Les Industries d'art

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Les Industries d'art
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 322-346).
LES
INDUSTRIES D’ART

Enquête sur la situation des ouvriers et des industries d’art. Rapport de M. Antonin Proust, député, ancien ministre des arts, 1884.

Toute œuvre produite par le travail de l’homme comporte l’intervention de l’art. Prenez l’objet le plus vulgaire : la correction de la forme, la disposition des couleurs, les justes proportions des détails et l’harmonie de l’ensemble peuvent faire de cet objet une œuvre artistique. C’est ainsi que, d’une manière générale, l’art est appliqué à l’industrie et que le sentiment du beau se manifeste dans la création des produits qui ne sont destinés qu’à être utiles. Plus une société avance en civilisation, plus on observe que le sentiment du beau s’y propage et s’y exprime par la perfection croissante du travail matériel. Au moyen des poteries et des plus modestes ustensiles trouvés dans les ruines des différens âges, les archéologues, comparant les formes, le dessin et la couleur, découvrent et notent les progrès des sociétés disparues. L’art n’est point seulement, à toute période d’une civilisation, le coopérateur de l’industrie; lorsque les sociétés s’enrichissent et que par la richesse elles ont le besoin et le goût du luxe, c’est l’industrie qui se met au service de l’art en lui livrant ses procédés et ses forces. Il arrive alors que l’industrie est appliquée aux conceptions de l’art et que, dans une portion de ses œuvres, elle vise à réaliser le beau plutôt que l’utile. Bref, l’art et l’industrie sont inséparables. De plus en plus les deux élémens se confondent, de telle sorte que la question d’art prend une place chaque jour plus grande dans l’étude des problèmes économiques qui se rattachent à la question de travail. Désormais les progrès de l’industrie sont intimement liés aux progrès des beaux-ans, et, au milieu de l’universelle concurrence, la supériorité artistique procure aux pays qui la possèdent autant de profit que d’honneur.

Cette supériorité a longtemps appartenu sans conteste à la France ; elle lui appartient encore, mais elle commence à lui être vivement disputée par de nombreux et habiles rivaux. Lors des expositions universelles, la comparaison établie entre les productions des différens pays d’Europe a montré que la suprématie française tendrait à décliner. En même temps, les statistiques commerciales attestent que, pour un certain nombre des produits où l’art et le goût dominent, les exportations de la France sont moins actives, et même que les industries étrangères sont en mesure de nous faire concurrence sur nos marchés. Faut-il conclure de ces observations que l’industrie française s’est arrêtée dans le progrès et que l’industrie étrangère, marchant plus vite, s’est rapprochée d’elle? Doit-on s’en prendre aux méthodes d’enseignement et d’apprentissage, aux conditions économiques du travail, à l’organisation des ateliers, au taux des salaires, au prix de revient des produits? Chacune de ces causes différentes doit avoir sa part d’action sur le résultat; mais quelle est cette part? Voilà ce qu’il convient de rechercher et de déterminer pour l’étude des moyens propres à maintenir l’industrie française au premier rang

L’enquête a été faite. Le gouvernement vient de publier les procès-verbaux d’une commission qui avait été instituée en 1881 par le ministère des arts pour examiner « la situation des ouvriers et des industries d’art. » Le ministère des arts a peu duré, mais la commission lui a survécu, et elle a pleinement justifié la pensée de l’ancien ministre, M. Antonin Proust, devenu son rapporteur. En dehors de l’élément parlementaire, la commission comptait parmi ses membres les personnes les plus compétentes, elle n’a entendu que des témoignages très autorisés qui pouvaient l’éclairer sur l’objet précis de son enquête, elle a su écarter la déclamation politique et sociale qui fausse et gâte d’ordinaire les enquêtes où les ouvriers sont en cause; elle a produit ainsi une œuvre utile, qui intéresse tout à la fois l’art pur et l’art appliqué à l’industrie. De ce travail à peu près complet se dégage une série de faits, de renseignemens et de conseils qui méritent de fixer l’attention du gouvernement, des chefs d’industrie et des ouvriers.

I.

Où commence l’industrie d’art? Quelle est la limite qui la sépare de l’industrie ordinaire? Cette limite est difficile à déterminer. S’il y a des produits qui, par le prix élevé de la matière dont il sont formés, par l’ornementation qui est leur attribut nécessaire, par leur usage exclusivement réservé aux classes riches, appartiennent sans aucun doute à la catégorie des produits d’art, il en est d’autres, et en grand nombre, qui, destinés à la consommation générale, reçoivent du travail les divers degrés de la perfection et se haussent insensiblement à la dignité de l’œuvre artistique. L’ameublement, la porcelaine et la faïence, la verrerie, les éventails, etc., sont dans ce cas. La commission d’enquête a même entendu un fabricant de chaussures. Il semble donc à peu près impossible de tracer, sur la grande carte de l’industrie, les frontières du domaine artistique, surtout quand il s’agit de l’industrie française, et la commission était autorisée à élargir, comme elle l’a fait, le champ de son étude. On sait, d’ailleurs, que la plupart des usines qui sont le plus renommées pour les produits de luxe fabriquent en même temps les articles similaires destinés à la consommation courante, de telle sorte que les deux branches d’industrie sont connexes et que les destinées de l’une influent directement sur les progrès de l’autre. Dans ces usines, ce sont les bénéfices obtenus par la grande fabrication qui permettent d’affronter les risques et les dépenses de la production d’art, dont le débit est nécessairement moins sûr et plus restreint. Par conséquent, la commission a dû plus d’une fois porter ses investigations sur l’ensemble de l’industrie.

Les industries d’art sont plus exposées que les autres branches de travail au contre-coup des crises politiques et financières. Comme leurs produits plus coûteux s’adressent aux classes riches ou aisées, la vente se ralentit dès que la sécurité et la fortune du pays sont atteintes. D’un autre côté, elles exigent en général une moindre avance de capitaux, elles occupent moins d’ouvriers, et ces ouvriers, recevant des salaires élevés, peuvent se garer plus facilement contre les effets du chômage ; enfin, lorsque le marché national leur fait momentanément défaut, elles ont la ressource de l’exportation vers les pays où la crise ne sévit pas. Toutefois, pour que cette ressource si profitable leur soit conservée, il importe qu’elles se maintiennent au premier rang pour l’exécution du travail et qu’elles soient en mesure de lutter, quant aux prix de vente, contre la concurrence qu’elles doivent rencontrer sur les marchés étrangers.

D’après les dépositions recueillies par la commission d’enquête dans le cours de 1882 et pendant le premier semestre de 1883, la situation générale des industries d’art était, à cette période, sauf quelques exceptions, considérée comme favorable. Les hôtels, ou même les simples habitations, qui datent de ces dernières années, présentent un plus grand luxe d’ornementation et de sculptures ; il en est de même pour les décorations intérieures ; les mobiliers sont beaucoup plus riches qu’autrefois ; le goût pour les objets d’art, ou pour ce qui en a l’apparence, s’est répandu dans toutes les classes. Combien de bourgeois prétendent aujourd’hui faire montre d’une collection, voire même d’un musée! Faut-il ajouter, selon le témoignage d’un fabricant d’éventails, que la coquetterie des femmes ne connaît point d’obstacles lorsqu’il s’agit de se procurer des objets recommandés par l’élégance et destinés à la parure? Tout cela explique l’accroissement de clientèle qui a fait la prospérité et qui soutient le travail des industries d’art. Aussi, le péril ne vient-il pas d’un ralentissement de la consommation ; il viendrait plutôt de la concurrence étrangère, et c’est à ce point de vue qu’il convient d’étudier les conditions économiques de la fabrication.

L’exposition universelle de Londres en 1851 paraît avoir été le point de départ de la concurrence. Pour la première fois se trouvaient réunis et rapprochés dans la même enceinte les produits du monde entier, La comparaison fut un triomphe pour la France, mais à la fois un enseignement pour les autres pays. La supériorité de la France pour les produits artistiques était si éclatante que les gouvernemens et les industriels étrangers s’en émurent. Pourquoi la France était-elle ainsi au premier rang, devançant de si loin l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche, etc.? Par quel privilège, au moyen de quel secret avait-elle atteint et conservait-elle cette suprématie incontestée? Si profitables que puissent être les succès obtenus dans les travaux de la grande industrie, l’amour-propre national apprécie davantage l’honneur des succès obtenus dans les arts, comme dans les lettres et dans les sciences, et il supporte difficilement de n’en point avoir sa part. Aussi, dès la clôture de l’exposition de Londres, alors que la France remportait ses médailles et ses lauriers, les divers gouvernemens se mirent à l’œuvre pour relever le niveau des études artistiques appliquées à l’industrie; ils fondèrent des écoles et des musées, ils organisèrent des expositions locales, où l’imitation des produits français était appelée à tenir une grande place. L’Angleterre particulièrement fit des efforts considérables afin de nationaliser en quelque sorte les industries d’art, pour lesquelles ses envieux, tout en exaltant sa puissance mécanique, lui refusaient le don de l’invention et le goût; elle créa le musée de Kensington, où, prodigue de ses millions, elle a successivement accumulé les plus nombreux et les plus beaux modèles de l’industrie artistique. Lors des expositions universelles qui ont suivi l’exposition de 1851, les jurys purent constater que, si la France ne perdait point son rang, les autres nations avaient fait d’immenses progrès et que, partout, à notre exemple, les produits s’étaient perfectionnés au point de rivaliser avec les nôtres. Il est certain qu’aujourd’hui le travail artistique n’a pour ainsi dire plus de frontières, et que l’ancienne couronne de la France paraît s’être effeuillée dans toutes les régions du monde industriel.

Faut-il donc regretter, au point de vue de nos intérêts, qu’il y ait eu des expositions universelles et attribuer à ces concours la diminution ou la perte des avantages que nous possédions sur les autres pays? C’est ce qu’ont affirmé ou insinué quelques-uns des industriels entendus par la commission d’enquête ! — Les expositions universelles ont contribué, pour les industries d’art comme pour toutes les industries, au progrès général, au perfectionnement de la main-d’œuvre, à l’épuration du goût; en outre, par la vulgarisation des produits usités chez les divers peuples, par la révélation des différens procédés de travail, elles ont grandement aidé à l’avancement de la société humaine. En présence d’un tel résultat, il n’y a pas à tenir compte des protestations égoïstes de quelques intérêts particuliers. Ce n’est point seulement contre les expositions universelles que ces intérêts auraient à protester. Depuis 1851, le globe a été sillonné de chemins de fer et de lignes de paquebots; les communications et les échanges entre les peuples se sont multipliés à l’infini. Il n’était vraiment plus besoin d’ouvrir des expositions soit à Londres, soit à Paris, soit à Vienne pour que nos concurrens étrangers eussent la facilité d’emprunter nos modèles et de recueillir nos leçons. Il leur suffisait de venir à Paris, de visiter nos musées et nos écoles, de s’arrêter devant nos magasins, de payer leur entrée à l’exposition des arts décoratifs pour apprendre en quelques jours où en sont nos industries d’art. Paris est une exposition permanente ouverte à tous les concurrens. Il est donc injuste de faire le procès aux expositions universelles. Celles-ci ont, au contraire, rendu à notre industrie un double service. En premier lieu, elles ont propagé dans le monde entier le goût et le besoin des produits artistiques, elles ont augmenté partout le nombre des consommateurs de ces produits ; et elles devaient ainsi être favorables à l’industrie française plus qu’à toute autre, puisque l’industrie française excelle dans ce genre de production. En second lieu, elles ont placé directement sous les yeux de nos industriels et de nos artistes les produits des différentes contrées; elles leur ont fourni des modèles qu’ils pouvaient s’approprier facilement et elles leur ont fait connaître d’une manière précise les types qui sont préférés dans chacun des pays où ils sont intéressés à vendre ce qu’ils fabriquent. Cet enseignement, qui est réciproque, démontre l’utilité des expositions universelles, surtout pour la France, où les chefs d’industries, moins actifs ou moins curieux, et en tous cas moins avisés que leurs confrères d’Angleterre, d’Allemagne et d’Amérique, n’aiment point à passer la frontière.

Au surplus, les étrangers n’attendent pas que les expositions leur offrent l’occasion facile d’emprunter nos dessins et nos modèles. Un grand nombre des industriels qui ont été appelés devant la commission se sont plaints en termes très vifs des manœuvres à l’aide desquelles leurs concurrens étrangers se procurent les formes et les dessins inventés en France, les copient en toute hâte et viennent apporter sur notre marché les produits dont la conception nous appartient. Ces manœuvres sont, en effet, pratiquées partout à l’encontre de tous les pays. C’est un emprunt, ou, si l’on veut, un pillage réciproque dans lequel perd le plus celui qui a le plus à donner, et la France est évidemment dans ce cas pour les industries d’art. Il existait bien quelques traités conclus avec les principaux états pour la protection des brevets et des marques de fabrique ; mais ces traités demeuraient peu efficaces, à cause des frais et de l’aléa des procès que les industriels lésé» devaient engager à l’étranger contre les contrefacteurs. Il faut espérer que la convention internationale du 20 mars 1883, à laquelle ont adhéré la plupart des gouvernemens, garantira mieux désormais la propriété industrielle ; mais, si parfaite qu’on la suppose, elle ne saurait empêcher absolument l’imitation d’une forme ou d’un dessin. Quelle que soit l’extension donnée au régime des brevets et des marques de fabrique, quelque respect que la législation internationale veuille accorder à ce genre de propriété, il y aura toujours place pour l’imitation intelligente, qui se distingue de la contrefaçon, et pour l’inspiration qui ne se confond pas avec le plagiat. Si nos artistes conservent leur supériorité, les étrangers continueront à imiter leurs œuvres ou à s’en inspirer. Nous aurons l’honneur de subir jusqu’à un certain point le Sic vos non vobis. À quoi bon s’épuiser en récriminations inutiles ? Puisque nous avons la conception et le goût, qui sont en quelque sorte les matières premières des industries d’art, pourquoi n’aurions-nous pas en même temps l’habileté et l’économie de la fabrication ? Pourquoi, artistes supérieurs, ne serions-nous pas également supérieurs pour le travail industriel ? Pourquoi, lorsqu’il s’agit de la vente, laisserions-nous à la copie l’avantage sur l’original ? C’est ici qu’apparaît la question de la concurrence, telle qu’il importe de l’examiner dans les conditions présentes de nos industries d’art comparées avec les industries similaires de l’étranger. L’enquête doit s’appliquer aux patrons comme aux ouvriers.

La personnalité du patron joue nécessairement un grand rôle dans la production si variée et si délicate des objets de goût et de luxe. Le savoir professionnel du patron, c’est-à-dire sa valeur artistique, jointe à la connaissance parfaite des procédés de fabrication, est la première condition du succès. Le sentiment supérieur de l’art, l’originalité et la fécondité dans la conception, l’étude des styles anciens ou modernes et leur application intelligente à l’œuvre qu’il s’agit de créer, le talent de l’exécution pour un travail qui ne supporte pas la médiocrité, tout cela est nécessaire. La commission d’enquête a entendu quelques-uns de ces patrons qui représentent dignement nos industries d’art. Ce sont des industriels émérites et des artistes habiles. On voit par leurs dépositions au prix de quels efforts ils ont su maintenir la supériorité de leurs ateliers et à quel degré s’exerce leur action personnelle sur le travail des artistes et des ouvriers qu’ils emploient. Malheureusement, cette race de patrons devient rare; elle ne se continue pas, et il est à craindre que les nouvelles couches ne remplacent pas avec avantage celles qui disparaissent. L’enquête a relevé les divers motifs qui justifient cette appréhension. D’une part, les ateliers n’ont plus qu’une existence précaire; au lieu de se transmettre comme autrefois de père en fils ou dans la même famille, ils se ferment à la mort ou à la retraite de leur chef, ou ils passent sous la direction de patrons nouveaux qui n’ont point toujours le même intérêt à conserver les traditions auxquelles ces ateliers ont dû leur renommée. Sur quatre cents fabriques lyonnaises, il n’y a pas plus de vingt à trente maisons qui comptent plus de deux générations d’existence. Cette instabilité, qui résulte de nos lois successorales et de l’état des mœurs, est très préjudiciable pour l’industrie. En second lieu, l’intervention des procédés mécaniques a pour conséquence de supprimer ou du moins de diminuer, pour un grand nombre d’objets, le mérite artistique de la production, de telle sorte que la plupart des nouveaux patrons n’ont plus besoin d’avoir et ne possèdent plus effectivement la compétence spéciale qui s’imposait à leurs devanciers, et l’industrie artistique n’est pour eux que l’art de faire fortune avec la vapeur, et à la vapeur, si la chance leur est favorable. Enfin, tous les patrons ont à compter avec les difficultés, chaque jour plus grandes, qu’ils éprouvent dans leurs relations avec les ouvriers; ils se plaignent des grèves, des prétentions excessives de la main-d’œuvre, du régime de l’apprentissage; quelques-uns, les meilleurs, se découragent et renoncent à la lutte. Tels sont, en résumé, pour ce qui concerne les patrons, les principales indications fournies par l’enquête. En France, le patronat décline en qualité plus qu’il ne progresse, tandis qu’en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, il serait plutôt en voie de s’améliorer.

Quant aux artistes industriels et aux ouvriers, les résultats généraux de l’enquête ne sont pas moins dignes d’attention. Les artistes français qui créent les modèles, inventent les dessins et disposent les couleurs, ces coopérateurs considérés à juste titre comme formant le grand état-major des industries d’art, gardent leur supériorité. Lorsque l’étranger ne peut pas nous les prendre par un embauchage intelligent, il s’empare de leurs œuvres, dont nous n’avons que la première édition. De même, les ouvriers d’élite, dont le travail, très rapproché de l’art pur, ne peut pas être suppléé par la machine, demeurent tout à fait hors de pair. Quelques-uns émigrent, attirés à l’étranger par une rémunération plus élevée ; mais le plus souvent ils nous reviennent vite, s’apercevant que leur goût et leur habileté de main perdraient à être longtemps dépaysés. A la suite des artistes et des ouvriers d’élite, se groupent les différentes catégories d’ouvriers qui travaillent pour les industries d’art et qui sont aussi nombreuses que variées. C’est là que réside la force de la production; c’est avec cette armée que la France doit lutter contre ses concurrens. Or il paraîtrait, d’après l’enquête, que, dans un certain nombre d’industries, les ouvriers d’aujourd’hui ne valent point leurs devanciers; ils seraient moins instruits, moins attachés à leur travail, bien que les salaires aient presque doublé depuis vingt ans. Ce témoignage défavorable ne vient pas seulement des patrons; il est confirmé par l’étude impartiale des faits et des chiffres. La main-d’œuvre, en France, subit une sorte de crise morale dont nous n’avons pas à rechercher ici les causes, et dont il suffit de constater les regrettables effets. Si, pendant ce temps, les ouvriers étrangers deviennent plus instruits et plus habiles, s’ils peuvent se contenter de moindres salaires, il est évident que la concurrence tournera contre nous et que la France perdra insensiblement l’avance qui lui reste encore. Voilà le péril qu’il faut voir et combattre. Aussi, après cet aperçu général de la condition des patrons et des ouvriers, convient-il d’aborder, par le détail, les principales questions qui ont été soumises à la commission d’enquête.


II.

La première question est celle de l’apprentissage. Cette école primaire de l’ouvrier devient de plus en plus déserte. Les corporations de l’ancien régime assuraient, par la formation d’apprentis sérieusement instruits et surveillés, le recrutement des ateliers. La suppression des corporations a détruit cette garantie, que les lois réglementaires n’ont point remplacée. Dans un grand nombre d’ateliers, les patrons et les ouvriers, au lieu d’instruire les apprentis, les réduisent au rôle de domestiques. Malgré les prescriptions de la loi, secondées par la surveillance des sociétés de patronage, cet abus subsiste, et il ne pourra jamais être complètement empêché. Il doit être moindre pourtant dans les industries d’art, les patrons étant très intéressés à organiser une pépinière de bons ouvriers, préparés de bonne heure aux travaux délicats de la production artistique. Partout, en effet, où les chefs d’industrie ont pu former librement des écoles d’apprentis, ils se sont empressés de le faire. Mais cette liberté leur est rarement laissée ; à Paris, elle leur manque presque absolument. Cela tient à deux causes. Dès qu’un apprenti se croit en mesure de gagner un salaire, sa famille oublie trop souvent les clauses du contrat qui l’engage à l’égard du patron ; il sort, à demi instruit, de son premier atelier, et le patron ne tient pas à l’y ramener par les voies toujours douteuses d’une action en justice. Quand il a subi plusieurs aventures de ce genre, le chef d’industrie renonce tout à fait à recevoir des apprentis. En outre, il y a des ateliers où les ouvriers interdisent au patron, sous peine de grève, d’avoir des apprentis au-delà d’un nombre déterminé et très restreint, ces adjoints pouvant leur faire concurrence et arrêter la hausse du prix de la main-d’œuvre. Les corporations de l’ancien temps étaient à cet égard moins exclusives que ne le sont les syndicats de notre démocratie. Un grand industriel, entendu par la commission, a déclaré que ses ouvriers ne lui permettaient pas d’entretenir plus de deux apprentis ! Et ce fait n’est pas isolé. La conséquence, c’est que l’apprentissage n’existe pour ainsi dire plus dans un certain nombre d’industries. Que l’on ajoute à cette lacune les difficultés que la nouvelle loi sur le travail des enfans dans les manufactures, loi nécessaire d’ailleurs, apporte à l’emploi et à la formation des jeunes ouvriers, on se rendra aisément compte de la situation défavorable qui est faite à l’ensemble de nos industries d’art, en concurrence avec l’industrie étrangère, qui ne rencontre pas, au même degré, les obstacles résultant soit de la tyrannie des ouvriers, soit des prescriptions légales.

Ainsi s’explique en partie le nombre toujours croissant d’ouvriers étrangers qui viennent travailler à Paris. Ne pouvant plus compter sur le recrutement normal que fournissait l’apprentissage, les patrons sont obligés de se pourvoir autrement et ailleurs ; ils embauchent des Allemands, des Belges, des Suisses, des Italiens, attirés soit par l’élévation du salaire, soit par le désir de s’instruire dans nos ateliers. Un fabricant a déclaré que les deux tiers de ses ouvriers sont étrangers. Un autre a fait connaître que, n’obtenant pas des ouvriers parisiens un travail actif et régulier (ce qu’il attribue au taux du salaire, qui permet à l’ouvrier de ne paraître à l’atelier que trois ou quatre fois par semaine), il a dû transporter son établissement en Picardie. L’enquête a recueilli maintes déclarations de ce genre. Ce n’est évidemment point pour faire tort aux ouvriers français, leurs compatriotes, que ces patrons acceptent la main-d’œuvre étrangère, car, à tous leurs ouvriers, sans distinction de nationalité, ils paient les mêmes salaires, à la journée comme aux pièces. Ils emploient les étrangers, non-seulement parce que ceux-ci sont plus assidus et peuvent, pour certains travaux, devenir aussi habiles, mais encore et surtout parce que les ouvriers français, qui ont déclaré la guerre à l’apprentissage, ne se renouvellent plus en nombre suffisant. C’est ainsi que les manœuvres imprudentes des grévistes ont produit, pour les industries d’art, cette affluence toujours croissante d’ouvriers étrangers, qui viennent prendre les places laissées vides par les nôtres.

A la concurrence des ouvriers étrangers s’ajoute celle des femmes. Parmi les industries d’art, il en est un certain nombre pour lesquelles le travail des femmes est tout indiqué : telles sont la broderie, la fabrication des fleurs artificielles, l’ornementation des éventails, etc. Les divers articles qui exigent du goût et de l’élégance sont naturellement de leur ressort, et les ateliers parisiens leur ouvrent d’abondantes sources de travail. Il ne serait point désirable que le domaine féminin s’étendît outre mesure. Les moralistes disent avec raison que la place de la femme est au foyer plutôt qu’à l’atelier, et les économistes ajoutent que la bonne ménagère gagne plus en réalité que l’ouvrière salariée. Il y aura toujours cependant un grand nombre de femmes obligées de travailler moyennant salaire, et certaines catégories ne pourront être employées que dans des ateliers. Le seul point qui importe à l’organisation rationnelle du travail et qui doive préoccuper les ouvriers, c’est que la main-d’œuvre des femmes n’entreprenne pas sur le champ plus vaste où se sont exercées jusqu’ici les forces et les aptitudes des hommes. Or on observe que plus nous allons, plus le travail des femmes est en hausse. Les ouvrières supplantent les ouvriers partout où cela peut se faire, et, outre qu’elles se contentent d’un salaire moindre, elles sont plus exactes et plus assidues. On sait comment elles ont pris pied dans l’industrie typographique. Les grèves des ouvriers typographes ont mis en lumière un détail nouveau du mérite des femmes. Celles-ci lèvent la lettre avec une agilité de main qui égale la dextérité des ouvriers les plus habiles; ce sont les femmes qui ont composé, à l’imprimerie Firmin-Didot, la grande collection des classiques grecs. — Que les ouvriers y prennent garde. Les femmes commencent à tenir une grande place dans le travail manuel, et cet empiétement, que l’on ne saurait qualifier d’usurpation, se manifeste principalement dans les industries artistiques, où la supériorité de la main-d’œuvre consiste dans le goût et dans la finesse de l’exécution.

Il paraît certain, d’après l’enquête, que l’emploi des ouvriers étrangers et des femmes est très souvent imposé aux patrons par l’impossibilité de recruter et de retenir en nombre suffisant les ouvriers dont ils auraient besoin. La question des salaires n’a pas été, comme on le prétend, la cause unique, ni même la cause déterminante de cette répartition de la main-d’œuvre, mais elle y a nécessairement contribué, car les industries d’art sont soumises, comme les industries les plus vulgaires, aux conditions générales qui règlent le prix de revient des produits, et elles ont à compter avec le taux des salaires. Il est donc intéressant de consulter sur ce point les indications fournies par l’enquête. La hausse des salaires est constatée dans toutes les branches d’industrie; il ne faut donc pas s’étonner qu’elle se soit produite d’une manière très sensible dans les industries d’art, qui emploient des ouvriers d’élite. Les salaires de 10, 12 et même 20 francs par jour ne sont pas rares dans les ateliers de sculpture, de céramique, de verrerie, d’ébénisterie. D’après les dépositions des patrons, l’augmentation, depuis vingt ans, serait de près du double. Il est vrai que ces salaires élevés sont exposés à de fréquentes interruptions, la vente des produits artistiques étant elle-même fort irrégulière. La commission n’avait point d’ailleurs à décider si la rémunération de la main-d’œuvre est exagérée, comme le disent les patrons, ou insuffisante, comme le déclarent les ouvriers. Cette question ne peut se régler que par la liberté absolue laissée aux deux parties intéressées, les ouvriers et les patrons ayant respectivement le droit d’évaluer, à leurs risques et périls, le prix de la main-d’œuvre. Mais ce qui mérite au plus haut degré l’attention des uns et des autres, c’est la comparaison des salaires français avec les salaires payés à l’étranger, car la concurrence étrangère n’affecte pas moins le travail des ouvriers que le capital des patrons. Or il a été constaté que, dans la plupart des pays, notamment en Allemagne, en Suisse et en Belgique, le taux des salaires pour l’industrie artistique est très inférieur à ce qu’il est en France; d’où il suit que le même produit, fabriqué en France et en Allemagne, par exemple, comporte, du fait de la main-d’œuvre, des prix de revient très différens. Le produit français est plus coûteux, à ce point que le produit similaire allemand peut se présenter sur nos marchés, malgré la distance et les frais de transport, malgré les droits de douane, à un prix de vente égal ou même inférieur.

La modération des salaires, jointe à l’emploi des machines, procure ainsi un avantage très sérieux à nos concurrens étrangers pour un grand nombre de produits dont ceux-ci nous empruntent l’idée et le modèle. S’il est facile d’expliquer et de justifier le renchérissement de la main-d’œuvre en France, et surtout à Paris, où les conditions de la vie sont devenues si coûteuses, il est également permis de faire observer qu’une part de cette augmentation considérable des salaires peut être attribuée à des causes moins naturelles, à la fréquence des grèves, à la pression des syndicats, à des exigences abusives qui sacrifient l’avenir au présent. Quoi qu’il en soit, les conséquences de cet état de choses sont très périlleuses pour le travail national, et elles menacent les industries d’art aussi bien que les autres. Les comparaisons établies devant la commission d’enquête sont décisives. L’écart qui existait déjà entre l’industrie française et l’industrie étrangère, quant aux frais de production, s’est augmenté depuis 1870, particulièrement pour ce qui concerne la main-d’œuvre. Les salaires ont haussé partout, mais nulle part ils n’ont été portés aussi haut que dans les ateliers français. Il faudrait s’en féliciter si ce mouvement correspondait à un accroissement simultané de la production et de la vente ; mais il n’en est pas ainsi. Avec un prix de revient plus élevé, nos produits, à qualité égale, se vendent plus cher et, par conséquent, ils se vendent en moins grande quantité, refoulés des marchés étrangers et poursuivis jusque sur les marchés français par une concurrence qui est de plus en plus active. Voilà le fait incontestable. Ce péril, auquel échappent encore quelques industries privilégiées, compromet dès à présent la plupart des ateliers parisiens. Il n’est pas nécessaire de reproduire ici les chiffres ni les réflexions qui abondent, sur ce point, dans les procès-verbaux de l’enquête. Sauf de très rares exceptions, les industriels appelés devant la commission se sont accordés à déclarer que, non-seulement les étrangers nous serrent de près pour le mérite artistique, mais encore qu’ils nous devancent pour le progrès de la fabrication mécanique et qu’ils obtiennent, par l’économie de la main-d’œuvre, des prix de revient contre lesquels il nous devient difficile de lutter. Le chiffre de nos exportations diminue d’année en année, et c’est l’Allemagne, où l’industrie artistique et décorative n’existait pour ainsi dire pas il y a vingt-cinq ans, c’est l’Allemagne qui est devenue notre adversaire la plus redoutable. Obligée de se défendre contre le renchérissement de la production, l’industrie française se voit en outre condamnée à lutter, à l’étranger, contre les tarifs de douanes. Le grand marché américain, qui était autrefois si largement ouvert, est aujourd’hui fermé par des taxes de 40 à 50 pour 100. Les États-Unis semblent vouloir appliquer aux produits, comme à la politique de l’Europe, la doctrine de Monroe. C’est une triple question d’amour-propre, de protection du travail rational et de fiscalité. Si l’Angleterre, fidèle aux principes du libre échange, continue à recevoir presque en franchise la plupart de nos produits d’art, elle est parvenue à diminuer l’importance de nos ventes sur son marché soit en fabriquant elle-même ce que nous lui fournissions naguère, soit en accordant aux produits allemands une préférence justifiée par un mérite presque égal et par l’avantage du bas prix. Quant à l’Allemagne, dégagée des obligations que lui créaient les traités de commerce et demeurée maîtresse de ses tarifs, elle a usé de cette liberté pour relever les droits de douane, et comme les produits artistiques, considérés comme articles de luxe, se prêtent plus que tous autres à l’application des taxes fiscales, elle a établi sur nos produits des tarifs plus ou moins élevés qui opèrent en même temps comme instrumens de protection. De même en Suisse, en Italie, en Espagne. Les gouvernemens obérés battent monnaie avec la douane et se font de plus en plus protectionnistes pour le salut du budget. De là un grave dommage pour l’industrie française, combattue tout à la fois par la concurrence intérieure et par les tarifs étrangers.

En pénétrant plus avant dans les détails, on observerait d’après l’enquête l’influence que la forme du gouvernement et certains actes de la politique peuvent exercer sur divers groupes d’industrie. En l’état monarchique, la cour et l’aristocratie entretiennent et propagent le goût du luxe, elles donnent le ton et l’exemple, elles favorisent ainsi la consommation des produits qui relèvent de l’art et du faste. Une république, si athénienne qu’on la suppose, sera toujours à cet égard fort dépourvue. Ce n’est point qu’elle manque de courtisans, mais elle manque de cour, c’est-à-dire du marché où s’étalent avec le plus de succès les articles de luxe. La république n’en vaut ni plus ni moins pour cela, et il est permis à ses partisans de ne point regretter cette lacune. On s’explique seulement qu’au point de vue de leur intérêt spécial quelques industries soient disposées à porter le deuil de la monarchie. Voici, par exemple, les fabricans de broderies, de dentelles, etc. Ils rappellent que le grand Colbert, après avoir fait venir de Venise les premiers ouvriers en dentelles, n’aurait point réussi à naturaliser cette industrie en France si les dames de la cour ne l’avaient pas prise sous leur patronage, en se parant, à l’exemple de la reine, des produits imités en France. De là date la fortune du point d’Alençon. Il paraît que la république lui a fait tort. En revanche, la cour de Vienne et la cour de Rome s’appliquent aujourd’hui à restaurer le règne de la dentelle, au profit des fabriques de la Bohême et de Venise. « C’est sous l’influence de la haute société, nous dit-on, que l’on est arrivé à relever dans ces deux pays cette industrie, qui avait complètement disparu. » Évidemment, si la dentelle était condamnée à avoir une opinion politique, elle voterait pour la monarchie, de concert avec les broderies et les rubans. — Les sculpteurs en bois ou en ivoire et les fabricans de vitraux ne sont pas moins sensibles aux incidens de la politique. L’industrie des crucifix est devenue beaucoup moins active. Pour nous servir d’une expression employée dans l’enquête, l’article est démodé. Il a été enlevé des écoles et relégué dans les magasins du mobilier scolaire hors de service; il est à peine toléré dans les tribunaux. C’est une industrie d’art qui se trouve pour l’heure fortement touchée. Quant aux vitraux, qui ont été jusqu’ici employés en majeure partie à la décoration des édifices religieux, les fabricans français sont avisés que « ce débouché se fermera plus ou moins, tôt ou tard. « C’est ce que leur a prédit un honorable membre de la commission, leur demandant d’ailleurs, avec une louable sollicitude, s’ils n’auraient pas en perspective une autre application de leur art. Il y a bien les vitraux d’appartemens, les vitraux civils ou, si l’on veut, laïques, et, comme l’a fait observer un autre membre de la commission, il existe plus d’appartemens que d’églises. Mais il ne paraît pas que l’industrie des vitraux artistiques ait avantage à cette transformation. Elle sera victime de la guerre au cléricalisme, et, lors même que par un juste retour des choses d’ici-bas et surtout des choses de la politique, ce qui est aujourd’hui proscrit et « démodé » redeviendrait bientôt d’usage et de mode, le coup porté n’en sera pas moins rude pour l’une des plus importantes industries d’art, où nous possédons des fabricans et des artistes de premier ordre. Pendant ce temps, les Anglais, les Belges, les Allemands, les Américains perfectionnent leur travail, et ils arriveront à faire mieux que nous.

Ce chapitre encore inédit de l’histoire de la « laïcisation » ne saurait, d’ailleurs, nous arrêter plus longtemps. Il ne s’agit là que d’une question, sinon secondaire, du moins limitée à un petit nombre d’industries. Ce qui est plus important, ce qui intéresse l’ensemble des industries d’art, c’est l’unanime protestation contre les dispositions du projet de loi militaire qui suppriment à peu près toute exemption et toute réduction du service de trois ans. Les jeunes gens, à peine sortis de l’école professionnelle ou de l’apprentissage, oublient ce qu’ils ont appris et ils perdent à tout jamais les qualités nécessaires pour l’exécution des travaux artistiques. Plusieurs déposans ont très énergiquement exprimé leur opinion sur ce point. « Depuis trente ans que je suis à Baccarat, a dit le directeur de cette grande usine, jamais je n’ai vu un jeune homme, après l’interruption occasionnée par le service militaire, devenir un ouvrier distingué. » Interrogé sur l’influence que produit le service militaire sur les élèves de l’école des arts décoratifs, le directeur de cette école, M. Louvrier de Lajolais, a répondu : « Il les tue net. » Et l’honorable directeur a ajouté : « En enlevant ainsi tous les ans la crème des jeunes gens de vingt ans qui n’ont pas terminé leur éducation, on arrivera à un résultat effroyable pour le pays; c’est l’abaissement fatal des têtes de colonne dans l’industrie. Il faut absolument y songer dans la nouvelle loi militaire. » Les sénateurs et les députés qui faisaient partie de la commission, auront à se souvenir de ces déclarations répétées. Selon le témoignage des personnes expérimentées et compétentes, c’est une question de vie ou de mort pour nos industries d’art. Il conviendra certainement d’examiner dans quelle mesure il sera possible de concilier l’intérêt industriel avec les exigences militaires, afin d’assurer le recrutement des ouvriers d’élite qui ont leur rang marqué dans l’armée du travail. Pour ces ouvriers, peu nombreux d’ailleurs, les réductions ou les dispenses de service seraient aussi justifiées que pour les autres catégories de jeunes soldats auxquelles le projet de loi accorde des conditions exceptionnelles.

L’élévation des frais de transport a été plus d’une fois signalée, dans le cours de l’enquête, comme un obstacle sérieux au progrès de l’industrie. Pour la plupart des produits artistiques, représentant une grande valeur sous un faible volume, le coût du transport peut sembler négligeable; mais il en est d’autres, tels que la céramique et la verrerie, qui emploient la houille et des matières pondéreuses et dont les produits sont également de nature encombrante : pour ces industries, les frais de transport exercent une influence réelle sur le prix de revient et sur le prix de vente. De même, la carrosserie de luxe se plaint vivement du tarif appliqué aux voitures par les compagnies de chemins de fer, et elle y voit une cause de ralentissement dans la consommation intérieure et dans l’exportation. Ces critiques méritent assurément d’être examinées avec attention. Telle industrie, établie depuis longtemps dans une région où elle possède une partie de ses matières premières, sa main-d’œuvre organisée, ses traditions de travail, sa renommée, peut se trouver gravement affectée par la question des frais de transport. Il n’est point désirable qu’elle se déplace : ce serait la ruine, non seulement d’usines considérables, mais encore de la population nombreuse qui est attachée aux destinées de ces usines. Une révision intelligente et opportune des tarifs de transport suffit, dans bien des cas, pour maintenir l’activité industrielle des régions qui sont menacées ou pour étendre les rayons d’approvisionnement et de vente. C’est à cela que s’appliquent les compagnies de chemins de fer en matière de tarifs ; elles y ont le plus grand intérêt ; leur premier souci doit être de conserver et d’augmenter les élémens du trafic, en procédant à des dégrèvemens dans la mesure de ce qui est possible, selon les besoins des régions ou des industries qui forment leur clientèle. Rappelons, à cette occasion, que le système du tarif strictement kilométrique, du tarif dit égalitaire, ne se prêterait pas à ces dégrèvemens ; c’est au moyen des tarifs spéciaux que le résultat peut être atteint, sous le contrôle de l’autorité administrative.

Enfin, la concurrence qui nous est faite par les pays étrangers a déterminé plusieurs industriels à réclamer devant la commission le relèvement de nos droits de douane, soit à titre de protection, soit à titre de représailles. Les fabricans de produits artistiques désirent être protégés tout comme les autres, ils veulent avoir leur part du tarif, et ils estiment que la France doit employer contre ses concurrens les armes dont ceux-ci se servent contre elle. Tant que par la supériorité incontestée de leurs produits et par la modicité de leurs frais de main-d’œuvre, ils demeuraient les maîtres sur notre marché, ils ne songeaient pas à solliciter la protection douanière ; ils étaient libre-échangistes. Aujourd’hui que la situation paraît s’être modifiée, ils deviennent facilement protectionnistes. Telle est la logique naturelle des intérêts particuliers. Voici un maître verrier qui, en 1860, était « libre-échangiste forcené, » et qui maintenant demande pardon à Dieu et aux hommes, et à la commission, de s’être laissé un moment séduire par la fatale doctrine. Et pourquoi? Avant 1860, les verres à gaz se vendaient couramment en France de 9 fr. 50 à 10 francs le cent; aujourd’hui les Allemands nous le vendent 4 fr. 50 à 4 fr. 75. Un autre verre, dit le verre prussien, coûtait 12 francs le cent; les Allemands nous le livrent aujourd’hui à 3 fr. 50 et 4 francs, rendu en France, tous frais de transport et tous droits payés. Et il paraît que la concurrence nous prépare d’autre méfaits du même genre dans l’industrie du verre. Voici encore un fabricant de cadres et d’ornemens en bois sculpté. Il déclare que les Allemands nous envoient des baguettes parfaitement travaillées, dont le prix est inférieur de 50 pour 100 à celui des baguettes fabriquées à Paris. Évidemment, si les verriers et les fabricans de baguettes, et bien d’autres, étaient protégés à la frontière contre leurs concurrens étrangers par un droit de 50 pour 100, — pourquoi pas la prohibition? — leur situation et celle de leurs ouvriers s’en trouveraient bien. Mais conviendrait-il au consommateur français, et serait-il d’intérêt général et national, que les produits fussent payés en France le double de ce qu’ils valent en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, partout? La protection accordée à quelques-uns coûterait à tous beaucoup trop cher. Au surplus, ce n’est point avec le secours des tarifs de douane que les principales industries artistiques peuvent se soutenir et prospérer. Il vaut mieux chercher ailleurs le stimulant pour leur progrès et le remède à leur défaillance. La commission ne s’est point arrêtée à l’examen de cette question de la protection et du libre-échange; elle a jugé avec raison que les produits artistiques ne se cotent pas à la douane, que l’œuvre d’art échappe à l’action d’un tarif et que, dans les luttes de la concurrence internationale, l’honneur, sinon toujours le profit, appartiendra au pays qui saura le mieux développer en lui-même ou s’approprier les qualités supérieures, appliquées au génie de l’invention, à la pureté du goût et à la perfection du travail. La question du prix de vente, si importante qu’elle soit, ne vient ici qu’au second rang.

Or l’enquête démontre une fois de plus, par le témoignage de tous les déposans, même de ceux qui s’expriment en termes découragés sur l’avenir de leur industrie, l’enquête démontre que, sous le rapport de l’invention, du goût et de la perfection du travail, la France possède encore les meilleurs élémens, c’est-à-dire les artistes et les ouvriers les plus habiles. Il est bien vrai que, dans son application à l’industrie, l’art français a conquis le monde. Cet hommage nous est rendu par les étrangers qui nous imitent et nous copient. L’art et le goût sont, en quelque sorte, des produits du terroir français, et ils ne se transplantent pas en s’expatriant. L’ouvrier étranger qui est venu s’instruire à Paris ne conserve pas, au-delà de la frontière, le sentiment ni le tour de main acquis dans nos ateliers. L’ouvrier français qui a été attiré à l’étranger perd en peu de temps l’originalité et l’inspiration. Sur ce point, l’enquête a constaté nombre de faits observés dans les différentes industries. « Le goût de nos artistes et ouvriers français, dit un fabricant d’éventails, est une chose inconsistante, fluide, qui s’acquiert par approches et qui semble sortir des pavés... » Le goût des ouvrières n’est pas moins inné. « Nous sommes ici, dit un autre fabricant, dans un milieu intelligent. Nous faisons venir souvent des femmes qui n’ont jamais fait le métier, nous les scrutons; c’est une question de tact de la part du fabricant que de savoir si telle ou telle femme pourra devenir rapidement une éventailliste. « Il faut reconnaître que l’industrie des éventails est vraiment privilégiée, si les ouvriers habiles lui sortent de dessous terre et si les bonnes ouvrières se recrutent au toucher. Ne prenons, dans ces deux dépositions, que le témoignage, un peu exagéré peut-être, du talent naturel, de la faculté d’assimilation qui distingue l’ouvrier français, et qui se rencontre dans tous les ateliers de l’industrie artistique. Aucun autre avantage ne vaut ce premier élément de production. Quand on le possède à la plus haute puissance, on est armé pour vaincre les concurrens. Il ne s’agit plus que d’entretenir ce goût supérieur, de l’élever sans cesse vers la perfection, de renforcer les cadres et les rangs des ouvriers d’élite, dont l’intelligence est si bien disposée à recevoir et à féconder l’enseignement qui lui sera donné. Aussi est-ce dans ce sens que la commission d’enquête a particulièrement dirigé ses études. Tout en constatant les faits industriels, c’est-à-dire les progrès du travail mécanique, les conditions de la main-d’œuvre, le taux des salaires, la concurrence de l’étranger, c’est à la question de l’enseignement qu’elle a cru devoir accorder le plus d’attention. Elle a recueilli sur ce point des informations nombreuses ainsi que des avis très variés, et elle a présenté, par l’organe de son rapporteur, M. Antonin Proust, des propositions dignes d’examen.


II.

Cette question de l’enseignement à l’usage des artistes, des contre-maîtres et des ouvriers n’est pas aussi simple qu’elle le paraît au premier abord. On peut en juger par les avis contradictoires qui ont été exprimés devant la commission. Le dessin est, de l’aveu de tous, la base de l’enseignement. Le dessin, a dit M. Duruy, est « l’écriture de l’industrie. » Faut-il donc l’enseigner, comme la lecture et l’écriture, dans toutes les écoles primaires? C’est ce qu’ont demandé plusieurs déposans. D’autres ont émis le vœu qu’un atelier d’art industriel, comme un atelier de travail manuel, soit annexé à un grand nombre d’écoles, afin que les enfans et les jeunes gens destinés à devenir ouvriers reçoivent à la fois l’enseignement théorique et l’instruction pratique. Quelques-uns se contenteraient d’une organisation plus étendue de l’enseignement professionnel, au moyen d’écoles spéciales destinées à former les ouvriers d’art, soit pour chaque branche d’industrie, soit pour les groupes d’industrie qui comportent les mêmes procédés de travail. Il en est enfin qui n’admettent l’enseignement que par l’atelier et dans l’atelier, considérant que l’apprentissage amélioré et garanti serait préférable aux écoles techniques, générales ou spéciales, dont la création est proposée. Tous les avis s’accordent pour réclamer des perfectionnemens, presque une réforme, dans les pratiques de l’enseignement; ils diffèrent quant à l’adoption des procédés qui conduiraient le plus sûrement au but. Cette différence s’explique par la diversité même des sentimens, des besoins et des intérêts au nom desquels les avis ont été exprimés.

Les directeurs et les professeurs des écoles existantes où l’art décoratif est enseigné d’une manière générale se préoccupent avant tout de créer un enseignement d’ordre supérieur, exigeant plusieurs années d’études assidues, au terme desquelles l’élève serait capable d’appliquer son savoir à toutes les formes de l’industrie artistique. Ils se plaignent de ne pouvoir conserver assez longtemps les jeunes gens admis à leurs cours, parce que ces élèves, pressés de recevoir une rémunération ou un salaire, se contentent d’une demi-instruction qui leur procure un emploi immédiat; c’est ce qui s’observe également pour l’apprentissage. Un autre sujet de plainte, et tout contraire, c’est que les meilleurs élèves, trop confians dans leurs succès, abandonnent souvent la carrière de l’art industriel et profitent de l’accès qui leur est trop facilement ouvert à l’École des beaux-arts pour devenir peintres, sculpteurs, graveurs, etc., manquant ainsi la destination plus modeste, mais plus certaine et plus utile, vers laquelle ont été dirigées leurs premières études. Les renseignemens fournis à la commission d’enquête par M. Louvrier de Lajolais, directeur de l’École des arts décoratifs, sont très complets sur ces différens points. L’école voit passer chaque année sur ses bancs plus de deux mille élèves; mais le quart à peine de ces élèves suit avec une régularité continue les cours de l’enseignement, qui dure en moyenne trois années. Or, d’après M. de Lajolais, il faudrait cinq ou six ans pour faire un dessinateur ou un modeleur utilisable pour l’industrie. Dans ces conditions, les écoles supérieures, consacrées spécialement à l’art décoratif, ne pourront jamais être bien nombreuses. Elles n’ont de raison d’être, et elles ne recruteront un effectif suffisant d’élèves qu’à Paris et dans quelques grandes villes, où se forment naturellement les états-majors de l’industrie régionale. En donnant une part plus grande à l’enseignement du dessin dans les écoles normales d’instituteurs et d’institutrices, ainsi que le demande le rapport de la commission, cet enseignement, qui est le point de départ, se propagera par les écoles primaires, destinées à alimenter les écoles supérieures comme les écoles spéciales ou professionnelles, en faveur desquelles la plupart des chefs d’industrie sollicitent les encouragemens et les subventions des villes ou de l’état. Parmi les écoles professionnelles, les unes confinent à l’usine ou à l’atelier et lui appartiennent; les autres sont organisées soit par les syndicats et les comités de patronage pour les différentes professions, soit par l’état, soit par les conseils municipaux ou par les chambres de commerce dans les grandes villes, et même dans certaines villes d’importance secondaire, qui tiennent à conserver leur réputation depuis longtemps acquise pour une industrie spéciale, comme Limoges pour la céramique, Besançon pour l’horlogerie, Aubusson pour la tapisserie, etc. Cette variété de combinaisons répond, comme nous l’avons dit, à la diversité des besoins et des intérêts; chacun de ces modes d’enseignement a ses avantages comme ses inconvéniens ou ses lacunes. Il n’est point nécessaire d’imaginer de systèmes nouveaux ; il suffirait d’améliorer et de compléter les modes actuels.

L’installation de l’école à proximité de l’usine ou de l’atelier se recommande à tous les titres. Le patron, qui en supporte la dépense et qui compte y recruter ses meilleurs ouvriers, est doublement intéressé à son succès. Quelques chefs d’industrie ont même essayé de joindre l’internat à l’école, afin d’obtenir l’assiduité aux cours et de préserver des tentations extérieures le moral des jeunes ouvriers. Ce serait la forme la plus élevée et la plus parfaite de l’apprentissage ; mais le problème ainsi étendu sera très difficile à résoudre. L’école professionnelle sans internat n’est elle-même praticable que dans une mesure assez restreinte. Il faut que l’établissement auquel elle se rattache soit considérable et que le patron possède de grandes ressources. Ces deux conditions sont nécessaires pour assurer l’avenir des élèves, qui doivent avoir la certitude de trouver, au sortir de l’école, l’atelier ouvert et une place avantageuse dans cet atelier. Par conséquent, s’il convient d’applaudir aux dispositions prises par plusieurs chefs d’industrie pour organiser des écoles professionnelles privées, on doit reconnaître que ce mode d’enseignement demeurera toujours à l’état d’exception.

L’instruction professionnelle des ouvriers d’art sera donc mieux servie ou, du moins, plus généralement répandue au moyen des écoles organisées par l’autorité publique ou par les groupes corporatifs. Mais les industriels entendus par la commission d’enquête sont loin de s’accorder sur le programme de l’enseignement. Les uns veulent que chaque industrie ait son école, les autres admettent que la même école forme des ouvriers et des artistes destinés à exercer différentes industries. Les premiers font observer que l’on ne peut composer un dessin sans connaître à fond la fabrication du tissu auquel il s’applique. Ils déclarent qu’un ouvrier sculpteur doit connaître parfaitement la fibre du bois ou le grain de la pierre qu’il est chargé de fouiller; ils énumèrent les notions multiples et spéciales que chaque genre de travail exige de l’ouvrier, notions qu’un enseignement général et superficiel ne pourrait donner. — Mais alors, répondent les seconds, c’est aboutir à l’impossible. Comment fractionner à ce point l’enseignement? où trouver les ressources pour créer autant d’écoles professionnelles qu’il y a d’industries différentes? Ne vaut-il pas mieux organiser l’enseignement par groupes d’industries similaires, de telle sorte que l’élève ne soit point rivé à un genre unique de travail, qu’il puisse se mouvoir dans un cercle plus étendu, et qu’il soit capable, par exemple, d’être tour à tour, suivant son intérêt ou selon les besoins du marché, tapissier ou ébéniste? — Y pensez-vous ! s’écrie un maître tapissier. Il n’y a pas le moindre rapport entre un tapissier et un ébéniste. Un bon ébéniste ne fera pas un bon tapissier. C’est l’eau et le feu. Et même, dans la tapisserie, que de nuances, combien de différences! Il y a tapissier et tapissier. Je suis un classique; le plus distingué de mes confrères est un romantique. Nos ouvriers, c’est-à-dire nos artistes, doivent être d’espèce toute différente. Avec l’enseignement banal, avec l’école commune, notre industrie serait perdue. Le classique et le romantique s’énerveraient dans la bâtardise. — Ces protestations quasi éloquentes montrent ce qu’il peut entrer de fanatisme dans la pratique de certains arts industriels. La tapisserie veut être autonome. L’ébénisterie n’a sans doute pas une moindre ambition. Comment les mettre d’accord? Comment réunir dans la même école, devant les mêmes modèles, ces artistes ennemis? Chacun prêche pour son art, chacun veut son école ; les bonnes raisons ne manquent pas pour cette division, pour cette distinction de l’enseignement; mais, quand on arrive à l’exécution, à la pratique, cet éparpillement des forces et des ressources enseignantes devient le plus souvent impossible. Il faut s’en tenir, cela est évident, à un certain nombre d’écoles professionnelles qui, par l’enseignement commun du dessin et de l’ornementation, préparent les ouvriers à l’exercice des professions où le sentiment de l’art, le goût, l’habileté de main sont nécessaires. Nous possédons un certain nombre de ces écoles. On espère que les syndicats de patrons et d’ouvriers, constitués en vertu de la nouvelle loi, s’empresseront de les multiplier. C’est peut-être une illusion. En tous cas, la plupart des déposans ont demandé à la commission d’enquête que l’état et les villes fassent de plus grands sacrifices pour doter l’enseignement professionnel. C’est le budget, et toujours le budget, qui est appelé au secours de l’industrie artistique. Des écoles et des millions!

Plusieurs membres de la commission, en réponse à ces demandes, ont fait observer avec raison que l’état ne peut pas tout entreprendre et qu’il appartient aux industriels, isolés ou groupés, de supporter les charges d’un enseignement dont les résultats leur profitent. Il importe en effet, à tous les points de vue, d’étendre le rôle de l’initiative privée et d’obliger les intéressés à faire eux-mêmes leurs affaires. Les recours à l’état et au budget sont, en France, beaucoup trop fréquens. Il faut toutefois reconnaître qu’en cette matière spéciale l’intervention de l’état est nécessaire. On peut la contenir dans les justes limites, mais il est impossible de la supprimer. Elle se justifie par le caractère général et collectif des institutions à fonder et des mesures à prendre dans l’intérêt d’un grand nombre d’industries. Il ne s’agit pas seulement d’ouvrir des écoles, d’entretenir des professeurs et d’attirer des élèves pour tel travail déterminé; à cette tâche les efforts individuels ou corporatifs suffiraient peut-être. Le but est plus haut : sans s’ériger en professeur, l’état a, en quelque sorte, charge d’art, c’est-à-dire qu’il doit et qu’il peut mettre à la portée de la nation tout entière les enseignemens et les modèles à l’aide desquels l’art se transmet et le goût s’épure. L’éducation du public est la première condition du progrès artistique et du progrès industriel. Si indépendant que soit celui qui crée, il puise ses idées et ses inspirations dans l’air ambiant, dans le milieu où il vit et où il voit. Le goût public exerce sur la production une influence certaine. Conserver et répandre dans un pays les règles et la tradition du goût, c’est, à coup sûr, une œuvre nationale, et la collectivité, représentée par l’état ou par la commune, est seule en mesure d’y pourvoir par la fondation et l’entretien des musées et d’autres établissemens artistiques où les foules ont facilement accès. Combien d’industriels se plaignent de fabriquer des produits qu’ils jugent eux-mêmes inférieurs et informes! Ils y sont condamnés par le mauvais goût du public qui est leur client. Quelques-uns avouent que l’ignorance vaniteuse de certains acheteurs les encourage à confondre, dans un travail d’art, les styles, les formes et les couleurs, si même ils ne sont pas tentés de livrer du neuf pour du vieux et la contrefaçon grossière pour l’original ! Toutes les couches du public ont besoin d’être instruites, l’enseignement doit être général ; le goût public, épuré, redressé, est une richesse en même temps qu’un titre d’honneur. Les dépenses faites par la nation en vue de cette instruction générale sont des dépenses fécondes.

C’est ainsi que la plupart des pays européens ont procédé quand, à la suite de l’exposition universelle de 1851, ils ont résolu d’engager la lutte contre la France pour les industries d’art. M. Antonin Proust a énuméré dans son rapport les musées et les collections qui ont été organisées pour former le goût public en même temps que pour instruire les artistes et les ouvriers. L’Angleterre, qui est la terre classique de l’initiative privée, a créé le musée de Kensington et elle possède une administration spéciale (Art-Department) qui a dans ses attributions tout ce qui concerne l’enseignement du dessin. Le budget annuel dont cette administration dispose s’élève à 6 millions. En Allemagne furent successivement organisés le musée d’art industriel, à Nuremberg; le musée national bavarois, à Munich; le musée des arts décoratifs, à Berlin; des musées et des écoles spéciales à Dusseldorf et à Francfort, sans compter les établissemens fondés dans les principaux centres industriels par des associations qui reçoivent de l’état ou des villes de larges subventions. En Autriche, le musée d’art et d’industrie, ouvert à Vienne depuis 1863, est justement renommé. Le musée d’art industriel créé à Moscou en 1863 et l’Institut technologique de Saint-Pétersbourg ont donné une vive impulsion aux progrès des manufactures de la Russie. Quelques-uns des établissemens qui viennent d’être cités ont dû leur création à l’initiative de sociétés particulières. L’état les a ensuite adoptés et faits siens, à raison de leur caractère d’utilité nationale et des dépenses que devait entraîner une extension jugée nécessaire. Mêmes efforts, mêmes sacrifices se rencontrent dans les autres pays, en Suisse, en Belgique, en Suède, etc. Aux États-Unis, la munificence de quelques citoyens a pu suppléer l’action directe de l’état; celui-ci n’est cependant pas demeuré indifférent, et l’on sait avec quelle énergie les Américains du Nord s’appliquent aujourd’hui à produire les articles de luxe et d’art qu’ils demandaient à l’Europe. Devant ces exemples multipliés et concordans, il est impossible de méconnaître le devoir des gouvernemens et des budgets, le rôle qui leur appartient, l’intervention qui leur est imposée, afin de propager les saines notions du goût et de les rendre populaires par l’enseignement que répandent les musées d’art industriel libéralement dotés. Aussi convient-il d’accueillir le vœu émis à cet égard par la commission d’enquête, proposant d’allouer une dotation spéciale qu’elle évalue à 5 millions « pour la création d’écoles et musées d’art industriel et pour encouragemens à donner aux écoles et musées créés par l’initiative privée. » Ne serait-ce qu’au point de vue de la concurrence, le pays doit supporter les dépenses nécessaires pour conserver, en matière de goût et d’art, la supériorité qui lui est si ardemment disputée.

La commission s’est montrée plus réservée au sujet des écoles professionnelles. En présence des avis différens qu’elle a recueillis, elle s’est bornée à demander qu’une impulsion plus grande soit donnée à l’enseignement du dessin dans les écoles normales et primaires, et que les écoles manuelles d’apprentissage participent plus largement aux subventions de la caisse des écoles. Ces propositions évitent d’engager le budget de l’état. « L’impulsion » pour l’enseignement populaire du dessin ne sera pas dispendieuse si l’on se tient dans la mesure que l’intérêt exige et que le bon sens indique. Il suffira de perfectionner les méthodes en complétant l’organisation des cours de dessin dans les villes et dans les régions industrielles où cette étude est le plus utile. L’enseignement donné par l’état ne doit se composer que des principes généraux, dont l’application est ensuite réservée aux écoles spéciales qui forment les artistes et les ouvriers pour les différentes professions. Ces écoles professionnelles existent en assez grand nombre. L’état pourra sans trop de sacrifices subventionner convenablement les écoles nouvelles que les villes et les groupes corporatifs jugeront à propos de fonder.

Enfin, désireuse d’assurer l’unité de direction et des programmes d’enseignement, la commission a recommandé la constitution d’un conseil supérieur et d’une inspection unique pour toutes les écoles d’art. L’organisation du conseil supérieur sera facile; celle de l’inspection unique le sera moins, parce que, les écoles étant réparties entre le ministère de l’instruction publique et des beaux-arts et le ministère du commerce, le contrôle exercé au nom et pour le compte de deux administrations distinctes risquerait d’être affaibli dans son autorité et dans son action. Quoi qu’il en soit, à défaut du ministère spécial des arts, il est à souhaiter que les deux ministères s’accordent pour donner satisfaction au vœu de la commission d’enquête et de son président.

Les travaux de la commission et le rapport de M. Antonin Proust provoqueront sur d’autres points, notamment sur les méthodes d’enseignement, des réflexions et peut-être une controverse qui profiteront au développement et aux progrès de nos industries artistiques. Il faudrait, pour l’étude de ces questions, qui touchent aux plus hautes théories de l’art, une compétence qui me fait défaut. Je préfère terminer cette analyse par une observation générale qui se rapporte à l’ensemble de notre industrie et qui intéresse particulièrement les industries d’art.

La concurrence est aujourd’hui universelle, c’est-à-dire que, dans tous les pays civilisés, les mérites de la production tendent à se niveler pour satisfaire également aux exigences de la consommation générale et aux besoins du luxe. Dans cette lutte effrénée de la concurrence, la prééminence du savoir, la supériorité du goût, la couronne de l’art ne suffisent plus pour assurer la victoire. Alors même que l’on s’est placé aux sommets de l’art, du goût et de la science, il faut tenir compte du prix de revient, et ce prix de revient ne résulte pas seulement des conditions artistiques ni des circonstances économiques; il se compose, pour une forte part, des qualités morales, nous oserons dire de la vertu du patron et de la vertu de l’ouvrier. Vainement vous ouvrirez des musées et vous multiplierez les écoles; vainement vous créerez des cours supérieurs, secondaires et primaires pour l’enseignement national du dessin, avec les meilleures méthodes, avec les maîtres les plus habiles; vainement vous sèmerez par tout le territoire, pour les différentes industries, des écoles professionnelles. Ces musées et ces écoles de tout ordre demeureront stériles si les ouvriers ne les fréquentent pas, s’ils n’y apportent pas l’assiduité et l’ardeur nécessaires, s’ils ne conspirent pas avec l’état et avec les patrons au succès de l’industrie française. Vainement encore obtiendrez-vous des ouvriers comme des patrons l’empressement à s’instruire s’ils ont les uns ou les autres, et à plus forte raison tous les deux, d’excessives prétentions à la rémunération et au salaire, s’ils se créent des habitudes d’existence qui exagèrent les besoins du bien-être. Ils seront vaincus, malgré leur science et leur goût, ils seront inévitablement vaincus par les concurrens plus modestes, plus ordonnés, plus laborieux, qui auront l’ambition moins prompte et se contenteront de moindres salaires. C’est la loi de la concurrence. Or les procès-verbaux de la commission d’enquête constatent que trop souvent, à Paris même, les ouvriers français dédaignent les moyens d’instruction qui sont à leur portée et que les ouvriers étrangers sont relativement plus assidus dans nos écoles. Ils constatent également que l’élévation croissante des salaires coïncide avec un certain abaissement du savoir professionnel et avec la production d’une moindre quantité de travail. S’il fallait en croire quelques industriels, la hausse du prix de revient ne tarderait pas à nous fermer tous les marchés; les industries artistiques finiraient, comme les autres, par y succomber.

Les mœurs déclinent. Voilà certes le symptôme le plus grave, qui nous est, non pas révélé, mais confirmé par l’enquête sur la situation des industries et des ouvriers d’art : voilà le sérieux péril qui menace ces industries et ces ouvriers. Attendons, pour être complètement éclairés sur les conditions du travail en France, la fin de la grande enquête qui se poursuit devant la chambre des députés. C’est la question la plus considérable de notre temps.


C. LAVOLLEE.