Les Ligues de la paix et les lois de la guerre

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Les Ligues de la paix et les lois de la guerre
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 155-174).
LES
LIGUES DE LA PAIX
ET
LES LOIS DE LA GUERRE

Ce n’est point un objet de médiocre importance que celui qui réunit les délégués de la plupart des états dans un pays voisin du nôtre. Que l’on ait des congrès en général telle opinion qu’on voudra, qu’on soit ou non porté à les confondre avec les commissions où trop souvent viennent expirer les meilleurs projets, là n’est pas la question pour le moment. Ce qu’on doit envisager, c’est que la codification internationale est vivement demandée depuis longtemps, et qu’en abordant pour la première fois ce problème la diplomatie répond aux plus légitimes préoccupations. Il y a une année à peine à la chambre des communes M. Henry Richard faisait appel à son intervention, et M. Mancini donnait le même exemple à la tribune italienne. Cet appel, paraît-il, a été entendu. Les délibérations ont réclamé le huis-clos, et on l’a assez strictement observé pour que les prolégomènes de la négociation soient, quant à présent, dénués d’intérêt ; mais c’est l’occasion peut-être d’examiner par quelques côtés ce vaste sujet, d’en signaler les difficultés, sans négliger de jeter un regard en arrière et de marquer par quelques traits les principales périodes du mouvement qui s’est opéré dans le sens de la paix, et a préparé de longue main la conférence ouverte à Bruxelles. S’il est facile à première vue de conclure de la codification à l’arbitrage et au désarmement général, la marche des choses en cette immense entreprise avertirait au besoin que sous chaque pas est un écueil, si bien que le passé doit ici de toute nécessité éclairer le présent. Les publications abondent et offrent un précieux contingent à cette étude. C’est un élément qui doit compter dans l’élaboration qui se poursuit, et lorsque la magistrature elle-même a tenu à formuler son avis sur les prétendus droits de la guerre dans des débats récens on doit être convaincu que le moment est venu de prendre un parti sur ces grands problèmes ou tout au moins d’arrêter certaines bases sur lesquelles il soit permis un jour d’élever cette codification internationale que la sagesse commande, mais que la passion de la guerre, si difficile à contenir, s’est toujours plu à entraver.


I.

En un pareil sujet, on serait déconcerté dès le premier pas, s’il était acquis sans réserves que la guerre est dans nos instincts, dans notre sang, pour ainsi dire, et qu’elle constitue comme une des lois de notre destinée. Elle a semé tant de calamités, elle a si souvent et si profondément déchiré le cœur des populations en bouleversant la raison, qu’on s’est demandé en effet si par nous-mêmes nous ne serions pas impuissans à la conjurer. Ce duel entre les nations, où des deux côtés le fait brutal et le droit absolu ont la singulière prétention de se confondre, aurait-il vraiment d’autres caractères que le duel entre les citoyens eux-mêmes ? Il soulève les mêmes objections et provoque à peu près les mêmes réponses, — et la question du duel est loin d’être résolue. Vainement est-il proscrit et frappé de peines : l’orgueil, la dignité, le point d’honneur, bravent les défenses. En préparant nos codes au commencement du siècle, Cambacérès disait : « Comme il y aura toujours des procès, comme ils sont aussi inévitables que la guerre, il s’agit de les réglementer par une bonne procédure. » C’était facile à faire après la suppression des combats singuliers et des épreuves judiciaires, où la force avait encore une si large place ; malheureusement la guerre n’est point abolie. Tend-elle du moins à disparaître ? En l’affirmant, la civilisation serait heureuse d’être moins souvent démentie. Si, de la cabane où elle surgit pour un vil intérêt, la lutte passa aux peuplades, où elle s’engagea pour une liberté, pour une religion, sous la forme de querelles intestines, si les mœurs et le christianisme mirent fin à ces grands pugilats livrés sur les frontières de la tribu, et si de nos jours il n’a fallu rien moins que la question de l’esclavage pour allumer la guerre de la sécession entre les différens états de l’Amérique, la guerre internationale est toujours là et subsiste, plus expéditive dans ses procédés peut-être, mais non moins destructive dans ses effets. Après d’heureuses intermittences sous les gouvernemens de la restauration et de 1830, elle a sévi de nouveau dans ces vingt dernières années, et demeure pour les différens peuples de l’Europe cette « chose horrible » dont parle Bossuet, et que chaque état envisage avec assez d’appréhension pour que de fabuleux armemens se poursuivent partout sans relâche. C’est dans cette situation, alors que la fonte coule à flots dans les ateliers, que le génie moderne s’évertue à forger l’engin le plus meurtrier et que les budgets de tous les états s’épuisent, qu’un député de Merthyr, dans le comté de Galles, M. Henry Richard, portait la question de l’arbitrage devant la chambre des communes, et était assez heureux pour provoquer le vote qui a mis le gouvernement de la Grande-Bretagne en demeure de le proposer aux autres états comme le dernier et le meilleur moyen de terminer les différends de peuple à peuple. Bientôt le parlement italien suivait cet exemple et se déclarait fier de pouvoir contribuer à rendre le même service à l’humanité. On se tromperait toutefois en n’apercevant là qu’une explosion soudaine, qu’une généreuse motion inspirée par l’affligeant spectacle du développement progressif des armemens, par le récent exemple de guerres désastreuses et la crainte légitime qu’elles font naître en Europe. L’idée de l’arbitrage est une vieille idée qui a son passé et ses enseignemens ; elle a survécu à bien des régimes, mais tous les régimes ne lui ont pas fait, on le comprend, le même accueil ; elle n’est, à tout prendre, que la protestation des peuples contre l’institution de la guerre, qu’une entreprise résolue et sans trêve contre cette prétendue raison d’état qui ruine les états ; à ce titre, elle est élevée et civilisatrice.

L’idée de l’arbitrage est de plus une idée française. À l’occasion de ce mouvement, on a eu raison de rappeler, par de récentes publications, le nom de l’abbé de Saint-Pierre[1]. Au milieu de ses utopies, c’était justice de relever et de mettre en relief le projet qu’il avait longuement développé d’une médiation de souverains se réglant entre eux sur les choses de la guerre, et se soumettant, en cas de désaccord, au jugement des plénipotentiaires des autres alliés assemblés à cet effet. Restait le point capital du problème, le mode d’exécution, qui consistait en ceci : « si quelqu’un d’entre les grands alliés refuse d’exécuter les jugemens et règlemens de la grande alliance, négocie des traités contraires, fait des préparatifs de guerre, la grande alliance armera et agira contre lui offensivement jusqu’à ce qu’il ait exécuté les dits jugemens et règlemens, ou donné sûreté de réparer les torts causés par ses hostilités et de rembourser les frais de la guerre suivant l’estimation qui en sera faite par les commissaires de la grande alliance. » Le dernier mot de ce projet était donc la guerre encore, mais non plus la guerre d’envahissement et de conquête ; c’était la guerre pour assurer la paix, c’était l’armée internationale protégeant l’ordre public des états.

Que cette idée de l’arbitrage vînt réellement du roi Henri IV, comme le prétendait l’abbé de Saint-Pierre, cela importe peu sans doute. On s’est demandé cependant si, en lui donnant le premier cette origine dans ses OEconomies royales, Sully n’avait pas essayé de couvrir ses écrits de la grande personnalité du roi ; mais le ministre dit plus dans ses mémoires ; ainsi que le fait observer M. Molinari, il affirme que des négociations avaient été engagées avec plusieurs souverains, notamment avec la reine Elisabeth, pour établir une fédération européenne. Si en effet des négociations ont eu lieu, la question serait tranchée, et l’idée de l’arbitrage, qu’on ne rencontrerait dans aucun autre étal à cette époque, serait véritablement celle du souverain à qui elle était attribuée dans ces écrits. Rousseau donnait bientôt au projet de paix perpétuelle la forme brillante de son style, et Kant s’en inspirait pour un essai semblable. Ce qu’il importe uniquement de signaler, c’est qu’avant toute fédération, selon Kant, chaque état devait se mettre en possession d’un gouvernement représentatif. La raison qu’il en donnait avait son côté plus piquant que pratique : comme ce sont en définitive les citoyens qui supportent le poids de la guerre, eux seuls devaient être appelés à en décider, ce qui ne leur était donné que sous les gouvernemens à forme représentative. Dans un état despotique au contraire, la guerre n’était si facilement résolue que parce qu’elle ne coûtait au souverain, « propriétaire et non membre de l’état, aucun sacrifice ni sur ses biens, ni sur ses plaisirs de table, de chasse, de campagne et de cour. » — C’était là soulever une grave question de droit public qui a fait son chemin depuis, et n’a point été oubliée lorsqu’il s’est agi de rédiger nos constitutions.

C’était au fond la question de savoir à qui appartient le droit de paix et de guerre, question beaucoup moins épineuse en théorie que dans l’application. Il va de soi que ce droit, comme tous les autres, ne peut être exercé que par délégation ; seulement, dès qu’il s’agit de le combiner avec la division des pouvoirs, les embarras commencent. Dans une des plus brillantes discussions dont on ait gardé le souvenir, Barnave et Mirabeau se chargèrent de présenter la question sous tous ses aspects, et l’assemblée constituante déclarait que le droit de paix et de guerre « appartient à la nation, » mais que la guerre ne pouvait être décidée que par un décret du corps législatif, rendu sur la proposition formelle du roi. On eut beau dire que la solution manquait de netteté, qu’elle se heurtait à la division des pouvoirs, qu’en voulant être agréable tout à la fois à la nation, à l’assemblée et au roi, elle ne donnait satisfaction à personne, en définitive le droit du pays était reconnu, proclamé, celui du chef de l’état limité. C’était un frein dont le passé n’avait point offert d’exemple. La convention ne pouvait s’en contenter. Allant plus loin, elle voulut que les déclarations de guerre fussent proposées au peuple et votées dans les assemblées primaires. N’était-ce pas là une folle exagération du droit ? Comment l’affirmer, quand on a eu l’exemple d’assemblées votant la guerre ou la laissant faire au mépris des vœux manifestes du pays !

On ne saurait oublier que le Bellérophon cinglait déjà sur Sainte-Hélène lorsque le sénat s’aperçut que Napoléon n’avait pas cessé de violer l’article 50 de la constitution, qui exigeait une loi pour les déclarations de guerre. Le grand capitaine n’avait pris l’avis de personne et ne s’était enquis ni du tribunat, ni du corps législatif, ni du sénat ; il avait donc forfait aux lois fondamentales et méritait bien la déchéance. Malheureusement la révélation arrivait un peu tard ; le sénat, paraît-il, n’avait pas compris non plus que les riches dotations dont il avait été gratifié venaient en ligne directe du domaine extraordinaire, c’est-à-dire du butin de la guerre. Bien que les gouvernemens représentatifs de la restauration et de 1830 n’eussent pas levé un soldat sans la volonté des chambres, la constitution de 1848 exigea, pour les traités de paix passés par le président de la république, l’approbation de l’assemblée nationale, et son consentement pour les déclarations de guerre. Le nouvel empire entendait user du droit de paix et de guerre, et il s’en ressaisit, mais, il faut en convenir, tout se passa dans les formes. Les subsides furent votés conformément à la constitution, et les déclarations de guerre offrirent le cachet de la régularité la plus parfaite. Ce fut là une phase nouvelle dans l’art de faire la guerre sans se soucier du pays, mais aussi sans blesser la constitution. Le jour où le pays se mit à protester. Napoléon III marchait vers Chislehurst, mais il put répondre que lui ne voulait pas la guerre, et qu’il avait eu la main forcée. Les votes du corps législatif lui permettaient de parler ainsi. Alors que nous jetons les bases de notre nouvelle organisation politique, et qu’il s’agit de se prononcer de nouveau sur le droit de paix et de guerre, n’oublions pas de tels exemples, et retenons bien ce que M. Thiers a voulu consigner dans l’enquête ouverte sur les événemens du 4 septembre. « Lorsque, pour s’excuser, a-t-il dit, l’empereur Napoléon III prétend que c’est la France qui l’a entraîné à la guerre, il n’est pas dans la vérité. Si en effet il n’a pas voulu la guerre et qu’à son corps défendant il ait cédé, c’est à son parti qu’il a cédé et non à la France. Quelques hommes de cour et quelques spéculateurs de bourse, très peu nombreux du reste, sentant que les fautes de 1866 pesaient sur les affaires et croyant qu’une campagne de six semaines suffirait pour rendre l’élan aux spéculations dont ils vivaient, disaient que c’était un mauvais moment à passer, quelque cinquante mille hommes à sacrifier, après quoi l’horizon serait éclairci, et qu’alors reprendraient les affaires ; mais c’étaient de rares exceptions, et, je le répète, la France ne voulait pas la guerre. C’est un parti aveuglé par son ambition et par son ignorance qui seul l’a voulue, nous l’a donnée, et nous a perdus. » Cependant il fallait le vote de la chambre pour les subsides, et la chambre pouvait tout arrêter ; elle pouvait, elle devait surtout contrôler, car il s’agissait d’abord de savoir si véritablement notre ambassadeur avait été l’objet d’une insulte, d’une insulte voulant la guerre. « Convaincu, ajoute M. Thiers, qu’on nous trompait, je demandai la production des pièces sur lesquelles on se fondait pour se dire outragé. J’étais sûr que, si nous gagnions vingt-quatre heures, tout serait expliqué et la paix sauvée. On ne voulut rien entendre, rien accorder. Je fus insulté de toutes parts, et les députés des centres, si pacifiques les jours précédens, intimidés, entraînés dans le moment, s’excusant de leur faiblesse de la veille par leur violence d’aujourd’hui, votèrent cette guerre, qui est la plus malheureuse certainement que la France ait entreprise dans sa longue et orageuse carrière. » Kant avait donc raison lorsqu’il demandait avant toute chose, pour chaque état, des institutions véritablement représentatives, il disait même républicaines, sans attacher à ce mot le sens qu’il a pour nous en matière politique, — ceci pour dire que les guerres en définitive se font souvent sans motif suffisant et au mépris des intérêts des peuples. Quand elle supprimait la délégation pour les déclarations de guerre, que redoutait à son tour la convention, si ce n’est des assemblées muettes et dociles comme le sénat du premier empire, si ce n’est des votes comme celui qui a décidé de la dernière guerre ? Ne rejetons point de tels avertissemens ; nous n’avons pas le droit en pareil cas de traiter trop légèrement les conceptions de la violente assemblée.

Nous devions dès l’abord signaler les publications qui ont répandu en Europe les premières notions de l’arbitrage, et inspiré à des degrés divers toutes celles qui ont suivi. Arrivons aux sociétés, aux ligues et aux congrès qui, par leur active propagande et l’influence d’un infatigable patronage l’ont introduit dans le règlement des difficultés et des contestations internationales.


II.

Ce fut au lendemain des sanglans combats du premier empire que, par un mouvement spontané, se forma contre la guerre la ligue des hommes de bien, qui dure encore. Dès 1815, la secte des quakers fondait à New-York une Société des amis de la paix. L’année suivante, pareille société s’organisait à Londres. Dans toutes les directions s’établirent des succursales que la propagande des brochures étendit rapidement. En 1843, pour toucher plus vite à notre époque, un congrès formé des délégués de la Société de la paix se tenait à Londres, sous la présidence de M. Charles Hindley. Il fut décidé qu’une adresse serait envoyée à tous les gouvernemens civilisés pour les inviter à introduire dans leurs traités de paix ou d’alliance une clause par laquelle ils s’engageraient, en cas de dissentiment, à accepter la médiation d’une ou de plusieurs puissances amies. Cette adresse fut présentée au roi Louis-Philippe, qui répondit aux délégués : « La paix est le besoin de tous les peuples, et, grâce à Dieu, la guerre coûte beaucoup trop aujourd’hui pour qu’on s’y engage souvent, et je suis persuadé que le jour viendra où, dans le monde civilisé, on ne la fera plus. » Au mois de janvier 1848, M. Beckwith, secrétaire de la Société centrale de la paix d’Amérique, présentait la même adresse au président des États-Unis. Celui-ci fit observer que les gouvernemens populaires étaient portés à la paix par leur tendance naturelle. « Que le peuple soit instruit, dit-il, qu’il jouisse de ses droits, et il demandera la paix comme indispensable à sa prospérité. » De 1848 à 1851, quatre congrès furent successivement tenus à Bruxelles, à Paris, à Francfort et à Londres. Le plus important fut celui qui s’ouvrit à Londres en 1851, pendant l’exposition universelle. On y voyait figurer des membres du parlement britannique, plusieurs membres de l’assemblée législative et du conseil d’état de France, six corporations religieuses, deux corporations municipales, trente et un délégués des sociétés de paix d’Amérique. À peine la vaste salle d’Exeter-Hall pouvait-elle contenir tous les auditeurs. Des résolutions importantes y furent adoptées ; elles proclamaient qu’il est du devoir de tous les ministres des cultes, des instituteurs de la jeunesse, des écrivains et des publicistes, d’employer toute leur influence à propager les principes de paix, et à déraciner du cœur des hommes les haines héréditaires, les jalousies politiques et commerciales, qui ont été la source de tant de guerres désastreuses. En cas de différends, les gouvernemens devaient se soumettre à l’arbitrage de juges compétens et impartiaux ; mais le congrès s’élevait surtout contre les armemens : « les armées permanentes, disait-il, qui, au milieu des démonstrations de paix et d’amitié, placent les différens peuples en un état continuel d’inquiétude et d’irritation, ont été la cause de guerres injustes, de souffrances des populations, d’embarras dans les finances des états ; le congrès insiste sur la nécessité d’entrer dans la voie du désarmement. »

La propagande ne ralentit point sa marche. Elle étendit sans cesse son influence civilisatrice, et de larges satisfactions lui furent bientôt données. En 1851, le comité des affaires étrangères du sénat des États-Unis, présidé par M. Foot, émettait un vœu en faveur de l’arbitrage international, et au mois de février 1853 le sénat, sur le rapport de M. Underwood, engageait le président, chaque fois que cela serait pratiquable, à insérer dans tous les traités à conclure à l’avenir un article ayant pour but de faire soumettre tout différend qui pourrait s’élever entre les parties contractantes à la décision d’arbitres à choisir d’un commun accord. Dès 1856, l’occasion se présentait de profiter du conseil. Les grandes puissances avaient à régler le différend de la Turquie. Une députation de la Société de la paix de Londres, composée de MM. Hindley, Joseph Sturge et Henry Richard, fut envoyée à Paris pour recommander à lord Clarendon et aux plénipotentiaires réunis dans cette ville une clause relative à l’arbitrage international. Lord Clarendon en effet proposa au congrès d’adopter l’idée qui était défendue par les sociétés de la paix d’Europe et d’Amérique. Les autres diplomates l’accueillirent, et le traité qui a pris le nom de traité de Paris stipula que, si un désaccord venait à s’élever entre la Sublime-Porte et une ou plusieurs des parties contractantes, elles devraient, avant de recourir aux armes, fournir aux puissances signataires du traité le moyen de prévenir une semblable extrémité par leur médiation. Dégageant du traité une règle d’application beaucoup plus générale, le vingt-troisième protocole posait cette première assise de l’arbitrage : « Les plénipotentiaires n’hésitent pas à exprimer le vœu, au nom de leur gouvernement, que les états entre lesquels un sérieux dissentiment viendrait à s’élever eussent recours avant d’en appeler aux armes, en tant que les circonstances l’admettraient, aux bons offices d’une puissance amie. Les plénipotentiaires espèrent que les gouvernemens non représentés au congrès s’uniront au sentiment qui a inspiré le vœu contenu dans le présent protocole. » En effet, quarante états adhérèrent à cette clause. En présence de ce protocole et de la solennité qui en avait amené l’acceptation par toutes les puissances, M. de Laveleye[2] se demande comment l’empire a pu engager la guerre de 1870. Ce protocole était-il déjà oublié ? Non sans doute, et il ne fallait qu’un instant pour que, rappelé par une des puissances, sinon par le pays, l’on vît aussitôt surgir une demande de médiation. N’est-ce pas là ce que craignait Napoléon III quand on brusquait si violemment le vote de la chambre, quand on refusait aux instances de M. Thiers les vingt-quatre heures de réflexion qu’il sollicitait si énergiquement pour sauver la paix !

Il revenait de droit à M. Henry Richard, au délégué de la Société de la paix de Londres en 1856, de porter pour la seconde fois devant le parlement anglais la question de l’arbitrage international. En 1849, pareille motion, présentée par Richard Cobden, avait été repoussée sur les observations de lord Palmerston, qui affecta de la tourner en ridicule ; mais les derniers événemens étaient là pour apprendre une fois de plus, et par de saisissantes réalités, à quel point les folles entreprises d’une seule puissance peuvent troubler l’Europe entière. Et puis l’Angleterre n’a cessé de marcher vers la paix. Elle n’avait que médiocrement apprécié l’attitude beaucoup trop expectante de son gouvernement lors de la dernière guerre ; elle aurait voulu qu’il se jetât avec des paroles d’apaisement entre les combattans. Aussi saisissait-elle l’occasion de nous témoigner ses vives sympathies au milieu de nos désastres. N’oublions pas qu’à l’armistice des convois de vivres, traversant le détroit, nous arrivaient à Paris comme la manne, et que, de la même provenance, les terres dévastées de nos laboureurs recevaient bientôt les premières semences. Des meetings se prononçaient contre la guerre en général et particulièrement contre celle qui, après Sedan, s’était montrée si inexorable. Le 8 juillet 1873, M. Henry Richard n’était donc que l’éloquent organe des manifestations de l’opinion dans son pays alors qu’il obtenait, par un vote du parlement, qu’une adresse fût. envoyée à la reine « pour qu’il lui plaise de charger le secrétaire d’état aux affaires étrangères de se mettre en rapport avec les puissances, en vue de perfectionner les lois internationales et d’établir un système permanent d’arbitrage. » Par cette résolution, le gouvernement anglais était mis en demeure de se concerter avec les autres états sur une réforme considérable comprenant deux choses fondamentales, la rédaction d’une sorte de code international et la constitution du tribunal d’arbitrage réclamé depuis si longtemps par les amis de la paix et les publicistes. Le 24 novembre suivant, la chambre des députés italienne, sur la proposition de M. Mancini, proclamait à l’unanimité la même résolution, et formulait le même vœu dans une séance à laquelle avaient été conviés M. Henry Richard et MM. Dudley Field et Miles, jurisconsultes américains non moins dévoués à la cause de la paix. Est-ce à ces manifestations solennelles que l’on doit la conférence de Bruxelles ? Nous ne saurions l’affirmer ; mais ce que l’on peut dire, c’est que cette conférence se trouve en face de difficultés de plus d’un genre. Tout est à créer en cette matière ; non-seulement la guerre est sans règles d’aucune sorte, mais, ce qui peut surprendre, les relations de peuple à peuple sont abandonnées au hasard des interprétations et à l’arbitraire du plus fort. Qu’est-ce donc que le droit des gens, et où en est-il à notre époque ?

Il y a plus de trente ans que Rossi gourmandait à cette occasion l’insouciance de la diplomatie. « Tout paraît indécis, disait-il, arbitraire, mobile comme les événemens, comme les intérêts, comme les opinions et les vues de ceux qui président aux transactions politiques des grands états. En un mot, le droit des gens en est encore aux misères de l’empirisme. » Or rien n’est changé. Aujourd’hui comme alors, comme toujours, un conflit vient-il à éclater, l’embarras consiste à trouver une règle qui s’y puisse appliquer, et, comme elle n’existe point, comme elle ne peut être déduite que des faits et gestes de la diplomatie dominante, il ne s’agit de rien moins que de créer cette règle pour la circonstance. Alors on croirait assister à ces discussions juridiques des siècles passés, où Tacite et les pères de l’église, Horace et la Genèse, servaient à résoudre les questions de paternité, de succession ou de mitoyenneté. Ainsi se tranchent encore beaucoup de difficultés internationales à propos desquelles Grotius et Vattel sont renforcés de Cicéron. Veut-on expliquer comment telle ou telle immunité appartient à un ambassadeur ou aux gens de sa suite, on cite un fait qui s’est passé en Angleterre, en Hollande ou en France il y a deux cents ans peut-être, et ce fait, rapporté par Pufendorf, Wicquefort ou Barbeyrac, sert de loi pour peu qu’il concorde avec l’espèce. S’agit-il par exemple d’établir la franchise dont jouissent les hôtels des ambassadeurs, nous ouvrons Merlin, qui, sur la foi de Wicquefort, invoque le fait suivant : « le 21 mai 1649, un officier de l’élection de Paris, accompagné de gardes et de commis de la ferme, voulut pénétrer dans la loge du suisse de l’ambassadeur de Hollande, soupçonné de vendre du tabac râpé, et fut repoussé avec éclat. Plaintes de l’ambassadeur. L’élu fut interdit et emprisonné par ordre du gouvernement. Les commis furent cassés et les fermiers-généraux obligés de faire des excuses. » Tel est aujourd’hui le code des nations ; chaque pays est resté dans l’isolement parce qu’aucun autre n’en est sorti. En posant des principes que l’étranger pourrait admettre ou rejeter au gré de ses intérêts, on a craint de stipuler contre soi-même. C’est ce qui nous est arrivé quand à deux reprises nous avons essayé d’asseoir quelques règles relativement aux ambassadeurs et aux agens diplomatiques. C’était, il est vrai, sous le gouvernement qui a le moins contribué au rapprochement des peuples. Premier consul ou empereur. Napoléon détestait la diplomatie et les diplomates, dans lesquels il ne voyait que des conspirateurs et des espions. La rédaction du code civil lui donna l’occasion de s’expliquer à ce sujet. Le projet du code contenait une disposition qui affranchissait de poursuites devant nos tribunaux tous les agens diplomatiques étrangers ainsi que les personnes composant leur famille et leur suite. « J’aimerais mieux, dit le premier consul, que les ambassadeurs français n’eussent point de privilèges à l’étranger, et qu’on les arrêtât, s’ils ne payaient pas leurs dettes ou s’ils conspiraient, que de donner aux ambassadeurs étrangers des privilèges en France, où ils peuvent plus facilement conspirer parce que c’est une république. Le peuple de Paris est assez badaud ; il ne faut pas encore grandir à ses yeux un ambassadeur, qu’il regarde comme valant dix fois plus qu’un autre homme. Les autres puissances n’ont point à cet égard établi des principes aussi formels que ceux qu’on nous propose d’adopter. Il serait préférable de n’en pas parler. » Et la disposition fut écartée.

Au surplus, il faut bien le reconnaître, le point était scabreux. Était-il même susceptible d’être utilement abordé dans les conseils législatifs d’une seule puissance ? L’intéressant débat qui eut lieu en 1810 au conseil d’état, débat peu connu et qui rentre à plus d’un titre dans cette étude, permet d’en douter. Toujours à propos de la condition des agens diplomatiques, des regards plus clairvoyans furent portés alors sur ces vastes solitudes du droit des gens que Rossi prenait en pitié. Cette condition avait préoccupé Montesquieu, qui y voyait une source perpétuelle de conflits ; elle préoccupait non moins Napoléon : dans l’espèce d’isolement où il se trouvait à l’égard des autres états, elle s’offrait sans cesse à son esprit comme un des plus agaçans problèmes. Il résolut d’en finir et de la soumettre à un examen décisif. Appelé à se prononcer, le conseil d’état dès les premiers pas déclarait qu’en l’absence de lois positives, de conventions expresses entre les souverains, on ne pouvait rechercher de motifs de décision en cette matière que « dans les conventions présumées, dans l’usage le plus ordinaire, dans l’opinion des publicistes, et surtout dans cette raison universelle, principe de toutes les bonnes lois. » C’était beaucoup, et c’était peu. En poussant plus loin son étude, le conseil d’état ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’il se perdait dans le vide. Il s’empressa de recourir à l’expérience de l’un de ses membres, M. le comte d’Hauterive, très versé dans la diplomatie, où il avait passé une grande partie de sa vie, et l’invita à lui communiquer ses vues. De son côté, Napoléon chargeait le procureur-général Merlin de présenter le tableau de la législation et de la jurisprudence de l’Europe sur ce grand sujet. Les diplomates se complaisent dans l’ombre favorable que projette l’incertitude des règles et des décisions. M. d’Hauterive ne pouvait échapper à cette pente de son esprit. Au contraire, la doctrine et la jurisprudence ne conçoivent que les points de droit nettement tranchés, et Merlin était jurisconsulte. Le grand capitaine aimait à tout dominer : chacun resta dans son rôle. Le conseil d’état avait timidement proposé de consacrer le principe de l’inviolabilité des ambassadeurs fondée sur le droit des gens ; mais, revenant aussitôt sur ses pas, il décidait que l’inviolabilité cesserait dès que les ambassadeurs auraient eux-mêmes violé ce droit. Napoléon repoussa énergiquement le principe de l’inviolabilité ; tout ce qu’il pouvait admettre, c’était que les agens diplomatiques ne devinssent justiciables qu’après la décision d’une commission de hauts dignitaires composée par lui. « M’objecterez-vous, disait-il, que les souverains, se trouvant compromis dans la personne de leurs représentans, ne m’enverront plus d’ambassadeurs ? Je retirerais les miens, et l’état gagnerait d’immenses salaires fort onéreux et souvent au moins très inutiles. Pourquoi voudrait-on soustraire les ambassadeurs à toute juridiction ? Ils ne doivent être envoyés que pour être agréables, pour entretenir un échange de bienveillance et d’amitié entre les souverains respectifs. S’ils sortent de ces limites, je voudrais qu’ils rentrassent dans la classe de tous, dans le droit commun. Je ne saurais admettre tacitement qu’ils pussent être auprès de moi à titre d’espions à gages, ou bien alors je suis un sot, et je mérite tout le mal qu’il peut m’en arriver. Seulement il s’agit de s’entendre et de le proclamer d’avance, afin de ne pas tomber dans l’inconvénient de violer ce qu’on est convenu d’appeler jusqu’ici le droit des gens et les habitudes reçues. » Le conseil d’état, modifiant son projet, revint au droit commun ; seulement il subordonnait les poursuites à l’autorisation préalable du ministre des affaires étrangères.

Cependant la nouvelle proposition ne manquait-elle pas tout à la fois de logique et d’utilité pratique ? Il importait fort peu de poser une règle rigoureuse et de soumettre les agens diplomatiques au droit commun, si l’on faisait intervenir l’examen préjudiciel d’un ministre. M. d’Hauterive eut beau jeu contre cette proposition, qu’il repoussait à son tour ; mais il se donna le plaisir de faire en règle le siège des théories en cette matière. Les unes soutiennent l’indépendance absolue des agens diplomatiques, les autres subordonnent cette indépendance aux lois d’ordre public. Les opinions sur ce point ont varié selon l’esprit des temps ou la position des écrivains ; elles ont été mises en avant pour la plupart « par des hommes de cabinet, » par « des faiseurs de livres, » étrangers aux affaires et peu pénétrés du véritable caractère des fonctions diplomatiques. M. d’Hauterive qualifiait ainsi les auteurs que l’on est habitué à consulter, et auxquels Merlin avait emprunté tous les élémens de son mémoire, et, pour donner plus de force à son observation, il faisait remarquer que Grotius, dans le cours d’une longue vie, n’avait été ambassadeur que pendant dix mois, que Pufendorf, Vattel, Barbeyrac, étaient des gens de lettres, que Bynkershœck était un magistrat, que Mornac, Hofman, étaient des jurisconsultes, Albéric Gentil un prédicant, et Besold un simple professeur de droit. Il fallait donc se tenir en garde contre tous leurs systèmes. Finalement il n’y avait en tout ceci à considérer qu’une question de « dignité » pour les souverains, et partant de ]h il fallait laisser les poursuites dans le domaine de la diplomatie. Il n’y avait donc rien à faire, l’exemple du passé devant être regardé comme la meilleure règle du présent et de l’avenir. Le procureur-général Merlin voyait autrement les choses et les voyait mieux. Il convenait, selon lui, de sortir des incertitudes sur des questions de cette importance, mais le terrain fuyait sous les pas ; pour lui donner quelque consistance, il était indispensable « de faire adopter par tous les gouvernemens des règles fixes et uniformes. »

Ainsi dès cette époque l’étude seule de la condition des agens diplomatiques conduisait fatalement à la solution que proposent aujourd’hui les parlemens d’Italie et de la Grande-Bretagne ; mais l’heure était mal choisie pour jeter les bases d’un code international d’accord avec les autres puissances ; le projet rentra, pour n’en jamais sortir, dans les cartons du conseil d’état. En attendant mieux, Merlin voulut du moins utiliser ses recherches. Il fit donc entrer dans son recueil les élémens de son remarquable mémoire, un peu trop persillé par M. d’Hauterive, et c’est sur ce fond, rajeuni par les travaux de Martens, que vivent encore nos tribunaux, et l’on peut ajouter les tribunaux de l’Europe, quand il s’agit de trancher une question de droit des gens[3]. Il a bien été conclu quelques traités avec certaines puissances, on a bien dit dans ces traités que les agens diplomatiques jouiraient respectivement, dans les deux pays, « des avantages de toute sorte, accordés ou qui pourraient être accordés à ceux de la nation la plus favorisée ; » mais ces avantages n’ont été définis, que nous sachions, dans aucun traité antérieur auquel les jurisconsultes et les tribunaux puissent recourir. Parfois même on a pris l’engagement, comme dans le traité intervenu entre la France et la Toscane en 1853, de régler les attributions, privilèges et immunités des agens respectifs « et d’en faire l’objet d’une convention spéciale dans le plus bref délai possible ; » mais il ne semble pas qu’aucune convention de ce genre ait encore été arrêtée. Chacun pour soi, chacun chez soi, telle est en définitive la maxime qui jusqu’à ce jour a gouverné les peuples.


III.

La codification des lois internationales et la constitution de l’arbitrage ouvrent un si vaste champ aux négociations attendues des bons offices de la diplomatie, que le programme sera réduit, on doit le supposer, en vue du succès même de l’entreprise. Tel qu’il a été compris par certains publicistes, le code international serait une œuvre gigantesque. Dans son mémoire couronné en 1849 par le congrès des sociétés anglo-américaines réunies à Paris, M. Louis Bara proposait, ni plus ni moins, de modeler le code des nations sur nos propres codes[4]. Il ne doutait pas qu’il n’existât entre les peuples les mêmes rapports qu’entre les hommes. En conséquence, lois civiles, commerciales, pénales, politiques et administratives, sans oublier la procédure, il faisait tout entrer dans le corps de droit international, corpus juris gentium, comme il se plaisait à le désigner. Ramenée à la théorie pure, cette grande division des droits des peuples peut être rigoureusement exacte, mais l’offrir à ceux qui voudraient tenter les premiers rapprochemens entre les différens états, ce serait trop embrasser et courir le risque de mal étreindre ; pour aspirer à une codification proprement dite, on compromettrait le sort de négociations déjà assez périlleuses. Il s’agirait avant toute chose de prévenir les principales causes de guerre. Ce sont ces causes qui sont à observer dans leurs grands aspects. Elles ont varié avec les temps et les mœurs. En les énumérant, Grotius signalait notamment le refus de donner des femmes à ceux qui en demandent, l’envie de s’établir dans un meilleur pays que celui qu’on possède, le désir de s’emparer du gouvernement d’un état sous le prétexte que c’est pour son bien, la prétention à la souveraineté universelle. De nos jours, l’enlèvement des Sabines n’est guère à redouter ; les états ne sont plus nomades : resterait à savoir si la domination de la Rome antique ne tenterait pas encore des imitateurs modernes ; mais d’autres causes de guerre subsistent. M. Paul Leroy-Beaulieu les ramène à trois : l’oppression d’une nationalité par une autre, — les défiances et les jalousies surannées, entretenues par une diplomatie tracassière et par l’enseignement public, — enfin l’ambition des princes, et le besoin de faire oublier par l’éclat des entreprises extérieures la pauvreté des institutions du dedans[5]. — La dernière de ces causes n’est pas la moins irrécusable pour nous qui lui devons les désastres accumulés des deux empires. Après avoir étudié les faits contemporains, M. de Laveleye a découvert un plus grand nombre de causes de guerres, toutes actuelles, sans compter, dit-il, « le chapitre très étendu des querelles dont l’origine est si insignifiante qu’on ne peut ni les prévoir ni les décrire, et qu’il faut les grouper sous le titre de conflits sans nom. » Ces causes, selon lui, seraient la soif des conquêtes, la religion, le maintien de l’équilibre européen, les interventions à l’étranger, les rivalités historiques, les colonies, les disputes d’influence, les obligations des neutres, les hostilités des races, l’imperfection des institutions politiques et la théorie des limites naturelles. On pourra trouver l’énumération bien longue, et cependant elle n’a rien d’excessif ; ce sont bien là, il faut le reconnaître, des causes incessantes de guerre dans les temps modernes. La première cependant, l’esprit de conquête, aurait perdu du terrain ; les légistes le répudient, et il n’oserait plus lui-même, disent les optimistes, s’affirmer désormais. Ce serait l’occasion certes de le condamner une fois pour toutes dans un code international ; mais cette condamnation serait-elle bien définitive, et ne pourrait-il plus s’en relever ? Et les secrètes machinations, et les hypocrites entreprises, et les vaines chicanes, qui donc pourrait les déjouer et obliger les souverains à compter avec la justice dans la manière de traiter les autres états ? Le tribunal arbitral serait Là, dit-on, pour ces cas comme pour les autres. Soit ; mais ne se fait-on pas illusion sur ce point ?

On répond que dès à présent on est à même de citer de remarquables exemples de conflits réglés par le seul fait de l’arbitrage, et que dans plusieurs traités il est formellement stipulé. Ainsi, en 1853, une convention relative aux pêcheries du Canada intervenait entre les États-Unis et l’Angleterre. Lord Clarendon, à la sollicitation de plusieurs membres du parlement, au nombre desquels était Richard Cobden, fit insérer dans le traité une clause imposant l’arbitrage aux parties contractantes. En cas de différend, chaque partie nommerait un arbitre, et les deux arbitres en désigneraient un troisième, s’ils ne pouvaient tomber d’accord. Les parties contractantes s’engageaient à considérer la décision arbitrale comme définitive et sans appel. La même année, des réclamations restées indécises entre ces deux puissances étaient soumises à une commission mixte qui choisissait un troisième arbitre, M. Joshua Bates, de Londres. C’est une commission arbitrale qui réglait encore certains conflits survenus, en 1860, entre les États-Unis et la Nouvelle-Grenade, en 1861 entre les États-Unis et Costa-Rica. En 1863, la décision arbitrale du roi des Belges terminait un premier différend entre les États-Unis et le Pérou, un second entre le Brésil et l’Angleterre, En 1865, l’affaire du détroit de Puget entre l’Amérique et l’Angleterre était soumise à une commission arbitrale, et en 1870 l’arbitrage de l’Angleterre mettait fin à un différend entre l’Egypte et l’Espagne. Nous arrivons ainsi au traité de Washington, que l’on a considéré non sans raison comme un des actes diplomatiques les plus importans du siècle.

Cinq commissaires désignés par la Grande-Bretagne et cinq choisis par les États-Unis se réunirent à Washington, et formèrent une haute commission ayant pour mandat d’examiner les différends qui s’étaient élevés entre les deux pays à l’occasion de la guerre de la sécession. Après avoir fixé pour l’avenir un certain nombre de règles de droit qui régiront désormais ces deux puissances et forment les premiers linéamens d’un code international à leur usage, la haute commission décida que toutes les réclamations se rapportant à la question de l’Alabama et des autres corsaires (Alabama Claims) seraient soumises au jugement arbitral de cinq membres qui se réuniraient à Genève et seraient désignés, un par les États-Unis, un par l’Angleterre, un par le président de la confédération suisse, un par le roi d’Italie et un par l’empereur du Brésil. Dans l’ordre où elles viennent d’être indiquées, les cinq puissances furent représentées par MM. Charles Francis Adams, sir Alexandre Cockburn, Jacob Stæmpfli, le comte Frédéric Sclopis et le baron d’Itajuba. Durant la guerre de la sécession, l’Angleterre s’était-elle conformée aux obligations qui sont imposées aux états neutres ? Telle était la question à résoudre et que développèrent M. Bancroft-Davis pour les États-Unis, et lord Tenterden pour la Grande-Bretagne. Les procès-verbaux de ce grand débat ont été publiés à Washington ; ils contiennent un véritable traité de droit international et sont curieux à plus d’un titre ; mais une fois de plus ils révèlent au plus haut degré le déplorable état du droit des gens à notre époque. La première difficulté fut de définir les obligations qui découlent de la neutralité. Or c’est par des prodiges de recherche et d’argumentation qu’on parvint à ériger les règles qui devaient servir de base à l’appréciation de la conduite de l’Angleterre. Tout fut compulsé, les traités, les actes de la diplomatie, les écrits des publicistes, Vinnius et Bartole, Erskine et Domat, MM. Hautefeuille et Théodore Ortolan, et, qui le croirait ? Virgile lui-même. Il s’agissait de définir la faute, de caractériser la négligence qui résulte « de l’absence de diligence, » et la culpa lata, la culpa levis, la culpa levissima, occupèrent plusieurs séances. « Ce que le droit dit de latiore culpa, affirmait l’avocat des États-Unis, s’applique parfois à la lata culpa, de la même manière qu’un comparatif est employé dans certains cas pour un positif, comme dans Virgile : trislior et lacrymis oculos suffusa nitentes. » Ne croirait-on pas assister à une audience du parlement au XVIe siècle ? Somme toute, le conflit était grave et de nature à engendrer une guerre désastreuse. Il fut vidé par un jugement qui a plus fait pour l’arbitrage international qu’aucune autre mesure. Le 12 septembre 1872, le tribunal de Genève condamnait l’Angleterre à payer en bloc à l’Amérique 75 millions de francs, attendu qu’en plusieurs points elle avait manqué « aux dues diligences » que lui imposaient les devoirs de la neutralité[6].

Le terrain de l’arbitrage semblerait donc assez bien préparé, et de tels exemples s’imposent en quelque sorte à ceux qui sont appelés à organiser définitivement la justice internationale et à en arrêter les bases essentielles. Cependant nos tribunaux eux-mêmes rendraient de vaines sentences, si le pouvoir coercitif n’était là pour en assurer l’exécution. La saisie des biens et l’incarcération jouent un grand rôle dans les moyens employés par la justice. Quel sera donc le pouvoir coercitif entre les puissances ? Si la sentence est répudiée par l’une des parties, en quoi consistera la contrainte ? Nous avons vu que dans sa diète l’abbé de Saint-Pierre imposait aux souverains médiateurs le devoir de faire respecter leurs décisions. En effet, si l’arbitrage ne peut triompher des résistances, à quoi bon y recourir ? C’est l’objection qui se produit habituellement en cette matière. C’est aussi celle sur laquelle s’appuyait M. de Moltke le 16 février 1874, lorsqu’il entreprenait de démontrer au Reichstag qu’il importait d’entretenir une armée de 400,000 hommes sur le pied de paix pour douze années. « Un tribunal de droit international, s’il en existait un, disait-il, manquerait toujours de la force nécessaire pour assurer l’exécution de ses arrêts : ses décisions demeureraient, en fin de compte, subordonnées à la décision souveraine du champ de bataille. »

D’abord, à supposer que les résistances ne pussent être brisées que par la force des armes, faudrait-il en principe repousser des décisions qui presque toujours seront acceptées et loyalement exécutées ? Dès à présent, on peut citer de nombreux exemples d’arbitrage ; quelle est donc la partie condamnée qui a refusé d’obéir ? L’état qui répondrait aux juges par un défi aurait indubitablement à compter avec le sentiment public, et c’est là aussi une puissance. Enfin le jour où des états se ligueraient pour dompter la mauvaise foi d’un autre, la guerre aurait-elle donc le même caractère ? Cette guerre, entreprise pour assurer la paix, d’après les traités, par mesure de police, qui donc n’y souscrirait dans de telles conditions ? Et il est permis de croire qu’il serait très rarement nécessaire d’en arriver là. Qu’adviendrait-il, d’un autre côté, si la diète générale, ainsi que le proposait Bentham, mettait tout simplement l’état réfractaire, après un certain délai, au ban de l’Europe ? À notre époque, avec le grand mouvement du commerce, cette espèce d’excommunication, accompagnée de sévères mesures d’interdit pour les libres communications et les échanges, ne paraitrait-elle pas la plus cruelle, la plus flétrissante et la plus efficace des punitions ? Même dans l’ordre de la morale internationale telle que semblent la comprendre ceux qui comptent secrètement sur le droit du plus fort, serait-ce là si peu de chose qu’on le prétend ? C’est encore là peut-être ce que l’on pourrait envisager de mieux dans une matière où, somme toute, on aura fait beaucoup, si l’on parvient quelquefois seulement à empêcher le mal. Après Fontenoy, le marquis d’Argenson, écrivant à Voltaire, lui disait que le triomphe paraissait magnifique, mais que le cœur lui manquait en songeant que « le plancher de tout cela était du sang humain, » C’est l’image qu’on ne devrait cesser d’avoir sous les yeux en traitant un pareil sujet. Une guerre de moins, que de sang épargné !

Nous avons dit que la magistrature était descendue dans la lice, et demandait à son tour l’abolition des restes de barbarie dont témoignent nos relations internationales. Qu’elle y apporte plus particulièrement l’idée du droit dans ses acceptions élevées, on ne saurait en être surpris, puisque là est l’objet de ses incessantes préoccupations. Elle n’admettra jamais qu’il y ait deux morales, la petite, comme on l’a dit, celle des citoyens entre eux, et la grande, celle des nations, — que le droit seul règne ici, et la force là. Un mot sauvage était parti du camp prussien dans la dernière guerre. Avait-il été réellement prononcé par le grand-chancelier ? Il méritait dans tous les cas d’être flétri. Alors que l’ennemi foulait encore notre sol, l’un de nos premiers magistrats et de nos plus éminens juristes proclamait, pour l’honneur de la civilisation, que le droit prime la force[7]. C’est le titre qu’un autre magistrat de la cour de cassation, M. Achille Morin, aurait pu donner à l’ouvrage étendu dans lequel il a traité, au point de vue juridique, la plupart des questions que fait naître la guerre[8]. Joseph de Maistre se plaît à rappeler que, dans le grand siècle de la France, les procédés chevaleresques présidant aux combats, « la bombe dans les airs évitait le palais des rois. » Hélas ! c’est pendant que les obus cinglaient à Paris le dôme du Palais de Justice que le magistrat écrivait son livre.

M. Morin se place en face de la guerre déclarée et se demande si elle n’a pas certains principes d’humanité et de justice à respecter. Montesquieu fait dériver le droit de la guerre « de la nécessité et du juste rigide. » Le combat aurait-il d’autres lois ? Qui oserait soutenir que le soldat vaincu peut être torturé, que la propriété peut être inutilement dévastée, que le pillage est licite ? Qui ne serait indigné à la pensée que l’un des belligérans a fait usage d’engins cruels, de balles explosibles ou empoisonnées ? Sur tous ces points, l’œuvre paisible et infatigable des juristes a fait son chemin ; elle a pénétré dans tous les pays, répandu la lumière dans toutes les consciences, si bien qu’en matière de guerre il est permis de nos jours de faire appel au droit public. De leur côté, nos tribunaux ont proclamé certaines règles avec une grande fermeté et les ont posées comme les premiers pilotis du nouvel édifice à élever sur les terrains fuyans du droit international. C’est bien le moins que nous ayons une jurisprudence de la guerre ! L’ennemi, par l’occupation militaire du territoire, acquiert-il sur les domaines de l’état envahi un droit tel qu’il puisse en disposer ? Le gouvernement prussien, en possession des forêts domaniales des départemens de la Meuse et de la Meurthe, y avait coupé 15,000 pieds de chênes plus que séculaires qu’il vendit à un banquier juif de Berlin. L’enlèvement était difficile et coûteux ; le banquier céda son marché à un habitant de Nancy, qui, mis en demeure d’exécuter la convention, en fit ressortir la nullité. La cour de Nancy et après elle la cour de cassation décident que l’occupation ne confère à l’ennemi que la jouissance provisoire des biens qu’il détient à la place du propriétaire ; s’il peut en conserver le produit, il ne peut en disposer en maître. Or, vendre une forêt, c’est disposer de la propriété elle-même. La vente fut annulée. « À cet égard, dit la cour de Nancy dans un remarquable arrêt du 3 août 1872, le droit international, bien plus que le droit civil, pose des règles inspirées par la conscience publique, et dont il appartient à la magistrature, en les appliquant sans faiblesse, d’assurer la diffusion et le succès ; il s’agit, non de méconnaître le droit du vainqueur, mais de le maintenir dans les limites que lui assignent les précédens, l’usage, la raison et la justice. » La Prusse aurait été fort en peine de récuser l’autorité de cette décision, que la cour de Nancy avait soin de baser sur l’opinion d’un auteur français, M. le conseiller Morin lui-même, et de deux professeurs distingués de l’école allemande, Bluntschli et Heffter. À propos de bestiaux volés par les soldats prussiens dans une ferme du département de Seine-et-Marne, le tribunal civil de la Seine saisissait à son tour l’occasion de mettre en relief cette autre règle, « que le belligérant, sur le territoire ennemi, n’a pas le droit de s’emparer des biens des particuliers, — que ce principe, contraire au droit ancien, et qui doit avoir pour effet de rendre les guerres moins désastreuses, recevait dans l’espèce son application[9]. » Par ce dernier trait, le tribunal de la Seine a marqué avec une grande justesse la révolution profonde qui s’est accomplie dans les idées en cette matière. Le droit absolu du vainqueur tel que l’entendaient les peuples anciens, tel que voudraient l’entendre certains conquérans modernes, a disparu avec tant d’autres droits qui n’étaient eux-mêmes que l’abus de la force et le privilège de la barbarie. La guerre n’est plus qu’un duel entre les peuples, et la loi du combat proscrit comme des choses déshonnêtes les actes de pillage au même titre qu’elle défend le meurtre, l’incendie a sans nécessité. » Et la justice qui intervient après la lutte pour rappeler à tous le respect de ces règles peut trouver dans la philosophie moderne un code tout fait, qu’elle invoque sans avoir à redouter les protestations d’aucun état en Europe.

Il nous plaît de voir ainsi la magistrature mêler sa voix à celle de la philosophie, et dans la mesure de ses pouvoirs livrer la guerre à la guerre. En cette matière, il convenait de faire énergiquement la part de la morale et du droit. La force a trop longtemps régné, ne laissant après elle que cette trace de sang à laquelle on la suit à travers les gouvernemens et les âges. Qu’on invoque la raison d’état, soit. Dans les cas extrêmes, il ne saurait être interdit de pourvoir à sa propre sécurité par la puissance du bras ou des armes. À ce point de vue, M. de Moltke avait raison de rappeler que le premier besoin des états est d’exister et d’assurer leur existence du côté de l’extérieur ; mais gardons-nous de croire avec lui que, « si à l’intérieur la loi protège le droit et la liberté des citoyens, c’est la puissance seule qui peut à l’extérieur protéger l’état vis-à-vis de l’état. » Tout autre est la doctrine qui aujourd’hui, environnée d’un nouvel éclat, triomphera, nous voulons l’espérer, bien qu’elle ait été lente à s’imposer à la vieille politique internationale et à l’aveuglement des peuples. Disons-le donc, il ne saurait exister deux morales pour les états, celle du dedans et celle du dehors ; il n’y a point non plus deux justices pour les nations, celle qu’on demande au droit et celle qui viendrait de la force. Si, pour les particuliers comme pour les états, il est permis d’invoquer la loi suprême de la nécessité, c’est la dernière à laquelle on doive toujours recourir. Aussi acceptons-nous comme un heureux présage ce qui se prépare en ce moment dans un pays voisin. De ce congrès, verrons-nous sortir ce qu’on pourrait appeler avec orgueil le code des nations ? Ne demandons pas tant du premier coup aux louables efforts de la diplomatie, et soyons-lui profondément reconnaissans, si elle parvient à nous donner quelques feuillets de ce beau livre, car par là seulement elle aura encore beaucoup fait pour la grande cause de l’humanité.


JULES LE BERQUIER.

  1. L’Abbé de Saint-Pierre, par M. Molinari.
  2. Des Causes actuelles de guerre en Europe, Bruxelles 1873.
  3. Voyez, dans le Répertoire de Merlin, le mot ministre public.
  4. La science de la Paix, par Louis Bara, 1872.
  5. Recherches économiques sur les guerres contemporaines, Paris 1873.
  6. En 1872, la question de la baie de San-Juan était encore réglée entre les États-Unis et l’Angleterre par une décision arbitrale.
  7. Discours de M. le procureur-général Renouard, prononcé à la rentrée de la cour de cassation en 1872.
  8. Les Lois relatives à la guerre selon le droit des gens moderne, Paris 1872.
  9. Jugement du 11 décembre 1872, présidence de M. Glandaz.