Les Lions de mer/Chapitre 18

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 193-204).


CHAPITRE XVIII.


Il va là où à peine un été sourit, sur les rochers de Behring ou dans les îles nues du Groënland ; froides à minuit les brises viennent souffler des déserts qui dorment dans la neige éternelle, et elles apportent, avec le rugissement tumultueux des vagues, le long hurlement du loup des rives d’Ooualaska.
Campbell.



Roswell parut très-pensif le lendemain matin en vaquant à ses occupations ordinaires. Peu lui importait maintenant que Dagget se trouvât dans l’île des Veaux Marins ; mais restait le secret du trésor caché. Si les deux schooners ne se quittaient plus, comment pouvait-il s’acquitter de cette partie de ses devoirs, sans consentir à une association contre laquelle se révolterait toute la nature morale et physique du diacre Pratt ? Cependant il avait donné sa parole, et il ne pouvait partir. Il se détermina donc à aider leLion de Mer du Vineyard à compléter sa cargaison, se réservant plus tard de se débarrasser de son compagnon de voyage lorsque les deux vaisseaux feraient voile vers le nord.

Le lieutenant du schooner de Dagget, quoique bon chasseur de veaux marins, avait beaucoup d’impétuosité dans le caractère, et plus d’une fois il lui était arrivé de blâmer la prudence de Roswell. Macy, c’était son nom, pensait qu’il fallait livrer une attaque générale aux veaux marins, et puis compléter ensuite l’opération en faisant sécher les peaux. Il avait vu faire de ces choses avec succès, et il croyait qu’il n’y avait pas de meilleur système à suivre. Un de ces beaux matins, comme il disait, le capitaine Gar’ner sortirait, et il trouverait son troupeau (les veaux marins) parti pour d’autres pâturages. C’était là une opinion que Roswell ne pouvait partager. Sa politique de prudence avait produit d’excellents résultats, et il espérait qu’il en serait ainsi jusqu’à ce qu’il eût complété la cargaison des deux schooners.

Le lendemain matin, au moment où les hommes se rendaient au rivage, il renouvela ses avis en sa qualité de commandant des deux schooners, et signala en particulier aux nouveaux arrivés la nécessité de ne point alarmer les veaux marins plus qu’il n’était indispensable de le faire. On lui répondit : – Oui, oui, Monsieur, comme à l’ordinaire, et les hommes traversèrent les rochers, très-disposés en apparence à obéir à ses injonctions.

Cependant les circonstances n’étaient pas faites pour donner à Roswell, sur l’équipage du Vineyard, l’influence qu’il exerçait sur son propre équipage. C’était un jeune commandant, et il faisait pour la première fois le voyage en cette qualité, ce que tout le monde savait ; il y avait eu entre les deux équipages un esprit de rivalité et de concurrence, qui ne pouvait si facilement disparaître ; puis Macy se regardait comme le légitime commandant du schooner en l’absence de Dagget, et il croyait que ce dernier n’avait point le droit de le soumettre, lui et l’équipage du Vineyard, à l’autorité d’un autre commandant.

On a dit avec sagesse : « Le nom du Roi est une forte tour. » Ceux qui ont la loi de leur côté, ont une puissance que le raisonnement a de la peine à ébranler. On est disposé à montrer de la déférence envers ceux qui sont armés de la loi ; elle suffit en effet pour donner la victoire autant que la justice de la querelle qu’on peut soutenir. Dans un certain sens l’autorité devient la justice.

— Le commodore prétend qu’il faut traiter les créatures avec ménagement, dit Macy en riant, tandis qu’il portait son premier coup de lance à un veau marin ; prenez ce petit bijou, mes garçons, et mettez-le dans son berceau, pendant que je vais chercher sa maman.

Un éclat de rire répondit à cette saillie, et les hommes n’en furent que plus disposés à se montrer insubordonnés et turbulents, en voyant avec quelle liberté leur officier venait de s’exprimer.

— L’enfant est dans son berceau, monsieur Macy, reprit Jenkins, qui était un loustic comme son lieutenant. Je crois que le meilleur moyen de l’endormir est de taper sur tous ces gaillards à mine renfrognée qui pullulent dans notre voisinage.

— Soit ! s’écria Macy en attaquant un éléphant de mer, au moment où il donnait l’ordre. En un instant les rochers qui se trouvaient de ce côté de l’île furent te théâtre d’une lutte très-vive et d’un tumulte extraordinaire. Hasard, qui n’était pas loin, réussit à retenir ses hommes d’équipage, mais on aurait dit vraiment que les hommes du Vineyard étaient devenus fous.

Ils tuèrent un grand nombre de veaux marins, il est vrai mais sur vingt qui, dans leur terreur, cherchaient un refuge dans les eaux de l’Océan, on en tuait un. Tous les animaux ont leurs cris d’alarmé, ou si ce ne sont pas absolument des cris, ont des espèces de signaux qu’ils comprennent entre eux. On voit quelquefois un troupeau d’animaux prendre la fuite sans aucun motif apparent, mais, pour suivre un avertissement qu’ils doivent à leur instinct. Il en fut ainsi des veaux marins ; car les rochers se trouvèrent déserts, même à une lieue de la scène du massacre ; il en résulta que Hasard et ses hommes n’eurent plus rien à faire.

— Vous savez sans doute, monsieur Macy, dit Hasard, que tout cela est contraire aux ordres qu’on nous a donnés, vous voyez que je suis forcé d’aller en faire mon rapport.

— Soit ! fut la réponse. Je n’ai de chef que le capitaine Dagget ; et si vous le voyez, Hasard, dites-lui que nous avons eu là une belle matinée.

— Oui, oui, vous avez eu les mains pleines aujourd’hui, Macy, mais comment cela ira-t-il demain ?

— Comme aujourd’hui. Il faut bien que ces diables de veaux marins viennent souffler, sur le rivage, et nous sommes sûrs de les y retrouver. Nous avons fait aujourd’hui autant d’ouvrage que j’en aie vu faire en deux jours depuis que nous sommes arrivés ici.

— C’est très-vrai ; mais quel sera l’ouvrage de demain ? Je dirai cependant au capitaine Dagget ce que vous me chargez de lui dire, et nous verrons ce qu’il pensera à ce sujet. Je suppose qu’il entend commander son schooner jusqu’à ce qu’il le ramène à Holmes-Hole.

Hasard continua son chemin, secouant la tête à mesure qu’il avançait. Il ne s’était pas mépris à l’égard de Dagget. Ce chasseur expérimenté de veaux marins fit appeler son lieutenant et lui déclara qu’il était toujours son chef. Macy reçut une réprimande sévère et fut menacé de destitution s’il lui arrivait de violer encore les ordres qu’on lui avait donnés. Comme il arrive ordinairement dans les cas de cette nature, le coupable exprima ses regrets de ce qu’il avait fait et promit plus d’obéissance à l’avenir.

Mais le mal était fait. La chasse aux veaux marins n’avait plus rien d’une opération régulière, systématique, elle était devenue quelque chose de précaire et de variable. Quelquefois les chasseurs réussissaient ; puis il y avait des jours où l’on ne pouvait tuer un seul veau marin. Le schooner du Vineyard n’était qu’à moitié plein, et l’on approchait de la fin de la saison. Roswell était prêt à mettre à la voile, et il commençait à s’irriter un peu des retards extraordinaires qu’on mettait à son départ et à celui de son équipage.

Trois semaines après l’accident de Dagget, sa guérison se trouvait très-avancée. Ses os s’étaient rejoints, et sa jambe promettait d’être assez solide dans un mois, sinon autant qu’elle l’était auparavant.

Toutes ses blessures étaient guéries, et le capitaine du schooner de Holmes-Hole commençait à marcher avec des béquilles, ce qui était un grand soulagement pour un homme aussi actif. Avec beaucoup de précautions, il parvint à descendre sur un banc de rocher qui se développait comme une terrasse, au-dessous de la maison, sur une étendue de deux cents mètres. C’est là que Roswell et Dagget se rencontrèrent un dimanche matin, trois semaines après leur excursion dans les rochers de la montagne.

Ils s’assirent tous les deux sur une pointe basse de rocher, et ils se mirent à causer de leurs projets, et de l’état de leurs vaisseaux. Stephen était à côté de son officier comme de coutume.

— Je crois, dit Gardiner, que Stimson avait raison lorsqu’il me conseillait d’accorder à mes hommes le repos du dimanche ; ils ne se remettent ensuite au travail qu’avec plus d’ardeur.

— À terre, sans doute, le sabbat est un grand privilège qu’il faut respecter, dit Daggëet ; mais en mer, je ne m’en préoccupe guère ; il faut qu’un vaisseau marche les jours de fête et les jours ouvriers.

— N’en doutez pas, capitaine Dagget, reprit Stephen, il y a un grand journal là-haut où il est tenu compte de tout. Le Seigneur est Dieu sur mer comme sur terre.

On se tut quelques instants car il y avait dans le ton solennel et la parfaite sincérité de celui qui parlait quelque chose qui faisait de l’impression sur ceux qui l’écoutaient.

Roswell reprit ensuite la conversation qu’il avait déjà commencée, et exposa au capitaine Dagget que son schooner était plein, tandis que celui du Vineyard ne l’était qu’à moitié, sans qu’on pût espérer qu’il réussît maintenant à compléter sa cargaison ; car l’attaque livrée par Macy aux veaux marins serait cause d’un retard d’un mois et l’on pouvait compter que chaque jour on trouverait ces animaux plus farouches. Roswell termina par ces mots :

— Pensez combien il serait grave de nous trouver ici, sous une latitude aussi élevée, après que le soleil nous aurait quittés.

— Je vous comprends, Gar’ner, répondit Dagget tranquillement ; vous êtes maître de votre vaisseau, et je suis sûr que le diacre Pratt serait fort heureux de vous voir arriver entre Shelter-Island et Oyster-Pond. Je ne suis qu’un pauvre estropié ; autrement le schooner du Vineyard ne serait pas de longtemps en retard.

Roswell sentit que sa générosité était mise en question par Dagget, et il en éprouva une irritation assez vive mais il se contint, et, malgré quelques mots amers du capitaine du Vineyard, Roswell lui donna une nouvelle preuve de dévouement.

— Voici ce que je ferai, Dagget, dit Gardiner comme un homme qui a pris son parti. Je resterai encore ici une vingtaine de jours, et je vous aiderai à faire votre cargaison ; après quoi je mettrai à la voile, quoi qu’il arrive. Ce sera rester aussi longtemps que la Providence peut le permettre sous une latitude aussi élevée.

— Donnez-moi la main, Gar’ner. Je savais bien que vous aviez du cœur et qu’il se montrerait en temps opportun. J’espère que la Providence nous protégera ; c’est vraiment dommage de perdre un aussi beau jour ; voyez, les créatures grimpent sur les rochers pour se chauffer au soleil comme autrefois.

— Vous n’obtiendrez pas grand secours de cette Providence dont vous venez de parler, dit Stimson, en oubliant de garder le saint jour du sabbat.

— Il a raison, dit Roswell, je le sais pour avoir agi d’après son conseil. Eh bien, notre marché est fait. Nous restons encore vingt jours ici ; nous arrivons ainsi au moment de l’équinoxe, je crois qu’à cette époque vous serez tout à fait sur pied.

Roswell sentait lui-même qu’il accordait à Dagget au delà de ce qu’il aurait dû lui accorder, mais le sentiment de confraternité exerçait sur lui beaucoup de puissance, et il ne voulait rien faire qui ressemblât à l’abandon d’un compagnon de danger au milieu des difficultés où se trouvait Dagget. Il savait bien qu’il venait ainsi au secours d’un concurrent, et que probablement Dagget n’aspirait qu’à rester avec lui pour le suivre jusqu’à la plage où se trouvait le trésor. Cependant le parti de Roswell était pris, il était résolu à rester les vingt jours et à faire tout ce qu’il lui était possible pour venir au secours de l’équipage du Vineyard.

On continua la chasse aux veaux marins avec plus d’ordre et de méthode que sous la direction de Macy. On en était revenu à la même règle de prudence qui avait présidé au commencement de l’opération, et le succès était le même. Chaque soir, en revenant à la maison, Gardiner avait un bon rapport à faire ; Dagget n’était jamais plus heureux que lorsque Roswell avait à raconter comment on avait tué un vieux lion ou un vieil éléphant de mer, ou des veaux marins à fourrures.

Cependant Roswell se promenait souvent sur le rivage de l’Océan, et tenait note des montagnes de glace flottantes, qui étaient moins nombreuses et moins grandes, parce que le soleil et les vagues avaient eu le temps de les miner. Il regardait ensuite le soleil, qui, tous les jours, baissait davantage chaque fois qu’il paraissait, allant se coucher rapidement vers le Nord, comme s’il avait hâte de quitter une atmosphère qui lui convenait si peu. Les nuits, toujours si froides dans cette région, annonçaient de prochaines gelées, et les symptômes de la fin de l’été, qui se montrent bien plus tard dans les autres régions, commençaient à se manifester ici. Il est vrai qu’il n’y avait dans l’île que peu de végétation, et qu’elle ne pouvait indiquer le changement des saisons ; mais Roswell reconnaissait à d’autres signes qu’il fallait partir au plus vite.

On n’avait point cessé de chasser le veau marin, et quoiqu’on obtînt de bons résultats, on vit à la longue que l’indiscipline et la désobéissance de Macy avaient nui à l’opération. Les hommes d’équipage travaillaient cependant avec ardeur, car ils voyaient venir les longues nuits du cercle antarctique, et ils sentaient le danger, qu’ils couraient en s’attardant.

Comme nous nous sommes souvent servis du mot Antarctique, nous croyons devoir donner ici une explication.

Nous ne voulons pas dire que nos navigateurs eussent vraiment pénétré jusqu’à cette ceinture de neiges et de glaces éternelles, mais qu’ils s’en étaient approchés. Peu de navigateurs sont allés aussi loin au midi. Wilkes, il est vrai, est arrivé dans cette région, et d’autres ont eu le même succès. Le groupes d’îles que Gardiner venait de visiter était tout près de cette ligne imaginaire mais nous ne croyons pouvoir en donner la latitude et la longitude. À l’heure qu’il est, c’est encore une espèce de propriété que nous respectons. Ceux qui veulent imiter Roswell doivent comme lui découvrir les îles qu’il avait découvertes car nous avons la langue liée à cet égard. Qu’il nous suffise donc de dire que ce groupe d’îles est près du cercle antarctique, soit un peu plus au nord, soit un peu plus au midi, peu importe. Et nous continuerons d’appeler ces mers les mers antarctiques, comme les eaux qui se trouvent les plus voisines du cercle.

Roswell fut heureux de voir la fin de ses vingt jours. Le mois de mars était déjà très-avancé, et les longues nuits approchaient. Le schooner du Vineyard ne se trouvait pas encore plein, cependant, et Dagget ne pouvait marcher sans béquilles ; mais Gardiner donna l’ordre, le soir du dernier jour, de cesser la chasse du veau marin et de se préparer à partir.

— Votre parti est pris, Gar’ner, dit Dagget d’un ton suppliant, une autre semaine, et mon schooner serait presque plein.

— Pas un jour de plus, fut la réponse. Je suis déjà resté trop longtemps, et je partirai demain matin. Si vous voulez suivre mon avis, capitaine Dagget, vous en ferez autant. L’hiver arrive dans ces latitudes à peu près comme le printemps chez nous. Je n’ai guère envie d’aller à tâtons au milieu des glaces, lorsque les nuits seront plus longues que les jours !

— Tout cela est vrai, très-vrai, Gar’ner ; mais quel air cela aura-t-il de ramener à Holmes-Hole un vaisseau à moitié plein ?

— Vous avez beaucoup de provisions. Arrêtez-vous, et pêchez la baleine près de False Banks, en allant au nord. J’aimerais mieux rester là un mois avec vous, qu’ici un jour de plus.

— Vous me rendez nerveux lorsque vous me parlez ainsi de ce groupe d’îles. Je suis sûr que pendant plusieurs semaines encore il n’y aura pas de glace sur ce rivage.

— Cela peut être, mais cela ne rendra point les jours plus longs et ne nous fera pas traverser les plaines et les montagnes de glace qui dérivent vers le nord. Il y a une centaine de lieues à faire sur l’Océan qui m’inquiètent plus, Dagget, que tous les veaux marins que nous laissons dans ces îles. Mais les paroles sont inutiles, je pars demain ; si vous êtes sage, nous ferons voile ensemble.

Dagget se résigna. Il sentait bien qu’il était inutile de rester sans l’aide de Roswell et de son équipage car il ne pouvait plus se confier à Macy.

Tout le monde reçut avec joie l’ordre du départ, et l’image du foyer domestique se présenta à chaque pensée. Le chez soi ! est-il une plus douce idée ? Le marin bronzé par le soleil, le soldat qui a supporté les longues fatigues de la guerre, le voyageur, ne connaissent pas de son plus harmonieux à l’oreille que ce mot : patrie.

Jamais vaisseaux ne mirent autant de promptitude à faire leurs préparatifs de départ que les deux Lion de Mer. Il est vrai que celui d’Oyster-Pond était déjà prêt en partie depuis environ quinze jours ; mais les hommes du Vineyard étaient loin de se trouver aussi avancés.

— Nous laisserons la maison debout pour ceux qui pourraient venir après nous, dit Roswell lorsqu’on en retirait les derniers objets qui appartenaient au schooner. Le diacre nous a donné tant de bois, que je suis tenté d’en jeter la moitié maintenant que nous avons une si lourde cargaison. Que tout cela reste ici ; lits et planches, car nous n’avons point de place dans le schooner. Il faut que ce bois même, ajouta-t-il en montant des piles de bois qu’on avait débarquées pour faire place à des peaux et à des barils d’huile, passe à ceux qui viendront ici après nous. Ce sera peut-être l’un de nous, car nous autres marins nous ne savons jamais dans quel port nous pourrons nous trouver.

— J’espère que ce sera Sag-Harbour, répondit gaiement Hasard car, bien que ce ne soit pas un grand port de mer, presque tous nos marins s’y trouveront comme chez eux, et c’est comme porte ouverte par laquelle on peut aller dans tous les environs.

— Tout au plus une porte de côté, répondit Roswell. – Je crois avec vous que ce sera le premier port où nous entrerons, quoique je sois décidé à conduire sur-le-champ le schooner derrière Shelter-Island, et à jeter l’ancre près du quai du diacre Pratt.

Quelles images du passé et de l’avenir ce paroles réveillaient dans l’esprit du jeune marin ! Il croyait voir Marie sous le porche de la demeure de son oncle, spectatrice de l’arrivée du schooner, et les yeux fixés vers ceux dont elle apercevait les traits sur le pont du vaisseau. Marie avait souvent cru dans ses rêves, qu’il en était ainsi, que de fois n’avait-elle pas vu, dans le sommeil, les traits de celui qui était l’objet de ses pensées et de ses prières !

Et où était Marie en ce jour, à cette heure, où Roswell donnait l’ordre du départ ? à quoi s’occupait-elle et quelles étaient ses pensées ? Elle était heureuse dans la maison de son oncle où elle avait passé la plus grande partie de son enfance. Marie n’avait pas au sujet de Roswell d’autre motif d’inquiétude qu’un si long voyage, et cette mer sur laquelle naviguait Roswell. Elle savait que le moment de son retour était arrivé et qu’il devait se trouver en route ; et comme l’espoir est un setiment non moins actif que trompeur, elle s’imaginait qu’il était déjà près d’arriver.

— N’est-il pas extraordinaire, Marie, lu dit un jour son oncle, que Gardiner n’écrive pas ! S’il se rendait un peu compte de ce qu’éprouve un homme dont la propriété est à des milliers de milles de lui, je suis sûr qu’il m’écrirait et qu’il ne me laisserait pas dans de telles inquiétudes.

— Par qui pourrait-il écrire, mon oncle ? répondit sa nièce avec son bon sens ordinaire. Il n’y a dans les mers antarctiques ni bureaux de poste, ni voyageurs qui puissent nous faire tenir des lettres.

— Mais il a écrit une fois, et c’était d’excellentes nouvelles qu’il nous donnait.

— Il nous a écrit de Rio, car là c’était possible. D’après mes calculs, Roswell doit avoir quitté depuis trois ou quatre semaines la pêcherie vers laquelle il s’est dirigé, et il a fait déjà plusieurs milliers de milles pour revenir à Oyster-Pond.

— Le pensez-vous, ma fille, le pensez-vous ? s’écria le diacre les yeux étincelants de plaisir. Ce seraient là de bonnes nouvelles ; et s’il ne s’arrêtait pas trop longtemps en chemin, nous pourrions nous attendre à le voir ici dans quatre-vingt-dix jours.

Marie, sourit d’un air pensif, et une vive rougeur colora ses joues.

— Je ne crois pas, non oncle, répondit-elle, que Roswell s’arrête beaucoup en route en revenant à Oyster-Pond.

— Je serais fâché de le croire ; c’est dans les Indes occidentales qu’il doit faire la partie la plus intéressante de son voyage, et j’espère qu’il n’est pas homme à négliger ses instructions.

— Roswell sera-t-il forcé de s’arrêter aux Indes occidentales, mon oncle ?

— Certainement, s’il obéit à ses ordres, et je pense que le jeune homme n’y manquera point. Mais il n’éprouvera pas un long retard.

Les traits de Marie s’éclaircirent en ce moment.

— Si vous ne vous trompez pas, ajouta-t-elle, nous pouvons toujours l’attendre dans quatre-vingt-dix jours.

Marie resta quelque temps silencieuse, mais sur sa charmante figure rayonnait un sentiment de bonheur qu’une observation que lui adressa son oncle était cependant bien faite pour troubler.

— Si Gar’ner, reprit le diacre, revenait ici après avoir réussi dans la chasse des veaux marins et dans l’autre affaire, celle des Indes occidentales, enfin après avoir réussi en tout, je désirerais savoir si, alors, vous voudriez de lui, en supposant qu’il n’ait point changé lui-même.

— S’il n’a point changé, je ne serai jamais sa femme, répondit Marie avec fermeté, quoique son cœur fût vivement ému.

Le diacre la regarda avec surprise car il n’avait jamais admis qu’une seule raison qui pût décider Marie orpheline et sans fortune à refuser avec tant d’opiniâtreté de devenir la femme de Roswell Gardiner, et c’était le manque de fortune de ce dernier.

Or, le diacre aimait Marie plus qu’il ne se l’avouait à lui-même, mais il ne s’était pas encore déterminé à la choisir comme héritière de ses biens. L’idée de s’en séparer lui était trop pénible pour qu’il voulût songer à un testament. S’il ne faisait point cet acte, Marie n’aurait que sa part de la fortune de son oncle. Le diacre le savait, et il éprouvait à cet égard une véritable anxiété : depuis quelque temps, en effet, il avait pu remarquer lui-même des symptômes inquiétants dans tout son organisme, une fois il était allé jusqu’à écrire sur une feuille de papier : Au nom de Dieu, Amen ; — mais c’était un trop grand effort pour lui, et il en était resté là. Cependant, le diacre Pratt aimait sa nièce, et il eût désiré qu’elle épousât le jeune Gar’ner à son retour, surtout s’il avait réussi.

— S’il n’a point changé ! répéta l’oncle doucement ; assurément vous ne voudriez pas l’épouser, Marie, s’il avait changé !

— Je ne veux pas dire changé, mon oncle, dans le sens que vous entendez. Mais ne parlons point de cela maintenant. Pourquoi Roswell s’arrête-t-il aux Indes occidentales ? Nos vaisseaux n’ont pas l’habitude de s’arrêter là.

— C’est vrai. Si Gar’ner s’y arrête, ce ne sera que pour une affaire toute spéciale qui fera notre fortune à tous, la vôtre aussi bien que la sienne, et la mienne, Marie.

— J’espère que les chasseurs de veaux marins, s’écria la jeune fille, ne s’occupent jamais du transport des esclaves ; j’aimerais mieux vivre et mourir pauvre que de rien devoir à la traite.

— Je n’y vois pas grand mal, ma fille ; mais ce n’est point là le but du voyage de Roswell dans les Indes occidentales. La mission qu’il a reçue est très-secrète, et je crois pouvoir dire que s’il peut l’accomplir, et qu’il revienne après un succès, vous l’épouserez, ma fille.

Marie ne fit point de réponse. Roswell, elle le sentait bien, avait dans son propre cœur un avocat qui plaidait pour lui nuit et jour, mais elle était toujours résolue à ne point s’unir à quelqu’un qui ne serait point chrétien comme elle.