Les Consolations (Sainte-Beuve)/Les Larmes de Racine

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Les ConsolationsMichel Lévy frères. (p. 84-88).


XXVIII

À MON AMI PAUL LACROIX
LES LARMES DE RACINE


Comme un lis penché par la pluie
Courbe ses rameaux éplorés,
Si la main du Seigneur vous plie,
Baissez votre tête et pleurez :
Une larme à ses pieds versée
Luit plus que la perle enchâssée
Dans son tabernacle immortel ;
Et le cœur blessé qui soupire
Rend des sons plus doux que la lyre
Sous les colonnes de l’autel.

Lamartine.


Pour moi, je prête d’oreille aux sons que rendent les âmes saintes avec plus de respect qu’à la voix du Génie.
L’abbé Gerbet.


Racine qui veut pleurer viendra à la profession de la sœur Lalie.
Madame de Maintenon.


Jean Racine, le grand poëte,
Le poëte aimant et pieux,
Après que sa lyre muette
Se fut voilée à tous les yeux,

Renonçant à la gloire humaine,
S’il sentait en son âme pleine
Le flot contenu murmurer,
Ne savait que fondre en prière,
Pencher l’urne dans la poussière
Aux pieds du Seigneur, et pleurer.

Comme un cœur pur de jeune fille
Qui coule et déborde en secret,
À chaque peine de famille,
Au moindre bonheur, il pleurait ;
À voir pleurer sa fille aînée ;
À voir sa table couronnée
D’enfants et lui-même au déclin ;
À sentir les inquiétudes
De père, tout causant d’études
Les soirs d’hiver avec Rollin ;

Ou si dans la sainte patrie,
Berceau de ses rêves touchants,
Il s’égarait par la prairie
Au fond de Port-Royal des Champs,
S’il revoyait du cloître austère
Les longs murs, l’étang solitaire,
Il pleurait comme un exilé ;
Pour lui, pleurer avait des charmes
Le jour que mourait dans les larmes
Ou La Fontaine ou Champmeslé.

Surtout ces pleurs avec délices
En ruisseaux d’amour s’écoulaient,
Chaque fois que sous des cilices
Des fronts de seize ans se voilaient,
Chaque fois que des jeunes filles,

Le jour de leurs vœux, sous les grille
S’en allaient aux yeux des parents ;
Et foulant leurs bouquets de fête,
Livrant les cheveux de leur tête,
Épanchaient leur âme à torrents.

Lui-même il dut payer sa dette.
Au temple il porta son agneau :
Dieu marquant sa fille cadette
La dota du mystique anneau.
Au pied de l’autel avancée
La douce et blanche fiancée
Attendait le divin Époux ;
Mais, sans voir la cérémonie,
Parmi l’encens et l’harmonie
Sanglotait le père à genoux.

Sanglots, soupirs, pleurs de tendresse,
Pareils à ceux qu’en sa ferveur
Magdeleine la pécheresse
Répandit aux pieds du Sauveur ;
Pareils aux flots de parfum rare
Qu’en pleurant la sœur de Lazare
De ses longs cheveux essuya ;
Pleurs abondants comme les vôtres,
Ô le plus tendre des Apôtres,
Avant le jour d’Alleluia !

Prière confuse et muette,
Effusion de saints désirs !
Quel luth se fera l’interprète
De ces sanglots, de ces soupirs ?
Qui démêlera le mystère
De çe cœur qui ne peut se taire

Et qui pourtant n’a point de voix ?
Qui dira le sens des murmures
Qu’éveille à travers les ramures
Le vent d’automne dans les bois ?

C’était une offrande avec plainte
Comme Abraham en sut offrir ;
C’était une dernière étreinte
Pour l’enfant qu’on a va nourrir ;
C’était un retour sur lui-même,
Pécheur relevé d’anathème,
Et sur les erreurs du passé ;
Un cri vers le Juge sublime
Pour qu’en faveur de la victime
Tout le reste fût effacé.

C’était un rêve d’innocence,
Et qui le faisait sangloter,
De penser que, dès son enfance,
Il aurait pu ne pas quitter
Port-Royal et son doux rivage,
Son vallon calme dans l’orage,
Refuge propice aux devoirs :
Ses châtaigniers aux larges ombres ;
Au dedans, les corridors sombres,
La solitude des parloirs.

Oh ! si les yeux mouillés encore,
Ressaisissant son luth dormant,
Il n’a pas dit à voix sonore
Ce qu’il sentait en ce moment ;
S’il n’a pas raconté, Poëte,
Son âme pudique et discrète,
Son holocauste et ses combats,

Le Maitre qui tient la balance
N’a compris que mieux son silence ;
Ô mortels, ne le blâmez pas !

Celui qu’invoquent nos prières
Ne fait pas descendre les pleurs
Pour étinceler aux paupières,
Ainsi que la rosée aux fleurs ;
Il ne fait pas sous son haleine
Palpiter la poitrine humaine
Pour en tirer d’aimables sons ;
Mais sa rosée est fécondante,
Mais son haleine immense, ardente,
Travaille à fondre nos glaçons.

Qu’importe ces chants qu’on exhale,
Ces harpes autour du saint lieu ;
Que notre voix soit la cymbale
Marchant devant l’arche de Dieu ;
Si l’âme trop tôt consolée,
Comme une veuve non voilée,
Dissipe ce qu’il faut sentir ;
Si le coupable prend le change,
Et, tout ce qu’il paie en louange,
S’il le retranche au repentir ?