Les Littératures de l’Inde/Partie III

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Les Littératures de l’Inde : sanscrit, pâli, prâcrit
Hachette (p. 205-209).

TROISIÈME PARTIE

LITTÉRATURE PROFANE

« Profane », disons-nous, en tant qu’elle ne rentre, ni directement, ni sous le bénéfice d’une pieuse fiction, dans le canon religieux ; non pas toutefois qu’elle ait rompu ses attaches avec l’orthodoxie, soit brahmanique, soit bouddhique : l’épithète doit s’entendre sous les réserves formulées au début même de ce livre. Si le terme usuel de « littérature classique » ne figure point à cette place, c’est que notre exposition, plus jalouse de séparer les genres littéraires que de s’astreindre à une sèche chronologie, nous a fait depuis longtemps largement empiéter sur l’âge du sanscrit classique, auquel appartiennent, on l’a vu, les Purânas, les Çâstras, et partir même des écrits védiques. Le classique commence aux environs du IIIe siècle avant J.-C., c’est à dire à l’époque où le sanscrit, sans cesser d’être compris, aisément des lettrés, et de la masse ��206 LES LITTÉRATURES DE L'INDE

moyennant un léger effort, n'était plus cependant la langue courantedes milieux populaires 1 , suppléé dans cet office par les nombreux pràcrits qui pullu lèrenl à la faveur de l'extrême division de la grande péninsuleety préparèrent l'avènement des dialectes modernes.

Le sanscrit dit classique est donc, dans une cer- taine mesure, une langue artificielle, née d'un com- promis entre celle des vieux Védas et les idiomes qui en étaient issus, comparable au latin du moyen âge écrit par des gens qui dans l'intimité parlaient français. Mais, codifié, au temps où il allait dis- paraître, par d'excellents grammairiens, il s'est maintenu intact par l'imitation des modèles et se survit de nos jours encore, noble et gracieux témoin de l'unité morale de cette Inde tant de fois conquise et morcelée. Moins riche que le védique en formes grammaticales, il l'est toutefois presque autant que le grec dans la conjugaison, beaucoup plus que lui dans la déclinaison ; et néanmoins la faculté de composition des mots, qu'il a développée à un bien

1. Le plus ancien document daté des langues de l'Inde, ce sont les édits du roi bouddhiste Açôka (III e siècle) ; or ces inscriptions, soigneusement gravées pour être lues et comprises de tous, ne sont pas en sanscrit, mais en un dia- lecte mixte, que M. Senart appelle très heureusement « prâcrit monumental ». D'autre part, on a vu que la pré- dication bouddhiste, pour se répandre parmi les masses, dut, dès le V e siècle, emprunter l'organe d'un prâcrit local, qui est devenu le pâli conservé à Ceylan (p. 79).

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plus haut degré que lui, - et trop souvent jusqu'à l'outrance, le dispense presque à volonté de l'em- ploi des cas et lui permet d'accroître indéfiniment son opulent vocabulaire. Une syntaxe d'une mer veilleuse souplesse enchaîne ses mots en amples pé- riodes, qui déborderaient le cadre étroit et sobre de la stance ou du verset védique; les raffinements d'un style minutieusement étudié et travaillé comme à la loupecourent en semis d'or surcette trame aux nuances vives et pures; et. si parfois cette poésie savante semble perdre en spontanéité et en fraîcheur ce qu'elle gagne en variété et en élégance, ceux là seuls s'en plaindraient à qui ne parle qu'un seul des mille aspects de l'art.

Le groupement en stances de quatre vers, pa- reilles ou non. demeure la règle immuable de la versification nouvelle: le vieux çlôka subsiste, et la plupart des mètres védiques sont encore en hon- neur ; mais sur ces tiges vivaces une fécondation dont l'histoire nous échappe a fait épanouir une étonnante diversité de fleurs doubles aux pétales rayonnants. Autant la rhétorique sait énumérer défigures, autant au moins la métrique rompt. • de genres de stances, dont le rj thme égal berce l'oreille ri chante dan- la mémoire. Le triomphe de cette technique délicate, c'est le « jeu du tigre »>, stance dr l fois l!' syllabes, où les longues s'étirent en lan- gueur féline, ou les brèves bondissent en détentes brusques, les six dernières reproduisant le dessin

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rythmique du uorn sanscrit : çârdùlavikrtditariï*. Il va de soi que l'écueil d'une semblable recherche,

c'esl If lourde force puéril, et les poètes ne l'ont pas toujours évité : sans parler des vers qui se lisent de même de gauche à droite ou de droite à gauche, ni des stances qui affectent la forme d'une épée ou d'une guirlande, on rencontre, çà et là, jusque dans les ouvrages à bon droit les plus renommés, îles allité- ration- forcées ou dénuées de sens, des beautés de convention dont tout le mérite est dans la difficulté vaincue.

D'autre part, l'écueil du style élégant, c'est la préciosité. Quelques (ouvres célèbres sont presque tout entières en concetti, à ravir en extase, en deux cent- pages d'affilée, les admiratrices de Voiture ; de celles-là, nous parlerons le moins pos- sible. Mais il n'est guère d'écrivain classique, prosateur ou poète, qui résiste à la tentation facile de faire de l'esprit, fût-ce à contre-temps, et le fin du fin, pour certains critiques, ce sont des traits qui nous paraissent, à nous, insignifiants ou gros- siers. Un exemple pris au hasard : dans un joli re- cueil, sur lequel nous aurons occasion de revenir, on lit la stance que voici (Bhâminî-Vilâsa, I, 124):

Les femmes, même de haute naissance, il ne s'y

1. Deux longues, une brève, deux longues, une brève, une indifférente : la dernière syllabe d'un vers l'est toujours; une voyelle suivie de deux consonnes quelconques est réputée longue.

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faut point fier: Les touffes de lotus aimées do roi jouent avec les bu\ eurs de douceurs.

Et cela signifie: « Les lotus de nuit aimés delà lune (roi des nuits) coquettent avec les abeilles. » Cette inoffensive malice nous suffirait, mais le commentateur n'eu est pas satisfait : il insiste, il repri'iul. et sans doute il a raison, car le poète a voulu dire autre chose encore. On peut traduire aussi : « Les gracieuses favorites du prince flirtent avec di'- ivrognes »!

Encore, ici, le double sens est-il dans les mots, et non pas simplement dans les syllabes : le pur jeu de sons, |». calembour hébété, où ne le voit-on pas poindre à l'occasion ? oui. jusque dans une courte scène de cette exquise Çakuntalâ, qu'on voudrait croire interpolée par quelque comédien en veine de facétie. On sera indulgent à ces taches, si l'on veut bien songer que Sliakespeare n'en est pas exempt. Il serait d'aussi mauvaise foi de les dissi- muler qu'injuste de s'y étendre; car elles sont mi- nimes • ■( rares et ne sauraient déparer les chefs- d'œuvre,

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