Les Lettres d’Amabed/Lettre 10b d’Amabed

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Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 464-465).


DIXIÈME LETTRE
D’AMABED.


Enfin nous voici sur la terre sacrée du vice-dieu. J’avais lu dans le livre de l’aumônier que ce pays était d’or et d’azur ; que les murailles étaient d’émeraudes et de rubis ; que les ruisseaux étaient d’huile ; les fontaines, de lait ; les campagnes couvertes de vignes dont chaque cep produisait cent tonneaux de vin[1]. Peut-être trouverons-nous tout cela quand nous serons auprès de Roume.

Nous avons abordé avec beaucoup de peine dans un petit port fort incommode, qu’on appelle la cité vieille[2]. Elle tombe en ruines, et est fort bien nommée.

On nous a donné, pour nous conduire, des charrettes attelées par des bœufs. Il faut que ces bœufs viennent de loin, car la terre à droite et à gauche n’est point cultivée : ce ne sont que des marais infects, des bruyères, des landes stériles. Nous n’avons vu dans le chemin que des gens couverts de la moitié d’un manteau, sans chemise, qui nous demandaient l’aumône fièrement. Ils ne se nourrissent, nous a-t-on dit, que de petits pains très-plats qu’on leur donne gratis le matin, et ne s’abreuvent que d’eau bénite.

Sans ces troupes de gueux qui font cinq ou six mille pas pour obtenir, par leurs lamentations, la trentième partie d’une roupie, ce canton serait un désert affreux. On nous avertit même que quiconque y passe la nuit est en danger de mort. Apparemment que Dieu est fâché contre son vicaire, puisqu’il lui a donné un pays qui est le cloaque de la nature. J’apprends que cette contrée a été autrefois très-belle et très-fertile, et qu’elle n’est devenue si misérable que depuis le temps où ces vicaires s’en sont mis en possession.

Je t’écris, sage Shastasid, sur ma charrette, pour me désennuyer. Adaté est bien étonnée. Je t’écrirai dès que je serai dans Roume.


  1. Il veut apparemment parler de la sainte Jérusalem décrite dans le livre exact de l’Apocalypse, dans Justin, dans Tertullien, Irénée, et autres grands personnages ; mais on voit bien que ce pauvre brame n’en avait qu’une idée très-imparfaite. (Note de Voltaire.)
  2. Civita-Vecchia.