Les Mémoires du Diable/Édition 1858/24

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Michel Lévy (tome Ip. 266-287).


XXIV

LES BONS DOMESTIQUES.


Luizzi resta évanoui pendant trente-six jours. C’était beaucoup, sans manger. Aussi le premier sentiment qu’il éprouva, quand il revint à lui, fut un terrible appétit. Il voulut sonner, mais il ne put remuer ni bras ni jambes. « Allons, se dit-il, encore une chute ; il me semble cependant que je ne me suis pas jeté par la fenêtre comme la première fois ; ce ne doit être qu’un engourdissement général. » Le baron tenta un nouveau mouvement et s’aperçut alors qu’on l’avait solidement attaché dans son lit. Il appela d’une voix faible, mais personne ne parut. Seulement une femme assise à son chevet, et qui trempait une belle croûte de pain dans un grand verre de vin sucré, se leva doucement, le regarda, avala une bouchée de son pain, une gorgée de son vin, et se rassit tranquillement ; elle posa son verre à côté d’elle, prit un volume de roman, et se mit à lire en marmottant chaque phrase. Armand se serait bien frotté les yeux pour s’assurer qu’il était complétement éveillé, mais, selon l’expression de la bonne femme au pain et au vin, il était hermétiquement lié.

— Pierre ! Louis ! s’écria le baron ; Louis ! Pierre !

Quelques éclats de rire, accompagnés d’un bruit de verres, répondirent seuls au baron.

— Louis ! Pierre !… canaille ! quelqu’un ! hé ! reprit Luizzi avec une nouvelle violence.

— Dieu, qu’il est embêtant ! murmura la femme.

Et sans se déranger elle prit une énorme éponge qui trempait dans un seau d’eau glacée, et l’appliqua vigoureusement sur la figure d’Armand. Le remède opéra ; il fit réfléchir le baron. « Bon, se dit-il, j’ai été malade, j’ai eu sans doute une fièvre cérébrale ; mais je dois être complétement guéri, car je ne me sens qu’un peu de lassitude dans le corps, et point de gêne dans les idées. Je me rappelle parfaitement tout ce qui m’est arrivé, je le raconterais d’un bout à l’autre. » Et comptant ses souvenirs en lui-même, comme un mendiant qui compte sa fortune sur ses doigts, il se laissa aller à parler tout haut.

— Je me souviens très-bien : madame de Fantan, c’est madame de Crancé ; Laura, madame Dilois ; elle est morte, la malheureuse, je l’ai tuée !… Oh ! Satan ! Satan !

— Allons, marmotta la garde, voilà que ça lui reprend ; est-il tannant !

Elle appela à son tour :

— Monsieur Pierre ! monsieur Pierre !

Pierre parut enveloppé dans la robe de chambre de son maître, et trempant un biscuit de Reims dans un verre de vin de Champagne.

— Qu’est-ce qu’il y a, madame Humbert ? répondit-il en chancelant et en balbutiant.

— Il y a qu’il faut envoyer chercher des sangsues. M. Crostencoupe m’a bien recommandé, si le délire revenait, d’en appliquer soixante-dix sur l’estomac, et en même temps de renouveler le sinapise aux intérieurs des cuisses et sur la plante des pieds.

— En fait-il, le docteur, en fait-il des consommations de sangsues et de graine de moutarde ! dit le valet de chambre. Le baron fait bien d’avoir de la monnaie, le docteur Crostencoupe est homme à lui manger son héritage en mémoires d’apothicaire.

— La santé ne peut pas se payer trop cher, monsieur Pierre, c’est le premier des biens de la terre, reprit madame Humbert.

— C’est égal, j’aimerais mieux être malade toute ma vie que de payer trente sous une méchante sangsue.

— On voit bien que c’est M. Crostencoupe qui fait les mémoires. À ma dernière maladie d’homme seul, je ne les ai comptées que treize sous pièce. C’est vrai que le défunt n’était qu’un courtier marron qui n’avait fait que trois faillites.

— Il paraît qu’il y a eu du beurre ?

— Pas si gras, monsieur Pierre ! il n’y avait pas de quoi se relicher tant les babouines.

— Il me semble que le baron est plus tranquille. Est-ce que vous ne pourriez pas lui épargner les sangsues ?

— De quoi ! Je vous dis qu’il a le délire ; il a recommencé ses contes sur ces dames, vous savez ? D’ailleurs, ce qui est acheté est acheté. Je ne peux pas priver le pharmacien de sa vente.

— C’est pas la bourse du baron que je vous dis d’épargner, c’est sa peau. Il a le ventre et l’estomac grêlés comme une vieille écumoire. On dirait qu’il a eu une petite vérole de sangsues. Mettez-les sur le compte, mais ne les lui mettez pas sur le ventre.

— On va vous suivre votre ordonnance tout de suite, monsieur Pierre. Avec ça que M. Crostencoupe ne s’en apercevrait pas demain ! il chercherait les trous, il lui faut son compte de trous à cet homme. À propos de ça, prenez une centaine de sangsues au lieu de soixante-dix, parce qu’il y en a toujours quelques-unes qui ne mordent pas…

— Et que vous emportez chez vous, madame Humbert, pour les repasser aux pratiques ?

— Tiens ? est-ce que vous voulez que je les laisse se promener ici la canne à la main ?

— Dites donc, madame Humbert, une idée !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Vous qui avez beaucoup pratiqué le malade, avez-vous jamais vu des sangsues se faire l’amour ?

— Voulez-vous vous taire, grosse bête ! dit madame Humbert en prudifiant sa voix. Allez me chercher ce que je vous demande, et envoyez-moi, avec, un petit verre de vin et un biscuit : je me sens l’estomac dans le dos et dans les talons.

— Voulez-vous du champagne ?

— Merci, je hais la mousse, ça m’acidule l’estomac. Donnez-moi toujours du même.

— Du bordeaux ?

— Oui, du bordeaux.

— Vous avez là un drôle de goût ! c’est un vin de coco qui endort.

— À propos de ça, n’oubliez pas mon café. Je me sens tout endormaillée.

— C’est bon, c’est bon ; on va vous donner ce qu’il vous faut. Je vas vous apporter tout ça ici moi-même. Louis ira chez le pharmacien.

— Le cocher ? il n’a pas dégrisé depuis à ce matin.

— Bon, c’est comme ça qu’il faut le prendre ; puisqu’il ne conduit jamais si bien que quand il est ivre-mort, il se mènera bien lui-même quand il n’a qu’une petite pointe.

— Le vin ne vous fait pas de tort non plus ; vous êtes aimable tout de même.

— Moi, est-ce que je suis gris ?

— Pas du tout ; vous avez des yeux qui brillent comme des portes cochères.

— C’est pour mieux vous voir, madame Humbert, dit le valet de chambre en s’approchant de la garde-malade, qui, contre la coutume, n’était ni trop vieille ni trop laide, qui avait trente ans et de l’embonpoint. C’était mieux que ne méritait M. Pierre.

— Hé bien ! hé bien ! monsieur Pierre, vous avez le vin trop tendre.

— Ah ! si vous vouliez l’être un peu !

— Et M. Humbert, qu’est-ce qu’il dirait ?

— Tiens ! il y a donc un M. Humbert ?

— Plaît-il, s’il vous plaît ? s’il y en a un ! où croyez-vous donc que j’ai pris mon nom de madame Humbert ? dans l’almanach, peut-être, ou dans la hotte d’un chiffonnier ?

— Ne vous fâchez pas : il y a tant de madames sans monsieur !

— C’est possible, mais je ne suis pas de la catéorie : entendez-vous, monsieur Pierre ?

— Est-ce que ça empêche quelque chose, madame Humbert ? s’écria Pierre.

— Voulez-vous m’aller chercher mes sangsues, vilain rougeot ! que si vous recommencez à me prendre comme ça, je vous en mets une sur le bout du nez.

— Au fait, ça les changerait et vous aussi.

— Ne dites donc pas de bêtises.

— J’aimerais mieux en faire.

— Drôle ! s’écria Luizzi d’une voix irritée.

Ce mot arrêta soudainement les entreprises amoureuses du valet de chambre. Il resta tout interdit, puis il se mit à rire en disant :

— Suis-je bête ! j’oublie qu’il est fou.

— Il a plus de bon sens que vous. Tenez, voilà minuit qui sonne, le pharmacien sera fermé, et je n’aurai pas mes sangsues.

— On y va et on revient, répondit Pierre.

Et il sortit en envoyant des doigts un tendre baiser à madame Humbert.

— Hum ! grand landore, murmura la garde-malade ; si je voulais un amoureux, il serait un peu plus actif que toi.

Cette réflexion n’empêcha point madame Humbert d’arranger la table qui était près du lit du baron et d’en approcher deux bons fauteuils, signe non équivoque de l’espérance qu’elle avait de passer encore quelques moments avec le galant valet de chambre.

Nos lecteurs s’étonneront peut-être du silence de Luizzi durant tout cet entretien ; mais nos lecteurs n’oublieront pas que ce n’est point la première fois que Luizzi se trouve en pareille position, ayant derrière lui une lacune de son existence vide de souvenirs. L’éponge glacée qu’on lui avait appliquée sur la face et la menace immédiate de soixante-dix sangsues l’avaient suffisamment averti que, pour peu qu’il s’emportât, il serait traité comme fou. Il comprit également que, dans l’ignorance où il était de ce qui lui était arrivé depuis sa dernière entrevue avec le Diable, il pouvait dire de telles choses qu’il parût véritablement avoir perdu la raison. Il préféra donc garder le silence, et, moitié réfléchissant, moitié écoutant ce qui se disait, il chercha le moyen de sortir de la position gênante où on l’avait placé. Il crut le moment favorable quand il se trouva seul avec madame Humbert, et, pour lui prouver qu’il avait toute sa raison, il se mit à lui parler d’un ton languissant.

— Madame Humbert, j’ai soif.

— Dieu, quelle éponge d’homme ! repartit la garde-malade : il n’y a pas cinq minutes que je vous ai donné à boire.

— Pardon, madame Humbert, reprit doucement Luizzi ; il y a plus de cinq minutes, car voilà une demi-heure que vous causez avec Pierre.

— Tiens ! reprit madame Humbert en prenant une bougie pour mieux voir le baron ; tiens ! si on ne dirait pas qu’il a sa raison, quand il parle comme ça !

— C’est que j’ai toute ma raison, madame Humbert ; et une preuve, c’est que je vous prie de vouloir bien détacher un de mes bras pour m’aider à boire moi-même.

— Bon ! reprit madame Humbert, la même histoire que l’autre jour ; pour me jeter la tisane au nez, et m’arracher un bonnet de seize francs, tout neuf, de l’année dernière ? Tenez, buvez et taisez-vous.

— Je vous jure, madame Humbert, reprit Luizzi, que je ne vous ferai aucun mal et que je suis dans mon bon sens.

— C’est bon, c’est bon, repartit la garde-malade ; buvez d’abord, et puis dormez.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Pierre en entrant avec une bouteille sous chaque bras, un saladier plein de sucre d’une main et une assiette de biscuits de l’autre.

— Il y a, dit madame Humbert en se retournant au moment où elle présentait une tasse de tisane au malade ; il y a qu’il est dans un de ses moments lucides et qu’il me demande de le détacher.

— Ne faites pas ça, reprit Pierre ; vous devez vous rappeler la dernière fois ? il nous a donné assez de peine pour le remettre au lit ; si bien que j’y ai attrapé, pour ma part, une bonne douzaine de coups de pieds.

— Et tu ne peux pas les manquer, drôle, reprit Luizzi avec colère, lorsque je serai debout.

Le valet de chambre se plaça au pied du lit de son maître, ayant toujours ses bouteilles sous le bras, son saladier et son assiette à la main ; il regarda le baron en lui faisant une grimace un tant soit peu avinée, et dit gracieusement :

— Plus que ça de pourboire ! merci.

— Misérable ! s’écria le baron en faisant un violent effort pour se soulever.

Dans ce mouvement, il heurta la tasse que lui présentait madame Humbert, et la renversa. La garde-malade s’écria avec colère :

— Faut-il être enragé de taquiner comme ça un homme fou ! C’était la dernière tasse de tisane, et je la ménageais pour que ça lui fît toute sa nuit ; maintenant il faut que j’en fasse d’autre, ou bien qu’il s’en passe.

— Tiens ! pardieu ! il s’en passera, reprit Pierre.

— Ça vous est bien facile à dire ; il va hurler la soif toute la nuit, et je ne pourrai pas dormir une pauvre miette. Du reste, ça ne sera pas long ; il y a une bouilloire au feu, et je vas mettre ma ciguë dedans.

— Un moment, reprit Pierre, votre eau chaude doit d’abord nous servir à faire fondre ce léger morceau de sucre.

— Pourquoi faire ? repartit madame Humbert.

— C’est que, outre la bouteille de bordeaux, j’ai apporté là un cognac soigné, avec quoi nous allons faire un petit saladier d’eau-de-vie brûlée que nous avalerons sans fourchette.

— Avez-vous une rage d’eau-de-vie brûlée ! dit madame Humbert ; c’est tous les soirs à recommencer avec vous ; ça finira par vous brûler le corps et l’âme, si bien qu’un jour vous prendrez feu comme un vieux paquet d’étoupes.

— Le feu est tout pris, repartit le valet de chambre en faisant une mine agaçante à madame Humbert.

— Allez-vous recommencer vos bêtises ? reprit celle-ci.

— Je parle du feu du punch, repartit Pierre d’un air malin, voyez quelle belle flamme bleue ça fait !

— C’est vrai, ça vous rend tout vert, vous avez l’air d’un mort…

Tout à coup madame Humbert poussa un cri, et reprit avec un effroi véritable :

— Dieu ! que vous êtes bête, Pierre ! n’éteignez donc pas la lumière comme ça, ça me fait des peurs atroces.

Le valet de chambre, qui avait voulu faire une aimable farce, avait en effet soufflé sur les bougies et s’était posé derrière la flamme du punch. Son visage, éclairé par cette lueur sinistre, avait pris une teinte verdâtre, et l’horrible grimace qu’il faisait pour donner plus de charme à sa plaisanterie lui prêtait un aspect effrayant. Il laissa échapper un son rauque et prolongé de sa poitrine, et madame Humbert, tout épouvantée se prit à dire :

— Voyons, Pierre, en voilà assez, rallumez les bougies.

— Heu, heu, heu !… fit Pierre d’une voix sépulcrale.

— C’est une horreur ! s’écria madame Humbert, peut-on faire des bêtises comme ça !

— Heu, heu, heu !… fit Pierre d’une voix encore plus formidable.

— Tenez, si vous ne finissez pas, je vais appeler, dit madame Humbert véritablement tremblante, et en se dirigeant du côté de la porte.

— Vous ne sortirez pas d’ici, repartit Pierre d’une voix caverneuse ; je suis venu de l’enfer pour vous emporter, toi et ton malade.

— Voulez-vous vous taire ? criait madame Humbert ; Pierre, Pierre, taisez-vous donc !

— Je ne suis pas Pierre, je suis le Diable.

— Satan, est-ce toi ? s’écria Luizzi dont l’imagination ébranlée par une longue maladie devait se laisser prendre facilement à une scène qui, pour lui, pouvait n’avoir rien de surnaturel.

À cette interpellation du baron, le valet de chambre et la garde-malade poussèrent un grand cri et se jetèrent l’un contre l’autre, tandis que Luizzi, dans son délire, continuait de s’écrier :

— Satan, viens à moi, Satan, je t’appelle.

— Vous en avez fait une belle, dit madame Humbert toute tremblante, voilà que vous l’avez remis dans un pire état qu’il y a huit jours ; il recommence à invoquer le Diable comme un enragé.

— Ce serait tout de même drôle, dit Pierre d’une voix qu’il s’efforçait vainement de rendre rassurée, ce serait tout de même drôle si le Diable avait paru.

— Voyons, finissez, reprit madame Humbert avec impatience, ou je vais appeler quelqu’un.

Elle ralluma les bougies, pendant que Pierre versait de eau-de-vie brûlée dans les verres.

— Tenez, lui dit-il, prenez-moi ça, ça vous remettra un peu, car vous avez une fière peur.

— Ne faites donc pas tant le fier, reprit la garde-malade, vous êtes blanc comme un linge. Donnez-m’en donc encore un petit verre : ça m’a porté un coup si terrible quand il s’est mis à appeler le Diable, que mes jambes tremblent encore dessous moi.

En parlant ainsi, elle s’assit devant la table. Pierre se plaça près d’elle, et, tout en lui versant un verre de punch, il lui dit :

— C’est pourtant pas la première fois que vous entendez le baron appeler le Diable.

— Pardi, non ! repartit madame Humbert en buvant son verre à petits coups, il n’a pas fait autre chose dans tout le commencement de sa maladie.

L’espèce d’hallucination qui avait saisi le baron s’était dissipée devant l’effroi de la garde-malade et du valet de chambre ; et, bien persuadé qu’il n’obtiendrait rien d’eux en leur parlant raisonnablement, il se résigna au silence, décidé à écouter tranquillement leur conversation, quoi qu’ils pussent dire.

— C’est tout de même une drôle de folie, dit Pierre, que de s’imaginer qu’on a le Diable à ses ordres.

— Il y en a de bien plus extraordinaires que celle-là, et, moi qui vous parle, j’en ai vu de bien étonnantes ; j’ai servi pendant un an entier une jeune fille de la Gascogne qui s’imaginait avoir fait un enfant, et avoir été enfermée pendant sept ans dans un souterrain.

Malgré sa résolution de se taire, Luizzi fut tellement surpris par cette nouvelle, qu’il s’écria tout à coup :

— N’est-ce pas Henriette Buré ?

La garde-malade sursauta, et Pierre lui dit :

— Qu’avez-vous donc ?

— C’est son nom, repartit la garde-malade ; d’où donc votre maître sait-il ça ?

— Bon ! il est Gascon aussi, il aura connu ça dans son pays. Laissez-le jaboter tout seul, et racontez-moi cette histoire-là.

— Je n’en sais pas autre chose, si ce n’est qu’elle a été amenée ici par un monsieur de sa famille. Du reste, elle n’est pas méchante du tout, et elle ne fait pas autre chose que d’écrire son histoire depuis le matin jusqu’au soir.

Ce que Luizzi venait d’entendre lui causa un véritable effroi. Il comprit comment, avec cette accusation de folie, on pouvait séquestrer jusqu’à la tombe la révélation de certains crimes. Il songea que lui-même était considéré comme insensé et que peut-être il y avait autour de lui des gens intéressés à accréditer cette opinion. Il venait de reconnaître qu’il sortait d’une maladie où le délire avait longtemps régné. Pendant ce temps il avait pu raconter les aventures de madame du Bergh et de madame de Fantan, et si le bruit en était arrivé jusqu’à ces deux femmes, il n’était pas douteux qu’elles avaient dû plus que personne prétendre qu’il était fou. Il pensa aussi que ce n’était pas seulement durant quelques jours qu’elles avaient besoin de cette opinion sur son compte, et Luizzi dut craindre qu’elles ne tentassent tous les moyens de faire disparaître du monde un homme qui avait montré qu’il connaissait le secret de toutes leurs infamies. Le silence qui avait suivi la réponse de madame Humbert avait donné à Luizzi le temps de faire toutes ces réflexions. Le silence avait été occupé par l’absorption de quelques biscuits légèrement arrosés de punch, et Pierre reprit :

— C’est tout de même singulier qu’un être perde comme ça sa raison tout d’un coup et sans dire gare.

— Est-ce que votre maître n’avait jamais donné des signes de folie avant ces dernières six semaines ?

— Non, dit Pierre. D’ailleurs, il n’y avait guère que quinze jours que j’étais à son service, et il était à peu près comme tout le monde, si ce n’est que, quand il était enfermé, il avait l’habitude de parler tout seul.

— Et ça ne vous a pas averti ? dit madame Humbert.

— Ma foi non, répondit le valet de chambre, parce que je sortais précisément de chez un député qui passait toute sa journée à déclamer devant une grande glace posée en face d’une petite tribune qu’il avait fait faire dans son salon pour s’exercer à avoir de l’éloquence.

— Il devait avoir l’air d’un fameux bobèche ? reprit la garde-malade.

— Bien au contraire, repartit le valet de chambre, c’est un avocat en grande réputation, et qui passe pour avoir plus d’esprit qu’il n’est gros.

— C’est égal, ça doit être bien bête un homme qui est là en face d’un miroir et qui se fait des discours à lui-même.

Luizzi, qui voyait la conversation s’égarer loin de ce qui l’intéressait, voulut la ramener sur lui-même, et demanda encore une fois à boire.

— Est-il altéré ce soir, dit madame Humbert avec humeur.

— Avec ça que la tisane que vous lui avez donnée a dû joliment le rafraîchir : elle est toute tombée dans les draps.

— Tiens, c’est vrai, et j’ai oublié d’en faire d’autre ; et maintenant voilà qu’il n’y a plus d’eau dans la bouilloire et qu’il faut que je rallume le feu.

— Ne vous donnez pas la peine, madame Humbert, je m’en vais arranger cela. Où est le paquet qu’il faut mettre dedans ?

— À gauche, là, sur la cheminée, près de cette petite sonnette d’argent qui a une si drôle de forme.

Luizzi, à ce mot, souleva sa tête et aperçut son talisman. Le premier sentiment qu’il éprouva fut une vive satisfaction ; mais peu à peu, en réfléchissant à la position où l’avaient conduit les confidences du Diable, il se promit bien de ne plus avoir recours à lui. Pendant que Pierre préparait la tisane et que madame Humbert continuait la dégustation de l’eau-de-vie brûlée, le cocher entra, portant d’une main un bocal de sangsues et de l’autre un énorme paquet de farine de graine de moutarde. Cette vue, mieux que toutes ses réflexions, inspira à Luizzi l’idée de se tenir en repos. Il frémit de penser qu’on allait lui appliquer de pareils topiques, et, pour que le désir de lui porter secours ne vînt pas à ces deux excellents serviteurs, il feignit de dormir, pour rendre la comédie plus complète, il essaya même d’un léger ronflement.

— Hein ! dit Pierre en se retournant. Dieu me damne ! je crois qu’il râle.

— Sûr, dit le cocher en s’avançant vers le lit.

— Pas possible ! dit Madame Humbert en se soulevant à peine de son fauteuil.

— Ça ne m’étonnerait pas, reprit Pierre qui vint à son tour examiner le malade, il y a plus de huit jours qu’il nous lanterne comme ça : tâtez-y donc un peu le pouls.

Madame Humbert se leva à son tour, mais l’eau-de-vie brûlée ayant agi plus qu’elle ne pensait, elle arriva en trébuchant, et, au lieu de prendre le poignet du malade pour y chercher le pouls qui battait encore vigoureusement, elle promena son doigt sur le dos de la main. Ne sentant point les pulsations de l’artère, elle répondit doctoralement :

— Ma foi, je crois que c’est fait.

Requiescat in pace, dit Pierre en lui jetant le drap sur le visage, j’ai mon beurre fait.

De profundis, répondit le cocher en nasillant, les chevaux ont mangé tout le foin et toute l’avoine.

— Un moment, dit madame Humbert, je suis responsable, ne touchez pas aux effets, ça se reconnaît : l’argent comptant, je ne dis pas.

— Y en a pas d’argent comptant, dit Pierre.

— D’où le sais-tu ? repartit le cocher, t’as donc visité les commodes et les secrétaires.

— Je te dis que je sais qu’il n’y en a pas.

— Bon, bon, fit le cocher, compte là-dessus, les commissaires de police ne sont pas faits rien que pour les chiens : tu vas me donner tout de suite ma part, ou je vais chez le magistrat et je babille.

— Avise-t’en, et je te ferai demander si depuis six semaines les chevaux ont mangé six cents bottes de foin et vingt sacs d’avoine.

— Pierre a raison, dit madame Humbert, il ne se mêle pas des affaires de l’écurie, ne vous mêlez pas des affaires de la chambre.

— Combien qu’il vous donne donc de remise pour prendre ainsi son parti ?

— Rien du tout, entendez-vous bien ; je suis une honnête femme, et je n’ai rien pris que ce que les malades m’ont donné, et monsieur Pierre est témoin que tout à l’heure le défunt m’a offert une demi-douzaine de couverts d’argent pour me récompenser des bons soins que je n’ai cessé de lui prodiguer.

— C’est-il écrit quelque part ? dit Louis.

— Non, puisqu’il est toujours hermétiquement lié dans son lit.

— Eh bien, repartit le cocher si vous ne mangez jamais que dans cette argenterie-là, vous courez grand risque de vous servir votre soupe avec vos doigts.

— C’est vrai tout de même, reprit Pierre ; c’est bien fâcheux qu’on n’ait pas pu lui donner l’idée d’un testament à cet homme ; je parie qu’il nous aurait fait des rentes à tous.

— C’est possible, repartit Louis, il était un peu bête ; mais ce qui est fait est fait, n’y pensons plus, et tâchons de nous arranger entre nous comme d’honnêtes gens que nous sommes.

— Soit, dit Pierre, asseyons-nous là et parlons bas, il ne faut pas que le groom puisse nous entendre.

— Ouiche ! je l’ai laissé qui ronflait sur le canapé du salon, et, s’il s’éveille, ce ne sera pas pour venir nous déranger, mais pour aller se fourrer dans son lit.

— Ferme toujours la double porte, reprit le valet de chambre, et assemblons-nous un peu en conseil.

Luizzi entendit, au mouvement des chaises, que les trois nobles interlocuteurs avaient pris place autour de la table, et le choc des verres lui apprit que l’exercice de l’eau-de-vie brûlée avait recommencé.

— Voyons, dit Louis, sois franc, Pierre : qu’est-ce que tu as trouvé dans le secrétaire ?

— Dix mille cinq cents francs, répondit le valet de chambre, et pas un sou de plus.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur ! Et toi, combien as-tu eu de l’avoine et du foin ?

— Onze cent vingt-deux francs.

— Ce n’est pas lourd, dit madame Humbert.

— Dame ! fit le cocher, chacun apporte ce qu’il a.

— Ma foi, pour un homme riche à millions, reprit madame Humbert, vous ne ferez pas là un bien riche héritage.

— Il est vrai de dire, repartit Louis, qu’un bon testament nous aurait mieux été. Est-ce qu’il n’y a pas moyen d’en avoir un ?

— Je ne sais pas assez bien écrire, reprit Pierre ; d’ailleurs, Monsieur avait une écriture de pieds de mouche tout à fait drôle.

— Est-ce que vous en avez par là ? dit madame Humbert.

— Je ne sais pas, répondit le valet de chambre ; je n’ai jamais vu l’écriture de Monsieur que quand il me donnait des petits billets à porter.

— Cré mâtin ! dit Louis en frappant sur la table, que les gens instruits sont heureux ! Penser que j’ai des gueux de parents qui ne m’ont pas seulement appris à écrire et que je manque peut-être ma fortune à cause de cela !

Malgré l’horreur que Luizzi éprouvait à entendre un pareil entretien, l’idée de ce testament lui donna une espérance. Au moment où le cocher frappa sur la table avec violence, il laissa échapper un long soupir, et les trois interlocuteurs épouvantés écoutèrent attentivement.

— Louis, Pierre ! murmura doucement le baron.

— Il n’est pas mort, se dirent tout bas les trois interlocuteurs ; et Pierre, qui était le mieux assuré sur ses jambes, alla tirer le drap du lit de dessus le visage de son maître.

— Ah ! c’est toi, mon bon Pierre ? dit Luizzi comme s’il revenait à lui ; où suis-je donc, et que m’est-il arrivé ?

— Tiens ! dit tout bas madame Humbert, on dirait que la raison lui est revenue.

— Quelle est cette dame ? demanda le baron en s’adressant à Pierre.

— Je suis votre garde-malade, répondit madame Humbert en saluant.

— Il y a donc bien longtemps que je suis en danger ? repartit le baron.

Les domestiques se regardèrent entre eux, n’étant pas très-assurés que ce fût un véritable retour à la raison. Cependant Louis reprit :

— Voilà six semaines que vous êtes au lit, monsieur le baron.

— Et depuis ce temps-là vous me veillez chaque nuit, mes enfants ?

— Ça, c’est vrai, dit Pierre, nous ne nous sommes guère couchés que le jour depuis votre maladie.

— Vous recevrez la récompense de ce zèle, repartit Luizzi, soit que je guérisse, soit que je succombe, car je me sens bien faible.

— J’ai été chercher des sangsues ; si Monsieur en veut, ça le remettra peut-être ?

— Je crois que c’est inutile, dit Luizzi. Je voudrais avant toutes choses pouvoir écrire un mot à mon notaire.

Les domestiques se regardèrent.

— Je ne crains pas la mort, reprit Luizzi : mais enfin on ne sait pas ce qui peut arriver, et il est nécessaire que je mette un peu d’ordre dans mes affaires. Je ne vous oublierai pas, mes enfants, je ne vous oublierai pas.

La ruse de Luizzi eut tout le succès possible, quelque grossière qu’elle fût. C’est qu’elle s’adressait directement à la cupidité, et il faut reconnaître que, si cette passion est l’une des plus ingénieuses à se créer des moyens d’arriver quand elle agit de son seul mouvement, elle est aussi la plus facile à se laisser prendre aux appâts les moins déguisés : c’est le propre de tous les instincts voraces, physiques et moraux. Le désir que le baron venait de témoigner fut rapidement accompli. Cependant il remarqua que Pierre et madame Humbert tenaient un conciliabule à voix basse, tandis que Louis lui donnait l’encre et le papier nécessaires. Une nouvelle frayeur saisit le baron. En effet, s’il faisait venir un notaire et lui confiait un testament, ne devait-il pas craindre qu’une fois persuadés qu’il renfermait des dispositions favorables pour eux, les misérables qui l’entouraient ne voulussent hâter le moment où ils pourraient en profiter ? Et il s’arrêta pour chercher un moyen de prévenir ce nouveau danger.

— Monsieur le baron n’écrit pas ? lui dit Louis en l’examinant.

— Hé ! comment veux-tu qu’il écrive ? dit Pierre ; tu sais bien qu’il n’a pas les mains libres.

Et aussitôt, s’étant approché, il écarta les couvertures et défit les liens qui attachaient les bras du baron. Luizzi tira ses mains de son lit avec une joie d’enfant ; mais cette joie se calma aussitôt à l’aspect de l’horrible maigreur de ses bras. Le malade dont le visage dépérit de jour en jour et qui suit, dans un miroir, les ravages de sa maladie, se rend difficilement un compte exact de l’altération graduelle de ses traits ; mais celui qui se voit tout à coup après un long espace de temps, et qui découvre l’état où le mal l’a réduit, celui-là éprouve le plus souvent une terreur qui lui est plus fatale que le mal même. Il en fut ainsi pour Luizzi. À peine eut-il vu ses bras, qu’il s’écria d’une voix épouvantée :

— Un miroir ! donnez-moi un miroir !

La servilité obséquieuse qui avait fait place dans l’âme des domestiques à l’ignoble indifférence qu’ils montraient auparavant, ne résista pas à ce désir du baron : madame Humbert remit un miroir à Luizzi, et le posa sur son séant. Quand il se vit alors avec son visage pâle, sa barbe longue, ses cheveux en désordre, ses yeux hagards et brillants de fièvre, le nez pincé, les lèvres blanches, il resta un moment immobile à se contempler. Ce prétendu courage, dont notre héros se croyait si bien pourvu, s’évanouit soudainement, et il s’écria en larmoyant :

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

Puis, laissant échapper le miroir, il retomba sur son lit dans un état d’affaissement et de désespoir véritables, laissant couler de ses yeux de grosses larmes qu’il ne cachait pas à la curiosité avide de ses domestiques ; car en ce moment sa lâcheté avait vaincu sa vanité, ce courage de la plupart des hommes. Il semble que les bons serviteurs de Luizzi furent véritablement alarmés de ce spasme de faiblesse, car madame Humbert lui dit de la voix la plus douce possible :

— Est-ce que monsieur le baron ne veut pas écrire à son notaire ?

— Je suis donc bien mal ? dit Luizzi en regardant la garde-malade d’un œil inquiet.

— Non, Monsieur, non ; mais les bonnes précautions sont excellentes à prendre, et toujours est-il qu’il vaut mieux mourir après s’être mis en règle avec les hommes et avec Dieu.

— Avec Dieu ! repartit Luizzi en éclatant en larmes, avec Dieu ! moi, me réconcilier avec Dieu ! jamais, jamais ! l’enfer s’est emparé de moi, et…

— Put ! voilà que ça le reprend, dit Pierre ; c’était une fausse joie. Voyons, il faut le rattacher.

— Oh ! reprit Luizzi presque en pleurant, ne me liez pas, je vous en prie : je ne dirai rien, je me tairai, mais ne me liez pas. Je vais écrire ; je vais écrire à mon notaire.

Cette nouvelle assurance fit encore son effet, et Luizzi prit la plume qu’on lui présentait. Mais il ne voyait pas le papier ; sa main ne savait plus conduire sa plume ; il put à peine tracer quelques mots, et, épuisé par ce dernier effort, il retomba sur son lit.

— Dépêche-toi, Louis, dit Pierre à voix basse ; il n’y a pas de temps à perdre.

Le cocher sortit rapidement et ferma la porte avec bruit.

— Ne me laissez pas seul, dit Luizzi tremblant ; ne me laissez pas seul.

Pierre et madame Humbert s’assirent en silence à côté du lit, observant les moindres mouvements du malade, et s’empressant d’arranger son oreiller et de le placer le plus commodément possible. Tout le désordre de la chambre avait disparu, enlevé par Pierre, pendant que Luizzi écrivait ; de façon que, lorsqu’il regarda de nouveau autour de lui, il ne vit plus les traces de cette orgie nocturne dont il avait été le témoin. La tête affaiblie par la maladie et par le choc des vives impressions que lui avait causées la scène honteuse qui venait de se passer, il eut peine à garder une conscience exacte de tous ses souvenirs, et bientôt il en arriva à se demander si ce n’était pas encore un des rêves de son délire. Rassuré par ce doute, il se laissa aller à une somnolence fiévreuse, qui lui représentait tantôt sa maison au pillage, tantôt des myriades de sangsues le poursuivant de tous côtés. Enfin la lassitude l’emporta ; il s’endormit tout à fait et ne s’éveilla le lendemain que lorsque le jour commençait à se lever. Ce fut le bruit de la sonnette de son appartement, violemment agitée, qui l’arracha à son sommeil. Puis il vit entrer Pierre qui dit tout bas à madame Humbert d’un ton affairé :

— Voici le notaire.

Louis entra un moment après, et madame Humbert leur dit à voix basse :

— Il dort.

Le baron résolut de profiter de l’erreur de ses domestiques pour s’assurer de la vérité de ce qui s’était passé durant la nuit. Il écouta donc ce qu’ils se disaient entre eux.

— Tu as été bien longtemps ? dit Pierre à Louis.

— C’est que je n’ai pas trouvé le notaire chez lui ; on m’a dit qu’il était allé au concert dans le faubourg Saint-Germain, et il m’a fallu courir du boulevard à la rue de Babylone. Arrivé là, je l’ai fait demander ; mais un valet de pied m’a déclaré n’avoir pu le trouver dans les salons, et j’allais revenir, lorsqu’un cocher de mes amis, qui me demandait ce que j’étais venu chercher, m’a appris qu’il venait de voir partir la voiture du notaire et qu’il avait entendu donner l’ordre de le mener Place-Royale chez un de ses clients qui donnait un grand bal. J’ai couru jusque-là et je n’ai pas eu de peine à le faire demander, attendu qu’ils n’étaient plus que quatre ou cinq attablés à une partie d’écarté. Il m’a fallu attendre encore une grande heure et demie, parce que la partie était un peu chaude ; enfin je l’ai attrapé au passage et je vous l’amène en bas de soie et en claque.

— C’est bon, dit Pierre ; pourvu que le baron ne soit pas retombé, c’est tout ce qu’il faut.

— S’est-il aperçu de quelque chose ? reprit Louis.

— De rien, repartit le valet de chambre ; il a cru que nous étions en train de le veiller.

À ce moment un bruit de voix se fit entendre dans le salon, et le docteur Crostencoupe entra, suivi du notaire Bachelin.

— Je vous dis que c’est impossible, disait le docteur d’un ton impératif ; ces imbéciles auront pris un moment de folie tranquille pour un retour à la raison, il y a encéphalite aiguë et persistante, nous sommes bien loin d’une guérison.

— Diable ! répondit alors le notaire, ce n’était pas la peine de me déranger et de me faire lever à une pareille heure. Quand on a veillé une partie de la nuit pour ses affaires, il n’est pas agréable de se lever au point du jour.

— Vous avez parfaitement raison, repartit le médecin ; mais votre présence ici est, je le crois, très-inutile.

— J’en serais désolé, dit le notaire : voyons cependant M. de Luizzi, et assurons-nous de son état.

Ils s’approchèrent tous deux, et Luizzi ouvrit les yeux pour voir le médecin à qui il était confié. C’était un homme d’une taille très-élevée, le front chauve quoiqu’il ne parût pas d’un âge très-avancé, mis avec une élégance particulière, et portant sa tête d’une façon toute théâtrale. Il se posa au pied du lit du baron, et, le regardant fixement avec un léger froncement de sourcils, il tendit le doigt vers lui et dit d’une façon toute doctorale :

— Voyez ! les traits sont saillants, la face est pourpre et vultueuse, les yeux sont rouges et animés ; le globe de l’œil est en rotation, le mouvement respiratoire est irrégulier et tremblotant, la peau est halitueuse, la maladie n’a pas diminué d’intensité.

— Je crois que vous vous trompez, docteur, reprit doucement le baron.

— Voyez, repartit M. Crostencoupe en souriant, il y a encore délire ; il dit que je me trompe.

— Je vous jure, docteur, reprit Luizzi, que j’ai toutes mes facultés ; et la meilleure preuve que je puisse vous en donner, c’est que voici les raisons qui m’ont fait appeler mon notaire.

Aussitôt le baron se mit à raconter au médecin la manière dont il était soigné par ses domestiques et leurs projets en cas de mort.

— Dieu de Dieu ! s’écria madame Humbert, en voilà-t-il une lubie ! j’ai passé la nuit tranquillement toute seule à côté de lui, et j’ai été obligée d’aller éveiller Louis qui dormait dans l’antichambre.

— Une preuve, reprit Pierre d’un air courroucé, c’est qu’on n’a qu’à voir dans le secrétaire et dans les armoires s’il manque quelque chose.

— C’est bon, c’est bon, dit M. Crostencoupe, vous n’avez pas besoin de vous défendre : il est bien certain que la folie continue.

— Mais c’est vous qui êtes fou ! s’écria Luizzi furieux en se levant sur son séant.

— Comment, vous l’avez détaché ? reprit vivement le docteur en voyant ce mouvement violent.

— Dame ! il a bien fallu pour qu’il pût écrire à M. le notaire, repartit madame Humbert.

— Allons, remettez-lui ses liens, dit le docteur.

— Ne vous en avisez pas, misérables ! cria Luizzi avec une fureur croissante.

— Dépêchons, dépêchons, reprit le médecin, ne faites nulle attention à ses cris.

— Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ? dit le notaire en s’éveillant en sursaut ; car, fatigué de la nuit qu’il venait de passer à ce qu’il appelait ses affaires, il s’était assis sur un fauteuil et s’était laissé gagner par le sommeil pendant le récit de Luizzi.

— Mon Dieu ! repartit le médecin, le délire le reprend avec plus de violence que jamais.

— Monsieur Bachelin, criait Luizzi, venez à mon aide : c’est un assassinat prémédité.

— Vous l’entendez, reprit le docteur, la folie est complète.

— Envoyez-moi un autre médecin, disait Luizzi, je ne connais pas celui-là ; c’est un intrigant, un misérable ; je suis dans les mains de gens qui spéculent sur ma mort.

— Attachez-le plus solidement que jamais, disait le docteur, tandis que le baron se défendait le mieux qu’il pouvait.

Enfin, épuisé de forces, suffoquant de rage, il tomba affaissé et haletant sur son lit.

— Pauvre homme ! dit le notaire en le regardant, lui que j’ai vu si fort et si gaillard ! Ce sera un bel héritage pour les Crancé.

— Jamais, reprit Luizzi, ma fortune n’ira à une famille à laquelle appartient l’infâme madame de Fantan.

— Bon ! le voilà tout à fait reparti, dit le médecin. Éloignez-vous, Monsieur ; l’idée d’un testament ne peut que l’exaspérer encore plus.

Le notaire jeta en partant un regard de pitié sur le malheureux Luizzi et emporta sa dernière espérance. Dès que le médecin fut seul, il reprit en s’adressant à madame Humbert :

— Voyons, quel a été cette nuit l’effet des sangsues et des sinapismes ?

— Je ne les ai pas appliqués, la nuit ayant été très-calme.

— C’est peu probable, jamais le pouls n’a été si agité. Vous allez les lui appliquer immédiatement. Vous pourrez en mettre cent.

— Très-bien, dit madame Humbert.

— Je reviendrai ce soir, reprit le docteur, voir où nous en sommes.

Et il sortit aussitôt. Dès qu’il ne fut plus dans la chambre, les trois domestiques se regardèrent en face et semblèrent s’interroger ; mais, sur un signe de Pierre, ils sortirent à leur tour et laissèrent Luizzi seul. Le malheureux baron resta donc en présence de ses réflexions. Il était entre les mains d’un bourreau ignorant qui devait le tuer de toute nécessité par ses remèdes, et au pouvoir de domestiques dont il avait dévoilé les coupables projets sans persuader personne, et qui avaient un intérêt certain à ce qu’il ne se rétablît point pour éviter le châtiment qu’il pourrait vouloir leur infliger. Luizzi se sentit perdu. Il n’avait nul moyen de prévenir ses amis, et d’ailleurs pouvait-il dire qu’il eût des amis ? C’en était fait de lui, sans doute. Ses domestiques tenaient un conciliabule dans l’antichambre pour consommer un crime devenu nécessaire. Que faire, que devenir, à qui s’adresser ? au Diable ? Luizzi recula encore devant l’idée de se remettre en rapport avec cet agent infernal : n’était-ce pas lui qui l’avait mis dans l’épouvantable position où il se trouvait ? Peut-être Satan ne l’en retirerait-il que pour le plonger dans une position plus abominable ? Cependant c’était sa seule ressource, et, dans l’abandon où il se trouvait de tout secours humain, le baron appela Satan. Mais Satan ne parut pas, et Luizzi reconnut que cette espérance encore lui était enlevée. En effet, la sonnette souveraine était hors de sa portée, et il n’avait pas plus de moyen de faire obéir son esclave infernal que ses domestiques humains. Grâce à cette impossibilité, l’espoir que Luizzi avait mis dans Satan en désespoir de tout autre lui parut un moyen assuré de salut qui lui était enlevé, et il le désira d’autant plus ardemment qu’il ne pouvait plus en user ; il déplora amèrement de n’avoir pas profité des moments où ses domestiques lui obéissaient pour demander son talisman, et il s’écria dans un mouvement de rage :

— Oh ! je donnerais dix ans de ma vie pour avoir cette sonnette !

— Vrai ? dit le Diable en paraissant soudainement au pied de son lit.

— Ah ! c’est toi, Satan ? lui dit Luizzi, délivre-moi, sauve-moi.

— Et tu me donneras dix ans de ta vie ?

— Ne m’en as-tu pas déjà assez pris ?

— Pas assez, puisque tu as fait tant de sottises.

— C’est toi, infâme, qui m’y as poussé.

— En t’obéissant.

— En me cachant la vérité.

— En te la disant. Seulement, baron, sache bien une chose, c’est que celui qui a fait ce monde est un habile ouvrier ; quand il a mis aux yeux des hommes des paupières, ç’a été pour qu’ils ne devinssent pas aveugles sous l’éblouissante clarté du soleil ; quand il leur a donné l’ignorance, l’erreur, la crédulité, ç’a été pour qu’ils ne devinssent pas idiots et fous devant la foudroyante lueur de la vérité.

— S’il en est ainsi, je n’ai donc plus rien à te demander ?

— Cela te regarde.

— Puis-je me sauver de la position où je suis ?

— Tu le peux.

— Eh bien ! rends-moi seulement cette sonnette.

— Non, parbleu ! c’est du bon temps que je prends, je suis libre.

— Pourquoi donc es-tu venu ?

— Parce que tu m’offrais un marché avantageux.

— Je ne veux pas l’accomplir.

— Tu en es le maître.

— Dix ans de ma vie ! dit Luizzi douloureusement, jamais !

— À quoi donc t’a-t-elle servi, pour que tu y tiennes tant ?

— C’est précisément parce qu’elle ne m’a servi à rien que je veux ménager ce qui m’en reste.

— Eh bien ! reprit le Diable, en échange de ce mot-là, je te donnerai un conseil. Tu viens de dire la plus haute des vérités : l’homme ne tient tant à sa vie que parce qu’il en a fait un mauvais ou un ennuyeux emploi ; il croit sans cesse que le lendemain lui donnera ce qu’il a laissé échapper la veille, et il court toujours après une chose qu’il a toujours laissée derrière lui.

— Tu n’es pas changé, maître Satan, et tu fais toujours de la morale. Quel est ce conseil que tu veux me donner ?

— Marie-toi, lui dit le Diable.

— Moi ? s’écria Luizzi.

— Vois, mon maître ; si tu n’étais pas seul en ce moment, rien ne serait de tout ce qui t’arrive.

— C’est un piége que tu me tends.

— C’est un marché que je te propose. Prends une femme, je te tire de ton lit sans te demander rien.

— Une femme de ta main, ce serait un triste présent.

— Tu choisiras, je ne m’en mêlerai pas le moins du monde.

— Tu sais que je choisirai mal.

— Foi de Satan, je n’y ai pas regardé, mais j’ai la chance pour moi. Tu es vain, tu es faible, tu es riche, tu tomberas sur quelque intrigante.

— Et quel est le délai que tu m’imposes ?

— Six mois.

— Et si au bout de ce temps je n’ai pas choisi ?

— J’aurai dix ans de ta vie.

— Mais si je me marie, quel profit en retireras-tu ?

— C’est ma liberté que j’achète, dit Satan en riant ; ta femme te donnera assez à faire pour que tu ne t’occupes plus de moi. Tu es vain, tu la prendras jolie, par conséquent tu seras jaloux : énorme occupation. Tu es faible, c’est-à-dire que tu seras le serviteur de tous ses caprices ; tu es riche, cela lui donnera le droit d’en avoir assez pour que tu n’aies pas de temps à perdre avec moi.

— Tu profites de tes avantages, Satan ; tu n’oserais me parler ainsi si j’avais ma sonnette.

— Tu vois bien que je ne suis pas si diable qu’on le dit, puisque j’agis comme un homme.

— Ton conseil, j’en suis sûr, est une perfidie.

— Saint Paul a dit : Melius est nubere quam uri, il vaut mieux se marier qu’être brûlé.

— Mais enfin, dois-je périr ici ?

— Qui sait ?

— Tu veux être trop fin, Satan, reprit Luizzi en riant ; je t’ai pris à ton propre piége ; tu m’as demandé dix ans de ma vie, c’est que j’ai encore dix ans à vivre.

— Oui ! mais de quelle manière ? Tu es entre les mains d’un médecin qui te croit fou.

— Il faudra bien qu’il reconnaisse le contraire.

— Crois-tu qu’Henriette Buré soit folle ?

— Plaît-il ! s’écria Luizzi ; et tu penses que je pourrais aller finir mes jours dans une maison d’aliénés ?

— Il y en a de plus raisonnables que toi qui y sont morts.

— Tu calomnies la société, Satan.

— Je t’en ferai juge un jour.

— Quand cela ?

— Peut-être demain, peut-être dans dix ans : cela va dépendre de la résolution que tu prendras.

— Mais enfin ne peux-tu me dire une seule chose ? La honteuse scène que j’ai vue cette nuit était-elle vraie, ou bien était-ce l’effet de mon délire ?

— Tu as bien vu, tu as bien entendu.

— Cela fait lever le cœur, dit Luizzi.

— C’est que tu es malade, baron, et que tu as le goût dépravé.

— Prêcheur de vice, oserais-tu le défendre même sous cette ignoble forme ? reprit le baron.

— Bon ! fit le Diable, je laisse faire à la bonne compagnie.

— À la bonne compagnie ?

— À la meilleure et à la plus bégueule, mon cher, reprit le Diable en soufflant du bout des lèvres comme s’il eût été assailli par une mauvaise odeur ; seulement tu as eu en action l’avant-goût d’une littérature qui fera fureur dans quelques années.

— En France ? demanda Luizzi, chez le peuple le plus élégant et le plus spirituel du monde ?

— Oui, mon maître, chez le peuple le plus élégant et le plus spirituel. Il se créera bientôt une littérature consacrée à l’histoire de la loge, de la mansarde, du cabaret ; les héros en seront des portiers, des marchands d’habits, des revendeuses à la toilette ; la langue sera un argot honteux, les mœurs des vices de bas étage, les portraits des caricatures stupides…

— Et tu crois qu’on lira de pareils ouvrages ?

— On les dévorera, grandes dames et grisettes, magistrats et commis d’agent de change.

— Et l’on estimera de pareilles productions ?

— Je n’ai pas dit cette bêtise. Il en sera de cette littérature comme d’une femme galante, on la méprise et on court après elle.

— C’est bien différent.

— C’est absolument la même chose, baron ; c’est le privilége des plaisirs faciles. Pour se plaire à l’amour d’une femme distinguée, il faut de la hauteur dans le cœur et dans les idées ; il faut savoir trouver son bonheur dans un mot, dans un regard, dans un geste, dans quelque chose de délicat et de voilé, de saint et de grave. Avec une fille de joie, au contraire, le plaisir vient au galop, bien franc, bien ouvert, bien débraillé ; on n’a aucune peine à le poursuivre, il se jette à votre cou, il vous excite, il vous entraîne, il vous égare. Le lendemain au matin on en rougit, le soir on recommence. Il en est de même en littérature : on ne racontera pas à tout venant qu’on a été dans un mauvais livre, mais on y va.

— Et des scènes pareilles à celles que j’ai vues pourront y prendre place ?

— Ne dois-tu pas écrire mes mémoires ?

— Et tu veux qu’un pareil tableau s’y trouve ?

— Pourquoi non ? Crois-tu qu’à la distance où je suis de l’humanité je fasse beaucoup de différence entre les vices d’un grand seigneur et ceux d’un manant ? Crois-tu que, pour celui qui voit l’homme à nu, l’habit qui recouvre ses difformités soit une chose importante ? Tu as vu la cupidité dans sa plus basse expression, veux-tu la voir dans ce qu’on appelle le monde ?

— Qu’entends-tu par le monde ?

— Oh ! il y en a de bien des étages ; mais je n’y ai jamais vu de différence que dans la tenue et le mystère.

— C’est-à-dire qu’il y a plus d’hypocrisie en haut qu’en bas : ce n’est qu’un vice de plus.

— Mon bon ami, dit Satan, l’hypocrisie, à la bien prendre, est le grand lien social de l’humanité.

— Plaît-il ? fit Luizzi.

— Écoute, baron ! Dans une ville où règne la peste, si une administration imprévoyante laissait encombrer les rues de malades et de cadavres, si elle laissait l’air se corrompre et les imaginations s’épouvanter, il n’est pas douteux qu’en peu de temps le fléau gagnerait les trois quarts de la population : mais si, au contraire, elle fait disparaître toutes les traces de la maladie, si les moribonds sont cachés dans des hôpitaux et les victimes enlevées rapidement, l’épidémie se réduit à ses propres forces. Il en est du vice comme de la peste. Il a ses miasmes qui corrompent l’air moral ; c’est ce que vous appelez le mauvais exemple. Ne blâme donc pas l’hypocrisie qui recouvre les plaies de l’humanité : c’est la salubrité morale de la société.

— Et qu’est-ce donc que la vertu ?

— La vertu, mon maître, c’est la santé.

— Où est-elle ?

— Cherche.

— Et comment puis-je la découvrir d’après ce que tu viens de me dire ? qui m’assurera que l’hypocrisie, cet habit trompeur, ne cache pas d’affreuses maladies ?

— Regarde sous les vêtements.

— C’est-à-dire qu’il faut que j’écoute les histoires que tu me raconteras ? Je n’y ai vu que des crimes.

— Ce n’est pas moi qui ai choisi les sujets.

— Mais si par hasard je rencontrais un être pur, ne le salirais-tu pas par tes récits ?

— Je ne mens ni ne calomnie, c’est l’arme des faibles et des lâches.

— Puisqu’il en est ainsi, maître Satan, puisque j’ai la certitude de savoir la vérité sur toute femme que je rencontrerai, j’accepte le marché que tu m’as proposé, mais à une condition, c’est que j’aurai deux ans pour faire un choix.

— Deux ans, soit, repartit le Diable.

— C’est convenu ?

— Convenu.

— Alors guéris-moi.

— Je n’y puis rien, repartit Satan. Je ne touche point aux choses matérielles de ce monde, tu le sais bien.

— Alors tu m’as donc trompé ?

— Tu es toujours le même : défiant, parce que tu es faux. Va, dans trois semaines tu seras aussi bien portant que tu peux l’être.

— Et comment ? dit Luizzi.

Le Diable n’y était plus.