Les Luttes de la Liberté à Rome - Caton et les Gracques

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Les Luttes de la Liberté à Rome - Caton et les Gracques
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 71-106).
LES LUTTES
DE
LA LIBERTÉ À ROME

CATON ET LES GRACQUES.[1]

La république romaine à la fin du ve siècle de Rome et au commencement du VIe. — Caton vieux Sabin. — Caton aux prises avec les dames romaines. — Carrière militaire de Caton. — Temple de la Victoire Vierge. — Censure de Caton, sa statue. — Travaux d’utilité publique. — La basilique Porcia près de la Curie. — L’aristocratie de la naissance et l’aristocratie de l’argent. — Dernière partie de la vie de Caton à Rome. — Origine et caractère particulier de la famille des Gracques. — Temple de la Liberté. — Esclaves enrégimentés et affranchis. — Un tableau historique à Rome. — Le père des Gracques. — Basilique Sempronia. — Les deux Gracques : différence de leurs traits, de leur caractère, de leur éloquence ; culte populaire rendu à leurs statues. — Ce qu’étaient les lois agraires ; un préjugé réfuté. — But politique de Tiberius Gracchus. — Assemblées du Forum. — Déposition du tribun Octavius par le peuple. — Faute et excuses de Tiberius. — Scènes dans le Forum. — Meurtre de Tiberius Gracchus sur le Capitole. — Barbarie des patriciens. — Mort de Scipion Emilien, sa villa de Laurentum. — Térence, son jardin sur la voie Appienne. — Caïus Gracchus se dévoue à l’œuvre de son frère. — Politique artificieuse du sénat. — Caïus Gracchus va demeurer dans la Subura. — Il veut fonder une Italie. — Assemblée orageuse du Capitole. — Faute de Caïus Gracchus. — Il va sur l’Aventin. — Caïus Gracchus se tue au-delà du Tibre. — Atrocités des vainqueurs. — Temple de la Concorde et basilique d’Opimius. — Cornélie, sa statue et sa grande âme.


Il y eut une époque décisive dans l’histoire du peuple romain : elle commence vers le milieu du ve siècle de Rome et se prolonge dans la première moitié du vie. Agrandie, enrichie, conquérante en Grèce et en Orient, initiée aux arts des Grecs, ouvrant l’oreille à leur philosophie, Rome ne peut plus être ce qu’elle était quand, sur un petit territoire, dénuée de richesses, luttant pour son existence, ne faisant que des conquêtes défensives, elle ignorait que la philosophie existât, et ne connaissait que l’art et la science étrusques. Il fallait que la république romaine se transformât; mais cette transformation était bien difficile. Plus un corps est dur, moins il est malléable; plus un organisme est fort, moins il est souple. La transformation ne s’est point faite, et la république a péri.

Dans un tel état de choses, en présence de cette lutte de l’ancien esprit, qui voulait conserver Rome telle qu’elle avait été jusqu’alors, ce qui était impossible, et de l’esprit nouveau, qui aspirait à la métamorphoser, ce qui était dangereux, les politiques furent partagés : les uns voulaient faire durer le passé, les autres cherchaient à préparer l’avenir. L’effort des premiers a été stérile, la tentative des seconds a échoué. Rome s’est agitée et s’est déchirée sans fruit dans la longue agonie de sa liberté, qui était robuste, car elle a mis près d’un siècle à mourir.

Avant que cette agonie ait commencé à Marius pour finir à César, deux types se présentent, — l’un, des hommes qui embrassent le passé sans pouvoir le ranimer : c’est Caton le Censeur; — l’autre, de ceux qui s’efforcent, hélas! en vain de fonder l’avenir : ce sont les Gracques.

Caton est un Romain ou plutôt un Sabin primitif. La gens Porcia d’où il sortait, et qui devait à l’élève des porcs son nom rustique, laissé par elle à Monte-Porzio près de Frascati, était établie à Tusculanum, mais devait venir de la Sabine, qui n’en est pas loin, et où Caton lui-même avait une partie de son héritage paternel. Les deux surnoms de ce Porcius, Priscus et Cato, étaient sabins[2]. Il avait les yeux bleus[3] et les cheveux roux des Sabins, la vigueur, l’austérité, la rudesse de la race sabine. Je ne l’appellerai pas le dernier des Romains, mais le dernier des vieux Sabins.

Ses modèles furent son voisin de campagne Manius Curius Dentatus et son général Fabius, tous deux de même race que lui; aussi bien que son protecteur Valerius Flaccus, qui fut son collègue dans la censure et dans le consulat, Caton a toutes les anciennes vertus et tous les anciens préjugés. Sobre, économe, homme des champs et homme de guerre, son corps, endurci par le travail, était couvert de blessures. Dur et cruel pour ses esclaves, dur à lui-même, toujours prêt à accuser et à punir, il se défie constamment de ce qui est nouveau, du génie militaire de Scipion comme des doctrines de Carnéade. Tout ce qui vient de la Grèce lui est odieux ou suspect, jusqu’aux médecins, qu’il recommande à son fils d’éviter avec soin. Pourtant tel était l’ascendant du génie hellénique, auquel de son temps nul ne pouvait échapper, que Caton lui-même reçut très jeune des leçons du pythagoricien Néarque, et finit par apprendre le grec. On dit même qu’il le savait déjà quand il harangua les Athéniens en latin, selon l’usage des généraux romains. C’est ainsi que Méhémet-Ali, bien qu’il sût l’arabe, employait toujours le turc avec ses sujets arabes.

Consul, il appliqua ses maximes dans toute leur sévérité, et fit la guerre au luxe des femmes. Pendant la guerre contre Carthage, le tribun Oppius avait fait passer une de ces lois somptuaires qui étaient dans le génie de la politique des anciens, et que la science économique des modernes a sagement proscrites. Aux termes de la loi Oppia, les femmes ne pouvaient posséder qu’une demi-once d’or. Il leur était interdit d’aller en voiture par la ville et à un mille de Rome. Enfin, et c’est ce qui probablement leur tenait le plus au cœur, il ne leur était pas permis de porter des vêtemens de diverses couleurs. Si les Romaines d’alors avaient le même goût que les Romaines d’aujourd’hui pour les couleurs voyantes, la loi Oppia dut singulièrement les contrarier. Qui défendrait aujourd’hui aux femmes de Rome de porter des corsets rouges et des tabliers violets soulèverait parmi elles une émeute, et c’est ce qui arriva quand, Caton étant consul, des tribuns proposèrent l’abolition de la loi Oppia. Caton et deux Brutus tribuns, de race sabine comme lui, s’opposèrent à l’abrogation. Les dames romaines se mirent en campagne: elles assiégeaient toutes les avenues du Forum, elles suppliaient les citoyens qui s’y rendaient des différens quartiers de la ville[4], elles faisaient des meetings (conciliabula), elles allaient solliciter les magistrats. Cela donnait à Rome un aspect qu’elle n’avait jamais eu, et qui était un signe des temps nouveaux. Les femmes avaient un parti qui appuyait leur réclamation; mais Caton fut inflexible.

Tite-Live lui fait prononcer dans le Forum un long discours qui n’est pas de lui, non qu’il ne fût un vigoureux orateur, mais il ne parlait pas cette langue-là, et les contemporains de Tite-Live le trouvaient obscur et vieilli. L’historien avait cependant sous les yeux la véritable harangue de Caton, et il a pu en tirer plusieurs traits qu’on reconnaît à leur âpreté sous le langage trop élégant que lui prête Tite-Live. Caton put bien exprimer son indignation en voyant les femmes, que leur condition plaçait dans la main, c’est-à-dire dans la dépendance absolue, de leurs maris, de leurs pères, de leurs frères, oser sortir de leurs maisons, où la pudeur aurait dû les tenir renfermées, et venir presque dans le Forum (on voit qu’elles ne s’étaient pas permis cependant d’y pénétrer) se mêler aux comices et aux débats. Caton a dû dire : « Donnez un frein à leur nature, qui n’est jamais maîtresse d’elle-même, et à l’animal indompté (indomito animali). » Tite-Live place dans la bouche du censeur ses vrais sentimens quand il lui fait maudire les progrès du luxe et le fait s’écrier : « C’est avec déplaisir, croyez-moi, que je vois les statues de Syracuse apportées dans cette ville. J’entends beaucoup trop louer et admirer les monumens de Corinthe et d’Athènes, et se moquer des ornemens en terre qui décorent les temples des dieux romains. » Les ornemens en terre étaient l’œuvre de l’art étrusque, et Caton les préférait aux produits de l’art grec; de sa part, rien de plus naturel. La rude éloquence de Caton ne put rien pourtant contre celle des dames romaines : le lendemain, elles se répandirent dans les rues en plus grand nombre encore que la veille; toutes ensemble coururent assiéger les demeures des tribuns qui s’opposaient à l’abrogation de la loi Oppia, et triomphèrent de leur résistance; puis, pour célébrer ce triomphe, elles allèrent par la ville et à travers le Forum étalant les atours qu’elles avaient reconquis. Mais lorsque Caton fut censeur, il prit sa revanche.

La carrière militaire de Caton fut glorieusement remplie. Il décida la victoire des Thermopyles en chassant par un coup hardi Antiochus du mont Callidromus, qui domine le passage, et par lequel, selon le mot de Napoléon, Léonidas s’était laissé tourner. En Espagne, Caton, qui disait de lui le bien avec la même franchise qu’il disait le mal en parlant des autres, se vantait d’avoir pris une ville par jour; dans cette campagne, il voua une chapelle à la Victoire Vierge ; elle fut élevée sur le Palatin à côté du grand temple de la Victoire, dont la première fondation remontait aux Sabins aborigènes, aux Prisci, qui s’appelaient comme Caton, leur descendant. Par le nom de Victoire Vierge, il voulait sans doute indiquer la pureté de la sienne, que nul gain honteux du général n’avait déshonorée, et faire une allusion désobligeante aux victoires de Scipion, qu’il accusait de souffrir trop de mollesse dans son armée, ou de Fulvius Nobilior, auquel il reprochait, comme un signe de relâchement, d’avoir emmené avec lui le poète Ennius.

Caton était né pour être censeur ; aussi sa censure fut-elle l’époque de sa vie dont on a le plus parlé, et le surnom de censeur lui est resté. Quand on lui éleva une statue dans le temple de la déesse Sabine Salus, ce l’ut surtout le censeur qu’on voulut honorer, et on eut raison, car ce qui le distingue particulièrement dans l’histoire, c’est son rôle de réformateur des mœurs ; aussi on ne mentionna dans l’inscription ni ses victoires ni son triomphe, mais on le loua d’avoir, « étant censeur, remis dans la droite voie, par ses bonnes directions et ses institutions sages, le gouvernement des Romains, qui tournait à mal et penchait vers sa ruine. » Avant l’érection de cette statue, quelqu’un s’étonnant qu’on ne lui eût point fait cet honneur trop commun de son temps, et que lui-même s’efforça de rendre plus rare, il avait répondu : « J’aime mieux qu’on s’étonne de cela que du contraire, » mot qui du reste, ainsi que plusieurs de ceux qu’on rapporte de lui, est un portrait, le seul que nous possédions.

Il frappa sans pitié et sans égard pour personne tout ce qui donnait prise à sa sévérité. Lucius Flamininus, l’infâme général qui avait fait décapiter un condamné pendant un souper, d’autres disent tué de sa propre main un prisonnier, pour amuser sa maîtresse, selon la version la moins honteuse pour lui, Lucius Flamininus fut chassé de la curie ; mais le peuple, il en était déjà là, trouva la rigueur de Caton trop grande, et au théâtre, comme Lucius se tenait au dernier rang des spectateurs, exigea par ses cris qu’il reprît sa place parmi les consulaires.

De concert avec son collègue Valerius Flaccus, il fit briser les tuyaux par lesquels les particuliers détournaient à leur profit et au détriment du peuple l’eau des aqueducs, et abattre la partie des maisons qui, contrairement aux règlemens de police, empiétaient sur la voie publique. On pava les ruisseaux, on nettoya les égouts, on en construisit de nouveaux sur l’Aventin et ailleurs. Le monument qui fit le plus d’honneur à la mémoire de Caton fut sa basilique, le premier monument de ce genre construit à Rome, et qui du nom de sa famille s’appela Basilica Porcia. L’avènement des capitalistes et des financiers à une situation aristocratique, réservée d’abord au seul patriciat, — soit sous le nom de chevaliers, qui dans l’origine désignait une partie du corps des patriciens, soit sous celui de nobles, devenu la désignation commune des vieilles familles patriciennes et des familles plébéiennes enrichies, — cet avènement des capitalistes et des financiers coïncide d’une manière remarquable avec l’établissement des deux premières basiliques, élevées l’une par Caton, et l’autre par le père des Gracques, la basilique Sempronia. La fondation de ces monumens se lie ainsi à l’histoire de ce temps, dont les principaux représentans sont Caton et les Gracques.

Le même progrès de l’influence financière dans la société romaine avait fait remplacer les boutiques de bouchers, situées dans le Forum, du côté de la Curie, par les bureaux des changeurs et des prêteurs, qu’on appelait argentariœ novœ. C’est derrière ces boutiques qu’était la basilique Porcia; elle touchait à la Curie, et brûla avec elle dans l’incendie causé par les funérailles de Clodius. Des bureaux de banque et une basilique, lieu consacré aux affaires, placés ainsi tout près du temple, du sénat et du comitium patricien, montrent que l’illustration de la naissance souffre à côté d’elle l’ascendant dû à la richesse, et offre une vive image du rapprochement qui s’opère entre l’aristocratie héréditaire et l’aristocratie de l’argent. Caton, pour faire sa basilique, acheta pour l’état deux atria, dont on ne sait pas bien la destination, et quatre boutiques. Dans la création de cet édifice d’une utilité populaire, il éprouva de grandes difficultés de la part des ennemis que sa rigueur lui avait faits, et en particulier de la part de Titus Flamininus, le prétendu libérateur de la Grèce, frère de ce Lucius Flamininus, si justement expulsé du sénat par Caton; mais l’opiniâtre volonté du censeur triompha de tout.

Caton passa la dernière partie de sa vie tantôt dans son champ de la Sabine, tantôt à Rome, grondant les sénateurs dans la Curie, tançant le peuple à la tribune, plaidant sans cesse le plus souvent pour accuser, quelquefois pour se défendre, et trouvant au milieu de tout cela le temps d’écrire plusieurs ouvrages, dont les principaux furent un traité sur l’agriculture, qu’il pratiquait avec passion, et une histoire des premiers siècles de Rome, qui étaient pour lui l’âge d’or de la république, et auxquels on peut dire qu’il appartenait par l’âme et par les idées, étranger à ce qu’il y avait de bon et de mauvais dans son temps, homme du passé auquel il avait survécu, et par le fait de sa longue vie devenant de plus en plus, pour les générations qu’il traversait, une exception et un anachronisme. Le succès qu’obtinrent les trois philosophes envoyés par Athènes l’irrita beaucoup, et il ne respira que quand il eut obtenu du sénat l’ordre de les renvoyer d’où ils étaient venus.

In des plus détestables rois d’Egypte, Ptolémée Physcon, vint à Rome se plaindre de son frère Ptolémée Philométor, qui ne valait guère mieux que lui, et qu’il accusait d’avoir voulu l’assassiner. Le sénat, qui voulait faire durer la guerre entre les deux frères, feignit d’être touché des supplications de Physcon, qui parut devant lui en vêtemens de deuil; mais Caton n’aimait pas les rois, qu’il appelait des mangeurs de chair : il démasque dans la curie les intrigues de Physcon, la politique malhonnête des sénateurs, qui ne lui imposaient pas plus que les rois. Caton, c’est le paysan du Danube né aux bords du Tibre.

Agé de plus de quatre-vingts ans, il accusa devant le peuple, sans pouvoir le faire condamner, Sulpicius Galba, qui avait massacré traîtreusement un corps de Lusitaniens après les avoir, par de trompeuses promesses, décidé à déposer les armes. Caton cependant n’était pas tendre aux ennemis de Rome, lui qui, à la fin de chacun de ses discours, quel qu’en fût le sujet, disait toujours : « Je pense qu’il faut détruire Carthage; » mais il eut horreur de la perfidie jusqu’à son dernier souffle, qu’il rendit bientôt après, âgé de quatre-vingt-cinq ans : à quatre-vingts ans, il avait eu un fils.

Tel fut cet homme, qui semblait taillé dans le bois dur et rugueux d’un vieux chêne de la Sabine; mais cette énergie était dirigée tout entière vers la résurrection d’un état de choses qui n’était plus et ne pouvait renaître.

D’autres comprenaient qu’il fallait introduire des élémens nouveaux dans l’ordre ancien pour lui donner une nouvelle vie; ceux-là, c’étaient les Gracques. La tentative politique des Gracques est un événement capital dans l’histoire de la république romaine. La lutte dans laquelle ils périrent pouvait la sauver, s’ils avaient triomphé, et la perdit, parce qu’ils succombèrent. Il y a peu de noms plus purs dans cette histoire que le nom souvent calomnié des Gracques.

Les Gracchi étaient une famille plébéienne faisant partie de la gens Sempronia, qui comptait aussi dans son sein une branche patricienne, les Sempronii Atratini, comme faisaient partie de la gens patricienne des Claudii les Marcelli, plébéiens.

Gracchus est un nom æque; c’était celui d’un chef de cette nation énergique et si difficile à dompter, dont on aperçoit les âpres montagnes du côté de Subiaco, à la dernière extrémité de l’horizon romain; ce chef qui, dédaignant de répondre à un envoyé romain, lui dit : « Parle à ce chêne, » s’appelait Gracchus. La famille des Gracques était plébéienne, mais très considérable, ce que prouve sa double alliance avec la superbe famille des Scipions. Je suppose que c’était une grande race du pays des Æques[5], qui, après l’assujétissement de ce pays, vint s’établir à Rome, où elle ne paraît pas avant le VIe siècle. Peut-être est-ce à la suite du triomphe obtenu au milieu du Ve, à l’occasion d’une victoire définitive sur les Æques par un Sempronius que les Gracchi, venus à Rome, furent incorporés dans la gens Sempronia[6].

A Rome, plusieurs des grandes familles offrent un type héréditaire que la plupart de ses membres reproduisent : chez les Claudius la fermeté et l’orgueil, chez les Valerius la modération et le goût de la faveur plébéienne; chez les Gracques domine un remarquable instinct de générosité et de liberté. Un aïeul des deux Gracques paraît avoir été un des premiers qui ait enrégimenté des esclaves de bonne volonté, volones, en leur promettant la liberté après la victoire : grand exemple de ce que nous nommerions libéralisme. Ce fait est assez curieux pour être raconté avec quelque détail, d’autant plus qu’il fut l’occasion pour ce Gracchus d’orner d’un tableau historique un monument de Rome, et quel monument! le temple de la Liberté, élevé par son père sur le mont Aventin, le mont populaire, en face du temple de Jupiter, que devait reconstruire Auguste. Ce coin de l’Aventin contient donc pour nous le souvenir de l’apothéose et de l’étouffement de la liberté romaine.

Pendant la guerre contre Annibal, ce Sempronius Gracchus commandait près de Bénévent un corps d’armée dans lequel se trouvaient un grand nombre de volones. Ces esclaves, qui servaient depuis deux ans, attendaient avec impatience leur affranchissement. La veille d’une bataille, Sempronius leur déclara que celui qui le lendemain apporterait la tête d’un ennemi serait libre. Animés par l’espoir de la liberté, les volons se battirent très bien : seulement on s’aperçut que le temps qu’ils mettaient à couper les têtes des ennemis et le soin qu’ils apportaient à conserver ce trophée libérateur nuisaient au succès de la bataille; Sempronius leur fit dire de jeter les têtes, de ne songer qu’à attaquer, et que le don de la liberté était assuré à tous ceux qui se conduiraient bravement. Après la victoire, il les déclara tous libres, même ceux qui avaient donné mollement pendant le combat. Cette armée d’affranchis triomphans revint à Bénévent dans un délire de joie qui ressemblait à l’ivresse. Les habitans de la ville sortirent à leur rencontre, les embrassèrent, les fêtèrent, leur offrirent avec empressement l’hospitalité; des tables étaient placées en plein air devant les maisons. Les nouveaux hommes libres, invités par les Bénéventins, s’y assirent et festinèrent joyeusement avec leurs hôtes, portant sur la tête le bonnet, signe d’affranchissement, ou debout ils se servaient les uns les autres et mangeaient en même temps. Sempronius fit faire et plaça dans le temple de la Liberté, érigé par son père sur le mont Aventin, un tableau de cette fête singulière, tableau que Tite-Live semble avoir vu et nous faire voir par sa narration aussi pleine de vivacité qu’une kermesse de Téniers.

Le père des deux tribuns qui ont immortalisé le nom de Gracchus fut un modèle des sentimens généreux qu’on trouve toujours attachés à ce nom. En Espagne, il avait préludé aux réformes agraires de ses fils en donnant des champs et des habitations aux pauvres. Sa situation de grand plébéien et les sentimens démocratiques héréditaires dans sa famille en faisaient un adversaire naturel des Scipions, les aristocrates par excellence, et en particulier du plus grand et du plus aristocrate de tous, Scipion l’Africain; mais son respect pour la famille de son ancien général, L. Cornélius Scipion, son admiration pour les hautes qualités de l’Africain le portèrent à prendre son parti contre les autres tribuns que le superbe dédain des lois professé en toute occasion par le glorieux vainqueur d’Annibal avait assez justement irrités.

Quand ce grand homme, qui ne voulait ni se soumettre aux lois de son pays ni les renverser, eut pris le fier parti et le seul honnête pour lui de s’exiler, quand il fut mort près de Naples, à Literne, où son tombeau supposé se cache dans un champ de roseaux, les accusations contre son frère, auquel l’orgueil de l’Africain n’avait pas permis de se justifier d’une accusation de péculat, furent reprises avec plus de fureur, et Caton, dont l’honnêteté ne peut être suspecte, les appuyait énergiquement. Scipion l’Asiatique se contenta de répondre : « Vous n’avez pas voulu que l’éloge de l’Africain fût prononcé dans les rostres, et aujourd’hui vous l’accusez. Les Carthaginois se sont contentés de l’exil d’Annibal; la mort de son vainqueur ne vous suffit pas, il vous faut encore déchirer sa mémoire et perdre son frère. » Ce n’était pas se justifier : aussi l’Asiatique fut-il condamné comme ayant reçu six mille livres d’or et quatre cent quatre-vingts livres d’argent pour être favorable au roi Antiochus. Déjà le vainqueur de l’Orient était entraîné hors de la Curie, vers la prison devant laquelle avait passé, peu de temps auparavant, la pompe de son éclatant triomphe, quand un de ses parens, Scipion Nasica, éleva la voix en faveur de sa gloire plus que de son innocence, et en appela aux tribuns dans le Forum, leur disant que le condamné ne possédait rien de ces richesses qu’on l’accusait d’avoir indûment acquises, qu’il faudrait donc enfermer ce citoyen illustre parmi les voleurs de nuit et les brigands jusqu’à ce qu’il expirât dans un cachot ténébreux, puis fût jeté nu sur l’escalier de la prison, ce qui serait un opprobre pour la gens Cornelia et pour le peuple romain. En réponse à cela, le prêteur Terentius Culleo, qui avait été l’obligé et l’admirateur enthousiaste de Scipion l’Africain, mais qui, assis sur son tribunal, n’était plus que l’homme de la loi, se contenta de lire l’acte d’accusation des tribuns, le sénatus-consulte et le jugement, ajoutant que si l’argent n’était pas versé dans le trésor, il ne voyait rien à faire que d’appréhender le condamné et de le conduire en prison. Les tribuns se retirèrent pour délibérer, puis tous, excepté Sempronius Gracchus, ennemi bien connu de Scipion, déclarèrent qu’ils n’opposaient point leur intercession à la sentence du préteur ; mais l’intercession d’un seul tribun suffisait, et Sempronius Gracchus, digne de ce nom généreux, oubliant ses inimitiés privées, tout en autorisant le préteur à disposer des biens du condamné, déclara que Lucius Scipion, à cause des grandes choses qu’il avait faites pour la république, ne serait point mis en prison, et qu’on le laisserait aller. Tout le Forum applaudit à cette grâce, qui dispensait du châtiment, mais laissait subsister l’accusation.

À cette époque, Sempronius Gracchus était l’allié des Cornélius, soit que son mérite eût séduit son grand adversaire, un jour son protégé et le plus hautain de cette vieille famille patricienne, Scipion l’Africain, et que Scipion eût donné au puissant plébéien sa fille Cornelia, soit, suivant un autre récit plus vraisemblable, qu’à la mort de l’Africain, ses amis, reconnaissans des bons procédés de Sempronius, lui eussent accordé pour femme celle qui a été si connue dans l’histoire sous le nom de Cornélie. Cette union et celle qui eut lieu plus tard entre la sœur des Gracques et Scipion Emilien, entre Tiberius Gracchus et une Claudia, montrent quel chemin avaient fait les idées d’égalité depuis le temps où un Cornélius ou un Claudius n’aurait point voulu donner sa fille à un plébéien, si illustre qu’il fût. Sempronius Gracchus, époux de Cornélie, pendant une censure que sa sévérité rendit célèbre, fit construire avec le produit des amendes une des premières basiliques de Rome, celle qui s’appela de son nom Sempronia. Une basilique, lieu où se faisaient les affaires de commerce, était un monument dont la pensée devait appartenir à un membre de la populaire famille des Gracques. La basilique Sempronia s’éleva au sud-ouest du Forum, à peu près en face de la basilique Porcia, œuvre de Caton, à l’extrémité d’un quartier très marchand, le quartier étrusque, et placée là pour les besoins commerciaux de ce quartier, comme la basilique Porcia pour ceux de la Subura, région très marchande aussi, et de même hantée par une population peu respectable, ainsi que l’était autrefois à Paris un lieu célèbre par ses boutiques, le Palais-Royal.

Nous connaissons de la manière la plus précise l’emplacement de cette basilique, derrière les boutiques vieilles, celles qui étaient placées au sud-ouest du Forum, à l’extrémité de la Rue Étrusque, à droite[7], car Tite-Live nous donne avec cette exactitude comme l’adresse de Scipion l’Africain, en nous apprenant que; Sempronius Gracchus acheta pour l’état le terrain où il voulait faire construire sa basilique, et que ce terrain était occupé par la maison de Scipion, des échoppes et des boutiques de boucher; il s’en trouvait, comme on le voit, des deux côtés du Forum. La mort de Virginie et celle de Spurius Cassius[8] ont rendu historiques celles du côté opposé.

Scipion, qui avait quitté Rome pour n’y plus revenir, devait être bien aise de vendre sa maison, et son gendre, en l’achetant pour l’état, lui rendit un service sans lui rien sacrifier de l’utilité publique, car, ainsi qu’on vient de le voir, la nouvelle basilique était très bien placée entre le quartier étrusque et le Forum.

Le mariage de Sempronius et de Cornélie fut l’idéal d’un mariage romain : fécond, — Cornélie fut mère de douze enfans; — uni jusqu’à la mort, ce que l’on exprima par une légende touchante. Deux serpens ayant été trouvés dans le lit conjugal, les aruspices déclarèrent que, pour conjurer le prodige, il fallait tuer un des serpens, ajoutant que si le mâle était mis à mort, Sempronius mourrait, et Cornélie, si c’était la femelle. Sempronius fit tuer le mâle, disant, ce qui était bien le mot d’un Romain, que sa femme était jeune et pouvait encore enfanter. On remarqua qu’il mourut peu de temps après.

Les deux fils de Cornélie, si semblables par les sentimens, les desseins et la destinée, étaient aussi différens de caractère que de visage. Chez Tiberius, l’aîné de neuf ans, les traits, le regard, le geste, étaient pleins de douceur; chez son frère Caïus, tout était animé et véhément. Malheureusement on n’a point de portrait des Gracques, bien qu’après leur mort le peuple leur ait élevé des statues qu’il couronnait de fleurs, et auprès desquelles il allait sacrifier. Ces portraits, s’ils existaient, seraient aussi ceux de leur éloquence, qui, au dire de Plutarque, leur ressemblait. Celle de Tiberius était agréable et attendrissait, celle de Caïus était fougueuse et violente jusqu’à l’exagération; mais il faut songer que Caïus avait vu massacrer son frère, et qu’un tel souvenir peut bien excuser quelque violence. Le premier, il marcha dans la tribune en preschant, dit le bon Amyot, qui se souvenait peut-être d’avoir vu quelques prédicateurs pareils à ceux qu’on voit à Rome se promener en gesticulant dans la chaire italienne, disposée sous ce rapport comme la tribune antique.

C’est C. Gracchus qui, lorsqu’il haranguait, avait près de la tribune un joueur de flûte chargé non, comme on l’a dit, de faire une sorte d’accompagnement musical à son discours, qui n’était point chanté, mais de l’avertir quand l’emportement lui faisait trop élever le ton et de ramener ses intonations au niveau ordinaire de sa voix. Le jeune Tiberius se distingua en Espagne, où il servait sous son beau-frère Scipion Émilien, par son courage et par sa prudence.

Il y fit paraître aussi un scrupule de comptable qui mérite d’être cité. S’apercevant que ses papiers étaient restés entre les mains des Numantins, avec lesquels il avait heureusement traité de la paix, il quitta l’armée et retourna presque seul les leur demander. Le souvenir de sa propre modération et de celle que son père avait montrée en Espagne lui fit obtenir des Numantins ce qu’il désirait. On ne peut s’empêcher de comparer cette conduite à celle de Scipion l’Africain, défendant à son frère de rendre ses comptes et les déchirant en plein sénat. Ces deux familles alliées, les Scipions et les Gracques, qui se côtoient pour ainsi dire l’une l’autre, offrent à cet égard un parfait contraste. L’une, aveuglée par l’orgueil du vieux patriciat, dédaigne de se conformer aux lois ; l’autre, qui a pris en main la juste cause de la démocratie, se soumet aux lois, qu’elle veut améliorer. Et c’est aux Gracques qu’on a donné le nom de factieux ! Les Gracques ont dû cette fâcheuse réputation surtout aux lois agraires qu’ils voulurent établir. Par une inexcusable légèreté, on a confondu le sage, équitable et patriotique dessein des Gracques avec les absurdes et séditieux projets de Babeuf. De ce qui était un retour à la légalité, violée effrontément par les patriciens, on a fait une tentative démagogique et révolutionnaire ; on a pris la défense de la propriété de l’état pour une atteinte portée au droit de l’état. Jamais le lieu commun faux, que l’on a vu si souvent régner dans l’histoire, ne s’est établi plus contradictoirement aux faits que dans ce que l’on a dit et ce qu’on répète encore sur les lois agraires des Gracques. Et non-seulement cette accusation injuste contre leur mémoire a été reproduite par ceux à qui leur ignorance donnait un droit incontestable à la mettre en avant, mais encore par des hommes que leur science privait de ce privilège[9]. Disons d’abord à ceux qui confondent les lois agraires des Gracques avec le partage de la propriété que toute loi concernant l’ager publicus, les terres de l’état, s’appelait à Rome loi agraire, lex agraria. Ainsi Cicéron a prononcé à Rome deux discours contre la loi agraire du tribun Rullus, qui proposait de distribuer des terres à des colons en Campanie, ce qui en soi n’était pas plus révolutionnaire que de donner en Algérie des terres à nos colons. Chez les Romains, le plus souvent le terme de loi agraire a désigné des mesures à prendre pour faire rentrer dans le domaine de l’état et appliquer aux besoins des citoyens pauvres des terres dont l’usufruit avait été concédé à des patriciens, et que, contre toute justice et toute légalité, ils voulaient retenir comme leur propriété. C’est de cette prétendue propriété, usurpée par les patriciens, qu’on eût pu dire : La propriété, c’est le vol!

Dans l’origine, quand les plébéiens n’avaient aucune puissance, les patriciens pouvaient s’adjuger sans partage les terres prises à l’ennemi : cependant, même sous les rois, il est parlé de terres divisées entre tous les citoyens; mais aussitôt que les plébéiens eurent dans les tribuns des défenseurs et des garans de leurs droits, les réclamations touchant l’emploi du territoire public commencèrent.

La première victime des lois agraires fut Spurius Cassius, un patricien généreux, qui demanda que les terres conquises sous son commandement fussent partagées entre les plébéiens. Les plébéiens, trompés, abandonnèrent Cassius. Les patriciens le mirent à mort, ou, selon d’autres récits, son père le pendit de ses propres mains dans sa maison. Licinius Stolo et son gendre Sextius parvinrent à établir que l’occupation des terres publiques serait renfermée, pour chacun des possesseurs, dans de certaines limites; mais cette loi n’empêcha point le mal, et Plutarque nous apprend par quels artifices les patriciens parvinrent à l’éluder : ils haussaient le prix du fermage payé à l’état, et par là forçaient les pauvres à y renoncer, ou occupaient sous des noms supposés un terrain dont l’étendue dépassait celui que la loi leur permettait de posséder. Enfin, non contens d’éluder la loi, ils la violaient ouvertement, « et à la fin, sans plus déguiser rien, en tinrent eux-mêmes publiquement et notoirement entre eux la plus grande partie, de manière que les pauvres, en étant ainsi déboutés, ne se soucioient plus de nourrir et élever des enfans, tellement qu’en peu de temps l’Italie se fut trouvée dépeuplée d’hommes de libre condition, et remplie de barbares et d’esclaves par lesquels les riches faisoient labourer les terres desquelles ils avoient chassé les citoyens romains[10]. »

Telle était donc la situation. Les riches avaient indûment accaparé les terres partagées entre tous. Les pauvres ne pouvaient plus exister. De là devait sortir la misère générale, la destruction des hommes libres, la dépopulation. De plus, d’un droit de possession, c’est-à-dire de jouissance à titre précaire, ils voulaient faire un titre de propriété, semblables en cela à un homme qui déclarerait sien l’argent qu’on lui aurait prêté. C’est un tel état de choses que les conservateurs romains voulaient conserver, c’est là ce que les Gracques, ces factieux, voulaient changer. Et par quel moyen? Je laisse encore parler Plutarque[11]. Après avoir dit qu’à la nouvelle du dessein de Tiberius Gracchus, le peuple l’y excitait « par écriteaux que l’on trouvoit partout contre les murailles et portiques, sur les sépultures, èsquels on le prioit de vouloir faire rendre aux pauvres citoyens romains les terres appartenant à la chose publique, » Plutarque ajoute : « Toutes fois encore ne fit-il pas seul de sa tête l’édit, ains le lit avec le conseil des premiers hommes de la ville en vertu et en réputation, entre lesquels étoient Crassus, le souverain pontife, Mucius Scœvola, le jurisconsulte, qui lors étoit consul, et Appius Claudius, son beau-père, et ce semble que jamais ne fut faite loi si douce et si gracieuse que celle-là qu’il proposa contre une si griève injustice et si grande avarice, car ceux qui dévoient être punis de ce qu’ils avoient contrevenu aux lois, et à qui l’on devoit ôter par force les terres qu’ils tenoient injustement, contre les ordonnances expresses de Rome, et leur en faire payer l’amende, il voulut que ceux-là fussent remboursés par le public de ce que les terres qu’ils tenoient illicitement pouvoient valoir, et qu’elles fussent remises es mains des pauvres bourgeois qui n’en avoient point, et qui avoient besoin d’aide pour vivre. »

En effet, la mesure proposée par Tiberius Gracchus était un adoucissement de la loi licinienne. En enlevant au possesseur l’excédant du terrain que la loi de Licinius lui avait accordé, la loi de Gracchus, au lieu de le frapper d’une amende, lui accordait une indemnité à laquelle il n’avait aucun droit. De plus, au lieu de cinq cents arpens, chaque chef de famille, en son nom et au nom de ses fils, s’il en avait deux, pouvait en posséder mille. On voit quelle était la modération de Tiberius Gracchis : il poussait les ménagemens jusqu’à l’iniquité. C’est précisément ce qu’avaient fait les États-Unis du nord en protégeant l’esclavage dans le sud par la loi des fugitifs. Les patriciens se montrèrent tout juste aussi reconnaissans que l’ont été les états du sud. Les patriciens furent cruellement punis d’avoir repoussé des concessions excessives et il pourra se faire que les états du sud, qui ont agi de même, ne soient pas moins sévèrement punis.

En outre Tiberius Gracchus voulait qu’on accordât une partie des terres reprises sur l’usurpation patricienne à des citoyens pauvres en toute propriété, comme on l’avait fait dès le temps des rois, et depuis lors chaque fois qu’on établissait une colonie sur un territoire conquis. Par là le sage tribun (je me plais à lui donner ce titre, que les faits exposés par Plutarque justifient) avait le dessein d’arrêter la dépopulation née de la misère, la substitution du travail par les esclaves au travail libre, de combattre l’accroissement démesuré de la propriété, la formation de ces latifundia dont on a si bien dit qu’ils ont perdu l’Italie, et qui là où ils existent encore, comme dans l’état romain, sont un obstacle à la culture et à la population. Ces mesures, si utiles à la république, gênaient beaucoup les patriciens. Les lots assignés aux citoyens étaient déclarés inaliénables ; c’étaient comme des majorats de la petite propriété, institués afin qu’elle ne fût pas absorbée dans la grande, et cela empêchait les grands propriétaires de s’arrondir. Ils se plaignaient qu’on leur enlevât des terrains qu’ils avaient cultivés, et où étaient les tombeaux de leurs ancêtres. C’était touchant, mais pourquoi avaient-ils placé les tombeaux de leurs ancêtres sur des terrains qui ne leur appartenaient point ? La transmission créait certainement non un droit, mais des intérêts à ménager, et c’est pourquoi, par une transaction indulgente, on ne leur reprenait pas tout ce que leurs aïeux avaient pris aux pauvres ou à l’état.

Aujourd’hui, quand on parcourt le désert silencieux de la campagne romaine, partagée entre un nombre restreint de propriétaires, qui sont loin d’en tirer ce qu’elle pourrait rendre, on est vivement frappé des inconvéniens nés de cette distribution de la richesse territoriale, et on appelle tout bas une autre législation qui, en la divisant autrement, en accroîtrait la valeur, en multiplierait les produits et les bienfaits. Une pensée pareille frappa Tiberius Gracchus, lorsque, revenant d’Espagne, il traversa les plaines de la Toscane, qui, par une raison semblable, étaient presque inhabitées, et ce jour-là il conçut le projet de rendre la terre à la culture, en l’enlevant, au nom du droit existant et foulé aux pieds par les riches, à l’abandon où ils la laissaient, de remplacer le travail paresseux de leurs esclaves par le travail fécond des hommes libres. Il empêchait ainsi le paupérisme d’envahir la société romaine et d’y amener le désordre, puis le despotisme, et, en soulageant dans le présent des misères injustes, il conjurait dans l’avenir des dangers autrement inévitables. Jamais politique ne fut plus honnête et plus prévoyante que celle-là. Il y allait tout simplement du salut de Rome.

C’est ce que ne comprit point l’aristocratie romaine, la faction des riches, composée et des vieilles familles patriciennes et des familles nouvelles enrichies surtout par l’usure, qui était à peu près leur seule industrie, cette faction qu’on appelait les nobles (nobiles), c’est-à-dire les notables (plus exactement les notabilités), nom qui prévalut alors que la noblesse du sang ne fut plus la seule condition d’aristocratie; car, chose remarquable à Rome, le mot noble devint le nom de la classe gouvernante, quand, selon les idées féodales, elle n’aurait plus eu le droit de le porter. Cette noblesse-là ressemblait beaucoup par sa composition à l’aristocratie anglaise, dans laquelle il y a place, à côté de l’hérédité de la race, pour toutes les illustrations et toutes les influences.

Revenons à Rome avec Tiberius, pour y assister aux combats livrés par lui pour la plus juste des causes, à sa défaite et à sa mort. Son premier champ de bataille fut le Forum. Le peuple se pressait autour de la tribune où il faisait une émouvante peinture de la déplorable condition des citoyens romains, dépouillés indûment par les riches. Ces discours transportaient ceux qui y reconnaissaient si bien leurs misères. Personne n’osait monter à la tribune pour répondre à Tiberius, et l’on était certain que sa loi passerait, quand ses adversaires trouvèrent un moyen peu honnête, mais qui semblait sûr, de paralyser son action. Ils séduisirent un des tribuns, M. Octavius : ce nom fut toujours funeste à la liberté romaine. Gagné par eux, il promit de s’opposer à la proposition de Tiberius. L’opposition d’un seul tribun suffisait pour empêcher que la loi ne fût présentée. Ceci amena une scène violente dans le Forum. Quand le jour du vote fut arrivé, les tribuns parurent dans la tribune. Tiberius Gracchus ordonna au scribe de lire la loi, Octavius lui ordonna de se taire, et Tiberius, après avoir accablé celui-ci de justes reproches, remit l’assemblée à un autre jour.

Une résistance insensée aigrit les meilleurs. Tiberius Gracchus proposa une loi encore plus favorable pour les pauvres et plus dure pour les riches. C’était un tort, il en eut un plus grand. Poussé à bout par l’opiniâtreté du tribun suborné, il commit la seule violence qu’on puisse reprocher aux Gracques dans ces débats où leurs adversaires en montrèrent contre eux une si grande qu’ils allèrent jusqu’à l’assassinat. Après avoir pris Octavius à part, après l’avoir supplié de se désister d’une opposition intéressée (car Octavius était lui-même détenteur d’une portion du territoire public) et offert de le rembourser à ses frais, bien que sa famille ne fût pas riche, Tiberius Gracchus, ne pouvant souffrir qu’un seul tribun empêchât les huit autres d’accomplir une si grande chose pour le bien public, conçut la malheureuse pensée de faire déposer Octavius par le suffrage des tribus.

Sans doute, selon la rigueur des principes, Tiberius fut coupable. Le jour où il mit la volonté du peuple, quelque raisonnable qu’elle fût, au-dessus de la loi, et au-dessus de la légalité un droit quelconque, ce jour-là, mais ce jour-là seul, il fut un factieux. Tiberius Gracchus, portant atteinte à l’indépendance du tribunat pour produire un bien évident, doit être blâmé sans doute; cependant il y aurait duperie à trop s’indigner contre un acte illégal accompli en vue de la justice. Tiberius, en violant sur un point la lettre de la constitution de son pays, ce qui est toujours déplorable, s’écarta moins de l’esprit de cette constitution que les empereurs romains, qui faisaient respecter dans leur personne l’inviolabilité légale des tribuns, dont ils avaient usurpé le titre : dérision insolente que quelques écrivains ont prise au sérieux !

Puis, que d’excuses pour Tiberius dans les circonstances au milieu desquelles fut décidé ce coup d’état de tribune! Tout ne fut pas violence dans l’exécution. Il est vrai que, sachant très bien d’où partait le coup et dans la crainte que le sénat, profitant de la division du tribunat, n’eût recours à quelque acte d’autorité, Tiberius ordonna qu’il fût sursis à toute autre affaire jusqu’au vote de la loi, et lui-même apposa son sceau sur le trésor dans le temple de Saturne, pour qu’aucune somme n’en fût distraite par les questeurs ou n’y fût apportée par eux. Ce n’était pas très régulier ; cependant il valait mieux sceller le trésor comme Gracchus que de l’ouvrir pour le piller comme César. À cette nouvelle, les riches prirent des vètemens de deuil et parcoururent le Forum, l’air triste et abattu. Dès ce moment ils méditèrent la mort de Tiberius, qui, averti de leur dessein, s’arma d’un poignard. Avant d’en venir aux dernières extrémités, Tiberius voulut tout tenter; il alla dans la Curie pour obtenir quelque chose du sénat : il en fut chassé par des injures. Alors il revint dans le Forum et déclara que dans la prochaine assemblée on prononcerait entre sa loi et Octavius, qu’on déciderait si un tribun qui agissait contre les intérêts du peuple devait conserver sa charge.

Le jour venu, les riches enlevèrent de vive force les urnes. Cette indignité souleva le peuple. Une grande foule vint au pied de la tribune se mettre à la disposition de Tiberius. La force était pour lui; mais, deux personnages consulaires l’ayant supplié de s’en rapporter à la décision du sénat, il y consentit. Le sénat ne se prononçait point; Tiberius, n’attendant rien d’un corps où la faction des riches dominait, assembla le peuple de nouveau dans le Forum. Cette fois il adjura encore Octavius avec douceur, et en lui prenant les deux mains, de céder, de ne pas résister au peuple, qui réclamait une chose juste, qui demandait bien peu en dédommagement de tant de maux, en récompense de tant de dangers. Octavius fut inflexible. Alors Tiberius dit : « Nous sommes tous deux des magistrats et différens sur un point de grande importance. Ceci peut amener la guerre civile; je ne vois qu’un remède, c’est que l’un de nous deux quitte sa charge. Que l’on vote d’abord sur Octavius, je rentrerai bien volontiers dans la vie privée, si telle est la volonté de mes concitoyens. » Octavius refusa de se soumettre à ce jugement, et c’était son droit. Tiberius l’avertit que ce vote aurait lieu, et pour lui donner le temps de changer d’avis par la réflexion, il renvoya l’assemblée au lendemain.

Le lendemain, Gracchus s’efforça encore de fléchir l’opiniâtre tribun, et, sur un dernier refus, mit sa déposition aux voix. Déjà elle avait été votée par dix-sept des trente-cinq tribuns; avant que le dix-huitième eût prononcé, Tiberius fit suspendre le vote; il supplia de nouveau Octavius, en l’embrassant, de ne pas s’exposer à la honte d’une telle déposition et de ne pas lui causer à lui-même le chagrin de l’avoir obtenue. En ce moment, Octavius parut incertain et, des larmes dans les yeux, demeura longtemps sans répondre; mais il jeta un regard sur les riches possesseurs de terres qui formaient dans le Forum un groupe considérable, il n’eut pas le courage de céder devant eux, et dit à Tiberius : « Agis comme il te plaira. » Alors, la majorité des tribuns ayant prononcé, Tiberius ordonna qu’on le fit descendre de la tribune où ils siégeaient tous deux. Cet ordre fut exécuté par un affranchi des Gracques, ce qui fit paraître la mesure encore plus odieuse. Probablement les serviteurs publics avaient été gagnés et ne se trouvaient point là. La multitude, toujours la même, voulut courir sus à Octavius; mais les riches vinrent à son secours. Un brave serviteur de sa maison, s’étant placé devant lui pour le défendre, fut maltraité et perdit la vie. Entendant ce bruit, Tiberius accourut avec beaucoup d’empressement. Octavius, arraché aux mains de la populace, était parvenu à s’échapper et à regagner la demeure de sa famille, la maison où naquit Auguste, remplacée après sa mort par son temple, au pied du Palatin, tout près du Forum.

Encouragé par son succès, Tiberius Gracchus mit en avant la proposition que les trésors légués aux Romains par Attale, roi de Pergame, fussent répartis entre les citoyens pauvres, à qui des portions du territoire public seraient assignées pour se procurer les meubles nécessaires et les instrumens de labourage. Cette proposition souleva la colère des patriciens. L’un d’eux prétendit savoir que l’envoyé de Pergame avait apporté un bandeau royal à Tiberius, qui voulait se faire roi : c’était ridicule. Un autre l’accusa de ce que, lorsqu’il rentrait la nuit, le peuple l’accompagnait avec des flambeaux : c’était puéril. La déposition d’Octavius était un fait plus grave; un personnage consulaire, Annitus, la condamna avec énergie dans le sénat, et, conduit dans le Forum par Tiberius, qui voulait lui faire son procès, la lui reprocha courageusement au pied de la tribune en présence du peuple irrité.

Tiberius Gracchus fut puni d’avoir porté la main sur l’inviolabilité du tribunal. Les plébéiens mêmes s’en plaignirent, et il donna par là à ses ennemis le droit de l’accuser. En vain appela-t-il à son aide une éloquence vantée par les anciens, en vain invoqua-t-il la souveraineté du peuple, qui pouvait s’exercer sur son représentant. C’était la doctrine des révolutions qu’il était amené à prêcher, lui dont l’œuvre en elle-même n’avait rien que de juste et de conforme aux lois. Ce principe dangereux de l’omnipotence populaire mis en avant par Gracchus, et non sa loi très équitable, peut seul justifier jusqu’à un certain point la réputation de factieux qu’on lui a faite.

La guerre était déclarée entre Tiberius et les patriciens; le tribunal lui était devenu un asile nécessaire pour sa sécurité. Il fut réélu, et proposa diverses mesures populaires, dont une au moins ne mérite pas les reproches de Plutarque : c’était l’admission parmi les juges, qui à Rome, on le sait, étaient de véritables jurés, et qui jusqu’alors étaient exclusivement patriciens, d’un nombre égal de chevaliers. Il espérait sans doute par là diviser ses ennemis en accordant à la richesse, — les chevaliers, c’étaient les fermiers généraux de l’époque, — un droit que le sénat et les anciennes familles voulaient se réserver.

Le jour où Gracchus devait proposer ses nouvelles lois, le Forum, occupé de bonne heure par ses ennemis, tardait à se remplir de ses partisans, dont le zèle allait se ralentissant; sans doute l’influence des riches avait obtenu de beaucoup d’entre eux ce qu’il est toujours facile d’obtenir des masses, l’abstention. Tiberius, malgré sa douceur naturelle, montra un dépit violent; pour gagner du temps, il prononça la dissolution de l’assemblée. Le lendemain il parut de bonne heure à la tribune en habit de deuil, suppliant le peuple de ne pas le livrer à la rage de ses ennemis, qui voulaient le faire mourir. Déjà une fois, vêtu de deuil, il avait amené devant le peuple ses enfans, lui demandant de les protéger, eux et sa veuve, quand il ne serait plus : il commençait à pressentir son sort. Le peuple fut ému ; un grand nombre de citoyens allèrent dresser des tentes autour de sa maison, sur le Palatin, et y veillèrent la nuit suivante pour le garder.

Le jour d’après, le peuple se rassembla, non plus dans le Forum, mais sur le Capitole. Nous avons vu que c’était parfois un lieu d’assemblée, mais dans les circonstances présentes le choix qu’on fit de ce lieu élevé et fortifié avait quelque chose de menaçant. Tiberius sortit de bonne heure pour se rendre au Capitole. Comme il allait sortir, il apprit que les poulets sacrés avaient refusé de manger, il se souvint alors qu’un jour on avait trouvé dans son casque deux serpens. Au premier pas qu’il fit hors de sa maison, son pied heurta contre le seuil ; l’orteil, que la chaussure des Romains ne protégeait point, fut blessé, l’ongle fut brisé, et le sang parut à travers ses courroies. En traversant le Forum, entouré d’une grande foule qui l’accompagnait, il vit à sa gauche, c’était le côté de sa maison, deux corbeaux qui se battaient sur un toit, et une pierre détachée par l’un d’eux vint tomber à ses pieds. « Cela, dit Plutarque, arrêta les plus hardis de ceux qui entouraient Gracchus. » Lui-même fut au moment de rentrer ; mais un philosophe de Cumes, son familier, auquel on attribuait, ainsi qu’à plusieurs autres Grecs de son entourage, ses tendances démocratiques, plus esprit fort que ces Romains, le décida à continuer sa marche vers le Capitole ; en même temps il lui vint de là des messagers rassurans sur les dispositions du peuple, qui l’y attendait. En effet, il fut accueilli par de grands cris de joie, et l’affection populaire se montra par le soin que l’on mettait à ne laisser que des gens très sûrs approcher de sa personne. Évidemment on s’attendait à quelque violence de la part des patriciens : l’événement ne tarda pas à montrer qu’on avait raison.

Le vote des tribus commença au milieu d’un grand tumulte. La foule était considérable. La plate-forme du Capitole était comme aujourd’hui de peu d’étendue, de plus encombrée alors de petits temples et de statues. Ceux qui venaient derrière poussaient les autres et étaient repoussés ; mais dans tout cela on ne voit nulle trace d’un coup de main préparé par Gracchus. Tout à coup un de ses amis, L. Flaccus, monta sur un endroit élevé, probablement au haut des marches de quelque temple, et, sa voix ne pouvant être entendue, il lui fit signe qu’il avait quelque chose d’important à lui dire. Tiberius ordonne à la foule de s’ouvrir, Flaccus la traverse à grand’peine, arrive à un autre point élevé, sur lequel étaient placés les sièges des tribuns (ce devaient être les marches du temple de Jupiter), y monte et dit à Tiberius que dans l’assemblée du sénat, le consul ayant refusé de le faire arrêter, on a résolu de le tuer, que les sénateurs ont armé à cet effet un grand nombre de cliens et d’esclaves. Ce qui se passa peu d’instans après prouva que Flaccus avait dit la vérité. Tiberius communique à ses amis ce qu’il vient d’apprendre, ceux-ci ceignent leurs toges comme pour le combat, saisissent, brisent les verges des licteurs et s’arment de leurs débris pour se défendre. Comme ceux qui sur la place étaient éloignés de Tiberius et de ses amis ne comprenaient point ce qu’ils leur voyaient faire, Tiberius porta les mains à sa tête pour donner à entendre que sa vie était en danger. Ce geste fort innocent le perdit, ses ennemis s’écrièrent qu’il demandait au peuple le diadème royal, et quelques-uns coururent porter cette nouvelle absurde au sénat. Le sénat était réuni, lui aussi, sur le Capitole, dans le temple de la Bonne-Foi, près de celui de Jupiter. Je ne sais si le temple de la Bonne-Foi était bien le lieu d’assemblée que le sénat aurait dû choisir ce jour-là. Le plus violent des patriciens, Scipion Nasica, demanda aussitôt au consul de sauver la république et d’exterminer le tyran. Le consul répondit qu’il résisterait à toute tentative factieuse, mais qu’il ne ferait point mettre à mort sans jugement un citoyen romain. Alors Scipion s’écrie : « Puisque le consul trahit la cité, que ceux qui veulent défendre les lois me suivent. » C’est lui qui désobéissait au consul, et par conséquent aux lois, que personne n’attaquait, car tout se bornait à un vote tumultueux, mais il n’y avait nulle révolte. Le vrai motif de Scipion Nasica était celui que nous fait connaître Plutarque : « il se déclara son ennemi à toute outrance pour ce qu’il possédoit grande quantité de terres publiques et étoit fort marry de se voir contraint à force d’en vuider ses mains. »

Alors, jetant un pli de sa toge sur sa tête, ce qui pour un Romain était se couvrir[12], Scipion Nasica s’élança vers les marches du temple de Jupiter, sanctuaire de sa famille, et près duquel son père avait élevé un portique, tandis que Gracchus était sur la place, au milieu des siens. D’autres suivirent Scipion, et, entortillant leur robe autour de leur main gauche, en manière de bouclier, ils se ruèrent sur la foule, qui, par une habitude de respect, dans toutes les émeutes se dispersait toujours devant les sénateurs. Ils arrachèrent les débris des verges des licteurs aux mains qui s’en étaient armées; eux-mêmes avaient apporté des massues, de gros bâtons, ils y joignaient les pieds des tables et des sièges que la foule renversait dans sa fuite, et allèrent, assommant ainsi tous ceux qu’ils rencontraient ou les poussant vers les escarpemens du Capitole.

Tiberius voulait fuir, mais il tomba sur d’autres qui étaient tombés devant lui. Un indigne tribun, soudoyé certainement par les patriciens, avec le pied d’un siège le frappa à la tête. Un autre misérable, Lucius Rufus, se vanta depuis de lui avoir porté le second coup. On dit qu’il était tombé devant la porte du temple de Jupiter, au pied des statues des rois. Certes jamais Tiberius Gracchus n’avait songé à se faire roi, mais on l’en avait accusé, comme c’était l’usage d’en accuser tous les défenseurs du peuple ; un tel rapprochement dut être agréable aux patriciens, et ils ne l’épargnèrent pas sans doute à sa mémoire : ils ne firent pas remarquer qu’auprès des statues des rois était celle de Brutus, le grand patricien qui dut se reconnaître dans le grand et infortuné plébéien, son égal en patriotisme et plus humain que lui.

Initium in Roma, civilis sansuinis, dit Valère-Maxime ; ce fut le premier sang répandu dans Rome par la guerre civile, et ce sang, ce n’étaient pas les plébéiens qui l’avaient fait couler. Les riches et le sénat souillèrent par de tristes fureurs leur facile victoire ; ils traînèrent le corps de Tiberius par toute la ville avant de le jeter dans le Tibre, qui baigne presque le pied du Capitole, et un édile, c’est-à-dire un magistrat chargé d’entretenir l’ordre et la police dans la ville, précipita de sa propre main le cadavre dans le fleuve. Il était de la famille à laquelle avait appartenu Lucrèce, car il s’appelait Lucretius ; à ce glorieux nom qui rappelait des souvenirs de liberté dont il se montrait si peu digne, on joignit dès ce jour le sobriquet de Vespillo (croque-mort). Trois cents des partisans de Gracchus furent tués à coups de pierre ou de bâton. Les lettrés grecs, ses amis, qu’on accusait à leur honneur, et je pense avec raison, de ne pas être étrangers à ses inspirations généreuses, furent mis à mort ou poursuivis, et un Romain nommé Villius, coupable du même crime, fut enfermé dans un tonneau pour y périr sous la dent des vipères. Quant à Scipion Nasica, il ne put rester à Rome, où le peuple, indigné de l’assassinat d’un tribun, dont la personne était inviolable, accompli dans un lieu consacré, le plus saint de la ville, l’accablait d’injures et lui aurait fait un mauvais parti. Bien que grand-pontife et par là nécessaire aux sacrifices, il dut quitter Rome, et, dit Plutarque, « allant hors de son pays, errant, sans honneur et avec grand travail et trouble d’entendement, il mourut bientôt après en Asie, non loin de la ville de Pergame. »

La mort tragique d’un autre membre plus illustre de la même famille vint consterner Rome. Scipion Émilien, le vainqueur de Numance et de Carthage, était revenu à Rome, où il combattait rudement les réformateurs. Quoique beau-frère des Gracques, il s’était prononcé contre les lois agraires et avait même approuvé la mort de Tiberius. Un patricien romain, quelque éminent qu’il fût, était patricien avant tout, et la passion d’Émilien pour les intérêts de son ordre aveuglait ce jour-là ce noble esprit ; il s’y mêlait la crainte de voir la république ébranlée par des agitations populaires, quelque raisonnable qu’en fût le principe. Scipion Émilien était de ces hommes qui, attachés à un ordre de choses, n’admettent pas volontiers les innovations qui pourraient le sauver en le transformant, redoutent trop les ébranlemens qui pourraient le raffermir, et croient le mal toujours moins dangereux que le remède. Du reste, sa passion politique était pure de tout motif personnel, et l’avarice, si puissante sur la plupart des hommes de son parti, lui était étrangère. Il comprenait les périls de la république : les larmes qu’il répandit sur la chute de Carthage, dont il était l’auteur, eussent été une affectation de sentimentalité hypocrite, si elles eussent coulé sur Carthage ; mais Scipion Émilien, comme il le dit, pleurait sur Rome, qu’il voyait menacée dans l’avenir d’un sort semblable, et c’est en pensant à Rome qu’il prononçait tristement ces vers d’Homère : « Le jour viendra qui verra périr la ville sacrée d’Ilion, et Priam, et son peuple. » C’était aussi par une citation d’Homère que Scipion Émilien avait exprimé son approbation de la mort de Tiberius Gracchus. Il aimait les lettres grecques et l’élégance grecque ; disciple de Polybe et de Panænus, il fut le premier à Rome, où les barbiers venaient de Grèce, qui se fit raser tous les jours. Il encouragea aussi les lettres latines. On sait que l’affranchi Térence fut admis dans sa maison, et si on ignore quelle fut à Rome la demeure des Scipions après que le père des Gracques eut acheté la maison de l’Africain, voisine du Forum, pour bâtir sur son emplacement la basilique Sempronia, la villa de Scipion à Laurentum, où fut depuis celle de Pline, a été immortalisée par les entretiens de l’Émilien et de Lælius, Lælius, qu’on appelait le sage, et qui l’était trop en effet, car, un bon mouvement l’ayant poussé à entreprendre l’œuvre des lois agraires, la difficulté et les dangers de l’entreprise l’avaient arrêté. Aujourd’hui, en se promenant sur ce rivage de Laurentum, aux environs de la belle forêt de plus de Castel-Fusano, il est impossible de ne pas songer à Scipion et à Lælius s’y promenant ensemble et y ramassant des coquilles aussi indolemment que le peut faire chacun d’entre nous, et cela au milieu de ces agitations terribles qui devaient causer la mort de Scipion. Ce contraste est encore une vue sur l’histoire. Les grands hommes ne sont pas toujours en scène et en action, et dans les temps les plus troublés il se trouve une heure pendant laquelle ils ramassent des coquilles.

Ce fut sans doute à la libéralité de Scipion Émilien que Térence dut ses jardins sur la voie Appienne aux portes de la ville, et qui avaient vingt arpens. Comme ils sont indiqués près du temple de Mars, il faut les chercher dans les jardins qui encore aujourd’hui occupent les environs du tombeau des Scipions : les tombeaux étaient souvent attenans à une propriété ; on peut donc croire que les jardins de Térence avaient été détachés d’une propriété des Scipions. Posséder des jardins de vingt arpens était une fortune assez nouvelle pour un poète, et l’existence de Térence était assez différente de celle d’Ennius dans sa petite maison de l’Aventin avec une seule esclave. Évidemment la condition des hommes de lettres allait s’améliorant.

Un buste de Térence, dont l’authenticité est loin d’être certaine, a été trouvé près de la voie Appienne ; mais dans la société d’Emilien et de Térence j’oublie les graves événemens qui s’accomplissent à Rome : je fais comme Scipion et Lælius, je m’amuse à ramasser des coquilles au bord de la mer. Revenons. Un jour, Scipion Emilien avait exposé ses plans de résistance dans le sénat, où ils avaient eu beaucoup de succès. Le lendemain il voulait les exposer devant le peuple. Le peuple s’était rassemblé en grand nombre dans le Forum pour l’entendre. Un de ses adversaires dans le sénat, où il en avait aussi, parut et s’écria : « Les remparts de Rome sont tombés ; Scipion est mort égorgé durant son sommeil dans sa propre maison ! » Le Forum fut consterné. Cette mort soudaine de Scipion Emilien fut attribuée au parti populaire, que Scipion s’était plu à irriter et à braver en plein Forum. Quelques-uns pensèrent qu’il s’était ôté la vie parce qu’il sentait la cause de l’aristocratie perdue, à peu près comme Scipion l’Africain s’était exilé, et comme plus tard abdiqua Sylla. Rien cependant n’avait pu faire prévoir un tel dessein, et je crois plutôt à un assassinat politique, funestes représailles du meurtre de Tiberius. On en accusa, contre toute vraisemblance, le jeune Caïus Gracchus et sa mère Cornélie. Il est peu honorable à Cicéron d’avoir fait plusieurs fois allusion à ces bruits calomnieux sans les articuler nettement, ou sans y répondre. La postérité ne les a pas crus. Cornélie et C. Gracchus étaient également incapables d’une pareille infamie.

Caïus Gracchus est un personnage encore plus intéressant que son frère aîné ; il sait les dangers de l’entreprise que ce frère a tentée et qui lui a coûté la vie. Comme il le dit un jour dans le Forum, il a hésité avant de s’y engager, il s’est demandé s’il fallait s’exposer à y périr, lui et son enfant, le seul reste de la famille Sempronia. Son frère Tiberius lui apparaît dans un songe et lui dit : « Hésite tant que tu voudras, il faudra que tu meures comme moi. » Caïus comprend que c’est sa destinée, il se dévouera connue son frère et finira comme lui.

A peine nommé tribun, Caïus éleva la voix contre les meurtriers de ce frère, puis s’acquit grandement la faveur du peuple par des distributions de terres publiques dans plusieurs villes qu’il repeupla et par des distributions de blé qui devaient être faites aux citoyens pauvres, obligés de payer seulement une partie du prix. Cette loi était d’un mauvais exemple, j’en conviens; mais les spoliations des patriciens avaient tellement appauvri les citoyens, qu’il fallait leur venir en aide de quelque manière. Cette loi pouvait se défendre par la nécessité, comme la loi des pauvres, elle aussi très mauvaise en principe. Pour ces distributions, il fallait de vastes greniers publics; Caïus Gracchus en fit construire plusieurs et les établit avec un soin minutieux. Ces greniers, dont l’emplacement n’est point indiqué, devaient être dans le quartier des greniers et des marchés au blé, aux environs de la porte d’Ostie et du lieu de débarquement, Emporium, qui n’a pas changé depuis les Romains. Quand la popularité de C. Gracchus fut bien établie, il proposa une mesure hardie : c’était d’accorder le droit de cité à tous les alliés. Ceci est l’autre partie de l’œuvre des Gracques. Par la loi agraire, ils voulaient créer une démocratie propriétaire et libre; ils voulaient aussi, et cette gloire n’est pas pour eux moins grande que l’autre, ils voulaient créer une Italie.

A Rome, il y eut toujours alliance entre la pensée démocratique et la pensée italienne, et cette alliance existe encore. Le premier auteur des lois agraires, Spurius Cassius, fut aussi accusé d’avoir voulu trop faire pour les Latins. Tiberius Gracchus laissa voir des desseins favorables à l’Italie, qu’il n’eut pas le temps de pousser sérieusement. Cependant il est dit qu’il était considéré par le peuple comme le fondateur non d’une ville ou d’une race, mais de tous les peuples de l’Italie. Ce qui avait détaché de Cassius les plébéiens de Rome, jaloux alors de leurs droits, c’était de vouloir les leur faire partager avec d’autres peuples italiotes; aujourd’hui la pensée de la fondation d’une Italie les attachait à Tiberius et excitait leur enthousiasme. Il y avait là de leur part un progrès sur la vieille politique égoïste de Rome, à laquelle le sénat restait fidèle. C’est néanmoins à Caïus Gracchus que revient l’honneur d’avoir proposé l’extension du droit de suffrage à tous les Italiens. Cela était d’autant plus nécessaire au succès de ses plans que les lois agraires déplaisaient aux alliés, parmi lesquels il en était beaucoup qui participaient à l’usurpation des terres publiques menacées par la loi agraire, et qui, bien que ces terres ne fussent point leur propriété, ne se souciaient pas de les rendre; mais l’égalité politique pouvait les consoler de tout. Les deux mesures se tenaient donc étroitement, et, en donnant des droits aux Italiens, Caïus complétait et assurait l’œuvre agraire de Tiberius.

Avant de porter le grand coup, et pour le préparer, il reprit la loi de son frère Tiberius, destinée, en améliorant la justice, à séparer des intérêts patriciens les intérêts des financiers, qu’on appelait les chevaliers; elle associait, pour l’office de juge, les chevaliers aux sénateurs. Caïus lui donna une portée plus grande en remplaçant les sénateurs par les chevaliers. La corruption des juges que l’on dépossédait était si grande, que par pudeur, dit Appien, le sénat n’osa point résister. C’est en soutenant à la tribune cette loi, qui portait le dernier coup aux monopoles politiques de l’aristocratie, que Caïus Gracchus, contrairement à l’usage qui voulait que l’orateur se tournât vers le Comitium, où étaient les familles patriciennes, se tourna vers le Forum, où étaient les plébéiens : léger changement d’attitude dans lequel était toute une révolution[13].

Caïus Gracchus s’occupa aussi de la condition du soldat pour l’adoucir. Le soldat ne dut commencer à servir qu’à l’âge de dix-sept ans, et la durée du service militaire fut abrégée. Dans le combat entre les Gracques et les patriciens, l’humanité est toujours du côté des Gracques. Mais la grande affaire de Caïus Gracchus, c’était la cause des Italiens, de ceux qui jouissaient d’un droit politique incomplet nommé droit latin, et de ceux qui, sous le nom d’alliés, étaient encore moins favorisés, en un mot la cause des franchises italiennes, la cause de l’Italie. Caïus Gracchus voulait élever tous les Italiens sujets de Rome au rang de citoyens romains[14]. On peut le considérer comme le premier précurseur de l’unité italienne; il voulait réaliser d’avance le vœu que formait plus tard Virgile :

Sit romana potens itala virtute propago.


C’est pourquoi il s’occupa beaucoup des routes, ce qui était un bienfait pour toutes les populations italiennes; en facilitant les rapports de ces populations, les routes devaient préparer leur unité politique, but des efforts de Caïus. À cette heure, on attend un résultat pareil des chemins de fer établis entre les différens états. Ce qu’étaient les routes dans l’antiquité, les chemins de fer le sont aujourd’hui.

Caïus Gracchus passe pour avoir établi l’usage des pierres millitaires le long des voies romaines. En Grèce, les distances étaient marquées par des hermès depuis le temps d’Hipparque, fils de Pisistrate, et Polybe nous apprend que de son temps des pierres milliaires existaient dans la partie de la route d’Espagne qui traversait la Gaule. Toujours est-il que C. Gracchus en fit planter sur les routes, qu’il fit commodes et belles : magnifique moyen de popularité dans toute l’Italie. On peut attribuer aussi à Caïus Gracchus l’admirable substruction de la voie Appienne qui se voit près de Lariccia, et qui doit être du VIe ou du VIIe siècle de Rome. Pour éviter une montée pénible, les Romains ont construit là un viaduc de sept cents pieds, qui est formé de masses quadrilatérales de péperin ayant jusqu’à sept pieds de longueur et une hauteur de deux pieds. Le mur atteint une hauteur de quarante pieds. Trois arcades y ont été percées pour permettre l’écoulement des eaux. Telles étaient les vues politiques de Caïus Gracchus, tels étaient les constructions et les travaux d’art qui s’y rattachaient.

Que fit le sénat pour entraver ses desseins en lui enlevant toute sa popularité? Il s’avisa d’un singulier artifice : il mit en avant un tribun, Livius Drusus, qui à chaque proposition libérale de Gracchus en opposait une plus libérale encore, et toujours au nom du sénat[15]. Espérait-il amener par là un retour en sa faveur, ce que nous nommons une réaction, et pouvoir plus tard abolir ces lois excessives? ou cédait-il seulement à sa haine pour celui qu’il détestait comme l’auteur après son frère de mesures qui lui étaient antipathiques, se résignant à beaucoup perdre s’il le perdait?

Quoi qu’il en soit, la manœuvre réussissait, et, en l’absence de Gracchus, qui était occupé à repeupler Carthage, ses amis de Rome perdaient du terrain. A son retour, il quitta la maison qu’il avait habitée jusqu’alors sur le Palatin, où étaient les demeures des personnages considérables, par où l’on peut voir ce qu’étaient des plébéiens comme les Gracques, alliés d’ailleurs à l’une des plus grandes familles de Rome, les Cornelii, et il alla se loger au-dessous du Forum, dans un lieu où il y avait beaucoup de gens de pauvre et de basse condition. Ce ne pouvait être que dans le quartier de la Subura, habité en effet par des gens de cette sorte.

A Rome, le lieu de la demeure des personnages historiques n’est presque jamais indifférent, et c’est pourquoi il est toujours bon de le déterminer. En descendant du Palatin et en allant loger dans la Subura, Caïus Gracchus faisait ce que fit depuis, quand il alla aussi loger dans la Subura, Jules-César, personnage d’une extraction plus illustre que celle de Gracchus, et qui n’ambitionnait pas moins que lui la popularité, mais pour d’autres fins. Caïus Gracchus, voyant la sienne atteinte par les intrigues du sénat, faisait tout pour la reconquérir. Le consul ayant ordonné à quiconque n’était point citoyen de Rome de quitter la ville, où l’on allait voter sur des lois proposées par Gracchus, et qu’un grand nombre d’Italiotes étaient venus appuyer, le tribun fit afficher dans les lieux publics une protestation contre cette mesure arbitraire, et promit à ceux qu’elle frappait de leur venir en aide. Cependant il poussa la modération jusqu’à laisser conduire en prison, sous ses yeux, par ordre du consul, un hôte et ami de sa famille, disant qu’il ne voulait pas donner à ses ennemis le prétexte qu’ils cherchaient pour commencer les violences.

Caïus prit parti contre les puissans dans une autre circonstance. On devait donner des combats de gladiateurs au milieu du Forum, où avait encore lieu ce genre de représentations, puisqu’alors Rome n’avait point d’amphithéâtre. Un certain nombre de magistrats firent dresser autour du Forum des échafauds pour les louer aux spectateurs. C’est ce qu’on nomme aujourd’hui à Rome des palchi et cette industrie est pratiquée à l’occasion des cérémonies religieuses et des divertissemens du carnaval. Caïus Gracchus ordonna d’enlever les échafauds, afin que le peuple pût voir les jeux sans rien payer. On n’obéit point au tribun. Gracchus attendit jusqu’au soir qui précédait le jour de la représentation, prit avec lui des ouvriers et abattit les échafauds pendant la nuit. Le lendemain matin, le Forum était libre. Cette satisfaction donnée à la multitude coûta cher à Gracchus, si, comme on l’a cru, elle l’empêcha d’être nommé tribun pour la troisième fois. Ce ne fut, je crois, qu’une occasion pour les personnages influens qui l’avaient soutenu de montrer leur malveillance, et pour le peuple de montrer son ingratitude et son refroidissement.

Le sénat crut le moment arrivé d’en finir avec Caïus Gracchus. Opimius, son ennemi, venait d’être nommé consul. « Ils cherchaient, dit Plutarque, tous les moyens de l’irriter, afin que lui leur donnât quelque occasion de courroux pour le tuer. » Caïus se contint d’abord ; mais, poussé par ses amis, il rassembla ses partisans pour tenir tête au consul et appela, dit-on, bon nombre d’Italiotes qui vinrent peut-être spontanément à Rome pour appuyer, comme ils l’avaient déjà fait plusieurs fois, leur défenseur et leur patron.

Caïus Gracchus était allé en Afrique pour faire sortir Carthage de ses ruines en y établissant une colonie romaine, dessein qu’exécuta depuis César. Scipion Emilien avait fait vœu, en dévouant Carthage aux dieux infernaux, que l’herbe y croîtrait toujours : c’était la volonté impitoyable du sénat, la vieille tradition romaine dans toute sa férocité. Les Gracques et le parti novateur qu’ils représentaient commençaient à sortir de ce point de vue étroit et barbare de la conquête sans merci, et déjà Tiberius avait donné l’exemple de quelque humanité pour les peuples vaincus. Le sénat s’opposait fortement au projet de coloniser Carthage; il avait fait parler les aruspices, qui avaient déclaré qu’il fallait renoncer à ce projet parce que des loups avaient arraché les bornes de délimitation que Gracchus et son ami Fulvius Flaccus avaient fait planter; mais ceux-ci affirmaient que les loups n’avaient point arraché les bornes, ce qui en effet n’était guère vraisemblable, et persistaient malgré cette grave objection à maintenir l’utilité de leur loi. Le peuple allait décider.

Le matin du jour où l’on dev ait prononcer sur la rescision des lois de Caïus Gracchus touchant la colonisation de Carthage, lui et le consul Opimius s’établirent tous deux de bonne heure sur le mont Capitolin. Tous les partis choisissaient cette position dominante pour tenir les assemblées qui devaient être orageuses; à tout événement, on espérait rester ainsi maître du Capitole. Appien parle de poignards apportés par les plébéiens, ce que ne dit pas Plutarque. Après ce qui s’était passé, cela prouverait seulement qu’ils ne se souciaient pas d’être assommés sans se défendre.

Fulvius Flaccus avait commencé à parler quand Gracchus arriva sur le Capitole, où son frère avait été massacré. En attendant la fin du discours, il se promenait sous le portique bâti par le père de Scipion Nasica, l’assassin de Tiberius. Ce lieu n’était pas propre à lui faire oublier, non plus qu’à ses amis, un tel attentat. Ils devaient être dans une disposition irritée. Un pauvre diable nommé Antyllus, attaché au service du consul, vint à passer portant les entrailles sacrées, et avec l’insolence d’un employé subalterne s’écria: « Allons, mauvais citoyens! place aux honnêtes gens[16]! » et il insulta du geste les amis de Gracchus, qui étaient de méchante humeur et qui tuèrent Antyllus. Gracchus les tança vertement, leur disant qu’ils donnaient beau jeu à ses ennemis. En effet, le consul Opimius déjà demandait vengeance du meurtre d’Antyllus, et Caïus offrait de se justifier quand une pluie, probablement une de ces pluies soudaines et torrentielles de l’été comme on en voit à Rome, fit dissoudre l’assemblée. Chacun se retira chez soi. À minuit, une partie du peuple vint camper dans le Forum, et le consul Opimius, pour veiller sur ce rassemblement, fit occuper le temple de Castor, situé à l’extrémité du Forum, qu’on voit toujours dans les troubles être un centre de désordre, comme la Puerta del Sol à Madrid.

Le lendemain, les sénateurs, convoqués dans la Curie, appellent devant eux le consul et Caïus Gracchus. C. Gracchus n’était pas tribun en ce moment, et l’inviolabilité du tribunat ne pouvait le couvrir ; aller dans la Curie, c’était se livrer. Le sénat était en proie à l’exaltation la plus violente ; on avait apporté le corps d’Antyllus, à travers le Forum et le Comitium, à la porte de la Curie. Les sénateurs en étaient sortis, et en présence du cadavre avaient poussé des cris de rage et de vengeance à la grande indignation des plébéiens, qui voyaient cela du Forum, et trouvaient que c’était bien du bruit pour un serviteur public mis à mort injustement sans doute, mais qui s’était attiré son malheur, de la part de ceux qui avaient massacré un tribun inviolable sur le saint Capitole et en avaient précipité son cadavre.

Ce n’était pas à de telles gens, dans un tel moment, que Gracchus pouvait présenter sa justification, d’autant plus que, rentrés dans la Curie, ils décrétèrent que le consul Opimius était chargé de sauver la république et d’exterminer les tyrans : c’était l’arrêt de mort pour Gracchus et ses amis. Gracchus, retournant à sa demeure, s’arrêta dans l’atrium, où était le portrait de son père, le regarda fixement et passa outre sans mot dire. Ceux qui étaient le plus attachés à Caïus allèrent veiller durant toute la nuit dans sa maison et alternativement faire le guet devant sa porte pour la garder. Là tout se passa dans un calme digne et triste. Les choses n’allèrent pas de même chez Fulvius Flaccus. Ici la veillée fut bruyante et désordonnée. Flaccus lui-même s’enivra et parla à tort et à travers comme un homme téméraire qui veut s’étourdir sur le danger. Le lendemain, lui et les siens, s’emparant d’armes qu’il avait conquises sur les Gaulois et dont il avait fait un trophée dans sa maison, se rendirent sur l’Aventin, lieu cher aux plébéiens, qu’il avait vu plus d’une fois triompher, Caïus Gracchus s’arma seulement d’un poignard sous sa toge pour se défendre, et sortit d’un air tranquille comme s’il allait au Forum. Le Forum était sur son chemin pour gagner l’Aventin en partant de la Subura. Sa femme, tenant leur enfant, voulut l’arrêter sur le seuil en lui rappelant le meurtre de son frère ; il se dégagea doucement, et alla rejoindre Flaccus sur l’Aventin. Flaccus était un séditieux qui avait pris les armes. Caïus Gracchus, qui ne les avait point prises, eut tort d’aller près de lui ; mais évidemment sa vie était en danger. Les sénateurs, par leur décret, l’avaient voué à la mort comme son frère. L’Aventin avait été plusieurs fois, pour les plébéiens, un refuge : c’était pour lui un asile ; il n’excitait point la sédition qu’il commettait la faute de suivre, et il fit ce qu’il put pour amener la paix.

Le mont Aventin avait toujours été la forteresse des mécontens. La loi Icilia y avait établi, par une distribution des terres publiques, pareille à celle que demandaient les Gracques et qui avait réussi, un grand nombre de petites familles plébéiennes. Cette population de l’Aventin devait être favorable à la cause des réfugiés. Caïus Gracchus trouvait sur cette colline démocratique, avec les souvenirs de l’insurrection contre le décemvirat, le temple érigé à la Liberté par son aïeul, et orné par son père d’un tableau qui représentait une scène d’affranchissement. Son éloquence, que Cicéron, peu suspect de partialité pour lui, a vantée, dut tirer parti de ce rapprochement.

Il voulut aller dans la Curie porter des paroles de concorde ; mais c’était insensé, et on ne le permit point; alors, sur sa proposition, Fulvius y envoya le plus jeune de ses enfans, « le plus beau jeune garçon qu’on pût voir, » dit Plutarque. L’enfant se présenta timidement, gracieusement, en versant des larmes, aux sénateurs, et prononça des paroles de conciliation, que sans doute Caïus Gracchus lui avait fait apprendre par cœur. Plusieurs étaient d’avis d’entrer en pourparlers: mais l’inflexible consul déclara, et je ne saurais l’en blâmer, qu’on ne pouvait traiter avec des rebelles que s’ils faisaient leur soumission : il congédia l’enfant en lui disant de ne revenir que si la soumission était acceptée; on l’envoya de nouveau vers le sénat. Cette fois Opimius le lit arrêter, et ordonna l’assaut de l’Aventin.

Opimius avait prescrit aux sénateurs d’apporter des armes, et a chaque chevalier d’en faire autant et d’amener avec lui deux esclaves. On ne pouvait plus franchement accepter et précipiter la guerre civile. Flaccus y répondit en appelant les esclaves à sa défense; mais il n’avait pas affaire aux généreux volones que Sempronius, père des Gracques, avait affranchis. Opimius fit crier à son de trompe que ceux qui poseraient les armes seraient amnistiés, et que ceux qui apporteraient les têtes de Gracchus et de Fulvius recevraient le poids de ces têtes en or (ce sont déjà les procédés des proscriptions), puis il marcha contre l’Aventin avec des archers crétois, milice étrangère propre à être employée contre les citoyens, comme l’ont été les Suisses. Vivement attaquée par eux, la petite troupe fut bientôt en fuite. Fulvius se jeta dans des thermes abandonnés, où il fut tué avec son fils aîné. Celui-ci avait été pris les armes à la main; mais ce qui doit être une immortelle flétrissure pour Opimius et le parti vainqueur, c’est que le plus jeune des fils de Fulvius, ce charmant enfant qui, envoyé par son père, avait apparu entre les deux partis comme un innocent génie de la concorde, fut égorgé après la victoire. On lui laissa le choix de sa mort : il dut être bien embarrassé, car il ne s’était, je pense, jamais encore demandé comment on s’y prenait pour mourir, A Rome, pour trouver une atrocité pareille, il faut franchir vingt siècles et arriver du fils de Fulvius au petit-frère de la Cenci, malgré sa parfaite innocence sauvé à grand’peine du supplice par un avocat courageux, et condamné à assister au pied de l’échafaud à la mort de sa mère, de sa sœur et de son frère. On savait ce que l’on faisait en le graciant ainsi, car il survécut peu à l’horreur d’un tel spectacle, et les biens des Cenci passèrent aux Aldobrandini.

Caïus Gracchus ne combattit point; il n’était pas venu sur l’Aventin pour cela, mais pour disputer quelques momens sa tête à ses ennemis. Il entra dans le temple de Diane, sur la pente du mont Aventin, pour s’y tuer; deux amis l’en empêchèrent. Alors il se mit à genoux, comme aurait fait un chrétien dans une église, et, tendant les mains vers la statue de la déesse, lui demanda que ce peuple qui l’avait trahi ne fût jamais libre. Cette prière du désespoir ne devait pas tarder beaucoup à être exaucée. Il voulut ensuite s’échapper en sautant de la hauteur où était le temple pour gagner le Vélabre; il se donna une entorse, ce qui retarda sa fuite. Son projet était de gagner la porte Trigemina, par où l’on allait à Ostie; mais elle était gardée. Ne pouvant sortir par cette porte, il n’avait plus d’autre ressource que de passer le Tibre et d’aller chercher sur l’autre rive la porte du Janicule. Il s’élança sur le pont en bois (Sublicius). Ceux qui lui donnaient la chasse l’y poursuivirent. Un autre ami, Lætorius, arrêta un moment la poursuite, renouvelant presque, pour protéger la retraite du fugitif, l’exploit d’Horatius Coclès, que ce pont rappelait. De l’autre côté du fleuve était un bois consacré à la déesse Furina, divinité funèbre que son nom a fait confondre avec les furies. Ce fut là que Caïus Gracchus fut atteint par ses persécuteurs, et qu’un esclave grec, par son ordre, lui donna la mort. Sa tête fut coupée et portée au consul par un misérable qui la remplit de plomb, et réclama, selon la promesse d’Opimius, le poids de la tête en or. L’histoire ne dit pas que, malgré la supercherie employée, le consul ait marchandé sur le prix ; mais il ne permit pas qu’un tombeau fût élevé au petit-fils de Scipion l’Africain. Le corps de Caïus fut jeté dans le Tibre, où l’on avait jeté celui de Tiberius. La maison de Flaccus, sur le Palatin, fut rasée comme l’avait été autrefois celle de Spurius Cassius, qui valait mieux que lui. Trois mille personnes furent égorgées. Après la mort de l’aîné des Gracques, on s’était borné à trois cents ; mais plus l’aristocratie avait eu peur, plus elle se montra cruelle.

Après tous ces meurtres, Opimius, avec les biens de ceux qui avaient péri et les dots de leurs femmes, que l’on confisqua, éleva un temple à la Concorde. On a bien appelé place de la Concorde la place qui vit le sanglant triomphe de nos haines civiles, on a bien appelé Commune-Affranchie ma pauvre ville de Lyon après qu’on l’avait mise sous un joug de fer, et que les Opimius de ce temps-là avaient fait monter sur l’échafaud, qu’eux-mêmes méritaient, ses meilleurs citoyens, entre autres mon vertueux grand-père. Ce temple de la Concorde était placé entre le Comitium et le Capitole, sur la plate-forme à laquelle un antique autel de Vulcain avait fait donner le nom de Vulcanal. Au même endroit, Flavius Coruncanus avait dédié un temple à la Concorde, et plus tard on en dédia un autre, dont les traces sont encore visibles, car à Rome les temples à une même divinité, comme, depuis l’établissement du christianisme, les églises consacrées à un même saint, s’élevaient dans le même lieu. L’insolence cruelle d’Opimius, dédiant un temple à la Concorde après avoir noyé dans le sang les mesures conciliatrices des Gracques, fut ressentie à Rome, et les auteurs des pasquinades du temps écrivirent la nuit sur le temple un jeu de mots grec qui faisait ressortir l’odieuse inconvenance d’une telle dédicace, et dont voici une sorte d’équivalent : temple à la clémence élevé par la démence. L’auteur anonyme de ce jeu de mots était plus près de la vérité que saint Augustin. Ce grand homme, venu tard, et quand le préjuge contre les Gracques était déjà fortifié par le temps, admire qu’on ait placé le temple de la Concorde en un lieu où il pût servir d’avertissement aux orateurs, et appelle le sénatus-consulte qui en a décrété la fondation un sénatus-consulte ingénieux (eleganti sane senatus consulto).

Il resta sans doute assez des biens confisqués des proscrits pour élever à côté du temple dérisoire de la Concorde une basilique qui porta le nom d’Opimius. Opimius acheva de se déshonorer en se faisant bannir de Rome pour avoir été acheté par Jugurtha. On éprouve quelque plaisir à penser que la fin d’un tel homme fut honteuse et triste, et à lire dans Cicéron qu’autant sa basilique était fréquentée à Rome, autant en Épire sa tombe était abandonnée.

Malgré mes sympathies pour les deux nobles victimes, je crois n’avoir pas déguisé leurs fautes; mais je soutiens que leur tentative était généreuse et politique : ils voulaient prévenir par une transaction équitable le conflit qui allait s’élever entre la pauvreté du grand nombre, augmentée par des envahissemens illégaux sur la propriété publique, et la richesse de quelques-uns, immodérément accrue par une flagrante iniquité. Ils voulaient aller au-devant du mécontentement des populations italiotes en leur offrant l’égalité de droits qu’ils réclameraient par la guerre sociale, et qu’après une sanglante résistance il fallut leur accorder. Ces deux buts étaient grands; il était sage et patriotique d’y tendre par une réforme de la législation. C’est ce que voulurent les Gracques. Ils échouèrent contre l’avarice et l’orgueil de leurs; ennemis. Pendant les cinq premiers siècles de Rome, j’admire beaucoup l’aristocratie romaine, la fermeté et la suite de ses desseins, la hauteur de son courage dans les périls; mais dès lors on remarque en elle ces deux défauts, orgueil et l’avarice. Quand à côté des vieilles races viennent se placer les grandes existences financières, son orgueil ne diminue pas, et son avarice tourne à l’avidité. Le plus honteux de ces deux défauts, l’avarice, put seul fermer les yeux à l’équité et à l’opportunité des mesures agraires de Tiberius; l’orgueil, à l’équité et à l’opportunité des propositions de Caïus en faveur des Italiens.

Les Gracques n’étaient donc point des factieux; en voulant introduire légalement dans la constitution romaine des améliorations nécessaires et qui seules pouvaient la faire vivre, ils étaient des novateurs éclairés et des conservateurs hardis. S’ensuit-il que tous les détails de leur conduite aient été irréprochables? Qui est irréprochable dans les luttes civiles? L’opiniâtreté de la résistance irrite et entraîne parfois trop loin. La plus grande faute de Tiberius fut de faire déposer par le peuple son collègue Octavius. La plus grande faute de Caïus fut d’aller rejoindre Fulvius Flaccus et les insurgés de l’Aventin. Leur excuse est dans la nécessité, qui peut être une excuse, mais n’est jamais une justification. A faire autrement, il y allait pour l’un du succès de son noble et utile dessein; pour l’autre, de la possibilité de vivre. N’importe, je ne les justifie point; mais quand je compare l’ensemble de leur conduite avec celle des ennemis qui assassinèrent l’un et forcèrent l’autre à mourir, sans pouvoir les accuser d’aucun crime, j’aurais peine à comprendre comment le nom des Gracques, déjà dans l’antiquité, était le synonyme de factieux :

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes?[17]


si je ne voyais de nos jours certains préjugés nationaux et populaires tout aussi peu fondés, et qui, les événemens aidant, menacent de passer dans l’histoire.

Ce furent aussi les événemens et les circonstances qui établirent l’injuste lieu commun sur les Gracques, lieu commun que du reste n’ont admis ni Plutarque ni complètement Appien. Les Gracques furent vaincus, ce qui est toujours une preuve qu’on a été coupable aux yeux de la partie aveugle de la postérité. Les annalistes et les auteurs de mémoires où puisèrent les historiens étaient presque tous des patriciens. Les principaux écrivains romains appartenaient au parti qui triompha par la mort des Gracques. Tite-Live prend toujours en main la cause du patriciat par un reste de républicanisme qui, sous Auguste, le destructeur de la république, le niveleur par le despotisme, lui fait honneur. Cicéron, homme nouveau, parvenu par le talent, et dont l’ambition était de représenter et de conduire l’aristocratie, n’a garde d’en combattre les préjugés. Celui qui était si glorieux, et avec raison, d’avoir sauvé l’état par un coup dont la légalité lui était contestée se croyait obligé de défendre les répressions qui ressemblaient en apparence à la sienne. Il ne trouve d’indulgence pour les Gracques que lorsque, combattant une loi agraire proposée par le tribun Rullus, il tient à ménager César, qui en est un des principaux auteurs, et dont Rullus est l’instrument. Sous l’empire, toute lutte contre l’autorité fut regardée comme un crime. La rhétorique, docile de sa nature, amplifia complaisamment le thème de la servitude, et c’est ainsi que s’est transmis de siècle en siècle une fausse vue de l’histoire des Gracques, contre laquelle Niebuhr, qui n’était point révolutionnaire, a eu la gloire de protester. Pour moi, venu après lui sur le Capitole et sur l’Aventin, j’y ai trouvé le souvenir pathétique de son récit de la mort des Gracques, que je lui ai entendu faire autrefois dans ses cours à Bonn, et qui, trente ans après, m’est encore présent à Rome.

Il y avait à Rome, dans le portique de Métellus, qui devint le portique d’Octavie, une statue avec cette inscription : « A Cornélie, mère des Gracques. » La vertueuse sœur d’Auguste fut digne d’abriter sous le portique qui avait reçu son nom la vertueuse mère des Gracques. La fille des Scipions était représentée assise, sans doute dans cette noble et calme attitude qu’on a donnée depuis aux Agrippines, dont la première n’eut pas une âme moins forte et moins fière que la sienne. Je voudrais que cette statue existât encore, pour chercher dans ses traits, la clé de cette . grande âme, où durent se passer bien des luttes entre les opinions de la fille des Scipions et les sentimens de la mère des Gracques.

Dès leur enfance, elle éleva ses deux fils, qu’elle nommait ses joyaux, pour de grandes choses. « M’appellera-t-on toujours, disait-elle, la fille des Scipions? Ne m’appellera-t-on jamais la mère des Gracques?» Après la mort de Tiberius, elle. voulut détourner son frère Caïus de la même entreprise. Ce n’était pas la douleur de la perte d’un fils ou la crainte d’en perdre un autre qui pouvait faire fléchir l’âme de leur mère ; mais elle s’appelait Cornélie, elle était de la hautaine race des Cornelii : ses traditions de famille, les opinions de son entourage, lui faisaient condamner les projets de ses fils. Elle ne voyait dans celui de Caïus Gracchus que le désir de venger Tiberius. « À moi aussi, lui écrivait-elle, rien ne semble plus beau que de se venger de ses ennemis, quand cela peut se faire sans que la patrie périsse ; mais si nous ne pouvons le faire qu’à ce prix, il vaut mille fois mieux que nos ennemis soient épargnés, et que la patrie ne périsse pas. » Dans ses inquiétudes de patricienne et de mère de famille, elle ajoutait : « Les entreprises téméraires de notre famille n’auront-elles pas un terme ? Où nous arrêterons-nous ? N’avons-nous pas assez agité et ébranlé l’état ? » Gracchus eut pu lui répondre : « Ma mère, je veux l’affermir et le sauver. »

Mais les scrupules aristocratiques de Cornélie ne l’empêchaient pas, le jour où Caïus était en danger, de faire venir de la campagne des cliens pour le défendre. Puis, quand ses deux fils eurent succombé, les scrupules de parti et de race s’effacèrent devant le respect de son deuil, et elle adopta sans réserve leur cause, lorsqu’elle eut échoué. Après la triste fin de Caïus, elle se retira dans une villa près du cap Misène, non loin de Literne, où son père était mort dans un volontaire exil. Là, elle refusa d’un Ptolémée, qui lui offrait de l’épouser, le titre de reine d’Egypte. Elle y menait une existence grande et hospitalière. On venait de partout la visiter, l’entendre retracer le genre de vie de son père l’Africain, et raconter les actions et la mort de ses fils avec une fierté qui ne lui permettait pas les larmes, « non plus, dit Plutarque, que si elle eût raconté quelque ancienne histoire. » — « Les petits-fils du grand Scipion, disait-elle, étaient mes fils. » Et, faisant allusion au très saint Capitole et au bois de la déesse Furina, au-delà du Tibre : « Ils méritaient de tomber dans ces lieux consacrés, car ils sont morts pour une cause sublime, le bonheur du peuple romain ! » Quand on la plaignait, elle, mère de douze enfans, de les avoir tous perdus, elle répondait : « Jamais je ne pourrai me dire malheureuse, car j’ai enfanté les Gracques. »


J.-J. AMPERE.

  1. La série d’études sur l’Histoire romaine à Rome publiées dans la Revue par M. Ampère s’est augmentée, grâce aux recherches poursuivies chaque année à Rome même par l’auteur, de parties entièrement nouvelles destinées au livre dont la publication sera bientôt terminée. C’est un de ces épisodes que nous détachons aujourd’hui. Un récit consacré à Coriolan et aux Fabius (Revue du 1er décembre 1861) nous avait montré les Commencemens de la liberté à Rome : l’étude qu’on va lire nous raconte, avec la vie de Caton et des Gracques, les luttes mémorables qui ont précédé sa fin.
  2. Priscus comme Cascus, ancienne dénomination des Sabins, ne peut vouloir dire l’ancien pour le distinguer de Ciaon d’Utique, car il s’appela Priscus avant de s’appeler Cato (Plut., Cat. Maj., I). I,a terminaison en o est pour moi une terminaison sabellique : cato était la forme sabine du mot latin catus.
  3. Comme Sylla de la gens Sabine des Cornelii (voir une épigramme contre Caton citée pur Plutarque, ibid.).
  4. Tite-Live, XXXIV, 1. Descendentes ad Forum. Le Champ de Mars n’étant pas habité, la plus grande partie de la ville était sur les collines.
  5. Les Æques faisaient partie de cette famille de peuples à laquelle appartenaient les Sabius et qu’on nomme Sabelliques. Le prénom Tiberius est celui de la grande majorité des Gracques. Il se rencontre aussi dans la gens Claudia, certainement sabine, et à laquelle appartenaient Tiberius Claudius Nero, l’odieux Tibère.
  6. Le triomphe de P. Sempronius Sophus sur les Æques est de 450. Le premier Gracchus dont parle l’histoire romaine fut consul en 516.
  7. Tite-Live, XLIV, 16. Il faut y joindre Ps. Aconius, Cic. in Verr.
  8. Noyez sur Spurius Cassius la Revue du 1er décembre 1861.
  9. Les circonstances expliquent ces aberrations singulières, et comment Heyne a donné pour titre à une dissertation : Leges agrariœ pestiferœ et exsecrabiles (les lois agraires pestilentielles et exécrables). Cette dissertation, écrite en 93 et destinée à un auditoire dans lequel il y avait beaucoup d’émigrés français, s’adresse moins aux lois agraires de Rome qu’aux spoliations du gouvernement révolutionnaire. L’excuse d’ignorance que Heyne ne pouvait réclamer doit être pleinement accordée à un conseiller intime du gouvernement prussien appelé Schultz, qui, au sujet de leur jugement très onde sur l’œuvre des Gracques, a accusé des hommes tels que Niebhur et Savigny d’être des perturbateurs de la société. Cet auteur a soin d’établir ses titres à l’excuse d’ignorance en nous apprenant qu’il ne sait pas le grec et très peu le latin (*). En revanche, il est à l’abri du reproche de partager les opinions révolutionnaires de Niebuhr et de Savigny. Si ces hommes illustres vivaient, ils seraient à la tête du parti constitutionnel en Prusse ; quant à leur adversaire, s’il vit encore, il doit être dans un autre parti, et je recommande son avancement à qui de droit, en supposant qu’il y ait dans la bureaucratie prussienne quelque grade plus élevé que celui d’un geheimer Ober-Regierungsrath.
    (*) Engelbregt, de Legibus agrariis ante Gracchos, p. 7.
  10. Plut., Tïb. et Caïus Gr., traduction d’Amyot.
  11. Ibid., 11-12.
  12. A Rome, on saluait en découvrant son front voilé par la toge, comme nous saluons en ôtant notre chapeau.
  13. Cette innovation est attribuée aussi à un Licinius Crassus, du reste orateur populaire; mais elle va trop bien au personnage de Caïus Gracchus pour qu’on la lui ôte.
  14. Selon M. Mommsen, il voulait donner le droit de cité romaine aux Latins, et étendre les prérogatives du droit latin aux alliés.
  15. Une politique semblable avait été proposée au sénat pour combattre la loi agraire d’Icilius; mais le sénat d’alors l’avait rejetée avec mépris.
  16. Appien raconte la chose un peu autrement. (B. Civ. 1, 25), . Antyllus serait un plébéien qui offrait là un sacrifice, et qui, prenant la main de Caïus, l’aurait adjuré de renoncer à ses desseins contre la patrie. La circonstance des entrailles portées par Antyllus semble donner à la version de Plutarque un caractère de probabilité qui manque à la narration d’Appien, où l’on voit un plébéien offrir un sacrifice sur le Capitole dans une assemblée, ce qui est peu conforme à la vraisemblance.
  17. « Qui pourrait supporter les Gracques se plaignant de la sédition? »