Les Mémoires du Diable/Édition 1858/21

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Michel Lévy (tome Ip. 252-259).


XXI

SECOND FAUTEUIL : QUI LA VOUDRA, L’AURA.


Le sentiment qui dominait le cœur du baron, quand il ouvrit la porte, était un mélange assez incohérent de colère, de surprise et de dépit. Cette femme venait de lui gâter le succès qu’il avait obtenu chez madame de Marignon, et il était probable qu’elle n’était pas restée pour la même raison qui l’avait fait venir. Luizzi s’attendait tout au moins à une scène ; il fut donc bien étonné lorsqu’au lieu d’une femme irritée, comme il avait supposé que devait être madame de Farkley, il trouva une femme toute en pleurs, et qui, lorsqu’il s’approcha d’elle, joignit les mains et lui dit d’un ton désespéré :

— Oh ! Monsieur ! Monsieur ! il vous était réservé de me frapper de mon dernier malheur !

— Moi ! Madame ? reprit Luizzi d’un air fort dégagé, je ne sais en vérité ce que vous voulez dire ni de quel malheur vous voulez me parler.

Madame de Farkley considéra Luizzi d’un air de stupéfaction, et lui dit plus paisiblement :

— Regardez-moi bien, Monsieur. Me reconnaissez-vous ?

— Je vous reconnais, Madame, pour une femme fort belle, que j’ai vue hier chez madame de Marignon, que j’ai retrouvée à l’Opéra, et que je n’espérais pas avoir le bonheur de recevoir chez moi ce soir.

— Alors, reprit Laura, quel a été le motif qui vous a fait asseoir près de moi chez madame de Marignon ?

Luizzi baissa les yeux modestement, et répondit avec l’humble impertinence d’un homme qui craint de se vanter d’un succès :

— Mais, Madame, il ne doit pas vous sembler extraordinaire de voir… qui que ce soit, chercher à vous connaître.

À cette réponse, la figure de madame de Farkley se décomposa, une pâleur subite la couvrit. Elle répondit d’une voix altérée :

— Je vous comprends, Monsieur, il ne doit pas me paraître extraordinaire que… qui que ce soit prétende devenir mon amant…

— Oh ! Madame !

— C’était votre pensée, Monsieur, reprit madame de Farkley, qui contenait mal au fond de ses yeux les larmes prêtes à couler, et au fond de sa voix les sanglots prêts à éclater.

Et tout aussitôt, par un violent mouvement nerveux, il sembla que Laura se rendît maîtresse de cette émotion. Elle reprit d’une voix qui affectait une gaieté pénible :

— C’était votre pensée, Monsieur ; mais je ne crois pas que vous en ayez mesuré toute l’audace. Devenir l’amant d’une femme comme moi, savez-vous que c’est bien dangereux ?

— Je ne suis pas moins brave qu’un autre, répondit Luizzi avec un sourire plein d’une suprême impertinence.

— Vous croyez ? reprit madame de Farkley. Eh bien ! moi, je vous jure, Monsieur, que vous auriez peur si j’acceptais vos hommages.

— Veuillez essayer mon courage, dit Luizzi, et vous verrez ce dont il est capable.

— Eh bien ! dit madame de Farkley en se levant, je serai votre maîtresse, Monsieur : mais auparavant, il faut que vous sachiez bien ce que vous soupçonnez déjà sans doute, c’est que je suis une femme perdue.

— Qui dit cela ? reprit Luizzi en essayant de calmer l’agitation de madame de Farkley.

— Moi, Monsieur, qui ne m’abuse pas ; moi, Monsieur, qui souffre depuis de longues années pour toutes les calomnies dont je suis la victime ; moi, Monsieur, qui veux les mériter une bonne fois, qui vous ai choisi pour cela, et qui suis à vous… si vous osez me prendre.

Cette déclaration si brusque et si formelle prit le baron à l’improviste, et pendant quelques instants il fut très-embarrassé de sa personne. Madame de Farkley se rassit et lui dit avec un triste sourire :

— Je vous disais bien, Monsieur, que vous auriez peur.

— Ce n’est pas le mot, reprit Luizzi cherchant à se remettre ; mais j’avoue qu’un bonheur si grand et si subit me confond, et que j’étais loin de m’attendre…

— Vous mentez, Monsieur, reprit madame de Farkley ; seulement vous le croyiez encore moins facile, et vous comptiez sur les honneurs d’une défense dont vous voyez que je sais m’affranchir.

Luizzi était hors des gonds ; il n’avait imaginé rien de pareil à tant d’impudence, ou bien il ne supposait pas que, si madame de Farkley eût voulu se jouer de lui, elle l’eût fait dans sa maison et à pareille heure. Il resta un moment silencieux, et finit par lui dire :

— En vérité, Madame, je ne vous comprends pas…

— Alors, dit madame de Farkley, il ne me reste plus qu’à me retirer ; seulement, reprit-elle en posant la main sur ses gants, je vous suppose assez d’honneur pour affirmer, de manière à vous faire croire, que la femme qui est entrée chez vous à dix heures du soir, et qui en est sortie à une heure du matin, ne vous a pas cédé, comme on dit qu’elle a cédé à tant d’autres.

Laura se leva comme pour sortir, et dans ce moment Luizzi comprit tout l’immense ridicule dont il allait se couvrir vis-à-vis de cette femme. Il devina aussi que l’impertinence qui avait fait son succès chez madame de Marignon passerait pour une niaiserie parmi ses amis. D’ailleurs, ce qui avait été une impertinence de bon goût à dix heures du soir devenait une brutale grossièreté à minuit. On peut ne pas accepter le rendez-vous d’une jolie femme, mais on ne l’en chasse pas quand on l’y trouve. Il prit donc les mains de madame de Farkley, et, la forçant à se rasseoir au moment où elle allait se lever, il lui dit avec plus de politesse qu’il n’en avait montré jusque-là :

— Je ne sais vraiment quelles folies nous disons-là tous les deux. Vous avez le droit d’être irritée de la grossièreté de mon absence, mais est-il des fautes qui ne puissent se racheter ? Une heure ou deux de mauvaises façons, ou plutôt de véritable délire, ne peuvent-elles être pardonnées en faveur d’un dévouement ou d’un amour que vous savez si bien inspirer ?

Madame de Farkley reprit sa place, et d’un ton encore très-sérieux elle répondit à Luizzi :

— Je serais curieuse de voir, Monsieur, comment vous expliquerez ces mauvaises façons ou ce délire, ainsi qu’il vous plaît de les appeler.

À ce moment une idée étrange vint à Luizzi : celle qu’il s’était promis de réaliser s’il retrouvait madame Dilois. Avoir eu madame de Farkley à dix heures quand elle s’était présentée chez lui, l’avoir eue comme tant d’autres à qui elle avait cédé ou auxquels elle s’était donnée, cela n’avait rien de bien attrayant ; mais avoir cette femme après lui avoir montré qu’il n’en voulait pas, l’amener à croire sérieusement à une passion sincère et presque folle après l’avoir insultée du dédain le plus complet, cela parut à Luizzi quelque chose de neuf, d’original et qui méritait la peine d’être tenté, surtout vis-à-vis d’une femme aussi habile que madame de Farkley. Dès ce moment, il la désira comme s’il l’avait aimée. Ces réflexions passèrent comme un éclair dans la tête du baron, et il reprit en se penchant doucement vers Laura :

— Non, Madame, non, il n’est pas si difficile de vous expliquer ces mauvaises façons et ce délire. Vous avez été assez franche avec moi pour que je puisse vous donner cette explication ; mais, si vous ne l’aviez pas été si complétement, j’avoue qu’il m’eût été impossible de me justifier.

— Je serai charmée de voir, reprit madame de Farkley, qu’une fois dans ma vie ma franchise m’aura servi à quelque chose ; car elle m’aura servi, Monsieur, si grâce à elle vous parvenez à me prouver que votre absence n’a pas été un outrage et que tout ce que vous m’avez dit depuis votre retour n’était pas une nouvelle insulte.

— Je ne me servirai pas de votre franchise pour en manquer avec vous. Oui, Madame, mon absence était un outrage et mes paroles une insulte.

— Et vous prétendez les excuser ? dit amèrement madame de Farkley.

— Je ne sais à quoi j’arriverai, dit Luizzi ; en tous cas, je vous dirai la vérité, puis vous me jugerez.

— Je vous écoute.

— Vous m’avez dit un mot bien grave, Madame, et je vous demande pardon du fond de mon cœur de vous le répéter… Vous m’avez dit : Je suis une femme perdue…

Ce mot que madame de Farkley avait prononcé dans l’amertume de sa colère, ce mot, lui venant par la bouche de Luizzi, la fit pâlir. Il s’en aperçut, et en fut touché ; il se rapprocha d’elle, mais elle l’arrêta d’un léger signe de la main et lui dit d’une voix étouffée :

— Ce n’est rien, continuez.

— Eh bien ! Madame, reprit Luizzi comme un homme qui se fait violence pour parler, ce mot vous explique ma conduite.

— Oui, dit Laura tristement, je comprends votre mépris, et cependant il est rare qu’un homme en frappe si cruellement une femme, quelle qu’elle soit, surtout quand cette femme ne lui a fait aucun mal.

— Oh ! ce n’est pas cela, Madame, reprit Luizzi.

Et à ce moment, s’éprenant de la pensée qui le guidait au point de parler avec un accent plein d’émotion, il continua :

— Ce n’est pas cela, Madame, qui m’a fait vous outrager ; ce qui m’a rendu si grossier, si indigne, si cruel, c’est que j’ai senti que j’allais vous aimer.

— Vous, s’écria Laura, qui ne put contenir l’expression d’une anxiété pleine d’espérance, vous ! m’aimer ?

— Oui, Madame, reprit Luizzi s’exaltant dans l’action de sa comédie, oui, et vous devez comprendre qu’au moment où j’ai senti naître en moi cet amour, j’ai dû avoir peur, comme vous l’avez dit ; car, comme vous l’avez dit aussi, vous êtes perdue ! Et cependant vous êtes belle, Madame, d’une de ces beautés puissantes qui égarent l’imagination ; vous portez en vous un de ces attraits inexplicables qui font que les hommes se couchent à vos pieds comme des esclaves ; vous êtes une de ces femmes pour qui il me semble qu’on doit pouvoir perdre sa vie, plus encore, son honneur et sa réputation. Voilà comme vous m’êtes entrée à la fois dans le cœur et dans la pensée, comme une femme perdue et comme une femme que je pourrais adorer jusqu’à l’oubli de tout. Eh bien ! Madame, à l’heure où je me suis senti encore le pouvoir de le faire, j’ai reculé devant cet amour, il m’a épouvanté. La seule atteinte que j’en ai éprouvée m’a donné par avance l’idée des souffrances qu’il me ferait endurer lorsque je lui aurais donné toute ma vie à éteindre. Un pareil amour, Madame, doit être odieusement jaloux ; car je sens qu’il l’a déjà été : non pas jaloux de l’avenir et du présent, mais jaloux du passé, jaloux de ce qu’aucun pouvoir au monde, pas même celui de Dieu, ne peut empêcher d’avoir été. On tue l’amant d’une femme qui nous trompe, on peut tuer l’amant dont le souvenir nous est odieux ; mais ce que l’on ne tue pas, Madame, c’est une réputation perdue, c’est une vie que je ne dirai pas coupable, mais égarée. Comprenez-vous l’horreur d’un amour absolu et qui s’est donné tout entier, en face d’un amour que le passé vous dispute par lambeaux, et dont celui-ci, celui-là, dix, vingt, trente amants, peuvent réclamer chacun une part ? Ce serait un supplice de l’enfer, Madame, un supplice devant lequel j’ai préféré votre haine.

Madame de Farkley était pâle et tremblante pendant que Luizzi parlait ainsi ; il s’en aperçut et reprit plus doucement :

— Je vous semble bien brutal, n’est-ce pas ? et certes je l’eusse été moins si je vous avais aussi peu estimée que le font tant d’autres, si je n’avais vu en vous qu’une femme qui ne mérite qu’un amour de quelques jours, si je n’avais été dominé par ce charme inouï qui vous entoure et qui dans ce moment m’égare au point de me faire dire des choses que vous ne devriez pas entendre.

Tandis qu’il parlait ainsi, madame de Farkley regardait Luizzi avec une joie craintive et un ravissement auxquels elle semblait ne pouvoir échapper. Enfin elle fit un violent effort et répondit au baron :

— Armand, ne me trompez-vous pas ? Armand, songez que vous tenez dans vos mains la dernière espérance d’une vie qui a été toute de malheurs ; Armand, songez que me tromper c’est m’assassiner ; Armand, répondez-moi comme vous répondriez à Dieu, m’aimez-vous comme vous le dites ?

Le baron, qui venait de jouer assez passionnément sa comédie, ne fut pas fâché de savoir au juste comment Laura jouerait la sienne. Il lui répondit avec une sublime exaltation :

— Oui, Laura, oui, c’est ainsi que je vous aime, c’est une passion d’insensé ! une passion de l’enfer !

— Non ! s’écria Laura, c’est le ciel qui vous l’a inspirée, Armand. Cet amour, c’est une expiation ; et cet amour sera un bonheur, car vous n’aurez pas à en rougir.

À cette parole, Luizzi eut toutes les peines du monde à ne pas faire la grimace ; il se remit dans son fauteuil, s’attendant à une histoire bien romanesque d’où madame de Farkley sortirait blanche comme une colombe. Mais, au lieu de continuer, madame de Farkley s’arrêta soudainement :

— Pas ce soir, Armand, pas ce soir ! dit-elle avec un doux accent, triste et heureux. Demain je vous dirai l’histoire de ma vie : un seul mot suffirait cependant à vous l’expliquer, mais ce mot je n’ai pas le droit de le prononcer encore. À demain !

Luizzi ne la retint pas, il se contenta de répondre avec empressement :

— À demain ! Dans quel endroit ?

— Pas ici, répondit Laura ; mais je vous le ferai dire, car maintenant je ne peux plus rentrer chez vous que baronne de Luizzi.

Armand eut la bonne grâce de ne pas éclater de rire à ce dernier mot, et se contint jusqu’à ce qu’il eût reconduit Laura ; mais, en rentrant dans sa chambre, il ne put s’empêcher de parler tout seul :

— Voici qui est par trop fort, se dit-il, et ma ruse a obtenu un trop beau succès. Madame de Farkley baronne de Luizzi ! Il faut que je sois un bien grand comédien, ou que cette femme me prenne pour un grand imbécile !

Luizzi en était là de son monologue, lorsqu’il vit le Diable assis dans le fauteuil d’où il avait disparu le matin même, et achevant tranquillement son cigare commencé.

— Ah ! te voilà ! lui dit le baron en riant ; pourquoi t’es-tu donc enfui ce matin comme si tu t’étais emporté toi-même ?

— Crois-tu que je ne sois pas assez ennuyé d’être obligé de perdre mon temps avec toi, pour consentir encore à être en tiers dans une conversation avec un M. de Mareuilles ?

— Au fait, tu as raison, dit Luizzi, j’oubliais que c’était lui qui t’avait mis en fuite. Et que viens-tu faire ici ?

— Te dire l’histoire de madame de Fantan, que tu m’as demandée.

— Oh ! ma foi, dit Luizzi, je n’ai aucune envie de la savoir. Encore des aventures scandaleuses, sans doute ? Je m’aperçois que la vie des femmes ne se compose pas d’autre chose ; je t’avoue que je commence à en être rassasié.

— Baron, reprit le Diable, tu as fait de grandes sottises pour m’avoir forcé à parler quand je ne le voulais pas ; prends garde d’en faire une plus grande encore en refusant de m’entendre quand je veux bien être confiant ! Regarde, il est une heure : tu as encore une heure pour m’entendre, et une heure pour…

— Mons Satan, dit Luizzi en interrompant le Diable, j’ai envie de dormir. D’ailleurs, je n’ai plus besoin d’être désobligeant envers madame de Marignon ; je me soucie fort peu de ce qu’a pu être madame de Fantan ; je te prie en conséquence de me laisser en paix.

Satan obéit, et Luizzi se coucha l’âme satisfaite comme un négociant qui a payé ses échéances, ou comme un aumônier de régiment qui a fait faire la première communion à une douzaine de vieux soldats.