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Les Liaisons dangereuses/Lettre 148

La bibliothèque libre.
J Rozez (volume 2p. 218-220).

Lettre CXLVIII.

Le chevalier Danceny à madame de Merteuil.

O vous que j’aime ! ô toi que j’adore ! ô vous qui avez commencé mon bonheur ! ô toi qui l’as comblé ! Amie sensible, tendre amante, pourquoi le souvenir de ta douleur vient-il troubler le charme que j’éprouve ? Ah ! Madame, calmez-vous, c’est l’amitié qui vous le demande. O mon amie ! sois heureuse, c’est la prière de l’amour.

Eh ! quels reproches avez-vous donc à vous faire ? croyez-moi, votre délicatesse vous abuse. Les regrets qu’elle vous cause, les torts dont elle m’accuse, sont également illusoires ; & je sens dans mon cœur qu’il n’y a eu, entre nous deux, d’autre séducteur que l’amour. Ne crains donc plus de te livrer aux sentiments que tu inspires, de te laisser pénétrer de tous les feux que tu fais naître. Quoi ! nos cœurs en seraient-ils moins purs, pour avoir été éclairés plus tard ? Non, sans doute. C’est au contraire la séduction, qui, n’agissant jamais que par projet, peut combiner sa marche & ses moyens, & prévoir au loin les événements. Mais l’amour véritable ne permet pas ainsi de méditer & de réfléchir : il nous distrait de nos pensées par nos sentiments ; son empire n’est jamais plus fort que quand il nous est inconnu, & c’est dans l’ombre & le silence, qu’il nous entoure de liens qu’il est également impossible d’apercevoir & de rompre.

C’est ainsi qu’hier même, malgré la vive émotion que me causait l’idée de votre retour, malgré le plaisir extrême que je ressentis en vous voyant, je croyais pourtant n’être encore appelé ni conduit que par la paisible amitié : ou plutôt, entièrement livré aux doux sentiments de mon cœur, je m’occupais bien peu d’en démêler l’origine ou la cause. Ainsi que moi, ma tendre amie, tu éprouvais, sans le connaître, ce charme impérieux qui livrait nos âmes aux douces impressions de la tendresse ; & tous deux nous n’avons reconnu l’amour qu’en sortant de l’ivresse où ce dieu nous avait plongés.

Mais cela même nous justifie au lieu de nous condamner. Non, tu n’as pas trahi l’amitié, & je n’ai pas davantage abusé de ta confiance. Tous deux, il est vrai, nous ignorions nos sentiments ; mais cette illusion, nous l’éprouvions seulement sans chercher à la faire naître. Ah ! loin de nous en plaindre, ne songeons qu’au bonheur qu’elle nous a procuré ; & sans le troubler par d’injustes reproches, ne nous occupons qu’à l’augmenter encore par le charme de la confiance & de la sécurité. O mon amie ! que cet espoir est cher à mon cœur ! Oui, désormais délivrée de toute crainte, & tout entière à l’amour, tu partageras mes désirs, mes transports, le délire de mes sens, l’ivresse de mon âme ; & chaque instant de nos jours fortunés sera marqué par une volupté nouvelle.

Adieu, toi que j’adore ! Je te verrai ce soir, mais te trouverai-je seule ? Je n’ose l’espérer. Ah ! tu ne le désires pas autant que moi.

Paris, ce 1er décembre 17…