Les Lapidaires de Septmoncel, une tribu industrielle dans le Jura

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Les Lapidaires de Septmoncel, une tribu industrielle dans le Jura
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 21 (p. 375-401).
LES LAPIDAIRES
DE SEPTMONCEL

UNE TRIBU INDUSTRIELLE DANS LE JURA.



Il y a sur un des plateaux les plus isolés, les plus abrupts de la ligne jurassienne, une peuplade singulière au sein de laquelle on peut observer le travail industriel uni à la vie de famille sous une forme spéciale et avec une organisation des plus simples. Après les centres les plus considérables de l’activité manufacturière, après ceux qui sont le plus en évidence, qui occupent des milliers de bras, qui livrent à la consommation des masses de produits, notre pays compte des centres ignorés, en quelque sorte perdus, et où s’accomplissent avec régularité, sans bruit, des travaux dont l’importance n’est peut-être pas suffisamment appréciée. Dans le domaine de l’industrie, que de variétés multiples, que de détails infinis, mais curieux même dans leur petitesse, parce qu’ils servent à établir certains contrastes, et nous aident à pénétrer dans le mouvement intérieur qui constitue la vie réelle des populations! C’est préoccupé de cette importance des petits foyers industriels qu’il y a quelque temps je partais pour le Jura, où je comptais visiter un de ces groupes trop peu connus, et bien dignes pourtant d’attirer l’attention des économistes, — celui des lapidaires de Septmoncel. — Le fidèle récit de cette course à travers une des plus âpres régions de la France m’a paru le meilleur moyen de présenter sous leur vrai jour quelques questions souvent débattues sur la vie domestique et le régime moral des populations ouvrières. Avant d’atteindre jusqu’à ce qu’on peut nommer faire septmonceloise, il faut traverser une des parties les plus pittoresques du Jura. Les beautés naturelles semées à chaque pas dans ces montagnes suffiraient seules pour y appeler les voyageurs, et pourtant ce pays est peu visité; les perspectives qu’on y rencontre, la vie qu’on y mène, sont presque inconnues. Le Jura français compte à peine parmi les régions où s’en va chaque année le flot grossissant des touristes. La Suisse, l’Italie, les bords du Rhin, voilà les lieux classiques où se presse cette foule moutonnière, toujours jalouse d’emporter avec elle la nomenclature des admirations qu’elle doit ressentir. Parlez du Jura à ces coureurs effarés, ils ne croiront jamais le traverser assez vite, et ils ne voudraient pas allonger leur itinéraire pour en interroger les replis capricieux et les pittoresques sommets.

Comme tous les pays de montagnes, le Jura ne consent du reste à se révéler qu’aux voyageurs qui le visitent sans précipitation, et qui savent au besoin s’écarter des routes frayées. A vrai dire, ce pays demande à être parcouru à pied. On a vanté sous toutes les formes, surtout depuis certaines pages de Rousseau, le charme des excursions pédestres; on a dit que les voyages à pied sont ceux qui excitent en nous les plus vives sensations. Ils sont à coup sûr ceux qui permettent le mieux à l’âme humaine de se sentir la maîtresse de ce monde, et ceci reste vrai, même après les merveilleuses conquêtes réalisées de nos jours dans l’industrie des transports. Il ne suffit pas d’aller vite : l’intérêt réel est au terme où se dirigent nos désirs, là où il nous semble que l’aiguillon de la vie deviendra plus pénétrant et plus sensible. Supposons les facilités de la locomotion encore agrandies, l’homme n’en sera pas moins obligé de savoir s’arrêter souvent, s’il veut étudier, s’il veut connaître les mille variétés des régions qu’il traverse. Pour notre part, c’est avec ces pensées que nous avons visité le Jura, en y voyageant à pied la plupart du temps. Sans doute des pérégrinations pédestres ayant un objet spécial laissent moins de liberté aux mouvemens, moins de place au caprice que les courses de pure fantaisie; cependant la tâche méthodique qu’on s’est imposée n’a pas nécessairement pour effet de rendre insensible aux charmes de l’imprévu, ni, en présence des saisissans aspects de la nature, de comprimer l’essor de la pensée.

L’intérêt d’un voyage à pied dans le Jura, pour ceux du moins qui comme nous se dirigeraient vers Septmoncel, commence à Lons-le-Saulnier. Lorsqu’on veut gagner cette ville en venant de Paris, on quitte à Châlon-sur-Saône la grande ligne de fer de la Méditerranée. Entre Châlon et le chef-lieu du département du Jura, rien qui soit digne d’arrêter les yeux; on se prend à regretter les humbles coteaux de la Bourgogne, d’où l’on vient de sortir. Des plaines très légèrement ondulées y rappellent un peu celles de la Flandre, quoique recouvertes d’une végétation bien moins vigoureuse. Aux abords de Lons-le-Saulnier, quelques hauteurs abruptes se dessinent à l’horizon, mais elles n’ont point encore la majesté des montagnes. Si vous exceptez un ou deux villages perchés sur des coteaux et cachant à demi leurs blanches maisons derrière des groupes d’arbres, vous ne découvrez nulle part de sites animés ni de vivans paysages. Quoiqu’elle n’ait ainsi presque rien dans son entourage qui mérite d’être remarqué, la ville de Lons s’est vue trop négligée jusqu’à ce jour. La situation qu’elle occupe aux limites extrêmes du haut et du bas Jura suffit pour qu’elle offre un réel intérêt à tout voyageur un peu curieux des contrastes. On est ici à peu près comme dans ces régions célèbres du nord de l’ancienne Grèce où l’on avait sous la main, d’une part les molles vallées de la Thessalie, et de l’autre les âpres sommets de l’Hémus.

Il semble difficile de s’expliquer de prime abord comment Lons-le-Saulnier a pu se former si loin de toutes les voies suivies par le commerce. Que le choix de cet emplacement n’ait pas été néanmoins un pur effet du hasard, cela devient évident dès qu’on sait qu’il existe aux portes de la ville des puits salés qui lui ont valu son surnom, et qui étaient connus dans les temps les plus reculés. On aura bâti là quelques cabanes pour loger les ouvriers, et le village se sera grossi peu à peu par suite du développement des exploitations. Le titre de chef-lieu de préfecture que reçut Lons-le-Saulnier lors de la division de nos anciennes provinces en départemens, sans doute à cause de sa position à peu près centrale, amena nécessairement une certaine extension de la cité[1]. Dans une ville si nouvellement échappée à une longue obscurité et arrivée d’hier à une sorte d’existence publique, il semble qu’on devrait se montrer favorable aux innovations modernes, et désireux de s’approprier les récentes conquêtes de l’industrie. On est loin de là : la population se complaît dans l’immobilité de ses anciens usages. La classe aisée même n’a pas l’idée de ce comfort qui a pris une si large place dans les habitudes de la société contemporaine. Tandis que dans beaucoup de villes de province on pousse trop loin l’ambition d’imiter Paris, à Lons-le-Saulnier on n’éprouve pas d’autre désir que celui de continuer à se ressembler à soi-même. Aucune application un peu étendue dans l’ordre industriel ne vient d’ailleurs stimuler les activités locales. Si l’on porte les yeux sur les objets qui se fabriquent dans le pays, vêtemens, outils, ustensiles de ménage, on leur trouve un aspect primitif, disgracieux et grossier, qui atteste l’état arriéré de l’industrie. Le travail des salines situées à Montmorot, aux portes mêmes de la ville, n’offre pas des conditions bien propres à rendre les bras habiles et à exercer les esprits. Ce travail est une simple besogne de manœuvres[2]. Supposez cependant que Lons-le-Saulnier eût recelé quelques germes de l’esprit d’entreprise, cette ville aurait pour ainsi dire trouvé des capitaux sous sa main, à Genève, où ils abondent; elle aurait fait comme une autre ville de l’est placée dans une situation analogue, Mulhouse, qui, animée au plus haut point par le génie de l’industrie, a su tirer si bon parti de son voisinage avec les capitalistes de Bâle[3].

Que la vie intellectuelle ne puisse posséder beaucoup de ressources dans un pareil milieu, on le devine sans peine. Point de sociétés particulières pour la stimuler et la soutenir. Certes il ne manque pas dans le Jura d’hommes instruits qui, du fond de leurs bibliothèques, savent s’associer au mouvement intellectuel de l’époque; il y en a certainement à Lons-le-Saulnier; mais on les trouvera plutôt sur d’autres points du département, — par exemple dans l’ancienne ville parlementaire et universitaire de Dôle, dans la cité abbatiale et épiscopale de Saint-Claude, ou bien même dans certaines bourgades des montagnes, où l’homme, emprisonné si longtemps par les neiges, demande tout naturellement à l’étude un moyen d’occuper les loisirs de l’hiver. L’ignorance, qui est fort commune dans la masse de la population de Lons-le-Saulnier, n’y étouffe point des instincts natifs de clairvoyance tout à fait caractéristiques. Seulement ces instincts ne jaillissent pas d’eux-mêmes au grand jour, le tempérament local n’étant rien moins qu’expansif; on est obligé de fouiller un peu pour les découvrir. Chacun ici se concentre volontiers au dedans de lui-même. Sous ce rapport, la différence est grande entre le pays jurassien et la Bourgogne, ou même d’autres parties de la Franche-Comté, où la causerie, toujours facile, devient si promptement pétulante. La réputation de froideur date de loin pour les habitans du Jura. Le hardi et turbulent duc de Bourgogne, qu’enveloppèrent si souvent les trames de son taciturne adversaire de Plessis-lès-Tours, les accusait déjà dans des discours publics d’apathie et de faiblesse[4] : reproche injuste dans les circonstances où il était fait, mais qui indique sous quel jour dès lors se dessinaient les caractères.

L’absence d’expansion, ou, si l’on veut, la réserve outrée qui entrave la manifestation des sentimens individuels, jointe à l’attachement aux vieilles routines, porte à croire que le chef-lieu du département du Jura conservera longtemps sa physionomie présente. En vain cette ville sera réunie par quelque embranchement ferré au réseau de nos grandes lignes; elle n’en profitera guère pour se transformer. On dirait un nid où le germe du progrès n’est point suffisamment échauffé pour éclore. L’immobilité locale tient moins à l’isolement qu’aux dispositions natives de la population. Toute industrie propre à stimuler les volontés fait absolument défaut. Les bras prêtent à des productions vulgaires le concours de la force matérielle, rien de plus. La réflexion, le coup d’œil, le sentiment des proportions, en un mot tout ce qui exige dans le travail l’intervention de la partie la plus noble de l’homme paraît chose superflue. Dans le bas Jura au surplus, l’état des esprits est à peu près le même partout. Tandis que dans la partie montagneuse l’homme, en lutte avec la rigueur du climat et l’âpreté du sol, déploie la plupart du temps une industrieuse activité, on le voit dans les plaines, sous un ciel plus clément et sur une terre moins rebelle, s’abandonner volontiers à un incurable engourdissement.

Deux routes conduisent, de Lons-le-Saulnier à Septmoncel, l’une par Clairevaux, l’autre par Orgelet; elles se rejoignent près de Saint-Claude. La première est la plus pittoresque; c’est celle que nous avons suivie. Quoique très montueuses l’une et l’autre, elles sont sûres et commodes, je ne parle pas pour les voyageurs à pied, qui s’arrangent de tout, mais même pour les voitures. On peut aujourd’hui en dire autant de toutes les grandes routes du département du Jura. Le temps n’est pas loin de nous d’ailleurs où elles étaient dans le plus déplorable état. A peine y a-t-il trente ans qu’on a entrepris de les améliorer ou plutôt de les reconstruire. Les anciennes voies qu’on découvre encore çà et là le long de côtes abruptes attestent d’une façon irrécusable l’importance des travaux effectués. Ici on a supprimé au moyen de profonds remblais des détours fatigans, là on a substitué à des pentes périlleuses une ligne qui s’élève doucement en spirale entre des ravins et des rochers taillés à pic. Les voies nouvelles sont entretenues avec un soin extrême.

En quittant Lons-le-Saulnier, la route monte presque au sortir de la ville. On laisse derrière soi d’abord les vignes qui recouvrent les premiers coteaux, puis les noyers gigantesques qui ombragent les premiers vallons. On arrive assez vite à la région des sapins, ces hôtes privilégiés des montagnes, qui défient la sévérité du climat sur des chaînes plus élevées que celle du Jura, quand tous les autres arbres ont disparu. On dirait que sous leur aspect morne et triste les sapins ont pour mission de représenter la vie jusqu’aux limites où la nature est obligée de s’avouer vaincue par le froid. Quoique dans le Jura la température ne s’oppose pas à toute autre végétation, il arrive souvent que le sol pierreux et pauvre ne pourrait nourrir des arbres moins accommodans que ceux-ci. Cela n’empêche pas les sapins de ces montagnes d’atteindre des proportions inconnues aux pays de plaine. On les voit fréquemment s’élancer à des hauteurs prodigieuses, d’étage en étage, le long de gorges étroites, entre des roches nues confusément entassées. De temps en temps leurs rameaux noirâtres voilent l’horreur d’un précipice. Groupés parfois sur des cimes qui dominent de sauvages ravins, ils y forment une sorte d’encadrement autour de quelques croix en bois ou en fer que la piété locale a plantées. Ces monumens, si modestes qu’ils soient, contrastent avec la tristesse de la nature environnante. Dans ces lieux où les forces du monde matériel semblent triomphantes au sein d’une sorte de chaos, on les croirait destinés à rappeler la souveraine domination de l’esprit sur la matière.

Ces perspectives désolées ne se continuent pas longtemps sans diversion. C’est le caractère, c’est le charme des pays de montagne de changer à tout moment d’aspect. Le paysage revêt çà et là un air de vie et de gaieté. On peut descendre de temps en temps dans de verdoyantes vallées, que bordent des murailles d’acacias et de troènes enrubannés de liserons en fleurs. Il faut bien le dire cependant, c’est à peine si le voyageur a quelques semaines au commencement de l’été pour voir ces vallons dans tout leur éclat. Le soleil, en y concentrant ses rayons comme au foyer d’une lentille, y dessèche bientôt la végétation, qu’un tardif printemps vient de faire éclore. Au milieu du jour, les chaleurs y sont alors aussi étouffantes que dans les sables de la zone torride. Pas un insecte n’y fait entendre son cri, pas une feuille n’y remue; seulement la nature a pris soin d’y ménager une assistance précieuse en plaçant pour ainsi dire à chaque pas des sources fraîches et limpides. Parfois l’eau, qui s’est filtrée d’elle-même à travers les roches, vient remplir quelque réservoir naturel où elle se renouvelle incessamment; parfois elle descend de la montagne en minces ruisseaux, ici pénétrant dans les fentes des rochers, là roulant en cascades; plus loin, elle sort tout à coup d’un mamelon du coteau et vient tomber en éclats sur la pierre nue ou se perdre mollement sous la mousse[5].

Toute cette partie du Jura est peu habitée. Le long même des grandes routes, les villages sont fort rares; quant aux chaumières isolées, à peine l’œil en aperçoit-il quelqu’une de loin en loin sur le penchant des collines. Le second jour de notre excursion, n’ayant pu gagner avant le coucher du soleil la bourgade la plus voisine, nous nous arrêtâmes dans une de ces chaumières. La maisonnette était située au bord d’un ravin profond; elle était construite en bois et en terre, et couverte avec de légères lames de bois découpées en forme d’ardoises, qu’on nomme dans le pays tavaillons ou ancelles. Ces lames noirâtres descendaient le long des murs extérieurs et les enveloppaient dans toute leur étendue, de manière à les garantir de l’atteinte des pluies. Un groupe de sapins plantés alentour contribuait à prêter un aspect assez sombre à l’ensemble de ce petit paysage. L’intérieur de cette cabane, qu’occupaient un bûcheron et sa famille, n’était ce jour-là guère moins triste que le dehors, non qu’en y pénétrant on fût frappé par le délabrement de la misère. L’ameublement était fort simple, grossier même, mais propre. Les lits, rangés autour des murailles, étaient à demi cachés par des armoires luisantes; une table en cerisier, dont le rouge pâle rappelait celui de l’acajou quand il est nouvellement mis en œuvre, décorait le milieu de la chambre. Ce n’est pas non plus que le malheur, qui prend partout indifféremment ses victimes, se fût abattu à l’improviste sur cette modeste demeure. L’attitude silencieuse du père de famille et surtout les regards encore humides de la mère révélaient seulement qu’on y était sous l’impression d’une scène émouvante. Le matin même en effet, deux des filles du bûcheron, mariées la veille, avaient quitté le toit paternel pour aller habiter, suivant l’usage, chacune dans la famille de son mari. Quoique prévue, cette séparation, succédant de si près aux fêtes de ce double mariage, avait produit un déchirement cruel chez ceux qui restaient, et elle leur faisait trouver la maison bien grande. L’accueil empressé qu’on eût fait en tout temps à un étranger fut ce jour-là peut-être plus cordial encore. Mon arrivée soudaine apportait une diversion très opportune aux préoccupations de la famille. Gagné par la franche bonhomie de mes hôtes, je restai quelques jours avec eux, parfaitement placé là du reste pour examiner les conditions de la vie locale.

Quoiqu’encore éloigné des plus hautes cimes du Jura, qui touchent aux frontières de la Suisse, nous nous trouvions déjà complètement engagé dans la montagne. Le sol est partout ici fort ingrat, et semble ne céder qu’avec regret un maigre produit aux efforts, aux sollicitations du travailleur. Pour fixer sa destinée dans un tel milieu, il faut que l’homme tienne à disputer à la nature les moindres ressources qu’elle recèle; il faut quelque chose de cet esprit qui le pousse à s’établir jusque dans les sables des régions tropicales ou jusque sous les glaces des pôles. Si clairsemée que soit la population sur les premiers escarpemens du Jura, on peut se demander, en voyant la pauvreté de la terre, par quel élément de travail elle subvient à ses besoins. La culture des céréales et celle des plantes alimentaires est nulle ou à peu près. Des pâturages existent, il est vrai, sur le penchant des coteaux, mais il faut une bien grande étendue de terrain pour nourrir quelques têtes de bétail. A défaut de ressources naturelles, on n’a pas importé ici, comme on l’a fait un peu plus loin, des moyens artificiels de travail. L’industrie proprement dite se montre à peine; elle n’apparaît guère que dans quelques rares scieries, où l’on utilise l’eau des torrens pour mettre en jeu des moteurs hydrauliques et débiter mécaniquement le*s sapins de la montagne. Un seul genre d’occupation s’offre aux habitans, l’exploitation des bois. Ce pays est essentiellement un pays de bûcherons. Quoique des plus simples, la tâche de ces modestes travailleurs est moins commode qu’il ne semble de prime abord. Ainsi, pour opérer le transport des troncs d’arbres sur un terrain aussi tourmenté, on a besoin de recourir à des procédés qui ne manquent pas de hardiesse, et qui réclament un déploiement de force considérable. Là où les ravins qui séparent les hauteurs se rétrécissent le plus, on prend soin de coucher au-dessus de l’abîme de longs arbres, de manière à former une sorte de pont sur lequel on puisse traîner les sapins. L’espace à franchir est-il un peu plus large, on tend de grosses cordes d’une rive à l’autre, et on fait passer les troncs d’arbres suspendus dans les airs. S’il faut descendre des pentes inégales et raboteuses, qui ne permettent pas de faire rouler l’arbre en l’abandonnant à son propre poids, on le place longitudinalement sur deux paires de roues, de telle sorte qu’il compose à la fois le chariot et le chargement. Comme les sentiers sont fort étroits, on ne peut atteler à ce grossier véhicule qu’un seul bœuf, qu’à tout moment le bûcheron est obligé de seconder en poussant lui-même la voiture.

De tels travaux ne sauraient procurer à ceux qui les exécutent un salaire fort élevé. Aussi, sous le toit des bûcherons du Jura, l’installation intérieure est-elle partout d’une simplicité extrême, et la vie des plus frugales. Cependant les familles se contentent de ce qu’elles ont; si elles forment quelque désir, comme il arrive dans toutes les conditions, du moins est-il vrai qu’elles ne convoitent point une autre destinée. Cette terre, si avare de ses dons et si longtemps enfouie sous les neiges de l’hiver, on l’aime avec la passion commune à tous ceux qui sont en rapports continuels avec le sol, plus vive encore dans les montagnes que dans les plaines. Des habitudes simples, mais régulières, des sentimens naïfs, mais droits, l’attachement voué à une rude existence, l’union maintenue dans la famille, sous l’autorité respectée de son chef, tels sont les principaux traits qui nous frappèrent dans l’humble intérieur où le hasard nous avait fait pénétrer. Plus tard, nous avons pu opposer, sous le rapport moral, les aspects de cette partie si peu habitée du Jura, où le travail n’agit que sur le sol, à ceux de la partie la plus populeuse de ces montagnes, où l’industrie a importé tant d’applications diverses. Là-bas, tout est mouvement, effort, aspiration vers le mieux; ici, tout est encore immobilité, calme, résignation. L’homme n’éprouve pas sur ces deux points, pourtant si voisins, un égal besoin d’échapper à la nature qui l’enserre, et dès lors il n’a pas la même énergie; cette différence se dégageait d’elle-même du tableau déroulé sous nos yeux.

Par une singularité fréquente dans les pays de montagne, nous devions maintenant descendre presque continuellement des pentes abruptes jusqu’au pied même du groupe de Septmoncel. Nous étions à peu près sur le point culminant de la première arête du Jura. Un panorama d’un caractère nouveau se déroulait sous nos yeux. L’horizon, toujours si rétréci depuis Lons-le-Saulnier, s’était tout à coup singulièrement étendu du côté de l’est. Il était fermé, dans un lointain nuageux, par une triple rangée de coteaux superposés en forme d’amphithéâtre, quelquefois recouverts d’une végétation vigoureuse, le plus souvent nus et arides. Au bas de cette ligne éloignée, on apercevait çà et là les eaux torrentielles de la Bienne, profondément enfouies entre deux hautes murailles de rochers si droits et si lisses qu’on les dirait tranchés avec la scie. Ce tableau reste déployé devant les regards, quoiqu’en perdant peu à peu de sa grandeur, jusqu’à ce qu’on ait gagné le bord même de la rivière. Alors un défilé creux et étroit conduit à la ville de Saint-Claude, auprès de laquelle commence ce qu’on appelait naguère encore l’ascension de Septmoncel. Il y a peu d’années, on ne pouvait atteindre ce dernier village que par un sentier difficile et fatigant. Au moment même où nous nous disposions à partir de Paris pour le Jura, nous recevions une lettre qui peut donner une idée de l’ancien état des choses, et qui nous était écrite par un personnage fort âgé, dont la verte et studieuse vieillesse s’écoule paisiblement dans une des vallées les plus solitaires de ce pays. « Pour vous élever jusqu’à Septmoncel, disait notre correspondant, ce ne serait pas trop d’avoir à votre disposition les engins des célébrités aéronautiques que vous avez possédées à Paris, et qui pendant un moment ont fait accourir la foule. » C’était là cependant un anachronisme : depuis que l’auteur de cette lettre n’avait escaladé ces montagnes, on avait construit sur le flanc des rochers une route spacieuse qui pénètre jusqu’au centre du village, situé à 1,286 pieds au-dessus de Saint-Claude, et à 3,214 pieds au-dessus du niveau de la mer. Mais jugez du nombre et de l’étendue des détours décrits par cette route : tandis qu’à vol d’oiseau il y a entre Saint-Claude et Septmoncel moins de 2 kilomètres, il y en a plus de 10 par le nouveau chemin.

Pendant la moitié de la route, on domine une vallée que traverse un torrent assez ambitieusement nommé Flumen. Ce torrent mérite toutefois qu’on en remonte les bords jusqu’à 2 ou 3 kilomètres au-dessus de sa jonction avec la Bienne, près de Saint-Claude, car ses eaux forment à cette distance une cascade fort belle, la plus belle sans contredit de tout le Jura, où les chutes de ce genre sont cependant si multipliées. Le Flumen tombe de 12 à 15 mètres de haut, et l’onde écumeuse roule aussitôt entre quelques arbres gigantesques sur le vert tapis des prés. Au moment d’arriver à sa chute, ce même ruisseau met en jeu plusieurs moulins perchés d’une façon pittoresque sur le revers de la montagne, et qui sont à peu près à moitié chemin de Saint-Claude à Septmoncel.

Quoique le plateau de Septmoncel, qu’on atteint vite une fois que ces moulins ont été dépassés, se trouve, comme on vient de le voir, à une hauteur considérable[6], on n’y jouit pas d’une perspective étendue. L’horizon y est subitement j’étréci par quelques cônes élevés, auxquels les larges interstices qui les séparent ne permettent pas néanmoins de procurer au village un abri contre les vents. L’air est ici très vif et très froid ; la température permet à peine à quelques arbres fruitiers de grandir, et encore leurs fruits mûrissent-ils mal. Le groseillier, par exemple, dont l’humeur est pourtant si facile, a besoin d’être mis en espalier et dans une exposition choisie pour que ses grappes finissent par s’empourprer. Le point culminant du village de Septmoncel est occupé par l’église, à laquelle mène une espèce de rue très raboteuse où les pluies ont dégradé d’anciennes marches en pierre qui ne servent aujourd’hui qu’à embarrasser la voie publique. Celles la commune de Septmoncel serait assez riche pour améliorer ses chemins[7], mais personne n’en éprouve le besoin. On est tellement accoutumé aux routes difficiles qu’on ne s’aperçoit même pas qu’une voie soit incommode. Je me suis trouvé à Septmoncel le jour d’une grande solennité religieuse, la Fête-Dieu; j’ai vu ces chemins défoncés, ces sentiers raides et pierreux parcourus par une procession d’un pas aussi sûr et aussi solennel que si elle avait suivi une des plus belles rues de nos cités.

Le pays environnant Septimoncel est à peine frayé par les pas des hommes; aussi est-il hanté de temps en temps, l’hiver surtout, par des hôtes farouches assez nombreux, des loups et des ours. Lorsque les grands froids durent longtemps, les loups s’avancent jusqu’aux abords des villages. Quant aux ours, en aucune saison ils ne se rapprochent autant des lieux habités[8]. C’est envers le bétail seulement qu’ils se montrent agressifs. Ainsi durant les nuits d’été, que les troupeaux de vaches passent en plein air[9], les ours rôdent incessamment pour surprendre quelque bête isolée. Lorsqu’elles sont réunies, les vaches savent bien se protéger. Laissées sans garde dans les montagnes, elles ont l’instinct, lorsque la nuit arrive, de se coucher en rond par groupes serrés autour de quelque arbre de la forêt, de manière à présenter de toutes parts un front inattaquable. Vainement on fait aux bêtes fauves une guerre énergique, vainement on célèbre dans ce pays, à peu près comme en Afrique quand il s’agit de la destruction des lions, les chasseurs qui déploient le plus d’audace et obtiennent le plus de succès : l’ennemi trouve toujours des retraites inaccessibles dans les voisines montagnes de la Suisse. Ces refuges empêcheront probablement d’en détruire complètement la race, comme en Angleterre on y a réussi.

Sur ces plateaux sauvages, le sol est partagé en forêts, pâturages et terres complètement improductives. Le domaine de la culture y est encore plus restreint que sur les premières arêtes où nous avions séjourné. Les produits que la population du district de Septmoncel tire du travail agricole ne suffiraient pas pour la nourrir durant trois mois de l’année. Il aurait donc fallu, si l’on s’en était tenu aux seules ressources que fournit la nature, ou mourir de faim ou se résigner, comme les nomades enfans de l’Auvergne, du Limousin et de la Marche, à des expatriations plus ou moins prolongées; mais l’habitant de Septmoncel n’aime pas à quitter son pays natal, surtout pour aller vivre ailleurs au milieu de travaux différens de ceux qui lui sont familiers. Il est parvenu à se créer une occupation chez lui, à suppléer par le travail industriel au travail agricole qui lui faisait défaut. Il a si bien approprié ses conquêtes aux exigences de sa situation spéciale, que l’exercice de son industrie suffit pour presque tous les jours de l’année. Beaucoup de familles mêmes ne participent aucunement aux rares travaux de l’agriculture. La moitié au moins ne possède ni un lambeau de terre, ni une tête de bétail.

Quelle est donc cette industrie qui est devenue la mère nourricière de toute la population? Le travail local ne ressemble ici en rien à celui qu’on rencontre dans d’autres régions montagneuses de la France. Ce n’est ni la fabrication des rubans comme dans les montagnes du Forez, ni la confection des dentelles comme dans les montagnes de l’Auvergne, ni le tissage à domicile comme dans les montagnes des Vosges, ni aucun travail se rattachant de près ou de loin au groupe des fabrications textiles. L’industrie qui s’est implantée sur ces plateaux, et dont le siège principal est à Septmoncel, s’étend sur le territoire d’une douzaine de communes; elle y occupe de 3,000 à 3,500 personnes, et elle entretient ainsi des germes de vie là où la nature n’avait guère placé que la désolation : c’est la taille des pierres précieuses[10]. On s’émerveille à bon droit d’un tel fait comme d’un prodige. Il est difficile de s’expliquer comment cette industrie est venue s’implanter sur ces montagnes, tandis qu’elle ne s’est acclimatée sur aucun autre point de la France, si ce n’est à Paris, où les incessans appels de la joaillerie rendent suffisamment compte de son existence. Encore est-il vrai qu’elle a eu besoin, pour se développer dans la capitale, du concours de quelques essaims partis de la ruche jurassienne.

On ne saurait fixer le moment où Septmoncel a vu commencer la taille des pierres précieuses. Tout ce qu’on sait, c’est qu’elle y est héréditaire depuis fort longtemps; elle s’y est développée surtout depuis un siècle. Il n’y a qu’une seule autre localité dans le monde qui soit en possession d’une industrie analogue, restant ainsi traditionnellement entre les mains des mêmes familles : je veux parler d’Amsterdam, si renommée pour la taille des diamans, et dont je visitai les usines après mon voyage dans le Jura[11]. Quelques traits différentiels entre la constitution de l’une et de l’autre fabrique méritent d’être mentionnés, parce qu’ils sont de nature à mieux faire ressortir certaines singularités du travail septmoncelois.

Il y a une première et notable différence entre le traitement des pierres précieuses dans le Jura et la taille des diamans en Hollande, c’est qu’en France le lapidaire travaille chez lui, en famille, tandis que le travail s’exécute là-bas dans des établissemens renfermant plusieurs centaines d’ouvriers, pourvus de puissans appareils à vapeur et présentant l’aspect d’ateliers industriels de premier ordre. Le régime intérieur de ces grandes fabriques, considéré dans ses caractères essentiels, ne ressemble en rien cependant à celui des usines ordinaires. L’ouvrier n’y est point rétribué par l’établissement où il travaille, c’est lui qui paie une redevance aux propriétaires. Il loue une place dans l’usine, comme cela se pratique dans un marché ou dans un lavoir public, ou plutôt il loue une certaine quantité de la force produite par les moteurs mécaniques, c’est-à-dire la force qui fait tourner la roue sur laquelle s’opère la taille du diamant. Le prix de location varie de 1 florin (2 fr. 10 cent.) à 1 florin 60 (3 fr. 40 cent.), suivant la dimension de la roue, pour douze heures de travail[12]. La création encore récente de ces grandes usines est venue opérer une véritable révolution dans l’industrie du diamant. Il y a environ une trentaine d’années, on comptait à Amsterdam vingt ou vingt-cinq ateliers, dans lesquels les ouvriers faisaient mouvoir chacun sa roue, et où la taille s’opérait moins vite et plus chèrement qu’aujourd’hui. Ce sont des joailliers qui ont pris l’initiative de ces fondations : ils avaient commencé par acheter les anciens ateliers, et, soit dit en passant, ils les avaient même payés un prix fort élevé; mais ils s’étaient assuré de cette manière la possession de tous les moyens de travail. Le succès a été si complet que les deux fabriques à vapeur créées les premières ont rapporté de 15 à 20 pour 100 par année, après que le capital primitif de toutes les actions avait été remboursé, et lorsqu’il n’existait plus qu’un nombre assez restreint d’obligations émises par les sociétés exploitantes.

Une autre différence non moins notable à signaler, c’est que dans les vastes ateliers d’Amsterdam pourvus de métiers en acier poli, et dont l’installation est de tous points vraiment splendide, on ne traite qu’un seul genre de pierres, le diamant. Dans la demeure du lapidaire de Septmoncel, sur son établi en bois grossièrement construit, le travail est infiniment plus varié : il s’attaque aux pierres précieuses de toute espèce, le diamant excepté. Les pierres fines, c’est-à-dire, suivant l’acception usuelle de ce mot, les pierres naturelles, y reçoivent toutes les formes demandées par la joaillerie. Les pierres artificielles, dont la fabrication est aujourd’hui si perfectionnée qu’elles peuvent parfois tromper au premier abord des yeux fort exercés, y sont également traitées[13]. Quoique les procédés suivis soient au fond les mêmes pour toutes les pierres, il y a cependant, pour telle ou telle espèce, des précautions spéciales à prendre qui compliquent la besogne. Cette variété d’applications est d’un immense intérêt pour le visiteur, en ce qu’elle lui permet de faire rapidement connaissance avec les nombreux élémens mis en œuvre par la joaillerie. Après avoir visité les ateliers de Septmoncel, on peut se rendre compte des caractères, au moins les plus apparens, qui distinguent chaque espèce. Sans doute on n’apprend pas, dans une rapide étude, à reconnaître la valeur de telle ou telle pierre. La valeur varie à l’infini, et souvent d’après des circonstances insaisissables pour un œil inexpérimenté, qui tiennent non-seulement au poids, mais à tel reflet, à telle nuance, à telle forme[14]. Ce qu’on peut espérer seulement, c’est de se faire une idée des principales divisions existant dans cette branche si curieuse de la minéralogie, c’est de saisir les données générales qui suffisent à un amateur éclairé. Il faut, bien entendu, laisser de côté les différences purement scientifiques, que la chimie constate et que les hommes spéciaux ont seuls intérêt à recueillir; il faut aussi laisser de côté les différences d’un autre ordre qui tiennent à la structure, à la conformation extérieure, et reposent sur des considérations d’un caractère purement commercial : elles sont du domaine des écrits techniques. On trouve des indications de ce dernier genre présentées sous une forme curieuse dans un ouvrage publié au XVIe siècle, assez rare aujourd’hui, et intitulé le Parfait Joaillier ou Histoire des Pierreries. L’auteur, Boëce de Boot, qui était médecin de l’empereur Rodolphe II, le protecteur bien connu de Tycho-Brahé et de Kepler, a payé tribut à l’esprit de son temps, où l’on n’avait pas encore répudié toute croyance à l’alchimie, à l’astrologie et aux sciences occultes, et il a fait une place dans son livre à l’étude de ce qu’il appelle les facultés médicinales et propriétés curieuses des pierreries. Par rapport au point qui nous occupe en ce moment, c’est-à-dire aux caractères qui peuvent servir de base à une classification des pierres précieuses, Boëce a fait choix des signes les moins propres à parler à l’esprit, à laisser trace dans la mémoire. Ainsi il classe les pierres suivant qu’elles sont rares ou communes, belles ou difformes, diaphanes ou opaques, etc. Une division beaucoup plus simple, beaucoup plus claire que toutes les divisions technologiques, et à laquelle il convient que l’homme du monde se tienne, c’est celle qui est fondée sur la couleur, c’est-à-dire sur la propriété dont nos sens sont le plus frappés. Un praticien de Septmoncel l’avait adoptée dans un petit livre bien moins ancien que celui de Boëce, puisqu’il ne remonte qu’à une quinzaine d’années, bien plus connu aussi des ouvriers lapidaires[15]. Cette division nous paraît la meilleure pour donner une idée des variétés du travail dans le Jura.

En suivant cette méthode de classement, on ne distingue pas moins de onze genres de pierres. La première place appartient au genre des pierres incolores, qui, sans parler du diamant que l’ouvrier septmoncelois ne traite pas, comprend le saphir blanc, la topaze blanche du Brésil et toutes les variétés du cristal de roche. Vient ensuite le genre des pierres rouges renfermant les nombreuses espèces de rubis, qui sont les pierres fines les plus dures après le diamant, les grenats, les tourmalines rouges, parfois si faciles à prendre pour des rubis. Le troisième groupe, celui des pierres bleues, n’est guère moins nombreux que le précédent, car il englobe tous les saphirs, puis le béryl ou aigue-marine et certaine variété de tourmaline. Il n’y avait à Septmoncel, au; moment de mon passage, que d’assez rares échantillons de ce dernier genre; celui des pierres vertes, qui vient le quatrième, était au contraire largement représenté par des émeraudes de différens pays, émeraudes du Pérou, émeraudes du Brésil, émeraudes orientales, chacune ayant son reflet distinctif[16]. Des pierres bleues et des pierres vertes dérive un cinquième genre qu’on peut qualifier d’hybride, celui des pierres bleues-verdâtres, qui ne renferme que l’aigue-marine orientale et l’aigue-marine de Sibérie, l’une et l’autre très répandues dans le commerce, surtout la première. où arrive ensuite à la famille des pierres jaunes, bien autrement riche en variétés, et dans laquelle nous voyons la topaze orientale d’une nuance plus ou moins prononcée et d’un éclat toujours très vif, la topaze du Brésil, de nuance foncée, presque roussâtre, l’aigue-marine dite aigue-marine jonquille, et dont le nom indique la couleur particulière, le jargon de Ceylan, qui a le ton un peu accentué du souci, et jette tant d’éclat qu’on l’a vendu plus d’une fois pour du véritable diamant. Après les pierres jaunes vient un genre métis, celui des pierres vertes-jaunâtres, auquel appartiennent les péridots de toute provenance et la pierre nommée chrysolithe orientale, longtemps fort recherchée en Angleterre, où elle avait été mise à la mode, dit-on, par Olivier Cromwell. Le huitième groupe se compose des pierres violettes, pierres si élégantes et si délicates, dont la qualité est des plus difficiles à distinguer, même pour des connaisseurs. On en compte seulement deux espèces, l’améthiste orientale, si belle et si rare, qui orne l’anneau des évêques, et l’améthiste ordinaire. Il ne reste plus à mentionner que trois genres pour compléter le tableau général des pierres précieuses classées d’après leur coloris : celui des pierres dont la couleur est un mélange de rouge aurore et de brun, comme l’hyacinthe et l’espèce de grenat appelée vermeille ; celui des pierres caractérisées par des reflets mélangés, comme les astéries, les opales, la pierre de lune ou œil de poisson, la pierre du soleil ou aventurine orientale[17] ; enfin celui de tous les genres qui est à coup sûr le moins brillant, mais qui compte le plus de variétés, celui des pierres opaques, dans lequel se rangent les turquoises de vieille et de nouvelle roche, les agates, la malachite, le jaspe sanguin, le lapis, les camées, la cornaline, la marcassite, le jais, etc.[18].

Envisagée dans l’ensemble de ses opérations, la belle industrie des pierres précieuses en France est organisée d’une façon singulière et très complexe. Ainsi deux ou trois intermédiaires séparent le lapidaire de Septmoncel du joaillier parisien. Celui-là ne connaît qu’un commettant fixé dans le pays, dont il reçoit les pierres à tailler, et qui, par opposition à l’ouvrier, s’arroge, mais à tort, le titre de fabricant. Ces agens locaux sont eux-mêmes en rapport avec des négocians résidant à Paris, qui communiquent seuls avec les joailliers. La destination des pierres qu’il taille demeure absolument inconnue à l’ouvrier de Septmoncel ; il les prend brutes, et il les rend façonnées conformément aux indications reçues : voilà sa tâche. Cette besogne exige une grande habitude et une extrême délicatesse de main. Il importe, comme on se le figure sans peine, de n’entamer la pierre que dans la mesure strictement indispensable, afin de ne pas perdre inutilement la matière précieuse. De plus il y a dans certains morceaux des côtés à faire ressortir de préférence aux autres, et souvent des taches à dissimuler adroitement sous les angles des facettes. La moindre inégalité dans le polissage est en outre un défaut capital.

On sait déjà que pour l’exécution de ce travail l’installation du lapidaire jurassien est des plus simples. L’établi en bois dont nous avons parlé est muni de deux roues, l’une en plomb pour tailler les pierres fines, l’autre en cuivre pour les polir[19]. L’ouvrier septmoncelois se tient assis sur un escabeau élevé, prétendant que sa main, s’il se tenait debout, ne serait pas aussi sûre. Il fait mouvoir sa roue de la main gauche, à l’aide d’une manivelle, tandis qu’il tient dans l’autre main un petit bâton au bout duquel la pierre est solidement mastiquée[20]. Chaque métier est garni de bords pour empêcher les pierres de rouler jusque sur le plancher; ces bords sont très peu élevés sur le devant, afin de laisser pleine liberté aux bras de l’homme. Le travail du lapidaire n’a rien de très pénible; cependant le maniement de la roue de plomb pourrait entraîner de graves inconvéniens et provoquer la maladie appelée colique de plomb, si l’ouvrier ne s’astreignait pas très rigoureusement à certains soins, d’ailleurs faciles à prendre, et qui ne sont que des soins de propreté. L’état de lapidaire est généralement exercé par des hommes, mais on voit aussi des femmes le pratiquer avec succès. Quant aux enfans, ils commencent leur apprentissage dès l’âge de dix ou douze ans; on leur ménage les pierres les moins rebelles. Les métiers sont montés dans la chambre même qu’occupe la famille et, autant qu’on le peut, près des croisées; il s’en trouve parfois jusqu’à quatre et cinq dans une seule pièce. Le prix du travail ne se calcule pas à la journée; il se calcule, comme on dit vulgairement, à la tâche[21]. Il dépend dès lors de l’ouvrier de fixer la durée de sa besogne quotidienne; la journée n’est pas moindre de douze heures, et dans ces ateliers, que n’atteint point la loi sur la durée du travail, elle se prolonge souvent jusqu’à quinze et seize heures.

On se demande ce que peut gagner par jour, dans de pareilles conditions, un ouvrier lapidaire. Il est superflu de dire que son salaire varie suivant que le travail est plus ou moins actif, suivant que les commandes, qui subissent dans cette industrie d’assez fréquentes vicissitudes, arrivent en plus ou moins grand nombre[22]. En le considérant à divers momens, il nous a été possible d’établir une moyenne qui ne s’écarte pas trop de la rigoureuse vérité. Les chiffres auxquels nous sommes arrivé à l’aide de ces comparaisons sont de 1 fr. 50 cent, à 1 fr. 75 cent, pour les hommes, 1 fr. à 1 fr. 25 c. pour les femmes, 20 c. à 60 c. pour les enfans. Si, pour faciliter l’appréciation de l’aisance dans les familles, on voulait déterminer une moyenne applicable à tous les ouvriers sans distinction d’âge ni de sexe, on ne pourrait pas, croyons-nous, la porter au-delà de 1 fr. 25 c. par jour, même en tenant compte de certaines circonstances tout à fait exceptionnelles, qui font hausser le taux de la rétribution[23]. Avec ce chiffre de 1 fr. 25 c. par jour, le gain annuel de l’ouvrier monterait à 387 fr. 50 c. pour trois cent dix jours ouvrables, et le budget des recettes d’une famille comprenant trois travailleurs à 1,162 fr. 25 c ; mais les chômages qui se produisent couramment chaque année obligent de réduire ces chiffres d’un sixième, et de les fixer par conséquent à 322 fr. 90 c. et à 968 fr. 75 c. Telles sont les ressources avec lesquelles il faut faire face à tous les besoins, sauf le cas où quelque travail agricole vient les accroître un peu ; mais le produit de ce dernier travail peut tout au plus compenser la réduction opérée pour cause de chômage. Il s’en faut bien, disons-le en passant, que la taille du diamant s’effectue à aussi bas prix à Amsterdam. Les lapidaires hollandais gagnent trois ou quatre fois plus par jour, déduction faite des frais de location de leur place à l’usine[24].

Si modiques que soient les revenus qu’elle tire de son industrie, la peuplade des lapidaires de Septmoncel est loin d’attrister les regards par cet air d’abandon qu’on rencontre quelquefois parmi les ouvriers d’autres localités, et qui est toujours un infaillible indice de misère. Tous les élémens dont se compose la vie locale témoignent au contraire d’un véritable soin et, si j’osais le dire, d’une certaine recherche. Les logemens, qui sont d’un prix relativement élevé, puisqu’une chambre de dimension ordinaire ne coûte guère moins de 100 francs par an, sont entretenus avec une propreté extrême. Établis communément de plain-pied avec le sol, ils sont revêtus de parquets formés de longues planches de sapin, qui leur assurent tout de suite une sorte de comfort inconnu dans la plupart de nos provinces, où les habitations rurales n’ont pour carreau que de froides briques, et plus fréquemment encore de la terre battue. Comme le bois ne coûte presque rien à Septmoncel, il est prodigué partout dans les constructions. Aux avantages qu’offre ce système se joint un inconvénient grave, le danger de l’incendie. On en cite de trop nombreux exemples, et le feu est très difficile à étouffer ou à contenir, car il s’attaque à des bois d’une nature résineuse. Il n’y a guère plus de trente ans, Septmoncel a été presque entièrement détruit par les flammes. Quelques années auparavant, à une époque de douloureuse mémoire, lors de l’invasion du territoire national, les Autrichiens, qui occupèrent le Jura, n’avaient eu qu’à lancer une torche enflammée pour brûler en un moment plusieurs rangées de maisons du même village. La mémoire des incendies reste toujours vivante parmi les habitans; aussi chacun est-il constamment sur ses gardes : les moyens de secours sont en permanence dans toutes les maisons, et si un incendie se déclare quelque part, on est prêt en un clin d’œil à le combattre.

L’ameublement des habitations se présente en général sous un bon aspect; il dénote qu’on aime à s’approprier, du moins autant qu’on le peut, tout ce qui constitue un perfectionnement dans les installations domestiques. Ainsi pas de logement où il n’y ait une glace, une pendule, où l’on n’aperçoive quelque appareil économique pour la cuisson des alimens et pour le chauffage. Une tendance analogue se révèle encore dans l’habillement, qu’il faut voir le dimanche. Les hommes ne voudraient pas ce jour-là endosser la blouse; ils portent d’ordinaire une veste ronde en étoffe pelucheuse et forte, et des pantalons d’un drap de fantaisie commun et solide, tel qu’en fabriquent à si bon marché plusieurs cités industrielles du midi de la France. Quant aux femmes, elles sont naturellement plus recherchées dans leur parure; mais elles ont si bien réussi à imiter la toilette des villes qu’il n’y a plus de caractère spécial dans leur costume.

Comment, avec ces exigences diverses, peut-on mettre en équilibre le budget de la famille, et, suivant le dicton populaire, nouer les deux bouts? On y réussit cependant, mais ce n’est qu’en restreignant dans des limites presque incroyables les dépenses de la nourriture quotidienne. La frugalité de ces fils de la montagne serait absolument impraticable dans les conditions ordinaires du travail industriel. Il faut d’abord retrancher de l’alimentation la viande et le vin, qui n’y figurent qu’exceptionnellement; il faut en retrancher la plupart des légumes, qui viennent mal sur ces froids plateaux. Otons-en pour la même raison les fruits, qui sont ailleurs d’un si grand secours pendant une partie de l’année à la population laborieuse. Au moins, dira-t-on, l’ouvrier de Septmoncel a-t-il du pain de bonne qualité? Cela n’est pas possible dans un pays où l’on récolte si peu de blé. Les familles se contentent communément d’un pain d’orge et d’avoine, qu’on désigne sous le nom d’orgé, quoique ce soit la farine d’avoine qui y domine. La pâte ainsi formée ne fermente et ne cuit que difficilement. Ce pain serait insupportable pour des estomacs qui n’y seraient pas dès longtemps accoutumés. Qu’il soit très noir, cela va sans dire, mais de plus il a la propriété d’absorber aisément l’humidité et de moisir vite. Telle est pourtant la base de l’alimentation populaire, à laquelle s’ajoutent les pommes de terre et le laitage; encore le lait qui se consomme, ce n’est pas le lait avec tous ses élémens nutritifs, mais seulement le résidu que laisse la fabrication du fromage, pratiquée partout, comme on sait, dans les montagnes du Jura. Ainsi appauvri, le lait offre encore l’avantage de former un excellent préservatif contre la maladie occasionnée par le maniement de la roue de plomb. Quant aux fromages du pays, on vend pour le dehors tous ceux qui sont susceptibles de se conserver, et on ne garde qu’un produit de qualité très inférieure. On est tellement fait à ce genre de vie que, loin de songer à s’en plaindre, on y puise volontiers à l’occasion un sujet de plaisanterie. Il m’a été raconté que, quelques mois avant ma visite, un personnage officiel de l’arrondissement de Saint-Claude, nouvellement arrivé de Paris, visitait le plateau de Septmoncel, pendant une belle après-midi d’été, en assez nombreuse compagnie. Comme des dames, qui faisaient partie de l’excursion, complimentaient un vieillard presque octogénaire sur la conservation et la beauté de ses dents : « Ah! leur répondit-il, vous verrez toujours parmi nous des dents fort belles; nous avons pour les conserver un secret infaillible, qui, si l’on voulait s’en servir à la ville, aurait bientôt ruiné tous les dentistes. » Il s’en fut alors chercher dans sa huche un morceau de son pain d’avoine, qu’il leur présenta comme le précieux talisman.

On sera frappé du contraste entre cette vie si dure des lapidaires du Jura et l’existence luxueuse que leur révèle l’industrie même qui les fait vivre. Ce n’est pas que l’on puisse ici opposer les deux extrêmes, luxe et misère ; mais on ne saurait sans émotion considérer ces habitudes âpres et sévères au milieu d’un travail qui a pour objet essentiel de subvenir aux fastueuses manifestations du superflu. À ces conditions si exceptionnelles correspondent des goûts, des mœurs, des caractères non moins singuliers. La physionomie morale des habitans de cette région est tout aussi tranchée que celle de leurs montagnes. Il y a plus de trente ans, un médecin du pays avait glissé dans un mémoire sur les maladies du haut Jura une réflexion, utile à rappeler ici, sur le tempérament moral de la population de Septmoncel. «C’est, écrivait-il, une sorte de peuplade dont le caractère s’éloigne presque en tout de celui qui est général. » Oui, dirons-nous, mais il s’en éloigne sans avoir pour cela rien de choquant; il reste au contraire profondément sympathique. Tout en étant original, il suffit de l’observer dans ses traits principaux pour reconnaître qu’il s’alimente à la source de ces idées qui forment en France le fonds de l’existence commune. On est frappé d’abord de ce qu’a de puissant le lien qui unit entre eux les membres d’une même famille. Fortifié par le rapprochement qu’entraîne le régime du travail, il conserve à Septmoncel une remarquable énergie. Jamais on n’y voit les enfans, dès qu’ils sortent d’apprentissage, s’en aller louer quelque gîte séparé. Le mariage ne rompt même pas le faisceau primitif : la famille élargie s’arrange le plus souvent pour occuper la même maison et vivre à la même table. Cette organisation des ménages a pour résultat de bannir le vice éhonté et les scandales dont il est inévitablement suivi. La régularité de la vie est d’ailleurs cimentée par l’usage où l’on est de se marier de bonne heure; elle l’est encore davantage par la conservation des habitudes religieuses. C’est le dimanche surtout qu’il faut observer la population septmonceloise. Parmi les distractions que ce jour ramène figurent, suivant la saison, des promenades sur les coteaux d’alentour, ou des visites entre parens et voisins, La part faite le dimanche aux dépenses inutiles, même à l’âge où la prévoyance manque le plus, se ressent de la vie en commun sous l’autorité du père de famille. Il n’y a pas de ces dissipations insensées qui absorbent en un jour le produit d’une semaine de travail. On est généralement économe, on l’est par habitude, sinon par suite d’une prévoyante réflexion; d’ailleurs, depuis que l’institution des sociétés de secours mutuels a pénétré dans ces montagnes, on commence à mieux comprendre les avantages de l’épargne.

Les nuances les plus tranchées du caractère local échappent au cercle de la vie domestique proprement dite, et semblent se lier à des inspirations plus générales. Certains événemens historiques, certaines luttes dont ces montagnes ont été le théâtre, et peut-être aussi la situation du pays sur la frontière même, y ont suscité et entretenu un penchant très visible à protéger le faible, à donner asile au vaincu. La contrée est encore pleine des souvenirs de cette guerre qui fut pour le Jura en quelque sorte une guerre de partisans, et qui, au XVIIe siècle, marqua la fin de la domination espagnole dans la Franche-Comté[25]. On dirait, à entendre les récits animés qu’on en fait encore, que la lutte date seulement d’hier. A cette époque, alors que les Espagnols, dans le délire d’un pouvoir près de s’écrouler, poursuivaient les amis de la France avec une cruauté comparable à celle dont a été souillée la conquête du Mexique, l’habitant de la montagne tenait pour un devoir sacré de recueillir les fugitifs sous son toit, même au péril de ses jours.

Cet instinct, qui pousse à prêter secours au malheur, a pour racine un grand fonds d’honnêteté. On serait incapable de dévouement, si l’on était incapable de désintéressement. Il faut s’attendre dès lors à trouver à Septmoncel, dans tous les rapports de la vie, les preuves manifestes d’une inaltérable probité. La confiance la plus significative règne notamment dans toutes les relations qui naissent du travail, confiance d’autant plus importante qu’il s’agit de matières dont les moindres parcelles ont souvent un prix fort élevé. Dans les soins pris pour la conservation des pierres, on paraît plus préoccupé de la crainte de les perdre que de celle de les voir dérober. Jamais un ouvrier lapidaire n’a été taxé d’infidélité, et cependant on lui confie à la fois de la besogne pour quinze ou vingt jours. Les précautions ayant pour objet de constater les quantités dans l’intérêt du fabricant seraient insuffisantes sans la loyauté de l’ouvrier. Partout se révèle une même disposition à la confiance. Ainsi les familles ont la singulière habitude de ne pas conserver chez elles, entre les murs de leur maison, dans la crainte d’un incendie, leurs objets les plus précieux. Une espèce de cabane qu’on appelle réserve, construite à quelques pas dans le jardin, reçoit le linge, les papiers, en un mot toutes les choses auxquelles on tient le plus. Nul ne songe que le dépôt mis de cette façon à l’abri du feu pourrait être exposé durant la nuit aux atteintes d’une main criminelle. Ajoutons qu’il n’y a pas plus de mendians que de voleurs. La mendicité, si commune dans le bas Jura, est tout à fait inconnue dans la montagne.

La générosité des instincts est associée à une sorte de fierté native qui n’a rien de calculé, et qui tient au genre de vie qu’on mène comme aux longues traditions d’une indépendance garantie par l’isolement même. Les lapidaires septimoncelois ignorent les entraves qui gênent et qui compriment. Voyez-les dans les relations avec les intermédiaires dont ils reçoivent la matière à travailler : vous remarquez que tout se passe sur un pied d’aisance parfaite; point de hauteur dédaigneuse d’une part, point de familiarité prétentieuse de l’autre. On agit simplement, dignement, chacun dans son rôle, comme deux parties dans un contrat. Quelle différence entre l’attitude de l’ouvrier de Septmoncel rapportant les pierres qu’il a taillées et celle de tel pauvre tisserand de la campagne dans certains districts, quand il vient, lui aussi, rendre sa pièce d’étoffe à l’intermédiaire dont il la tient habituellement! Comme ce dernier est traité avec un dédain inconnu du premier! comme sa susceptibilité est peu ménagée! Il épie, le cou tendu, les moindres signes des impressions de son juge, tremblant, ou que son salaire ne soit rogné pour des mal façons plus ou moins réelles, ou qu’il ne soit renvoyé lui-même sans emporter d’autre ouvrage. Dans une telle scène, on ne reconnaît plus guère deux parties traitant librement ensemble. On songe naturellement au mot de Sénèque, rappelant le droit inhérent à la personnalité humaine à propos d’un esclave maltraité : « homo est, il est homme. » On aime l’attitude si différente de l’ouvrier septmoncelois. Combien l’instinct de la dignité personnelle et l’amour de l’indépendance sont admirables quand ils sont unis à des sentimens droits! Combien il importe dès lors de les défendre et contre la perversité qui les dénature, et contre l’ignorance qui les obscurcit!

Quelles barrières protègent les lapidaires de Septmoncel contre la démoralisation? L’ignorance, on l’a vu, n’est point dans les tendances locales. On aime à s’instruire, on aime à acquérir au moins ces connaissances élémentaires dont aucun être humain ne devrait rester privé. Les chefs de famille comprennent le prix de l’instruction. Nous ne sommes plus ici dans le bas Jura, où l’ignorance, quoique combattue par la création d’écoles gratuites, conserve encore un si large domaine. Tandis que là-bas les parens se décident difficilement à envoyer leurs enfans à l’école, aucun d’eux ne voudrait ici manquer à ce devoir. Comme les intelligences sont d’ailleurs vives et nettes, il est rare que l’enseignement ne produise pas ses fruits. Il y en a une preuve dans ce fait, que la langue française est parlée sur ces montagnes lointaines avec une correction rare dans nos villes mêmes. Le désir de cultiver jusque dans mi âge mûr les élémens de l’instruction reçue pendant l’enfance paraît assez général. Parmi les distractions du dimanche, surtout durant l’hiver, nous aurions pu citer les lectures, auxquelles il n’est pas rare de voir les lapidaires consacrer quelques heures ce jour-là. Outre les livres qui ont une destination spéciale pour les offices religieux, on ne possède cependant, à vrai dire, que quelques almanachs, quelques volumes pris au hasard dans la balle d’un colporteur. Si l’on en juge néanmoins par la finesse de leurs reparties dans les conversations les plus ordinaires, les ouvriers de Septmoncel pourraient se livrer, si quelque influence intelligente et dévouée leur en ménageait les moyens, à des lectures d’un ordre plus élevé, plus propres à étendre leurs facultés natives, à leur procurer quelques connaissances utiles.

Certes, quand on songe à l’insuffisance des moyens d’instruction mis à la portée des humbles lapidaires du Jura, on s’étonne qu’ils aient pu se montrer aussi accessibles à l’esprit de la civilisation moderne, dont le caractère est de rendre les hommes de plus en plus aptes à la pratique du bien par la culture de leurs facultés intellectuelles. On ne s’étonne pas moins des progrès de tout genre réalisés au sein d’une peuplade aussi éloignée du monde par l’escarpement de ses montagnes. Telle est l’influence salutaire qu’exerce sur les natures vigoureuses l’obligation de ne compter que sur elles-mêmes. Une fois mise en possession d’une industrie spéciale qui lui permettait de vivre, la population septmonceloise a été poussée, par les inconvéniens attachés à sa situation, à fouiller plus avant qu’ailleurs dans sa propre énergie. Les efforts qu’il a fallu faire en face d’un sol si ingrat et si rebelle ont donné aux intelligences une souplesse qui se confond aujourd’hui avec les instincts les plus spontanés.

Une question d’un très vif intérêt pour la population septmonceloise se présente d’elle-même, dès qu’on réfléchit un peu sur l’organisation de l’industrie des lapidaires. N’est-il pas à craindre qu’il s’accomplisse dans cette industrie, comme cela est arrivé dans d’autres, une de ces révolutions par lesquelles le régime du travail est bouleversé de fond en comble? Deux faits d’une origine diverse auraient pour conséquence inévitable, s’ils se réalisaient, de jeter une assez grave perturbation à Septmoncel. Supposons d’abord que les commettans, les fabricans, si l’on veut, qui donnent les pierres précieuses à tailler, cédant à un entraînement déplorable, cherchent à peser de plus en plus sur les salaires; il est certain qu’ils finiraient par porter bientôt un coup mortel à l’industrie locale. Il faut en effet de toute nécessité que l’ouvrier tire de son labeur les moyens de vivre. Or, comme il n’est pas possible de vivre plus rigidement qu’on ne vit à Septmoncel, le salaire ne peut être réduit qu’aux dépens de l’exécution, c’est-à-dire de la qualité du travail. Il faudrait toujours obtenir le même gain journalier. Qu’arriverait-il alors? Avec des travaux moins achevés, la fabrique du Jura verrait à coup sûr décroître sa clientèle, et ce serait la fabrique parisienne, sa bile et sa rivale, qui en tirerait profit. De cette façon, les fabricans du pays auraient préparé sans le vouloir la perte de leur commerce. Il faut espérer que leur propre intérêt les préservera de ce périlleux écueil. La seconde éventualité redoutable semble au premier abord être beaucoup moins subordonnée à des volontés particulières. Elle dépendrait tout entière, paraît-il, de cette irrésistible force qui entraîne le monde industriel, même malgré lui, sur la voie du progrès. La question revient à se demander en effet si la taille des pierres précieuses se prêterait à la création de grands ateliers mécaniques analogues à ceux qu’on a établis à Amsterdam pour le diamant. Si de telles usines devaient présenter des avantages, rien ne pourrait en empêcher la formation. Il est évident du reste que, fondées soit à Paris, soit à Septmoncel, elles réagiraient profondément d’une manière ou d’une autre sur l’industrie du Jura : à Paris, en entraînant la dépossession rapide des lapidaires septmoncelois; à Septmoncel, en rendant impossible le travail en famille.

Disons-le : au prix où la taille s’effectue, cette révolution nous semble encore éloignée, en admettant qu’elle devienne possible. Dans la capitale, de telles usines ne fourniraient pas un moyen de travailler à plus bas prix qu’on ne le fait dans le Jura. Sur le plateau de Septmoncel, le transport de la houille nécessaire aux appareils à vapeur, même après l’achèvement des chemins de fer projetés dans la Franche-Comté, augmenterait singulièrement les frais de production. Quant à établir des moteurs hydrauliques, les torrens voisins sont trop capricieux pour qu’on puisse y songer.

Dans une seule hypothèse cependant, le danger deviendrait réel. Si les lapidaires septmoncelois, oubliant leurs traditions, s’abandonnaient à des déréglemens d’où viendrait, avec l’irrégularité dans le travail, l’augmentation des dépenses de la famille, ils peuvent être sûrs que l’industrie s’évertuerait à trouver à tout prix des ressources nouvelles dans la mécanique moderne. En ce sens, le péril est donc en eux-mêmes. Dans toutes les situations sociales, il n’y a pour l’homme de sécurité au point de vue de l’ordre matériel, comme de dignité au point de vue de l’ordre moral, que si, en respectant et les autres et lui-même, il sait rester maître de ses instincts.

Lorsque nous quittâmes Septmoncel pour continuer nos visites dans le Jura, où l’on nous signalait quelques autres groupes non moins dignes d’étude, nous trouvions que les élémens recueillis étaient de nature à inspirer une solide confiance en l’avenir. La réflexion n’a fait que fortifier depuis ce premier sentiment. Sans doute la situation ne restera pas absolument ce qu’elle est; la force des choses modifiera l’isolement actuel. La route qui monte jusqu’à Septmoncel depuis plusieurs années sera tôt ou tard complétée par d’autres, qui rendront ce district plus accessible aux investigations comme aux influences du dehors. Que faut-il à ce petit monde pour qu’en cessant d’être en quelque sorte muré sur lui-même, il garde intacte sa vitalité propre? Il lui faut d’une part la conservation de la vie de famille, et de l’autre l’action des intermédiaires placés entre la joaillerie parisienne et le travail local. Ces intermédiaires ont intérêt à ménager avec soin, en l’éclairant de plus en plus, le sentiment populaire. Quant à la vie en famille, elle se trouve intimement unie, chez les lapidaires du Jura, au travail industriel. Les relations ou les nécessités qui en dérivent n’ont pas pour effet d’affaiblir le mérite de l’ouvrier. A la vérité, tous les genres de travaux industriels ne sont pas susceptibles de se prêter à une semblable organisation. La besogne par exemple qui réclame l’emploi de puissans engins mécaniques ne saurait être exécutée sous le toit domestique. De plus, pour beaucoup d’opérations, le travail dans de grands ateliers est infiniment moins coûteux. Le travail en fabrique peut avoir d’ailleurs des avantages dérivant de ses conditions mêmes; il peut servir par exemple à étendre le cercle des institutions qui reposent sur le principe de mutualité. On a quelquefois parlé d’association contre les chômages; on a reconnu que la caisse d’épargne, tout en offrant sous ce rapport certaines facilités, avait l’inconvénient de laisser la prévoyance individuelle trop facultative et trop incertaine. Eh bien! s’il existe un milieu où l’association puisse surtout être tentée sans péril, il se trouve à coup sûr dans la grande fabrique. Toutefois il reste à se demander si dans nos districts manufacturiers on s’est suffisamment préoccupé de concilier les exigences manufacturières avec les habitudes de la vie en famille. A-t-on pris soin de ménager à la vie en famille toutes les facilités qu’il était possible de lui attribuer? A-t-on cherché à la prémunir contre des atteintes tout à la fois funestes et inutiles? Mon, assurément; pendant longtemps on n’y a même pas songé, et cependant quoi de plus sacré? Jadis il y avait dans l’industrie plus de moralité et beaucoup moins de puissance qu’aujourd’hui : c’est un désaccord à faire cesser. Si nous nous sommes appliqué à reproduire fidèlement les traits de la vie industrielle et domestique à Septmoncel, c’est surtout parce que nous avons cru que les exemples donnés dans le haut Jura étaient de nature à suggérer plus d’une inspiration conforme à l’intérêt évident de la société française.


A. AUDIGANNE.

  1. Ce fut là un grand sujet de jalousie pour la ville de Dôle, qui, servie par quelques manifestations publiques, parvint un moment à obtenir le titre de chef-lieu de préfecture, mais pour le perdre aussitôt après le 9 thermidor.
  2. Disons en passant comment on procède ici. On descend à une extrême profondeur pour trouver l’eau qui a traversé des couches salines. Cette eau, qui contient à peu près 25 pour 100 de sel, est amenée dans d’immenses réservoirs où l’on provoque une cristallisation qui commence par s’opérer à la surface, et finit par tomber au fond des récipiens. De là le sel est porté dans les magasins. Ce n’est pas de la même manière qu’on exploite tous les gîtes de sel gemme. A Dieuze par exemple, dans la Meurthe, on extrait la matière saline toute formée et à l’état solide.
  3. Le département du Jura n’est séparé que par le pays de Gex du territoire de Genève, et Lons-le-Saulnier n’est qu’à dix-huit ou vingt lieues de cette ville.
  4. Les accusations pleines d’acrimonie de Charles le Téméraire avaient surtout éclaté au lendemain de sa défaite à Morat, devant les remontrances opposées par les états de la province réunis à Salins à la demande d’une nouvelle levée d’hommes et d’un nouveau subside.
  5. On sait que l’eau dans les montagnes est moins rare en été qu’en hiver. Les neiges, en se fondant au printemps, laissent à la terre une abondante provision d’humidité. A la fin de l’hiver au contraire, si les pluies se font attendre, comme cela est arrivé en 1857 et en 1858, toutes les fontaines se tarissent. Le montagnard en est réduit à faire fondre la neige sur le feu, sauf à n’obtenir ainsi qu’une boisson désagréable et malsaine.
  6. La chaîne du Jura, longue de 310 kilomètres, présente des sommets qui dépassent de beaucoup les 1,044 mètres d’altitude de Septmoncel, tels que ceux de la Dôle, du Reculet, du Mont-Tendre, dont la hauteur va de 1,690 à 1,734 mètres. On sait d’ailleurs que rien n’est plus arbitraire et plus incertain que la mesure de la hauteur des montagnes. Pour les pics les plus célèbres de l’Europe, les mesures données varient parfois entre elles de plus de cent pieds.
  7. La commune de Septmoncel est propriétaire de bois évalués à environ 400,000 fr. On comprend en général, sous le nom de bois de Septmoncel, un domaine d’une valeur beaucoup plus grande estimé près d’un million et demi de francs; mais ces forêts sont la propriété de quatre communes, Septmoncel, La Moara, Les Molunes et La Darbella.
  8. Une seule race d’ours, la race rousse, est à redouter; les ours noirs viennent parfois pâturer amicalement au milieu des troupeaux.
  9. Les vaches, que les neiges obligent à tenir renfermées dans les étables durant de longs mois, n’y rentrent plus pendant l’été. Les nuits passées en plein air rafraîchissent, dit-on, leur lait, et le rendent plus propre à la fabrication du fromage.
  10. La population de Septmoncel comprend 1,400 âmes environ ; la surface du territoire de la commune est de 1,987 hectares. Le plus ancien titre qui fasse mention de cette commune remonte à l’année 1245.
  11. Voyez, sur les lapidaires d’Amsterdam, l’intéressante étude de M. Alphonse Esquiros dans la livraison du 15 octobre 1850. Amsterdam est la première place du monde pour le travail du diamant dans de grands ateliers. Si quelques fabriques existent ailleurs, en Belgique, en Angleterre, elles sont éparses et infiniment loin d’égaler l’importance de celles d’Amsterdam. On avait songé à Londres à accaparer ce genre de travail ; mais c’est en vain qu’on faisait venir de Hollande des ouvriers lapidaires, comme pour d’autres industries on fait venir de France des dessinateurs, des ciseleurs, etc. : il se trouvait qu’une fois détachés de leur groupe originel, ces transfuges ne conservaient pas intacte leur habileté primitive.
  12. À cette somme vient s’ajouter une rétribution d’ailleurs très légère pour l’éclairage pendant la soirée. Les ouvriers sont généralement abonnés à la fabrique ; autrement ils paient un peu plus cher. Dans les momens où les ateliers ne sont pas trop remplis, on tolère que deux personnes se servent de la même roue, du moins pour la taille des petits diamans. On compte, à Amsterdam trois ou quatre établissemens de ce genre, ce qui est beaucoup pour une industrie d’un caractère aussi exceptionnel. La fabrique la plus considérable emploie une force de 40 chevaux-vapeur, qui met en jeu 400 roues et fournit ainsi place à 400 ouvriers au moins.
  13. Il est employé des masses considérables de pierres factices pour bijoux dorés. On taille à Septmoncel les vitrifications de tout genre, même celles qui imitent le diamant. La fabrication des pierres fausses a donné un essor immense à l’industrie du lapidaire.
  14. Il n’est pas toujours facile, même pour les hommes du métier, de distinguer au premier abord, et sans recourir à des moyens de vérification indiqués par la science, les pierres fines des pierres artificielles. Disons que les différences principales tiennent au poids, à la dureté et à la couleur. Dans la fabrication des pierres fausses, la difficulté consiste à réunir en une mesure parfaitement identique ces propriétés des véritables pierres. Parfois on simule exactement la nuance, mais on ne peut obtenir ni la dureté ni le poids, dans d’autres cas, c’est la nuance qui reste inimitable.
  15. Guide du Joaillier et du Bijoutier concernant les pierres précieuses et fines, avec le moyen de les reconnaître et de les évaluer, par M. Chevassus. Cet écrit contient, sur une matière qui a été peu étudiée en vue des gens du monde, des indications intéressantes, quoique trop sommaires. — Il n’avait été, à notre connaissance, rien publié en ce genre depuis l’année 1769, où parut à Paris, sous l’anonyme, un Traité abrégé des Pierres fines qui s’adressait particulièrement, disait l’auteur, aux personnes de qualité et surtout aux jeunes seigneurs, afin de les mettre en garde contre les tromperies du commerce. On a publié tout récemment un ouvrage plus étendu intitulé Traité des Pierres précieuses, par M. Charles Barbot, ancien joaillier.
  16. À ce genre appartient la pierre vert-pomme appelée chrysoprase, et dont la cristallerie s’est appliquée de nos jours avec tant de soin à imiter la nuance équivoque dont l’effet ne méritait peut-être pas d’être aussi recherché.
  17. La pierre de lune, disent les lapidaires, réfléchit la lumière comme la lune, et les reflets semblent osciller dans l’intérieur de la pierre, lorsqu’elle est taillée en cabochon, à chaque mouvement qu’on lui imprime. Quant à la pierre du soleil, qui réfléchit, assure-t-on, l’image entière de l’astre du jour, on a longtemps douté, mais on ne peut plus douter aujourd’hui de son existence dans la nature. L’empereur Napoléon Ier en possédait une d’un incomparable éclat. Seulement cette pierre est très rare; la plupart des aventurines orientales mises dans le commerce, pour ne pas dire toutes, sont des pierres artificielles faites avec de la limaille de laiton répandue dans une matière vitreuse en liquéfaction, mais dont l’effet ne laisse pas d’être très satisfaisant.
  18. L’industrie contemporaine a réussi à imiter presque toutes les pierres précieuses. Elle est même parvenue, dans certains cas, à superposer la pierre fine à la pierre factice par un procédé analogue à celui du placage en orfèvrerie, et qui réussit quelquefois à merveille, par exemple pour les grenats. Ce produit a reçu le nom de doublé. Les fabriques françaises de pierres artificielles qui jouissent d’une grande réputation sont de création assez récente. Cette industrie ne date pas chez nous de plus de trente-cinq ans. On a essayé aussi, ce qui est bien autrement difficile, de fabriquer industriellement un certain nombre de pierres fines, c’est-à-dire d’opérer à l’aide de moyens chimiques le travail même de la nature. L’ancien directeur de la manufacture de Sèvres, M. Ebelmen, avait obtenu des résultats fort curieux.
  19. S’il s’agit de pierres fausses, le polissage s’opère communément sur une roue en étain. Disons que la taille des pierres nécessite l’emploi d’émeri arrosé d’eau, tandis que l’eau seule suffit pour le polissage.
  20. Puisque nous avons dit plus haut un mot de la taille du diamant, nous devons faire remarquer que l’opération présente quelque singularité, si on la compare à la taille des autres pierres. Le diamant refuse de céder à des élémens qui lui sont étrangers; il faut employer, au lieu d’émeri, du diamant réduit en poudre et qu’on humecte avec de l’huile d’olive. Il est taillé et poli en même temps sur une roue en fer fondu tournant avec une extrême rapidité. On est obligé de donner fréquemment un coup de lime à la meule pour la faire mordre. Le diamant brut est fixé dans un amalgame de plomb et d’étain.
  21. En thèse générale, quand il s’agit des pierres d’un prix modéré, la taille figure à peu près pour le dixième de la valeur vénale; ainsi le morceau de jaspe sanguin que nous payons 20 francs chez le joaillier a été taillé et poli pour 2 francs.
  22. Il ne faut point s’étonner s’il est partout dans les destinées d’une telle industrie de rester subordonnée aux caprices du luxe et aux évolutions de la richesse générale. De pareilles vicissitudes se sont fréquemment produites dans le travail des lapidaires d’Amsterdam; quelquefois en outre la besogne leur a manqué faute d’arrivages, alors que la matière première faisait défaut aux joailliers eux-mêmes.
  23. Un fait récent mérite d’être signalé. La crise des subsistances de 1855 et de 1856, qui a été si cruelle sur d’autres points de la France, notamment dans quelques départemens du centre, s’est fait peu sentir à Septmoncel : le travail était alors très actif, et les salaires satisfaisans. Retour singulier, du moins en apparence ! la situation est devenue moins facile à partir de 1857, au moment où les causes générales de gêne allaient en s’amoindrissant. Les commandes de la joaillerie avaient diminué, et la situation des familles ouvrières devenait par suite moins favorable, quoique le prix des denrées alimentaires eût baissé. Cela ne semble-t-il pas signifier que la clientèle de la joaillerie s’était un peu épuisée pendant la disette pour soutenir les habitudes de luxe antérieurement contractées ? Le commerce des bijoux est un de ceux qui peuvent le mieux faire juger de l’état général de la société au point de vue de l’économie politique.
  24. Les lapidaires d’Amsterdam sont presque tous Israélites. Ils forment une sorte de tribu occupant un quartier distinct dans le voisinage des fabriques, tribu facile à passer en revue, car, chaque fois que le temps le permet, les familles se tiennent dans la rue, devant leurs maisons. Le quartier juif à Amsterdam est une sorte de forum. Tous les ouvriers se connaissent personnellement entre eux.
  25. Conquise en 1668, la Franche-Comté fut rendue aux Espagnols par le traité d’Aix-la-Chapelle; reconquise en 1674, elle fut laissée à la France par le traité de Nimègue.