Les Liaisons dangereuses/1782/Lettre 9

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Amsterdam (Première partiep. 55-59).

Lettre IX.

Madame de Volanges à la Présidente de Tourvel

Je n’ai jamais douté, ma jeune & belle amie, ni de l’amitié que vous avez pour moi, ni de l’intérêt sincère que vous prenez à tout ce qui me regarde. Ce n’est pas pour éclaircir ce point, que j’espère convenu à jamais entre nous, que je réponds à votre Réponse : mais je crois ne pas pouvoir me dispenser de causer avec vous au sujet du vicomte de Valmont.

Je ne m’attendois pas, je l’avoue, à trouver jamais ce nom-là dans vos Lettres. En effet, que peut-il y avoir de commun entre vous & lui ? Vous ne connoissez pas cet homme ; où auriez-vous pris l’idée de l’âme d’un libertin ? Vous me parlez de sa rare candeur : Oh ! oui ; la candeur de Valmont doit être en effet très rare. Encore plus faux & dangereux qu’il n’est aimable & séduisant, jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il n’a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, & jamais il n’eut un projet qui ne fût mal-honnête ou criminel. Mon amie, vous me connoissez ; vous savez si des vertus que je tâche d’acquérir, l’indulgence n’est pas celle que je chéris le plus. Aussi, si Valmont étoit entraîné par des passions fougueuses ; si, comme mille autres, il étoit séduit par les erreurs de son âge, en blâmant sa conduite je plaindrois sa personne, & j’attendrois, en silence, le temps où un retour heureux lui rendroit l’estime des gens honnêtes. Mais Valmont n’est pas cela. Sa conduite est le résultat de ses principes. Il sait calculer tout ce qu’un homme peut se permettre d’horreurs sans se compromettre ; & pour être cruel & méchant sans danger, il a choisi les femmes pour victimes. Je ne m’arrête pas à compter celles qu’il a séduites ; mais combien n’en a-t-il pas perdues ?

Dans la vie sage & retirée que vous menez, ces scandaleuses aventures ne parviennent pas jusqu’à vous. Je pourrois vous en raconter qui vous feroient frémir ; mais vos regards, purs comme votre âme, seroient souillés par de semblables tableaux : sûre que Valmont ne sera jamais dangereux pour vous, vous n’avez pas besoin de pareilles armes pour vous défendre. La seule chose que j’aie à vous dire, c’est que, de toutes les femmes auxquelles il a rendu des soins, succès ou non, il n’en est point qui n’aient eu à s’en plaindre. La seule marquise de Merteuil fait l’exception à cette règle générale ; seule elle a su lui résister & enchaîner sa méchanceté. J’avoue que ce trait de sa vie est celui qui lui fait le plus d’honneur à mes yeux : aussi a-t-il suffi pour la justifier pleinement aux yeux de tous de quelques inconséquences qu’on avoit à lui reprocher dans le début de son veuvage[1].

Quoi qu’il en soit, ma belle amie, ce que l’âge, l’expérience & surtout l’amitié, m’autorisent à vous représenter, c’est qu’on commence à s’apercevoir dans le monde de l’absence de Valmont ; & que si on sait qu’il soit resté quelque temps en tiers entre sa tante & vous, votre réputation sera entre ses mains ; malheur le plus grand qui puisse arriver à une femme. Je vous conseille donc d’engager sa tante à ne pas le retenir davantage ; & s’il s’obstine à rester, je crois que vous ne devez pas hésiter à lui céder la place. Mais pourquoi resteroit-il ? que fait-il donc à cette campagne ? Si vous faisiez épier ses démarches, je suis sûre que vous découvririez qu’il n’a fait que prendre un asile plus commode, pour quelque noirceur qu’il médite dans les environs. Mais, dans l’impossibilité de remédier au mal, contentons-nous de nous en garantir.

Adieu, ma belle amie ; voilà le mariage de ma fille un peu retardé. Le comte de Gercourt, que nous attendions d’un jour à l’autre, me mande que son Régiment passe en Corse ; & comme il y a encore des mouvemens de guerre, il lui sera impossible de s’absenter avant l’hiver. Cela me contrarie ; mais cela me fait espérer que nous aurons le plaisir de vous avoir à la noce, & j’étois fâchée qu’elle se fît sans vous. Adieu ; je suis, sans compliment comme sans réserve, entièrement à vous.

P. S. Rappelez-moi au souvenir de Mme de Rosemonde, que j’aime toujours autant qu’elle le mérite.

De, . . . . , ce 12 Août 17**
  1. L’erreur où est Madame de Volanges, nous fait voir qu’ainsi que les autres scélérats, Valmont ne décéloit pas ses complices.