouchure, je vis une troupe d’Indiens de la tribu des Klakamuss ; je me dirigeai aussitôt vers eux et les trouvai jouant l’un de leurs jeux favoris. Ils étaient placés sur des peaux, deux par deux, les uns vis-à-vis des autres ; dans le milieu, étaient les quelques bagatelles et ornements qu’ils se disputaient. L’un des joueurs a les mains couvertes d’une petite natte ronde ; il tient quatre petits bâtons qu’il place sous la natte dans certaines positions, en demandant à son adversaire de deviner comment ils sont placés. Si celui-ci devine, on lui remet la natte et on plante un bâton pour marquer son gain. S’il se trompe, on met le bâton du côté opposé comme signe de sa perte. Ce jeu, comme la plupart des jeux des Indiens, était accompagné de chant ; mais, dans cette circonstance, ce chant avait une douceur, une originalité et une harmonie charmantes.

Cette tribu était autrefois très-nombreuse ; mais, par suite de son voisinage immédiat de la ville d’Orégon et de la facilité qu’elle a de se procurer des liqueurs, elle s’est réduite à sept ou huit huttes.

Nous arrivâmes tard, dans la soirée, au fort Vancouver, après une journée de travail sous une pluie abondante et glaciale. Je demeurai au fort jusqu’au 25 mars ; et, quoique la température fût très-humide, je m’amusai parfaitement avec les officiers du Modeste, qui avaient construit des écuries et choisi d’excellents chevaux, sur lesquels nous chassâmes des veaux sauvages. Ce dernier exercice fait surtout valoir la dextérité du cavalier qui, de sa selle, doit arrêter le veau par la queue et lui faire faire la culbute. D’autres fois, nous chassions à tir ou bien nous pêchions. Le voisinage du fort abonde en canards, oies et veaux marins. Un jour, un Indien grand et osseux vint à bord du Modeste. Il portait, suivant l’usage, son costume complet, à la mode de Californie (où l’on dit qu’un col de chemise et des éperons passent pour les seuls vêtements nécessaires), c’est-à-dire qu’il tenait un aviron à la main. Il se promenait sur le pont avec une grande gravité, examinait les canons et autres objets incompréhensibles pour lui, au grand amusement des matelots inoccupés. L’économe du bord fit, par pudeur, descendre l’Indien dans le vaisseau et lui donna un de ses vieux habits à queue de morue avec des boutons en métal. L’Indien fut ravi de ce présent, mais il ne put mettre le vêtement qu’avec des peines infinies ; les manches dépassaient à peine ses coudes, et il s’en fallait d’un bon pied pour boutonner le devant. Il l’endossa pourtant et marcha sur le pont avec une dignité inouïe, au milieu des rires homériques de l’équipage. Ce bruit extraordinaire nous amena sur le pont. Le capitaine ne put résister lui-même à l’hilarité générale et, voulant y ajouter encore, il envoya l’économe chercher dans sa chambre un de ses vieux drapeaux à plumes pour le donner à l’Indien. Alors la mascarade fut complète, et rarement le pont d’un des vaisseaux de Sa Majesté a été le théâtre d’éclats de rire aussi tumultueux et aussi violents.

25 mars. — Je pars du fort pour l’île de Vancouver dans un petit canot de bois, avec deux Indiens, et je campe à l’embouchure de la Walhamette.

26 mars. — Quand nous arrivâmes à l’embouchure de la rivière Kuttlepoutal, à vingt-six milles du fort de Vancouver, je m’arrêtai pour faire une esquisse du volcan de Sainte-Hélène, éloigné, je crois, d’environ trente ou quarante milles. Cette montagne n’a jamais été visitée ni par les blancs, ni par les Indiens ; ces derniers prétendent qu’elle est habitée par une race d’êtres d’une espèce différente, qui sont cannibales, et dont ils ont une grande frayeur ; ils disent aussi qu’il y a un lac à sa base avec une sorte de poisson très-extraordinaire, dont la tête ressemble beaucoup plus à celle d’un ours qu’à celle de tout autre animal. Ces superstitions prennent leur source dans les récits d’un homme qui, disent-ils, alla sur la montagne avec un autre et revint sans son compagnon, disant que celui-ci avait été mangé par les Scoocooms ou mauvais génies ; que, lui, il avait échappé. J’offris un présent considérable à qui voudrait m’accompagner à la montagne ; mais je ne pus trouver personne. Cette montagne est extrêmement élevée, et, grâce à la neige éternelle de son sommet, on l’aperçoit de fort loin.

Environ trois ans auparavant, la montagne Sainte-Hélène avait été, pendant trois ou quatre jours, dans un état violent d’éruption, lançant des pierres enflammées et de la lave à une immense hauteur, d’où elles se précipitaient ensuite en torrents de feu le long de ses flancs couverts de neige. Nous campâmes pendant la nuit à environ dix milles plus bas, près du Coffin Rock, contre le gré de mes hommes qui ne goûtaient pas ces lieux. On appelle ainsi ce rocher, parce que les Indiens l’ont choisi pour y déposer leurs morts.

Plus bas s’élève un autre rocher sur lequel les indigènes avaient mis deux ou trois cents de leurs canots funéraires ; mais le commodore Wilkes, ayant fait du feu près de cet endroit, les corps furent atteints et presque tous consumés. Les Indiens montrèrent beaucoup d’indignation de la violation d’un lieu si sacré, et ils en auraient certainement tiré vengeance, s’ils s’étaient sentis assez forts.

27 mars. — La pluie tombe à torrents. Au moment où nous approchons de l’un des points du rivage, nous apercevons un Indien tout nu en observation ; voyant que nous nous dirigions vers lui, il s’enfuit dans sa hutte ; quelle est ma surprise de le voir reparaître bientôt avec le chapeau à plumes et l’habit dont il a été question ! M’ayant reconnu, avant le débarquement, comme l’un des blancs qu’il avait vus à bord du Modeste, il me reçoit avec grande amitié et me conduit dans sa hutte, où il me donne du saumon bouilli. Il semblait avoir pris grand soin de son uniforme ; mais malheureusement l’habit ne voulait pas s’élargir ; mais devant moi, l’habit éclate de partout dans le dos, ce qui met l’Indien fort à l’aise. Après avoir quitté ce sauvage, nous entrons dans la rivière Cowlitz que nous remontons environ huit milles. Nous campons sur ses bords. Nous voyons une famille d’émigrants qui poursuivait sa route monotone, à la recherche d’une résidence. Elle nous paraît dans l’état le plus misérable.

28 mars. — Un de mes Indiens étant tombé malade, je m’en procurai un autre et continuai de remonter la rivière très-lentement, à cause de la rapidité du courant. Les pins me parurent les plus grands que j’eusse jamais vus. J’en mesurai un qui avait été entraîné par le fleuve et qui probablement avait perdu le tiers de sa longueur. Il comptait encore cent quatre-vingts pieds de long ; il avait vingt-six pieds de circonférence à cinq pieds de sa racine.

29 mars. — Nous arrivâmes à un autre cimetière Indien qui paraissait extrêmement décoré. Je dis à mes hommes que je désirais aborder, mais ils n’en voulurent rien faire, ce qui m’obligea, en conséquence, à les débarquer sur le bord opposé de la rivière et à mener moi-même le canot à la rame. Ils se seraient certainement opposés à mon dessein sans ma réputation déjà répandue de magicien. Ils attribuaient mon talent à une cause surnaturelle, et je remarquai qu’ils regardaient mes dessins à travers leurs doigts, comme lorsqu’ils sont en face d’un mort. Je trouvai ce cimetière décoré à profusion des nombreux objets nécessaires aux défunts durant leur voyage dans le monde des esprits. Ces objets consistaient en couvertures, tasses d’étain, pots, poêles, casseroles, assiettes, corbeilles, plats de corne et cuillers, et morceaux d’étoffes de diverses couleurs. En examinant l’intérieur d’un canot, je trouvai un grand nombre d’ioquos et autres coquillages mêlés à des grains de collier et à des anneaux ; la bouche même du mort était remplie de ces objets. Le corps était enveloppé avec soin dans les nombreux plis de nattes de jonc. Au fond du canot, on remarquait un arc, une flèche, une lance et une espèce de pique de corne pour l’extraction des racines de camas ; la partie supérieure du canot, immédiatement au-dessus du corps, était recouverte d’écorce, et le fond percé de trous pour l’écoulement des eaux. On met les canots sur des supports de bois, suspendus aux branches des arbres ou posés sur des rochers isolés dans la rivière, hors de la portée des animaux de proie.

Les Indiens m’épiaient de la rive opposée et, à mon retour, ils m’examinèrent minutieusement, pour voir si je n’avais rien emporté. Je m’efforçai de découvrir quel personnage avait été enseveli dans le canot richement décoré, mais j’appris seulement que c’était la fille d’un chef Chinook. Les Indiens ne nomment jamais quelqu’un après sa mort ; ils ne veulent pas même se nommer eux-mêmes, et il faut souvent s’adresser à un tiers pour savoir comment ils s’appellent. L’un d’eux me demanda si le désir que je manifestais de connaître son nom ne venait pas d’une intention de le voler. Il n’est pas rare qu’un chef, pour vous faire honneur, vous donne son propre nom, en vous parlant, et n’en choisisse un autre pour se désigner lui-même.

30 mars. — Nous débarquâmes à la ferme Cowlitz, qui appartient à la compagnie d’Hudson. Cette ferme produit de grandes quantités de froment. J’eus là une vue superbe du mont Sainte-Hélène, d’où s’échappait une longue colonne de fumée épaisse. Je demeurai en cet endroit jusqu’au 15 avril, et je fis le portrait de Kisiose, chef des Indiens Cowlitz, petite tribu d’environ deux cents individus. Ces Indiens, à tête plate, parlent une langue analogue à celle des Chinooks. Ils me témoignèrent une grande bienveillance et je restai assez longtemps parmi eux. Le 5 avril, je me procurai des chevaux pour passer à Nasqually, sur le détroit de Puget, mais la pluie qui tomba toute la journée à torrents rendit la traversée des marais presque impraticable. Dans la soirée, nous campâmes près d’un petit village d’indiens Cowlitz qui furent pleins d’égards pour nous.

6 avril. — Nous passâmes la montagne de Boue. La boue est si profonde dans ce lieu que nous fûmes forcés de descendre de nos chevaux et de les tirer par le nez ; les pauvres bêtes en avaient jusqu’au ventre. Nous campâmes dans la prairie des Buttes. Elle est remarquable par les innombrables mamelons ronds qui, se touchant les uns les autres, couvrent la plaine comme autant d’hémisphères de dix à douze yards de circonférence sur quatre ou cinq pieds d’élévation. J’en creusai un, mais je n’y trouvai que des pierres isolées, quoique j’eusse fouillé à une profondeur de quatre ou cinq pieds.

7 avril. — Nous éprouvâmes quelque difficulté à traverser la rivière Nasqually, les pluies l’ayant fait déborder ; nous fûmes obligés de recourir au moyen ordinairement employé quand les canots viennent à manquer ; nous nous mîmes à nager en tenant la queue de nos chevaux et laissâmes flotter nos effets dans des corbeilles de peau. Au bout de deux heures environ, nous arrivâmes à Nasqually, établissement fondé par une compagnie, dite compagnie du détroit de Puget, dont l’objet est d’engraisser les troupeaux et de cultiver les champs. Quand je le visitai, il y avait environ six mille moutons et deux mille bêtes à cornes. Il s’élève sur les bords de l’extrémité orientale du détroit de Puget. Le sol ne vaut pas celui de quelques autres parties du district à cause de sa nature caillouteuse ; néanmoins l’herbe y croît en abondance, et la douceur du climat rend la plaine parfaitement propre à l’éducation des troupeaux, car on ne les rentre jamais. La laine se dirige sur les marchés anglais par les vaisseaux de la compagnie. Quant aux bestiaux, on les abat et on les sale pour les îles Sandwich et les possessions russes. Les Indiens des environs sont de très-grande taille, particulièrement les femmes. La tribu compte environ cinq ou six cents individus. Ils s’aplatissent la tête, mais ils parlent une langue différente du chinook. Je fis une esquisse de Lach-oh-lett, leur premier chef, et de sa fille, qui portait un bonnet d’herbes de différentes couleurs, fort en usage parmi les femmes.