Les Livres d’étrennes - 14 décembre 1883

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Les Livres d’étrennes - 14 décembre 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 934-944).
LES
LIVRES D’ÉTRENNES

Il est bien difficile qu’une revue des livres d’étrennes, de quelque façon que l’on essaie de la passer, ne tourne pas toujours promptement au catalogue. Aussi le mieux est-il d’en prendre bravement son parti, de s’en consoler en songeant qu’elle a cela de commun avec un Salon, par exemple, et de ne pas s’attarder aux considérations générales. Bornons-nous donc à dire qu’indépendamment du plaisir que l’on éprouve à feuilleter la plupart d’entre eux et du profit que l’on trouve à en lire quelques-uns, les livres d’étrennes ont toujours ce grand intérêt de nous permettre de mesurer d’année en année le progrès des arts si nombreux et des procédés si divers qui concourent aujourd’hui tant à la confection qu’à l’illustration du livre ;.. et résignons-nous à l’énumération.

Mettons en premier lieu les publications de luxe, et en tête le Quatrième Récit des temps mérovingiens[1], illustré, comme les précédens, de six compositions de M. J.-P. Laurens. Le Quatrième Récit, on se le rappelle sans doute, est l’histoire du jugement, de la déposition, et de l’assassinat de l’évêque Praetextatus. Nous avons ici même, plus d’une fois, suffisamment loué le grand caractère et l’effet saisissant des compositions de M. J.-P. Laurens. Engageons-le cependant à se défier toujours un peu des accessoires. Je ne dirai pas précisément qu’il les prodigue, mais il leur laisse prendre quelquefois plus de place qu’il ne faudrait, et diminuer ainsi celle des personnages. Trois ou quatre de ces compositions sur six ne sont pas moins au nombre des plus vivantes et des plus belles que nous ait données le grand artiste.

En dirons-nous autant de celles de Gustave Doré pour le poème fameux d’Edgar Poë, le Corbeau[2] ? Sans méconnaître ce qu’il y a là, dans ces vingt-cinq grandes pages, de puissance incontestable et de mysticité fantastique, — assez conformes au goût de l’original, — nous aurions bien quelques critiques à formuler et plus d’une réserve à faire. À quoi bon, puisque le maître illustrateur n’est plus là pour les discuter ? Disons donc seulement qu’en dépit de tous, on ne peut guère s’empêcher, quand on a fermé ce bel album, de le rouvrir. Il ne plaît pas d’abord, mais il étonne ; et tout le monde sait que l’étonnement est le commencement de l’admiration.

Où l’on peut louer plus franchement la verve de Doré, c’est dans cette nouvelle édition du Rabelais[3], dont on nous donne aujourd’hui le premier volume. Je ne crois pas, en effet, qu’il ait jamais été plus heureux que dans cette interprétation des mirifiques aventures de Pantagruel et des dits éternellement mémorables de Panurge ; à moins que ce ne soit dans son illustration des Contes drolatiques d’un autre illustre Tourangeau. C’est aussi bien la même veine. Il y a peut-être de plus belles pages dans l’œuvre considérable, mais malheureusement trop hâtive et trop précipitée de Gustave Doré : je doute qu’il ait fait preuve nulle part ailleurs de la même abondance et continuité d’inspiration que dans ce Rabelais.

Une des belles publications de l’année sera certainement la Mireille[4] de Frédéric Mistral, traduite par l’auteur, accompagnée du texte, admirablement imprimée, et enfin illustrée de vingt-cinq eaux-fortes et de cinquante-trois dessins de M. Eugène Burnand. Rien à dire des dessins que pour en louer de grand cœur l’ingéniosité, la finesse et la remarquable légèreté d’exécution. Les eaux-fortes sont plus inégales. Il y en a de bien venues, d’heureusement imaginées, où les plaines poudroient sous l’aveuglant soleil de Provence ; mais il y en a de moins bien venues. Je ne dirai rien de ces dernières. Parmi les premières, je signalerai tout particulièrement la Cueillette, la Ferrade, Mireille au puits et la Mort de Mireille.

Sous le titre de : Directoire, Consulat et Empire[5], le nouveau volume du bibliophile Jacob complète et termine cette longue et curieuse enquête patiemment poursuivie pendant bien des années sur ce que l’on pourrait appeler l’histoire privée de l’ancienne France. Dans cet ouvrage comme dans les précédens, on trouvera bien des renseignemens, de ceux dont on a si souvent à regretter le manque dans la grande histoire. On y trouvera surtout de ces renseignemens parlans, que l’image est seule capable de donner sur la vraie physionomie d’un temps. À un autre point de vue, si l’on a pu se montrer étonné, cette année même, à l’Exposition des portraits du siècle, de ce qu’avaient valu ces peintres tant décriés de l’époque de la révolution et de l’empire, on fera connaissance ici avec une école de dessinateurs et de graveurs comme il est permis de croire que nous n’en avons plus assez. Dix grandes chromolithographies et quatre cent dix gravures sur bois illustrent ce bel ouvrage.

Entre autres livresque recommande également le bonheur et l’originalité de l’illustration, nous ne saurions oublier les Contes de fées[6], — ces contes immortels de Perrault, — précédés d’une préface de M. Émile Legrand et ornés de nombreuses compositions de M. Adrien Marie. Fort belles en elles-mêmes, d’une distinction rare, d’une grâce spirituelle, les compositions de M. Adrien Marie, tirées en couleur, les unes en rouge, les autres en bistre, d’autres encore en bleu, si elles font honneur au talent bien personnel de l’artiste n’en font guère moins à l’habileté de l’éditeur. Après avoir si longtemps imprimé pour les autres, M. Lahure a voulu, cette fois, imprimer en son nom ; ce sera sans doute, assez louer les productions qu’il signe que de dire qu’elles sont dignes de toutes celles qu’il n’avait pas signées. Ne le quittons pas sans mentionner les deux autres volumes qu’il nous donne. Le Voyage de Paris à Saint-Cloud, réédition d’un jeu d’esprit du dernier siècle, et le Conte de l’Archer[7], de M. Armand Silvestre, — conte ou récit d’un goût un peu bien rabelaisien et d’un style souvent par trop enluminé, — sont surtout remarquables pour l’exécution typographique et les très jolies impressions en couleur dont ils sont illustrés. Il y en aurait long à dire sur tous ces procédés, sur l’esprit de recherche et d’invention dont ils témoignent ; mais nous ne pouvons que regretter de n’avoir pas ici le droit de nous y étendre.

Avec les deux beaux volumes que M. Louis Gonse vient de consacrer à l’Art japonais[8] nous n’avons garde de dire que nous sortions de la catégorie des publications de luxe, mais nous entrons déjà dans la catégorie des grandes publications relatives à l’histoire de l’art. Collectionneur bien connu, critique d’art éprouvé, M. Gonse nous a du même coup, dans ces deux beaux volumes, libéralement fait les honneurs de sa collection, et donné une histoire de l’art japonais. Si nous avions déjà quelques publications sur cet art japonais, où toute la liberté de la fantaisie personnelle se marie à un sentiment très vif très curieux, très plaisant de la réalité, si l’on nous en prépare, ce dit-on, de nouvelles encore, nous n’avions rien toutefois qui ressemblât au livre de M. Gonse, et nous ne craignons pas que l’on s’avise de le recommencer. La peinture, la sculpture, l’architecture, la ciselure, les laques, les tissus, la céramique, les estampes, — tels sont les chapitres que l’auteur y a parcourus tour à tour, ou pour mieux dire approfondis. Les amateurs trouveront dans le livre de M. Gonse ces renseignemens généraux sans lesquels un collectionneur n’est guère qu’un maniaque, et ces indications précises sans lesquelles on risque d’avoir quelques rapports avec une bonne dupe. Les historiens y trouveront, de leur côté, l’histoire particulière d’un art qu’il faudra bien finir quelque jour, — avec celui de la Chine, de l’Inde, de la Perse, — par faire entrer dans l’histoire générale de l’art.

Si ce n’est pas d’art indien ou chinois, c’est pourtant d’art oriental que nous entretiennent MM. George Perrot et Charles Chipiez dans le second volume de leur Histoire de l’art dans l’antiquité[9], consacré tout entier à l’histoire de l’art chaldéen et assyrien. Nous avons signalé ce grand ouvrage à sa première apparition ; quelques chapitres en ont été publiés ici même ; enfin M. Gaston Boissier en a dit la valeur scientifique. Pour nous, ce que nous ne saurions laisser échapper l’occasion de louer, ce sont les larges et majestueuses proportions du plan que les auteurs poursuivent avec autant de patience et de courage que de talent. Ceux-là seuls en effet rendront justice entière à MM. Perrot et Chipiez qui savent ce que le demi-siècle qui vient de s’écouler a vu de bouleversemens successifs dans le champ des antiquités asiatiques, et ceux-là surtout qui réfléchiront que, depuis bien des années déjà, cette Histoire de l’art dans l’antiquité, tout le monde la demandait, et personne n’osait s’y mettre.

Le livre de MM. Cavallucci et Émile Molinier : les Della Robbia, leur vie et leur œuvre[10] fait partie de cette grande Bibliothèque internationale de l’art que dirige M. Eugène Müntz. C’est un beau volume, sévèrement illustré, comme il convenait à cette dynastie d’artistes originaux dont le fondateur, Luca della Robbia, selon le mot de ses nouveaux biographes, mérite une place à part aux côtés des trois grands sculpteurs de la première partie du XVe siècle : Ghiberti, Donatello et Jacopo della Quercia. C’est en même temps un livre d’érudition et de science, une de ces monographies comme on les aime aujourd’hui, riches de faits, abondantes en documens nouveaux, mais d’où la précision n’exclut pas l’agrément. Si nous avons cru jadis devoir formuler quelques réserves sur le choix de quelques ouvrages qui figurent ou figureront dans cette Bibliothèque, elles tombent devant le livre de MM. Cavallucci et Émile Molinier, comme devant celui de Mlle Marck Pattison sur Claude Lorrain[11].

Le livre de M. Victor Fournel : les Artistes français contemporains[12] nous ramène au XIXe siècle. C’est un intéressant recueil de biographies critiques où se retrouve, avec toute la modération et l’ordinaire solidité des jugemens de M. Victor Fournel, toute cette précision et cette sûreté qu’il tient de ses habitudes d’érudit. Les noms seuls des artistes dont il est parlé dans ce livre, — depuis Ingres jusqu’à Henri Regnault, — rempliraient ici plusieurs lignes. Un chapitre sur « la dynastie des Vernet » rattache l’ouvrage au XVIIIe siècle ; un chapitre sur « la caricature contemporaine » le conduit jusqu’à notre temps, De fort belles eaux-fortes, autant de portraits que de biographies, et de nombreuses illustrations dans le texte achèvent de classer ce livre parmi ceux qu’il y a plaisir à recommander, et obligation même.

Nous passons aux livres d’histoire. S’il en est un dont la juste réputation soit depuis longtemps faite, c’est l’Histoire des Romains[13], de M. Victor Duruy, dont voici le sixième volume. Quelque réputation cependant que ce grand ouvrage se soit acquise, lui rend-on bien assez ample justice ? On se lasse enfin, quand, par hasard, on nous offre la traduction de tant d’ouvrages allemands ou anglais, de les trouver si fort au-dessous de l’estime que l’on en faisait naïvement, sur la parole de certains érudits. Mais l’Histoire des Romains de M. Victor Duruy vaut celles de Mommsen et de Merivale mises ensemble, ou plutôt ajoutées bout à bout, avec quelques autres par-dessus ; — et tous ceux qui ne se sentiraient pas disposés à nous en croire à notre tour n’ont tout simplement qu’à la lire.

Nous ne demanderions pas mieux que de louer également le livre de M. L’abbé Vidieu sur Sainte Geneviève, patronne de Paris, et son influence sur les destinées de la France[14]. Mais, sans compter que ce sous-titre a déjà quelque chose qui met en défiance de l’esprit critique de l’historien, on n’en appelle pas aux Souvenirs de la marquise de Créquy, pour insérer en pareil sujet un récit fantastique de la mort de Voltaire. Le livre, après cela, ne se lit pas sans intérêt ; le nom de la sainte est lié à l’histoire même de Paris, et de cette solidarité de la ville et de la sainte, M. L’abbé Vidieu, dans la disposition même de son ouvrage, a tiré un heureux parti. L’illustration surtout nous a semblé bien entendue. On y retrouvera les belles peintures murales dont MM. Puvis de Chavannes et J.-P. Laurens ont orné le Panthéon.

Si l’illustration du premier des deux ouvrages que voici maintenant : les Chroniqueurs de l’Histoire de France[15] est, elle aussi, vraiment heureuse et bien entendue, celle du second : la Chevalerie[16], n’est que suffisante, mais de l’un comme de l’autre, le texte est singulièrement intéressant. Le premier continue la série que Mme de Witt avait inaugurée l’an dernier ; l’histoire des croisades en occupe la plus large part.

Quant au livre de M. Léon Gautier, nous croyons devoir le recommander, comme on dit, tout particulièrement. S’il n’éclaircit pas le problème, plus d’une fois proposé par les académies et jamais résolu, de l’origine de l’esprit chevaleresque et de la chevalerie, c’est du moins, sur la chevalerie une fois passée à l’état d’institution militaire et sociale le traité le plus curieux et le plus savant. On pourrait reprocher à l’auteur d’abuser du témoignage des Chansons de geste, s’il n’avait pris lui-même la précaution de nous dire que la chevalerie fut bien moins une « institution » qu’un « idéal, » C’est encore une question que de savoir s’il avait le droit d’éliminer du « chevaleresque » et de la chevalerie le sentiment de l’amour, ou plutôt c’est le problème même ; et dire de la chevalerie « qu’elle est la forme chrétienne de la tradition militaire » c’est l’avoir ingénieusement tourné, non pas tranché. Mais, après ces réserves faites, cet excellent livre est indispensable à quiconque désirera se faire une juste idée du moyen âge, et qui n’aura pas peur, en l’admirant pour ce qu’il eut d’effectivement admirable, d’être accusé de vouloir y ramener la démocratie française.

Peut-être aurions-nous dû classer parmi les livres d’art, en raison d’e la forme sous laquelle il reparaît aujourd’hui, l’ouvrage de M. Charles Yriarte : la Vie d’un patricien de Venise au XVIe siècle[17]. Mais si les dessins de Palladio et les fresques du Véronèse, comme ils en ont jadis été le point de départ, sont devenus en quelque sorte le thème de l’illustration du livre, ceux qui connaissent les travaux de M. Charles Yriarte savent assez que la valeur proprement historique de l’ouvrage est égale pour le moins à ce qu’il peut avoir d’intérêt artistique. Cette restitution de la vie, non-seulement publique, mais intime, d’un patricien de Venise au XVIe siècle, est l’un des livres les plus curieux et les plus instructifs à tous égards que l’on puisse lire. Ce serait en même temps, pour le caractère tout artistique de l’illustration, un des plus séduisans volumes d’étrennes que l’on pût feuilleter, — si l’exécution n’en laissait un peu à désirer.

C’est presque encore un livre d’histoire que le second volume du grand ouvrage de M. Victor Guérin sur la Terre Sainte[18]. Nous l’avons déjà dit : cette description de la Palestine et des régions avoisinantes n’est pas le carnet d’un voyageur qui passe, ou le journal d’un simple touriste ; c’est vraiment un « état des lieux » dressé par un explorateur consciencieux et compétent. On sait qu’il n’est pas donné à tout le monde de voyager utilement ; et surtout en pays oriental. Je crois que les simples curieux liront avec plaisir le nouveau volume de M. Victor Guérin, et je crois que les hébraïsans eux-mêmes ne le liront pas sans profit. Il convient d’ajouter que les bois sont parmi les plus beaux, — quoique toujours un peu noirs, — que nous ayons rencontrés dans les livres de cette année.

Quant aux vrais récits de voyages, en voici trois au moins qui méritent une mention spéciale, à défaut d’une analyse que nous ne pouvons leur consacrer. La Russie et les Russes[19], d’abord, de M. Victor Tissof, voyageur infatigable et conteur toujours amusant, très habile à choisir parmi ses impressions, et très adroit à les mettre en scène. Abondamment illustré, comme tous les autres, le livre de M. Tissot aura sur quelques-uns l’avantage de l’être d’après les dessins d’artistes russes : MM. F. de Haenen et Pranichnikof. Un autre genre d’intérêt, dans les circonstances présentes, recommande au lecteur français le livre du docteur F. Piassetsky : Voyage à travers la Mongolie et la Chine[20]. N’est-il pas étonnant que l’on ait tant écrit sur la Chine et les Chinois pour qu’au total, à ce qu’il semble bien, nous les connaissions si mal ? Mais connaissons-nous beaucoup mieux la Suède ou la Norvège ? Je suis persuadé du moins que, dans le livre de M. Paul du Chaillu, un Hiver en Laponie[21], le lecteur français ne laissera pas d’apprendre bien des choses encore. C’est un livre intéressant, dont le titre promet beaucoup moins qu’il ne donne, abondant de renseignemens de toute sorte, et riche surtout en détails précis.

Nous arrivons aux ouvrages de vulgarisation scientifique, un bien vilain mot, qu’on ne saurait cependant se dispenser d’employer, et qu’il ne s’agit que de prendre dans un bon sens. L’intérêt du sujet, la remarquable beauté des gravures, mais le nom surtout de son auteur, mettent au premier rang les Mammifères[22], de M. Carl Vogt. Une large introduction, telle qu’on pouvait l’attendre du savant naturaliste, pose les principes d’une classification dans laquelle il s’est efforcé de résumer les résultats des dernières recherches biologiques, ontogéniques et géographiques. En tête de chaque monographie, une courte formule exprime les caractères différentiels de chaque famille ou chaque groupe par rapport aux autres. Un premier chapitre décrit à larges traits les caractères communs de tout le groupe, sans négliger les caractères intellectuels, ou même en y insistant. De là l’auteur passe à la description détaillée des sous-groupes. Enfin, la monographie se termine par un intéressant chapitre sur « la descendance » et la « distribution géographique » de la famille. — Si c’est aux savans à dire la valeur scientifique exacte du livre de M. Carl Vogt, nous pouvons répondre au moins de l’intérêt qu’il offre même à ceux qui ne se piquent pas autrement de science et aux amis des belles illustrations.

Un autre bon ouvrage, dont le quatrième volume ne saurait manquer de recevoir le même accueil que les trois premiers, c’est le Monde physique[23] de M. Amédée Guillemin. Il y est traité de la chaleur. Ce qu’il y a de remarquable dans les livres de M. Guillemin, c’est l’aisance et la clarté parfaites avec lesquelles, sans formules ni calculs, il sait conduire le lecteur des principes généraux de la science à ses applications pratiques les plus usuelles. — Le livre de M. Louis Figuier sur les Nouvelles conquêtes de la science[24] vise un autre but. Supposant les principes connus, M. Figuier se donne pour tâche d’en exposer les plus récentes et saisissantes applications. Ce premier volume est uniquement consacré aux progrès nouveaux de l’électricité. Très attentif, depuis longues années, au mouvement scientifique, les nombreux documens amassés par M. Figuier lui permettaient de vivifier par le détail biographique et anecdotique un ouvrage de ce genre. Il a même l’art d’y mettre l’émotion, et presque le drame, en y suivant pour ainsi dire jour à jour les déceptions ou les triomphes des inventeurs, et nous faisant toucher au doigt de combien d’expériences manquées et d’espérances trahies se composent parfois les découvertes.

Tandis que M. Figuier nous raconte les dernières applications de la science, c’en sont les premières que M. de Rochas nous retrace dans son livre sur les Origines de la science[25]. Il y traite successivement de l’origine du feu, de la statue de Memnon, des prestiges des temples, des automates d’Héron, des miroirs ardens, des machines de guerre chez les anciens. Le sujet est fécond en rapprochemens curieux. On est tenté parfois, en contemplant les œuvres des anciens, de se demander si nous n’avons pas « retrouvé » depuis eux bien des choses qu’ils connaissaient et dont la tradition se serait, on ne sait trop comment, perdue. À ceux qui seraient curieux de ce petit problème, le livre de M. de Rochas fournira d’utiles indications. Il fait partie de cette Bibliothèque de la nature que M. Gaston Tissandier dirige, et pour laquelle il vient de publier lui-même un très intéressant recueil « d’Études météorologiques » sous le titre de : l’Océan aérien[26].

À la suite de tous ces ouvrages, sa forme humoristique ne nous empêcherait pas de placer le livre de M. E. Calvet : Dans mille ans[27], si toutefois l’auteur y avait mieux tenu la promesse de son titre. Ce n’est décidément pas, il faut en convenir, un art facile que de prolonger en quelque sorte la science par un jeu de l’imagination ; et le nombre de ses imitateurs n’aura véritablement servi qu’à mieux faire éclater le mérite particulier de M. Jules Verne. Le livre de M. Calvet ne laisse pas d’être amusant à lire, et d’une verve quelquefois heureuse ; mais c’est le fond qu’il en aurait fallu renouveler plus ingénieusement. Si dans mille ans la science n’a réalisé que le peu de progrès imaginés par M. Calvet, ce sera bien peu de chose et nous osons attendre mieux d’elle. Après cela, l’auteur nous répondra qu’il s’adressait à la jeunesse, et peut-être aura-t-il raison.

Il est bien certain qu’il y a une manière d’écrire pour la jeunesse. On ne la connaît nulle part mieux qu’au Journal de la jeunesse[28], ou au Magasin d’éducation et de récréation[29] Les lecteurs à qui vont l’une et l’autre de ces deux publications ne s’inquiètent pas tant du fond que de la forme des choses ; et il s’agit surtout de les intéresser adroitement aux choses que, plus tard, ils étudieront de plus près. Il importe beaucoup moins de remplir leur jeune esprit de notions disparates et indigestes, que de l’éveiller et de le provoquer à se porter de lui-même au-delà de ce qu’on lui propose. C’est ce qui fait le prix de ces jolis volumes que l’on en tire tous les ans : Câline, par Mme Zénaïde Fleuriot ; les Millions de la tante Zézé, par M. J. Girardin ; Pour la muse, par Mlle Colomb ; la Peau du tigre, par M. Rousselet. Ajoutons-y trois volumes nouveaux de la Bibliothèque des merveilles, et, pour un âge moins avancé, cinq volumes de la Bibliothèque rose, dont nous avouerons que nous n’avons lu, pour notre part, qu’un seul, à savoir : le Petit Comte, cinq nouvelles signées du nom d’Ouïda, mais que nous recommandons hardiment sur la foi des bons souvenirs que nous ont laissés tous ceux que nous lisions si avidement jadis[30].

Nous avons gardé pour la fin, en raison de son espèce d’individualité continuée d’année en année, la collection Hetzel. Passons rapidement sur les Albums Stahl et sur la Petite Bibliothèque blanche, non pas pourtant sans y signaler, par acquit de conscience, la Vie des fleurs, de M. E. Noël, le Petit Théâtre de famille, de M. Gennevraye, et disons quelques mots de quatre ou cinq volumes choisis. — Dans son Année de collège à Paris, M. André Laurie continue de décrire ces Scènes de la vie de collège dans tous les pays, dont nous avons déjà signalé les deux premiers volumes. C’est habilement composé, suffisamment exact, et très vivant. Peut-être, par une crainte légitime de troubler la sécurité des familles, les choses y sont-elles représentées plutôt en beau. M. André Laurie ne touche que d’une main bien discrète à ce que nos internats ont de parfois inhumain. Il a raison, après tout, puisque c’est un mal nécessaire et qu’aussi bien plus d’un avantage y compensent assez les inconvéniens. M. Henri Cauvain nous donne sous ce titre : le Grand Vaincu, un émouvant récit de la dernière campagne du marquis de Montcalm. Si nous ne possédons plus aujourd’hui ce magnifique empire dont nous fûmes un moment les maîtres, la faute n’en a pas été à ceux qui, par-delà les mers, avec une poignée d’hommes, soutenaient en Amérique ou dans l’Inde l’honneur du drapeau national, Montcalm comme Dupleix est du nombre de ces hommes qui auraient sauvé l’empire colonial de la France, s’il avait pu être sauvé. Était-il toutefois bien utile à M. Cauvain de mêler tant de roman à l’histoire ? Jack et Jane est un de ces aimables récits comme sait les traduire, les réduire et les arranger la plume habile de Stahl. Il ne s’agit que de les raccourcir, « de les expurger, comme disaient nos pères, de leurs moralités superflues » et enfin de les équilibrer ; peu de chose, comme on voit ; seulement peu de gens sont capables de ce peu de chose ; et c’est pourquoi lorsque Stahl se repose, il fait singulièrement défaut à son public familier. L’aimable, délicat et poétique romancier de Mademoiselle de la Seiglière ne sera pas témoin du succès que l’une de ses œuvres de prédilection rencontrera sous sa forme nouvelle. Parmi les œuvres de Jules Sandeau, si Mademoiselle de la Seiglière ne tient pas le premier rang, il ne s’en faut de guère, et je ne vois que la Maison de Penarvan qui pût le lui disputer. D’autres peuvent préférer Madeleine, et d’autres Marianna. Nous osons croire, pour nous, que s’il a mis quelque part le meilleur de son originalité, c’est dans la Maison de Penarvan et dans Mademoiselle de la Seiglière ; et que ce sont surtout ces récits d’histoire en même temps que de mœurs qui feront durer le nom de Jules Sandeau. — Si nous ajoutons à cette liste déjà longue le nom de M. Jules Verne pour son dernier volume : Kéraban le Têtu, celui de M. Lucien Biart, pour son Voyage de deux enfans dans un parc, celui de M. Eugène Müller, pour ses Animaux célèbres, on conviendra que la collection Hetzel s’est présentée rarement à son public ordinaire sous un meilleur aspect et qu’elle méritait bien la place que nous avons cru devoir lui faire[31].

Voilà bien des noms, et des titres, et des volumes, et cependant nous en avons encore à signaler quelques-uns dont la place n’était marquée dans aucune des catégories qui précèdent.

Tel est le très élégant volume dont M. Alfred de Lostalot s’est fait l’introducteur, — et le traducteur, — auprès du public français : la Cruche cassée[32], d’Henri de Kleist, une bagatelle, comme l’on dit, mais bagatelle classique en Allemagne, et admirablement illustrée par Adolphe Menzel. Si nous ne suivons pas M. de Lostalot jusqu’au bout de son enthousiasme, et si nous n’appelons pas, comme il le fait, Adolphe Menzel « le premier illustrateur du monde, » nous dirons du moins, avec lui, très volontiers que l’illustration de la Cruche cassée valait vraiment la peine d’être elle-même interprétée par un texte français ; et nous le remercierons très sincèrement d’en avoir accepté la tâche.

Un bien joli volume encore, et d’une exécution typographique tout à fait remarquable, c’est la Chanson de l’enfant[33], de M. Jean Aicard, illustrée de cent vingt-huit compositions de MM. Lobrichon et Rudaux. Mais quelle manie bizarre ont donc ainsi les poètes de nous mettre éternellement leur portrait sous les yeux ! Est-ce qu’ils croient que leurs vers en deviennent meilleurs ? Ce qui est certain, c’est que le portrait de M. Jean Aicard est ici très bien gravé, que les compositions, vignettes et culs-de-lampe de MM. Lobrichon et Rudaux sont d’une invention généralement heureuse, d’une exécution très soignée, — un peu lisse peut-être, — et que les vers de M. Jean Aicard sont toujours agréables à lire. Nous en dirions davantage si la plupart de nos lecteurs ne connaissaient déjà la Chanson de l’enfant.

Est-ce tout ? Non, pas encore, et cependant la place va nous manquer. Nommons donc sans ordre, pour en finir, — un fort bel album : du Nord au Midi, avec texte de M. Jules Gourdault[34] ; — trois volumes nouveaux de ce Walter Scott illustré, que nous avons déjà signalé plus d’une fois à nos lecteurs[35] ; — l’Histoire d’un petit homme[36], de Mme Marie Robert Halt, touchante histoire, contée simplement[37] ; — les Souvenirs maritimes, de l’amiral Warner, traduits de l’allemand, illustrés, cela va sans dire, par un crayon facile et souvent spirituel ; — une belle édition des Œuvres poétiques de André Chénier, précédée d’une notice de Sainte-Beuve et annotée par M. Louis Moland, dont on sait la conscience et l’érudition, et une édition nouvelle de Paul et Virginie[38] ; — enfin, les almanachs et les calendriers de Kate Greenaway, publiés par la maison Hachette, et qui nous serviront du moins, après nous avoir réjoui les yeux, pour porter aux lecteurs qui nous auront suivi à travers cette longue énumération de livres et d’albums l’expression de tous les souhaits que comporte communément l’apparition des almanachs et des calendriers.


F. B.

  1. 1 vol. in-fo ; Hachette, éditeur.
  2. 1 vol. in-fo. Londres ; Rivington. Paris ; Terquem.
  3. 1 vol. in-4o ; Garnier frères.
  4. 1 vol. in-4o ; Hachette.
  5. 1 vol. in-8o ; Firmin Didot.
  6. 1 vol. in-4o ; Lahure.
  7. 2 vol. in-8o ; Lahure.
  8. 2 vol. in-4o Quantin.
  9. 1 vol. in-8o ; Hachette.
  10. 1 vol. in-4o ; librairie de l’Art, Rouam, éditeur.
  11. 1 vol. in-4o ; librairie de l’Art, Rouam, éditeur.
  12. 1 vol. in-8o ; A. Mame.
  13. 1 vol. in-8o ; Hachette.
  14. 1 vol. in-8o ; Firmin Didot.
  15. 1 vol. in-8o ; Hachette.
  16. 1 vol. in-8o ; Palmé.
  17. 1 vol. in-8o ; Rothschild.
  18. 1 vol. in-8o ; Plon et Nourrit.
  19. 1 vol. in-8o ; Plon et Nourrit.
  20. 1 vol. in-8o ; Hachette. Ibid
  21. 1 vol. in-8o ; Calmann Lévy.
  22. 1 vol. in-4o ; Mason.
  23. 1 vol. in-8o ; Hachette.
  24. 1 vol. in-8o ; Marpon et Flammarion.
  25. 1 vol. in-8o ; Masson.
  26. 1 vol. in-8o ; Masson.
  27. 1 vol. in-8o Ch. Delagrave.
  28. 2 vol. in-8o ; Hachette.
  29. 2 vol. in-8o ; Hetzel.
  30. Hachette, éditeur.
  31. Hetzel, éditeur.
  32. 1 vol. in-4o ; Firmin-Didot.
  33. 1 vol. in-8o ; G. Chamerot.
  34. 1 vol. in fo ; Librairie de l’art, Rouam, éditeur.
  35. 3 vol. in-8o ; Firmin-Didot.
  36. 1 vol. in-8o ; Marpon et Flammarion. Ibid.
  37. 1 vol. in-8o ; Delagrave. Ibid
  38. 2, vol. in-8o ; Garnier frères.