Les Lions de mer/Chapitre 14

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 155-167).


CHAPITRE XIV.


Partons ! À nous la bonne terre. Regardez autour de vous. Voyez l’héritage allez en avant, – arrêtez-vous sur la montagne ; puis, si vous le pouvez, soyez calme.
Splague.



Pour un petit vaisseau comme le Lion de Mer, il y avait de l’audace à pénétrer dans les profondeurs mystérieuses du cercle antarctique, beaucoup plus mystérieuses alors qu’aujourd’hui. Mais le chasseur de veaux marins américain hésite rarement. Il a peu de science, peu de cartes marines, et ces cartes sont plus souvent anciennes que nouvelles ; cependant il a la tête pleine d’îles et de continents où se trouvent les animaux que sa grande affaire est de chasser et de tuer.

Le cap Horn et son voisinage ont été si longtemps fréquentés par cette classe d’hommes, qu’ils sont comme chez eux au milieu de leurs îles, de leurs rochers, de leurs courants et de la stérilité de ces parages ; mais, au sud du cap Horn, tout semblait désert. À l’époque dont nous parlons, on connaissait beaucoup moins les régions antarctiques qu’aujourd’hui ; et même ce que nous en savons se borne à quelques lugubres peintures, où la stérilité et le froid semblent lutter l’un contre l’autre.

Wilkes et ses émules nous ont dit qu’il existait un vaste continent de glace dans cette partie du monde ; mais même leur audace et leur persévérance n’ont rien pu faire de plus que de constater ce fait général.

Nous donnerions une idée fausse et exagérée du caractère de Roswell Gardiner, si nous disions qu’en pénétrant dans cette vaste étendue de l’Océan du sud, il n’éprouvât que de l’indifférence à l’égard de sa destination. L’état de son esprit était bien opposé à un tel sentiment, lorsqu’il voyait le cap Horn descendre, pour ainsi dire, pied à pied dans l’Océan et puis disparaître. Le temps, quoique très-beau pour ces régions, était menaçant. Il en est ainsi ordinairement dans ces contrées, qui semblent être le pays favori des tempêtes. Bien que le vent ne soufflât pas plus fort qu’une bonne brise, et que l’Océan ne fût pas très-agité, il y avait dans l’atmosphère et dans les courants de terre qui venaient du sud-ouest, des symptômes qui avertissaient le marin de la nécessité d’être prudent. Nous croyons que c’est plutôt pendant l’été que dans l’hiver qu’on est exposé aux gros temps dans ces parages.

Mais il y a quelque chose de si vivifiant dans l’air de l’Océan en été, et quelque chose de si glacial dans la saison contraire, que beaucoup d’entre nous s’imaginent que les courants d’air correspondent avec la chute du mercure. Roswell en savait plus que cela, sans doute, mais encore il savait où il était et ce qu’il avait à faire. Comme chasseur de veaux marins, il était allé plusieurs fois au midi aussi loin que le nec plus ultra de Cook ; mais ç’avait toujours été dans des positions secondaires. C’était la première fois qu’il avait la responsabilité du commandement, et il était naturel qu’il sentît le poids du fardeau qu’il avait à porter.

Tant qu’il avait eu en vue le Lion de Mer du Vineyard, ce vaisseau avait occupé sa pensée, il s’était d’abord efforcé de se débarrasser du schooner rival ; mais maintenant qu’il était, pour ainsi dire, sorti de son sillage, les grands et prochains obstacles de son entreprise se dressaient devant lui. Roswell était donc pensif et grave, ses traits reflétant avec assez de fidélité l’aspect triste de l’atmosphère et de l’Océan.

Boswell ne pensait pas qu’il fût très-probable qu’il rencontrât maintenant l’autre Lion de Mer, d’autant plus que les îles qu’il cherchait n’étaient dans le voisinage d’aucune terre, et par conséquent en dehors de la route ordinaire des chasseurs de veaux marins. Cette dernière circonstance, que notre jeune navigateur savait très-bien apprécier, lui donnait l’espoir d’être seul à s’emparer des trésors de ces îles, s’il pouvait découvrir les parages où la nature les avait cachés.

À peine la nuit se fut-elle abaissée sur l’horizon, que Roswell ordonna au timonier de virer vers le sud. C’était un changement matériel dans la direction du vaisseau ; et si la brise qui soufflait en ce moment durait, le schooner devait se trouver, au retour du jour, à une bonne distance vers l’est du point qu’il eût autrement atteint.

Jusqu’à présent, Roswell avait voulu se débarrasser de son compagnon de voyage ; mais maintenant qu’il faisait nuit, et que beaucoup de temps s’était déjà écoulé depuis qu’il n’avait vu l’autre schooner, il crut qu’il pouvait suivre sa direction véritable. La belle saison est si courte dans ces mers, que chaque heure est précieuse, et qu’on ne peut y négliger le but principal d’un voyage sans des raisons impérieuses. Tout le monde comprit que le vaisseau se dirigeait en droite ligne vers les parages où il allait chasser les veaux marins.

C’était un fait admis en géographie qu’il existait des îles dans cette partie de l’Océan longtemps avant qu’il eût été question du Lion de Mer, avant probablement que son jeune capitaine fût né ; mais on n’avait à cet égard que des notions imparfaites et peu satisfaisantes. Cette observation ne s’appliquait pas cependant à tous les cas particuliers, car il y avait en ce moment à bord du petit schooner plusieurs marins qui avaient visité les Shetland du sud, la Nouvelle-Géorgie, Palmer’s-Land, et d’autres parages de ces mers ; aucun cependant n’avait entendu parler d’îles qui fussent tout à fait au sud du schooner.

Aucun changement matériel n’eut lieu dans le temps pendant la nuit, tandis que le petit Lion de Mer continuait de voguer vers le pôle sud. Il se trouvait maintenant à trente-six heures du cap Horn ; Gardiner pensait être à trois degrés au sud de ce cap, et par conséquent à une distance d’environ soixante degrés au sud. Le schooner ne se serait pas trouvé très-éloigné de Pahner’s-Land et des îles voisines, s’il n’avait pas d’abord pris la direction de l’ouest. On ne pouvait, dans cette direction, savoir ce qu’on avait devant soi.

Le troisième jour, le vent souffla avec force du nord-est. On aperçut la clarté de la glace, et bientôt la glace elle-même, qui commençait à se présenter sous la forme de petites montagnes. Ces collines flottantes attirèrent tous les regards, mais elles fondaient sous l’impulsion des vagues, et elles n’étaient que d’une dimension déjà très-amoindrie. Il devint absolument nécessaire de perdre toutes les heures de nuit, car il est très-dangereux de naviguer alors.

On savait que la grande barrière de glace était proche, et le nec plus ultra de Cook, à cette époque la grande limite de la navigation antarctique, se trouvait près du parallèle de latitude auquel le schooner était arrivé. Le temps continuait cependant d’être très-favorable, et, après le coup de vent qui était venu du nord-est, la brise souffla du sud avec des bouffées de neige, mais assez soutenue et pas assez fraîche pour forcer nos aventuriers à diminuer leur voilure. La douceur de l’eau avait suffi pour annoncer le voisinage de la glace ; non-seulement les calculs de Gardiner l’en avertissaient, mais ses yeux le lui disaient.

Dans le courant du cinquième jour, lorsque le temps s’éclaircit un peu, on aperçut comme par échappées la glace formant des murailles hautes comme des montagnes, ressemblant à autant de chaînes des Alpes, quoique se mouvant avec lourdeur sur les ondes toujours agitées de l’Océan. Des brouillards épais voilaient de temps en temps l’horizon tout entier, et ce jour-là le schooner fut forcé plusieurs fois de s’arrêter pour ne pas se jeter sur des masses ou des plaines de glaces, dont un grand nombre d’une vaste étendue commençaient à paraître.

Malgré les dangers qui entouraient nos aventuriers, aucun d’entre eux n’était assez insensible à la sublime puissance de la nature pour refuser son admiration aux grands objets qu’offrait aux regards ce spectacle sauvage et solitaire. Les montagnes de glace brillaient de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel à mesure que le soleil se reflétait sur leurs cimes ou sur leurs flancs, ou qu’elles se trouvaient cachées par des nuages épais et sombres. Il y avait des moments où quelques-unes de ces énormes masses se montraient dans des positions toutes particulières et suivant le jour où elles se trouvaient, tandis que d’autres, au même instant, offraient tout l’éclat de l’or et de l’émeraude.

Les oiseaux de mer étaient redevenus nombreux ; les albatros venaient animer ce spectacle, tandis qu’on entendait souffler les baleines dans les eaux voisines. Gardiner reconnaissait, à beaucoup de signes, qu’on approchait de la terre, et il commençait à espérer de découvrir les îles qui étaient indiquées dans la carte de Dagget.

D’après les meilleures observations que Roswell avait pu faire, il se trouvait à un de ces courts degrés de longitude qui marquent le voisinage des pôles, ou à trente-deux milles à l’ouest du parallèle où il désirait être, lorsque le vent souffla du sud. Ce changement de temps était favorable, car il l’enhardit à se rapprocher plus qu’il ne l’aurait fait de cette grande barrière de glace qui formait maintenant une sorte de rivage. Heureusement les montagnes et toutes les masses de glace avaient dérivé de si loin au nord, que le schooner pouvait naviguer avec une certaine rapidité, et Roswell, pensant ne rien perdre du temps précieux que la saison lui laissait encore, se hasarda à continuer sa route pendant la courte nuit qui suivit. La grande brièveté des nuits durant l’été est d’un grand secours pour la navigation dans ces mers.

Quand le soleil reparut, le matin du sixième jour après qu’il eut quitté le cap Horn, Roswell Gardiner se crut assez loin à l’ouest pour approcher de sa destination. Il ne lui restait plus qu’à gagner un degré de plus au sud. Si Dagget avait dit la vérité, il s’était trouvé dans ces parages, et les instructions de l’armateur du schooner imposaient au jeune capitaine l’obligation de suivre la voie parcourue par Dagget. Plusieurs fois, dans cette matinée, Roswell regretta de ne s’être pas entendu avec les gens du Vineyard pour faire en commun ce grand effort. Il y avait quelque chose de si terrible pour un vaisseau isolé à se hasarder ainsi sur la glace dans une région si lointaine, que, pour dire le mot, Roswell hésitait. Mais l’orgueil de sa profession, l’ambition, l’amour de Marie, la crainte du diacre, son courage naturel et l’expérience du danger, lui donnaient la force dont il avait besoin. Il fallut suivre la voie où il était entré, et notre jeune marin mit la main à l’œuvre avec la ferme résolution de l’accomplir.

En ce moment, le schooner était de la longueur d’un câble séparé de la glace, dont il rasait le bord d’une course rapide. Gardiner croyait se trouver à l’ouest aussi loin qu’il était nécessaire, et il avait surtout pour objet de trouver une issue dans le chaos flottant et glace qui s’étendait au loin devant lui.

Comme la brise entraînait au nord les masses de glace qui dérivaient de ce côté, elles commencèrent à se détacher et à se séparer davantage de moment en moment, et Gardiner fut heureux d’apercevoir enfin une issue où il pouvait engager son schooner. Sans perdre un instant, il fit entrer le petit Lion de Mer dans une passe qui était faite pour inspirer cent fois plus de terreur que Charybde et Scylla.

Un des résultats du voisinage de la glace, quand elle forme de vastes plaines, est de communiquer à l’eau une immobilité relative. Il faut que le vent s’élève, et même sur une grande étendue de mer pour mettre en mouvement ces plaines et ces montagnes de glace, quoique le tangage, que l’on a comparé à la respiration de quelque monstre, ne manque jamais entièrement aux eaux de l’Océan. En cette occasion, nos aventuriers eurent la chance de naviguer sans être aucunement contrariés par le mouvement des vagues. Au bout de quatre heures, le schooner s’était ouvert un chemin vers le sud et l’est à une distance de vingt-cinq milles. Il était midi ; l’atmosphère étant plus claire que de coutume, Gardiner monta au grand mât pour juger lui-même de l’état des choses.

Au nord et dans la passe où le vaisseau était entré, la glace se rejoignait, et il était bien plus facile d’avancer que de rétrograder.

Cependant Roswell Gardiner tournait ses regards impatients vers l’est, et surtout vers le sud-est. C’était dans cette partie de l’Océan, et à moins de dix lieues du point où il se trouvait maintenant, qu’il espérait découvrir les îles objet de ses recherches, si réellement elles existaient. Il y avait dans cette direction beaucoup de passes ouvertes dans la glace. Une ou deux fois, Roswell prit la cime de quelque montagne de glace pour celle de vraies montagnes, lorsque, d’après la manière dont elles recevaient ou plutôt ne recevaient pas de reflet de la lumière, elles se revêtaient d’une teinte foncée et terreuse. Chaque fois cependant les rayons du soleil venaient le détromper, et la cime qui avait paru sombre et sourcilleuse, comme par un reflet magique, s’illuminait tout à coup, étincelant des brillantes couleurs de l’émeraude ou d’une blancheur virginale, spectacle qui charmait le spectateur même au milieu des dangers et des périls dont il était entouré. Les Alpes elles-mêmes dans leur gloire, ces merveilles de la terre, auraient pu à peine lutter de magnificence avec les grandeurs que, d’une main prodigue, la nature avait jetées en spectacle sur cette mer éloignée, et qu’elle avait perdues en apparence dans l’espace ; mais la puissance et la gloire de Dieu étaient là, aussi bien que sous l’équateur.

Pendant une heure entière, Roswell Gardiner resta dans cette position, ayant donné l’ordre de tourner la proue du vaisseau vers le sud-est, en le faisant passer par les issues qui s’offriraient aussi près du vent que possible. Il y avait toujours du brouillard, quoique la brume s’éloignât assez pour que des points assez étendus en fussent tout à fait débarrassés. On découvrait un endroit en particulier sur lequel ces nuages de brouillard semblaient descendre de préférence, et s’arrêter à la surface de l’Océan. Une vaste plaine, ou il vaudrait mieux, dire une large ceinture de montagnes de glace, se trouvait entre ce nuage immobile, et le schooner et pendant l’heure qu’il passa sans redescendre sur le pont, conduisant le vaisseau dans une passe très-difficile, il n’y eut pas une minute où le jeune capitaine ne jetât les yeux sur ce point ténébreux. Il n’avait plus qu’un pas à faire pour se retrouver sur le pont, lorsqu’il tourna presque involontairement les yeux vers l’objet, qui lui paraissait toujours immobile.

C’est alors que la vapeur brumeuse, qui n’avait cessé de se mouvoir et de se rouler comme un fluide en ébullition, tant qu’elle était restée compacte, s’ouvrit, et qu’on aperçut tout à coup la tête rase d’une véritable montagne, qui avait mille pieds de haut ! Il ne pouvait y avoir de méprise, c’était la terre, et c’était sans aucun doute la plus occidentale de toutes les îles indiquées par le matelot mourant. Tout venait à l’appui de cette conclusion. La longitude et la latitude qu’il avait marquées se trouvaient exactes ou presque exacte, et les autres circonstances confirmaient cette conjecture ou plutôt cette conclusion. Dagget avait dit qu’une île élevée, montagneuse, pleine d’infractuosités, déserte, mais de quelque étendue, se trouvait, de tout le groupe, le plus à l’ouest, tandis que d’autres îles étaient à quelques milles de celle-là. Ces dernières étaient plus basses, beaucoup plus petites, et n’étaient guère que des rochers nus. Cependant Dagget soutenait qu’une de ces îles était un volcan, qui, par moments, jetait des flammes et beaucoup de chaleur mais toutefois, d’après son récit même, l’équipage auquel il appartenait n’avait jamais visité cette chaudière volcanique, se contentant d’admirer ses terreurs à distance.

Quant à l’existence de la terre, Roswell en acquit plusieurs preuves indubitables. Il y a une théorie qui nous dit que l’orbe du jour est entouré d’une vapeur lumineuse, source de chaleur et de lumière, et que cette vapeur, étant livrée à une mobilité perpétuelle, laisse quelquefois apercevoir le corps de la planète, formant ce qu’on appelle les taches du soleil. De même les brouillards des mers antarctiques s’élevaient sur les flancs de la montagne qu’on venait d’apercevoir, levant quelquefois le rideau ou laissant apercevoir cet imposant et majestueux objet. Cette masse de terre, solitaire, et presque entièrement stérile, méritait bien ces épithètes. Nous en avons déjà indiqué l’élévation : un rocher perpendiculaire se dressant à un millier de pieds au-dessus de l’Océan à toujours quelque chose d’imposant et de grandiose. La solitude où il se trouvait, son air d’immobilité, son apparence sauvage au milieu de montagnes de glace qui se mouvaient et flottaient à l’entour, ses flancs noirs et sa cime toute rase, ajoutaient à ce caractère. Un peu de neige récemment tombée sur la cime de la montagne l’avait blanchie, et c’était comme un dernier trait qui achevait le tableau.

Le cœur de Roswell Gardiner battit de joie lorsqu’il fut sûr d’avoir découvert cette terre, premier but de son expédition. Il n’avait plus maintenant qu’un désir, celui de débarquer. En ce moment le vent avait tourné au sud-est, et fraîchissait tout à fait, poussant le schooner au vent de la montagne, mais forçant les montagnes de glace à dériver du côté de la terre, et formant une barrière infranchissable devant son rivage occidental. Notre jeune capitaine se souvint cependant que Dagget avait indiqué un mouillage près du côté nord-est de l’île, où, d’après son récit, devait se trouver un petit port dans lequel une douzaine de petits vaisseaux pourraient se trouver à l’aise. Gardiner s’efforça donc de se diriger de ce côté.

Il n’y avait point d’ouverture au nord, mais un assez bon chenal s’ouvrait devant le schooner au sud du groupe. Le Lion de Mer fit voile dans cette direction, et, vers quatre heures de l’après-midi, il doubla la pointe sud de la plus grande île. Il doubla les autres îles, et, à l’infinie satisfaction de tous ceux qui étaient à bord, on trouva une grande abondance d’eau entre l’île principale et ses voisines plus petites. Les montagnes de glace avaient touché apparemment en s’approchant plus près du groupe, et cette grande baie s’était trouvée ainsi entièrement débarrassée des glaces, à l’exception de quelques masses peu considérables qui flottaient à sa surface.

Il était facile de les éviter, et le schooner vogua dans le grand bassin formé par les différentes îles de ce groupe. Un nouveau fait vient donner encore plus de poids aux indications de Dagget : on voyait s’élever à l’est la fumée d’un volcan, qui semblait avoir trois ou quatre milles de circonférence, et qui se trouvait à l’est du grand bassin, ou à quatre lieues environ de là terre des Veaux Marins, comme Dagget avait une fois nommé l’île principale. C’était à peu près là, d’ailleurs, la largeur du grand bassin, auquel on arrivait par deux passes, celle du sud et celle du nord.

Une fois dans le centre des îles et en dehors des glaces, il devenait facile pour le schooner de traverser le bassin ou la grande baie, et d’atteindre l’extrémité nord-est de la terre des veaux marins. Comme le jour devait durer encore quelques heures, car les nuits sont très-courtes dans cette latitude élevée en décembre, mois qui correspond à notre mois de juin, Roswell fit mettre une chaloupe à la mer et se dirigea aussitôt vers le point où il espérait découvrir le port, si vraiment il existait. Tout se trouva tel que Dagget l’avait dépeint, et grande fut la satisfaction de notre jeune homme lorsqu’il entra dans une baie qui avait un peu plus de deux cents mètres de diamètre, et qui était si bien entourée par la terre qu’on n’y ressentait aucunement l’influence de la mer.

En général, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de débarquer sur les rochers de l’Océan antarctique, les brisants et le ressac de la mer s’y opposant ; mais là le plus petit bateau pouvait s’arrêter sur une grève de galets, sans courir le moindre risque d’avaries. Le plomb annonçait aussi un bon mouillage dans environ huit brasses d’eau. En un mot, ce petit port était un de ces bassins que l’on rencontre quelquefois dans les îles montagneuses, où des fragments de rochers semblent s’être détachés de la masse principale comme pour venir au secours des marins et leur ouvrir une issue.

La baie entière, ou le grand bassin formé par le groupe entier, ne manquait point non plus d’avantages pour le navigateur. Du nord au sud cette baie intérieure avait au moins six lieues de long, et elle ne pouvait guère avoir moins de quatre lieues de large. Comme de raison, elle était beaucoup plus exposée aux vents et aux vagues que le petit port, quoique Roswell fut frappé des différents avantages qu’elle présentait. Elle était presque entièrement débarrassée de glace, tandis qu’il en flottait une masse assez considérable en dehors du cercle des îles il résultait de là que la navigation s’y trouvait libre même pour le plus petit bateau. La raison en était que la plus grande des îles avait deux longs caps en forme de croissant, l’un à son extrémité nord-est, l’autre à son extrémité sud-est, ce qui donnait à tout son côté oriental la forme de la nouvelle lune. La rade que nous venons de décrire était au sud du cap, que notre jeune capitaine nomma le cap Hasard, en honneur de son lieutenant, qui avait été le premier à indiquer les facilités offertes pour le mouillage par la conformation même du sol.

Quoique la côte fût rocheuse et inégale, il n’était pas difficile de gravir la rive septentrionale du port, et Gardiner y monta accompagné de Stimson, qui, depuis peu, s’était beaucoup attaché à son chef. L’élévation de cette barrière qui se dressait au-dessus des vagues de l’Océan était d’un peu moins de cent pieds ; et quand ils arrivèrent au sommet, une commune exclamation de surprise, pour ne pas dire de joie, s’échappa de leur bouche. Jusque-là on n’avait vu aucune espèce de veau marin, et Gardiner éprouvait quelques appréhensions à l’égard des profits qu’on pouvait tirer de tant de fatigues et de dangers. Cependant tous ses doutes s’évanouirent dès qu’il put découvrir la rive septentrionale de l’île, longue de plusieurs milles, et qui offrait aux regards une telle multitude de monstres marins, qu’on aurait cru avoir sous les yeux un rivage vivant. Il y en avait des milliers sur les roches basses qui bordent tout ce côté de l’île, se chauffant au soleil des mers antarctiques. Il n’y avait pas à s’y tromper, c’étaient bien eux : des lions de mer, des éléphants de mer, d’énormes animaux à l’aspect féroce et repoussant, n’appartenant, à vrai dire, ni à la terre, ni à la mer. Ces animaux allaient et venaient constamment en foule, quelques-uns se balançant sur le bord des rochers et se précipitant dans l’Océan pour y chercher de la nourriture, tandis que d’autres sortaient de l’eau en grimpant, et choisissaient des bancs de rochers pour s’y reposer et jouir de la lumière du jour. Il ne s’élevait que peu de querelles entre ces horribles animaux, quoique l’on remarquât parmi eux les veaux marins des plus grandes espèces.

— Voilà une fameuse moisson pour nous, maître Stephen, dit Roswell à son compagnon en se frottant les mains de plaisir. — Un mois de travail remplira le schooner, et nous partirons avant l’équinoxe. Ne vous semble-t-il pas qu’il y a là-bas des os de lions de mer ou de veaux marins de quelque espèce, comme si des hommes étaient déjà venus les chasser dans ces parages ?

— Il n’y a pas de doute là-dessus, capitaine Gar’ner ; quelque écartée que soit cette île, dont je n’ai jamais entendu parler, tout vieux matelot que je suis, nous ne sommes pas les premiers qui l’aient découverte. Il est venu quelqu’un ici, il n’y a de cela qu’un an ou deux, et il en a rapporté une cargaison, je vous en réponds.

Comme tout ceci se rapportait parfaitement au récit de Dagget, Roswell n’éprouvait aucune surprise ; il y voyait au contraire la confirmation de ce que Dagget avait annoncé, et d’autant plus de raison pour espérer, sous tous les rapports, les résultats les plus heureux du voyage. Tandis qu’il était sur les rochers, Roswell jeta les yeux, autour de lui pour bien se rendre compte des lieux où il se trouvait, et il donna ses ordres en conséquence. Le schooner s’approchait déjà de l’île à petites bordées, d’après un signal qu’il lui avait fait, et le second officier marinier avait dirigé le vaisseau vers l’entrée du port le moins grand, où il le conduisait comme pilote. Avant que le capitaine fût descendu de la cime du rocher, le vaisseau entra sous son foc, le vent étant presque arrière, et il jeta deux ancres dans deux endroits convenables, mettant en outre une baussière à terre.

Toutes les figures brillaient de joie ; c’était un grand point de gagné que d’avoir amené le schooner dans un port aussi sûr, où son équipage pourrait se reposer la nuit sans éprouver aucune appréhension d’être écrasé et englouti par la glace ; ce n’était pas seulement un sentiment de sécurité qu’on éprouvait, on avait trouvé la source de cette richesse qu’on cherchait et qui avait déterminé cet équipage à s’exposer à tant de privations et de dangers. Tout l’équipage débarqua, chacun gravit la cime du rocher pour jouir du spectacle de tous ces animaux, qui se développait avec une véritable profusion sur les roches basses du côté septentrional de l’île.

Comme il restait encore quelques heures de jour, Roswell toujours accompagné de Stimson, tous les deux pourvus d’un bâton comme arme défensive, grimpèrent vers le point central le plus élevé de l’île. Il s’était cependant trompé sur la distance, et il eut bientôt découvert qu’il lui faudrait un jour entier pour accomplir une pareille entreprise, s’il y parvenait ; mais il arriva au bas de la montagne centrale, d’où l’on découvrit une imposante étendue du nord et de l’est de l’île, ou de ce qu’on aurait pu appeler le côté des veaux marins. Ils purent se faire une idée assez exacte de la formation générale de ce fragment solitaire de terre et de rocher, comme des îles et des îlots qui étaient dans le voisinage. Le contour de la première île dont nous avons parlé était celui d’un triangle grossier et par conséquent irrégulier dont les trois pointes principales étaient les deux caps peu élevés dont il déjà été question, et un troisième qui se trouvait au nord et à l’ouest.

Presque tout le rivage de l’ouest et du sud-ouest ressemblait à un mur de rochers presque perpendiculaire, qui s’élevait à deux ou trois cents pieds au-dessus de l’Océan. Contre ce côté de l’île, surtout, les eaux de l’Océan venaient se briser en grondant, tandis que la glace s’y portait comme pour entrer chez elle, suivant l’expression des matelots, et laissait voir la profondeur des eaux. Des deux autres côtés c’était différent. Les vents régnaient le plus vers le sud-ouest, ce qui faisait de la forme perpendiculaire de l’île son rempart contre le mauvais temps, tandis que la position des deux autres côtés du triangle leur était favorable. Le côté du nord était naturellement plus exposé au soleil, toutes choses étant, dans l’hémisphère méridional, au rebours de ce qui existe au nord ; tandis que le côté de l’est où du nord, était protégé par le groupe d’îles qui se trouvait devant.

Tel était l’aspect général de l’île des Veaux Marins, autant que les observations un peu hâtives de son présent maître lui permirent de s’en assurer. L’approche de la nuit le détermina descendre de la partie assez dangereuse de la montagne ou il avait grimpé, et à rejoindre son équipage et son schooner.