Les Jambes de bois

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Traduction par Louis Tarsot.
Fabliaux et Contes du Moyen ÂgeHeath (p. 60-61).
Les Jambes de bois


Mes amis, je vous souhaite à ce renouvellement d’année toute sorte de bonheur ; et par les talents astrologiques que l’on me connaît, je vous prédis que si vos vignes cet automne rapportent beaucoup, vous aurez beaucoup de vin à vendre. Je vais, maintenant, pour vos étrennes, vous conter une aventure qui m’advint dernièrement.

Je me promenais le long d’un bois, quand je vis venir à moi un vilain (que Dieu vous préserve de pareille rencontre) ; mais il avait deux jambes de bois, et je désire pour vous tous le même bonheur. Ceci vous étonne. Un moment d’attention, s’il vous plaît, et vous penserez comme moi quand vous m’aurez entendu.

J’accostai le manant pour causer. Dans la conversation, je lui parlai de son malheur et voulus savoir depuis quand et comment il lui était arrivé. « Malheur ! s’écria-t-il ; sachez, Sire, que je ne le regarde point comme tel, il s’en faut de beaucoup, et je vous prie même, au contraire, de m’en faire compliment. » Cette façon de penser m’ayant beaucoup étonné, je le fis expliquer ; il parla ainsi : « Depuis que je n’ai plus de jambes, je n’ai plus besoin de bas ni de souliers, et d’abord voilà une épargne et par conséquent un grand avantage ; mais ce n’est pas le seul. Quand je marchais, j’avais toujours à craindre de me heurter contre une pierre, de m’enfoncer une épine dans le pied, de me blesser enfin et d’être obligé de garder le lit sans pouvoir travailler. Maintenant, pierres et cailloux, boue et neige, tout m’est égal. Le chemin serait pavé d’épines que j’y marcherais sans la plus petite inquiétude. Si je trouve un serpent, je peux l’écraser ; si un chien veut me mordre, il ne tient qu’à moi de l’assommer ; si ma femme est méchante, j’ai de quoi la battre ; enfin, me donne-t-on des noix ? mon pied les casse ; suis-je auprès du feu ? mon pied l’attise ; et après sept ou huit ans, quand mes jambes m’ont rendu tous ces services, je suis encore maître de m’en chauffer. » Or, maintenant, mes amis, je vous demande si tant d’avantages ne méritent pas quelque considération, et si vous n’agiriez pas prudemment peut-être de vous faire couper les deux jambes pour avoir le même bonheur que le vilain.