Les Mémoires ou «Essais sur la musique» de Gretry

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Les Mémoires ou «Essais sur la musique» de Gretry
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 663-682).
LES MÉMOIRES
DE
« ESSAIS SUR LA MUSIQUE »
DE GUÉTRY

Pourquoi nous rappeler aujourd’hui le musicien de Richard Cœur de Lion et du Tableau parlant, de l’Amant jaloux et de Zémire et Azor ? Peut-être pour avoir passé quelques semaines d’été près de Fontainebleau, aux portes du palais où maint ouvrage de l’admirable autant qu’aimable musicien fut représenté pour la première fois. On a raconté qu’un jour, un soldat, de faction dans une galerie, voyant passer Grétry, lui présenta les armes et lui dit : « J’étais hier à la première représentation de Zémire et Azor. » Ce n’est pas tout : en relisant les Essais, un passage nous a frappé. A propos de l’un de ses premiers opéras-comiques, Lucile, où se trouve le fameux quatuor : « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? » Grétry se flatte d’y avoir pu déployer « la sensibilité domestique, si naturelle à l’homme né dans le pays des bonnes gens. » Or ce pays, son pays natal, c’était le pays de Liège. « Qu’il me serait doux, ajoute Grétry, d’y voir fleurir le commerce et les arts, autant qu’il m’en parait susceptible, par sa position et le génie de ses habitans ! Partout environné de nations aussi commerçantes que formidables, dont il sépare les limites, il devrait jouir de tous les avantages de la liberté et de la neutralité. » Voilà, n’est-ce pas, des propos et des vœux dignes de nous émouvoir aujourd’hui.

Belge de naissance, Français d’élection, l’auteur des Essais écrit enfin, au début de son second volume : « Il me reste un souhait à faire, c’est que ce livre, fruit de six ans de travail, soit profitable au pays que j’habite… Je présente cet hommage aux Français, qui m’ont adopté. Puisse ce tribut d’une âme libre leur prouver ma reconnaissance ! » Bien plus encore que ses Essais littéraires, les chefs-d’œuvre musicaux de Grétry nous font honneur. A notre tour, ne perdons pas une occasion de l’honorer et de le remercier lui-même. Parmi les musiciens étrangers, il en est assurément, et beaucoup, de plus grands que lui. Je n’en connais pas un qui soit plus nôtre. Entre ceux de l’Allemagne, — fût-ce les anciens, — et nous, pour innocens qu’ils soient des crimes de leur race, il semble qu’un voile, un rideau flotte aujourd’hui. Notre main, parfois, hésite à l’écarter. Vers un Grétry tout nous attire et nous appelle. « Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui, » ou plutôt à cause de cet ennui, de ce trouble même, et pour nous en défendre, nous réfugier auprès d’un musicien tel que celui de Richard, c’est trouver un asile en nous, chez nous, dans le passé le plus pur de nos traditions et de notre génie.


Les Essais sur la musique, de Grétry, sont aussi les mémoires, d’ailleurs incomplets, de sa vie. Celle-ci fut longue, et partagée entre des opinions, des attitudes politiques diverses. Mais « l’union sacrée, » et la censure sa gardienne, nous interdiraient peut-être de les comparer, et plus encore de les préférer les unes aux autres. Quant aux souvenirs personnels du maître, surtout ceux de son enfance et de sa jeunesse, ils abondent en agréables récits : tableaux de famille, d’école, ou de maîtrise, de théâtre et de voyage. Né de parens musiciens, Grétry commence par déclarer : « Si je dois mon existence morale à la musique, je lui dois aussi mon existence physique. » Pourtant sa première leçon pensa lui coûter la vie. Agé de quatre ans, et déjà sensible au rythme ou au mouvement musical, « j’étais seul, » nous dit-il. « Le bouillonnement qui se faisait dans un pot de fer fixa mon attention. Je me mis à danser au bruit de ce tambour. Je voulus voir ensuite comment ce roulis périodique s’opérait dans le vase ; je le renversai dans un feu de charbon de terre très ardent, et l’explosion fut si forte, que je restai suffoqué et brûlé presque par tout le corps. » Peu d’années après, enfant de chœur à la collégiale de Saint-Denis, les leçons du maître « le plus barbare qui fut jamais, » ne lui furent guère moins cruelles : « Il nous faisait chanter chacun à notre tour et, à la moindre faute, il assommait de sang-froid le plus jeune comme le plus âgé. Il inventait des tortures dont lui seul pouvait s’amuser. Tantôt il nous mettait à genoux sur un gros bâton court et rond, et au plus léger mouvement nous faisions la culbute. Je l’ai vu affubler la tête d’un enfant de six ans d’une vieille et énorme perruque, l’accrocher en cet état contre la muraille, à plusieurs pieds de terre, et là il le forçait à coups de verges de chanter sa musique, qu’il tenait d’une main, et de battre la mesure de l’autre. Ce pauvre enfant, quoique très joli de figure, ressemblait à une chauve-souris clouée contre un mur et perçant l’air de ses cris… De pareilles scènes, qui étaient journalières, nous faisaient tous frémir ; mais ce que nous redoutions le plus, c’était de le voir terrasser le malheureux sous ses coups redoublés, car alors nous étions sûrs de le voir s’emparer d’une seconde, d’une troisième, d’une quatrième victime, coupables ou non, qui devenaient tour à tour la proie de sa férocité. C’était là sa manie. Il croyait nous consoler l’un par l’autre en nous rendant tous malheureux. Et lorsqu’il n’entendait plus que soupirs et sanglots, il croyait avoir bien rempli ses devoirs. »

Malgré tout, l’instinct et l’amour de la musique fut le plus fort chez l’écolier-martyr. Bientôt, pour son bonheur, il changea de maître. Ses débuts, au chœur de Saint-Denis, n’en furent pas plus heureux. Sa timidité le perdit. Il dut quitter l’église. Le théâtre, un moment, l’en consola. Une troupe de chanteurs italiens s’était établie à Liège. Elle y représentait les opéras de Pergolèse et de Buranello. Le père de Grétry pria le directeur, nommé Resta, d’accorder au petit garçon ses entrées à l’orchestre : « Pendant un an, j’assistai à toutes les représentations, souvent même aux répétitions. C’est là où je pris un goût passionné pour la musique. »

Son père encore, ayant suivi ses progrès, souhaita pour l’enfant de chœur éconduit une revanche honorable dont il répondait lui-même. Le maître de chapelle de Saint-Denis, cédant aux instances paternelles, finit par permettre à Grétry de se faire entendre un dimanche. « Le motif que je chantai était un air italien, traduit en latin, sur ces paroles à la Vierge : Non semper super prata casta florescit rosa. J’eus à peine chanté quatre mesures, que l’orchestre s’éteignit jusqu’au pianissimo, de peur de ne pas m’entendre. Je jetai en ce moment un regard vers mon père, qui me répondit, par un sourire. Les enfans de chœur qui m’entouraient se reculèrent par respect ; les chanoines sortirent presque tous de leurs formes, et ils n’entendirent pas la sonnette qui annonçait le lever-Dieu. »

Le dimanche suivant, une seconde épreuve, devant un public plus nombreux, n’eut pas un moindre succès. Pour marquer son contentement, « il signor Resta, » qui se trouvait dans l’auditoire, « déclara qu’il donnait les entrées de son spectacle à tous les enfans de chœur de la ville ; aussi vit-on chaque jour une troupe de petits abbés qui venaient apprendre à louer Dieu à la salle de la Comédie. »

Lorsqu’il eut dix-huit ans, Grétry résolut d’aller achever son éducation musicale à Rome. Il partit en la compagnie singulière d’un certain Remacle, contrebandier de son état, ou de l’un de ses deux états, son autre métier consistant à conduire en Italie les jeunes étudians de la ville. Grétry ne demeura pas moins de huit années, au collège des Liégeois, l’hôte et l’élève de Rome, le disciple pieux, vraiment filial de cette musique italienne, « la mère-musique, » ainsi qu’il l’appelle, et que plus tard, même s’éloignant d’elle et ne lui ménageant pas les reproches, il ne cessa jamais d’admirer et dd chérir.

Le premier janvier 1767, Grétry quitta Rome. Il y avait fait représenter, — en italien, — un petit ouvrage. De Genève, où il s’arrêta quelque temps, et donna sa seconde comédie musicale, il alla souvent à Ferney. Voltaire l’accueillit avec ce compliment : « Vous êtes musicien et vous avez de l’esprit. Cela est trop rare, monsieur, pour que je ne prenne pas à vous le plus vif intérêt. » Voilà la bienvenue. Et voici les adieux : « Je fus prendre congé de Voltaire. Je le vis s’attendrir sur mon sort et il paraissait l’envier tout à la fois. Je renouvelais sans doute en son âme le temps de sa jeunesse… Il me dit : « Vous ne reviendrez plus à Genève, monsieur, mais j’espère encore vous voir à Paris. »

Paris attirait le jeune musicien, mais lui faisait peur aussi. « Je n’entrai pas dans cette ville sans une émotion, dont je ne me rendis pas compte. Elle était une suite naturelle du plan que j’avais formé de n’en pas sortir sans avoir vaincu tous les obstacles qui s’opposeraient au désir que j’avais d’y établir ma réputation. » Peu d’années après, les obstacles étaient vaincus, la réputation établie, et de cette ville, qu’il avait conquise, Grétry ne devait pour ainsi dire plus sortir. Paris allait être désormais non seulement sa demeure favorite, mais sa patrie elle-même.

Nous n’y suivrons ni sa carrière ni sa vie. Encore une fois, les Essais ne racontent pas celle-ci tout entière. La biographie et les faits y tiennent moins de place que les idées et la doctrine musicale. On y reconnait du moins, à plus d’un trait, d’un souvenir personnel, le sentiment ou plutôt la sensibilité générale de l’époque. De Grétry, par exemple, et de ses trois filles, mortes toutes les trois à quinze ans, de leurs grâces et de sa douleur, on ferait aisément, que dis-je, il a fait lui-même un groupe, un tableau dans la manière de Greuze, avec non moins de tendresse et plus de mélancolie. Et parmi les « vues de Paris, » du Paris de 1793, on en trouverait peu qui réunissent mieux que celle-ci les deux élémens connus : le paysage et l’état d’âme. « Je revenais vers le soir d’un jardin situé dans les Champs-Elysées ; on m’y avait invité pour jouir de l’aspect du plus bel arbre de lilas en fleurs qu’on put voir. Vers le soir, dis-je, je revenais seul et j’aurais joui du parfum de mille fleurs, d’un soleil couchant des plus majestueux, si les malheurs publics n’eussent affecté mon âme de la tristesse la plus sombre.

« J’approchais de la place de la Révolution, ci-devant de Louis XV, lorsque mon oreille fut frappée par le son des instrumens. J’avançai quelques pas : c’étaient des violons, une flûte, un tambourin, et je distinguai les cris de joie des danseurs. Je réfléchissais sur les contrastes des scènes de ce monde, lorsqu’un homme qui passait à côté de moi, me fit remarquer la guillotine : je lève les yeux et je vois de loin son fatal couteau se baisser et se relever douze ou quinze fois de suite. Des danses champêtres d’un côté, des ruisseaux de sang qui coulent de l’autre, le parfum des fleurs, la douce influence du printemps, les derniers rayons de ce soleil couchant qui ne se relèvera jamais pour ces malheureuses victimes, ces images laissent des traces ineffaçables. Pour éviter de passer sur la place, je précipitai mes pas par la rue des Champs-Elysées, mais la fatale charrette, où les membres de la beauté et de l’homme vertueux étaient mêlés et palpitans, m’y atteignit, et là j’entendis cet horrible persiflage : « Paix, silence, citoyens. Ils dorment, » disait en riant le conducteur de cette voiture de carnage. »

À la question si souvent posée : comment pouvait-on vivre sous la Terreur ? cette page est de celles qui nous paraissent avoir le mieux répondu.


Compositeur de théâtre, et de théâtre seulement, l’auteur des Essais ne manque pas une occasion d’élever la musique dramatique au-dessus de toute autre. C’est en elle qu’il reconnaît, qu’il glorifie l’interprète par excellence de la nature et de la vérité.

« J’admirerais davantage la fécondité d’un symphoniste que celle d’un compositeur dramatique : le premier tire ses idées du néant ou d’un sentiment vague ; le second les trouve dans les paroles qu’il exprime. Le premier, il est vrai, à la liberté de créer au gré de son imagination : tout est bon s’il forme un bel ensemble ; mais le compositeur dramatique est assujetti au genre, à l’action, à la prosodie. Toutes ces difficultés rendent son travail plus important. En l’unissant avec la parole, il peint d’après nature, sa production est immuable comme elle ; tandis que le langage de la symphonie est vague comme le sentiment qui l’a produit. »

« Vague, » voilà le mot que préfère Grétry, le seul même dont il use, pour définir, — vaguement il est vrai, mais peut-être aussi justement, — le caractère, l’expression de la musique symphonique, ou, comme on dit encore, de la « musique pure. » À cause de ce caractère même, il estime l’usage de la symphonie très convenable aux sujets religieux. « Un musicien qui se voue à la musique d’église est heureux de pouvoir à son gré se servir de toutes les richesses du contrepoint que le théâtre permet rarement. La musique d’une expression vague a un charme plus magique peut-être que la musique déclamée, et c’est pour les paroles saintes qu’on doit l’adopter. »

Ainsi, mais avec plus de raison, Chateaubriand trouvera bientôt dans le vague ou le mystère de la langue latine une des grandes beautés de la liturgie catholique : « Dans le tumulte de ses pensées et des misères qui assiègent sa vie, l’homme, en prononçant des mots peu familiers ou même inconnus, croit demander des choses qui lui manquent et qu’il ignore ; le vague de sa prière en fait le charme et son âme inquiète, qui sait peu ce qu’elle désire, aime à former des vœux aussi mystérieux que ses besoins[1]. »

Sur l’emploi de la musique symphonique à l’église, il y aurait beaucoup à dire, voire à contredire, et nous l’avons fait mainte fois. Mais on peut souscrire sans réserve à l’observation, à la distinction suivante : « Un compositeur qui travaille pour l’église devrait être très sévère et ne rien mêler dans ses compositions de tout ce qui appartient au théâtre. Quelle différence en effet entre le sentiment qui règne dans les psaumes, les antiennes, les hymnes, etc., et la véhémence des passions de l’amour et de la jalousie ! L’amour proprement dit ne doit avoir aucun rapport avec l’amour de Dieu, lors même qu’il en tient la place dans le cœur d’une jeune femme. Tous les sentimens qui s’élèvent vers la Divinité doivent avoir un caractère vague et pieux. Tout ce qui n’est pas à la portée de nos connaissances nous force au respect ; les extases mêmes qu’éprouvèrent certains personnages pieux dont parlent les légendaires, seraient indignes de la Divinité, si elles n’avaient que les caractères de l’amour profane. »

Sur la musique « vague, » sur le rôle, — secondaire, mais utile, — de la symphonie ou de l’orchestre au théâtre, le musicien dramatique a parfois des sentimens, voire des pressentimens justes, qu’il traduit avec ingénuité. « Une fille, par exemple, assure à sa mère qu’elle ne connaît pas l’amour ; mais pendant qu’elle affecte l’indifférence par un chant simple et monotone, l’orchestre exprime le tourment de son cœur amoureux. Un nigaud veut-il exprimer son amour, ou son courage ? S’il est vraiment animé, il doit avoir les accens de sa passion ; mais l’orchestre, par sa monotonie, nous montrera le petit bout de l’oreille. » On sait, et Grétry, le premier, savait quel autre exemple, tragique, de ce contraste ou de cette contradiction, Gluck avait donné dans Iphigénie en Tauride, sur ces mots d’Oreste : « Le calme rentre dans mon cœur. » Là, ce que l’orchestre nous montre, ce n’est pas « le petit bout de l’oreille, » c’est le fond même de l’âme du héros.

Grétry quelquefois paraît craindre que la musique en arrive Un jour à prendre « pour base principale la partie instrumentale » et que la partie du chant « y soit moins obligée que celle de l’alto. » Depuis, nous avons vu ce jour. D’autre part, il a l’intuition de certains effets d’orchestre. A propos de sa tragédie lyrique, Andromaque, il écrit : « C’est, je crois, la première fois qu’on a eu l’idée d’adopter les mêmes instrumens pour accompagner partout le récitatif d’un rôle qu’on veut distinguer. Lorsque Andromaque récite, elle est presque toujours accompagnée de trois flûtes traversières qui forment harmonie. » Voilà ce qui pourrait s’appeler un cas de leitmotiv instrumental. Et quant au leitmotiv mélodique, nul n’ignore avec quelle éloquence et quelle mesure à la fois en usa le musicien de Richard Cœur de Lion. Enfin, parlant de la vraisemblance ou de la vérité dans l’art, Grétry se demande encore, ou feint qu’on lui demande : « Les accompagnemens de tout un orchestre sont-ils aussi dans la nature ? — Non, aussi est-il caché à vos yeux ; et, en accompagnant, en soutenant, en fortifiant, quelquefois même en contrariant le chant de l’acteur, l’orchestre parle pour.la multitude qui prend part à l’événement ; — Et si l’acteur est seul dans une prison, dans une forêt, et ne doit pas être entendu, alors que fait l’orchestre ? — Il vous représente, vous, spectateurs, qui devez dire tout ce qu’il dit, si la musique est bien faite. » Ici, non plus sur tel ou tel effet particulier, mais sur le rôle ou la mission générale de l’orchestre, il semble bien que le maître d’autrefois ait d’avance exprimé certaines idées d’aujourd’hui.

Il n’est pas jusqu’à l’un des élémens premiers de la musique, celui qu’on entend par ce mot : l’idée, que Grétry n’essaie de définir à sa manière. « Une idée musicale n’est autre chose que le ton, les inflexions des paroles qu’on emploie pour communiquer une idée en vers ou en prose.

— « Mais, » lui réplique un interlocuteur supposé, « il y a de la musique sans paroles ; je l’aime quand elle est bonne et bien exécutée. Qu’est-ce que cette musique ? — C’est, lui dis-je, un discours de sons, le chant d’un discours dont on a retranché les paroles. » Et pour se faire mieux comprendre, Grétry s’avise d’une comparaison où se retrouve bien, avec la sensibilité, la poésie, on dirait presque la peinture de son temps : « N’avez-vous jamais vu une femme presque évanouie ? Il ne lui reste de forces que pour faire entendre l’accent des paroles qu’elle ne peut plus prononcer. — Fort bien. — La comprenez-vous néanmoins ? — Oui, j’entends qu’elle se plaint, qu’elle dit à ses enfans, à son mari, à ses amis qui sont près d’elle : « Je me sens mieux, ne vous effrayez point. » — Eh bien ! dans cette circonstance et dans mille autres de tout genre, c’est là le principe de la musique sans paroles. »

Mais la musique avec paroles, voilà pour Grétry la véritable musique, la musique par excellence, et les paroles y ont presque autant de part que la musique elle-même. « La poésie doit être la fille obéissante de la musique. » Cela, c’est la formule de Mozart. Elle est exactement contraire à celle d’un Grétry comme d’un Gluck, ces grands serviteurs du verbe, et de notre verbe français. « Quelle est la nature que doit suivre le musicien ? La déclamation juste des paroles. » — Ou bien encore : « Il ne suffit pas, au théâtre, de faire de la musique sur les paroles : il faut faire de la musique avec les paroles. » Voilà des axiomes qui pourraient servir d’épigraphe aux Essais et dont les Essais ne sont, en partie, que le développement et la justification. A peine arrivé à Paris, nous dit Grétry, « je fus deux fois à l’Opéra, craignant de m’être trompé la première ; mais je n’en compris pas davantage la musique française… Je fus tout au plus quatre fois aux Italiens… On trouvera peut-être extraordinaire que le Théâtre-Français fût celui que je fréquentai assidûment… La déclamation des grands acteurs me sembla le seul guide qui me convint et je crois qu’un jeune musicien peut être fier d’avoir eu cette idée, la seule qui pût me conduire au but que je m’étais proposé : c’est-à-dire d’être moi, en suivant la belle déclamation… Oui, c’est au Théâtre-Français, c’est dans la bouche des grands acteurs, c’est là que la déclamation, accompagnée des illusions théâtrales, fait sur nous des impressions ineffaçables, auxquelles les préceptes les mieux analysés ne suppléeront jamais. C’est là que le musicien apprend à interroger les passions, à scruter le cœur humain, à se rendre compte de tous les mouvemens de l’âme. C’est à cette école qu’il apprend à connaître et à rendre leurs véritables accens, à marquer leurs nuances et leurs limites. »

Grétry poussait si loin ce respect, cet amour de la parole déclamée, qu’ayant soumis à la Clairon certain duo d’un de ses opéras-comiques (Sylvain), il en corrigea plusieurs passages, suivant les conseils et les intonations mêmes de la célèbre tragédienne. A la justesse, à la vérité de la déclamation, il aurait tout sacrifié ; tout, y compris, — mais les a-t-il connus ? — les chefs-d’œuvre de la musique pure. C’est ainsi qu’il n’accordait qu’un rang secondaire à la musique allemande. « Les Allemands, écrit-il, ont inventé la vraie musique instrumentale ; ils ont posé les limites de toutes les ressources des instrumens à vent ( ? ). Enfin, ils ont appris au reste de l’Europe que l’appui d’une harmonie mâle, riche et nombreuse, donne une célébrité qui marche immédiatement après celle que donne le génie créateur qui peint la nature, c’est-à-dire la déclamation notée et métamorphosée en chant délicieux. »

Notons nous-même ces derniers mots. Si Grétry, quelquefois en théorie, paraît les oublier, il s’en souvient dans la pratique, et sa musique, belle sans doute parce qu’elle déclame, l’est aussi parce qu’elle chante, et délicieusement.

Mais encore une fois, c’est à la parole, à la déclamation, qu’il revient sans cesse, comme à la base et au sommet de son art. Il rapporte l’effet extraordinaire que produisit, à la première représentation d’un de ses ouvrages, (La fausse Magie), la musique de certain duo : « musique parlante, où le chant est si près de la déclamation, qu’on le confond avec la parole. » Analysant la musique d’un morceau de Lucile, il en donne un commentaire qu’on pourrait presque appeler une traduction mot à mot, quand ce n’est pas syllabe par syllabe. Deux airs de l’Ami de la Maison lui servent à nous démontrer que les accens de la parole peuvent être copiés par les accens de la gamme. Oui, tous les accens, et de toutes les paroles, sans en excepter les plus familières. Il n’est pas jusqu’à : « bonjour, monsieur, » ou « bonjour, mon cher, » dont Grétry ne s’offre à marquer, suivant le rang du personnage, de nombreuses et diverses intonations. On verrait alors, ajoute-t-il, « combien l’amour-propre est un puissant maître de musique et comme la gamme change lorsque l’homme en place cesse d’y être.


Ainsi nous passons de l’ordre de la déclamation lyrique dans le domaine, attenant et plus étendu, de la psychologie musicale. Si Grétry s’attache, et de si près, à la parole, c’est parce que, selon lui, seule elle assure à la musique la justesse, la force, la vérité de l’expression. Et l’expression, voilà pour Grétry le principe et la fin, le propre et le tout, ou peu s’en faut, de la musique. « La musique, disait Beethoven, est esprit et elle est âme. » L’âme d’un Grétry, presque seule, est touchée par elle. Selon lui, c’est à la sensibilité qu’elle s’adresse, beaucoup plus qu’à l’entendement.

Interprète fidèle de toutes nos affections, capable de produire en nous et de reproduire hors de nous tous les mouvemens de notre cœur, elle n’a d’autre mission, d’autre dignité même que de nous émouvoir. Aussi l’auteur des Essais a-t-il donné comme sujet et comme titre à l’une des parties, non la moindre, de son ouvrage : « L’analyse des passions, des caractères, des sensations de l’homme, suivie d’une application à l’art. » C’est un véritable traité d’éthique musicale. Deux principes le dominent, qui sont pour Grétry non seulement les vertus maîtresses, mais les deux seules raisons d’être de la musique : la vérité et la sensibilité. De ce manuel ou de ce dictionnaire de l’expression musicale, certains articles sont ingénieux et pénétrans ; il y a dans plus d’un autre bien de la convention et de l’arbitraire, quand ce n’est pas de la naïveté, voire de l’enfantillage. Le catalogue des passions ou des caractères, considérés d’abord en eux-mêmes, puis par rapport aux meilleurs moyens de les mettre en musique, ne comprend pas moins d’une cinquantaine de numéros. La plupart des dispositions morales y figurent, hormis les « passions exaspérées, » comme disait Grétry lui-même, en ajoutant qu’il n’y entendait rien. Voici la matière et l’intitulé de quelques chapitres : « Douceur de caractère, candeur, pudeur. — Les femmes. — De la coquetterie sans amour. — De l’amitié. — De l’avarice. — L’orgueilleux, l’ambitieux, le glorieux. — L’indolent. — Du babillard. — Le gobe-mouches, le niais. — Des larmes. — Du fat, etc. » On le voit, c’est tout le répertoire de la comédie, avec recettes musicales appropriées aux types divers. Sur la pudeur en soi et la pudeur en musique, on citerait vingt détails de sentiment ou de style dans le goût du temps, et délicieux. Le chapitre des femmes est naturellement l’un des plus riches en observations, en maximes. La femme vertueuse y est honorée, mais la coquette n’y est point oubliée non plus, témoin cette étonnante apostrophe : « Si dans nos promenades un homme inconnu te fixe modestement, ou avec étonnement, et que ce regard te plaise, avec quel art tu sais lui ordonner de te voir à chaque tour qu’il fera !… Si, marchant dans les rues, tu aperçois d’un œil malin l’homme ralentir sa marche pour te suivre et te considérer quelques instans de plus, avec quel art tu profites du plus petit obstacle qui se trouve dans ton chemin (ou que tu vas chercher exprès), pour avoir occasion de soulever les plis mystérieux qui laissent apercevoir alors le chemin du bonheur. »

Avouez que Jean-Jacques n’aurait pas trouvé mieux. Et ce que dit, ou ce que montre ici la parole, Grétry ne va pas jusqu’à prétendre que la musique sache le montrer et le dire. On s’étonne même qu’après les pages consacrées aux femmes, le chapitre de l’« application » musicale, soit parmi les plus sommaires et les moins pertinens. Le musicien, parlant après le psychologue, se contente ici d’assurer ses jeunes confrères qu’ils doivent chercher la leçon de toute leur vie, et de tout leur génie même, dans leur première leçon d’amour. C’est au temps des amours qu’il sied de méditer et de préparer les ouvrages d’imagination. Ainsi firent, d’après Grétry, Greuze, et Voltaire, et La Harpe ( ! ). « La première passion de l’homme est son premier maître… C’est après avoir aimé que l’artiste donne à ses productions le vernis du beau idéal, qui n’exclut pas la vérité, mais qui l’embellit. »

On ne saurait énumérer les cas observés par l’auteur de cet étonnant catalogue. Encore une fois, tout l’ordre sentimental y passe. Il n’est pas un élément, un détail de cet ordre qui laisse indifférent le musicien moraliste. Ainsi la pure mélodie lui paraît « le miroir de la douceur, de la pudeur par caractère. Une modulation, dans ce cas, est une faute. Qui dit modulation, dit combinaison, et jamais aucun des accens de la pudeur, de la candeur, ne fut combiné. » Ailleurs : « le jaloux amoureux forme de longs intervalles dans son chant ; plus il craint d’accuser celle qu’il aime, plus il donne d’assurance à ses tons toujours fiers et orgueilleux. Il emploie souvent le genre chromatique, qui est à la fois douloureux et sinistre : douloureux pour le jaloux qui veut intéresser ; sinistre pour ceux qui l’écoutent et surtout pour celle qui est l’objet de ses transports jaloux. » Ma foi, cela n’est pas si mal et l’on aurait presque envie de reprendre d’après de telles indications, et pour les vérifier, l’étude d’un rôle ou d’un personnage lyrique comme l’Otello de Verdi.

Autre recette : pour l’amour maternel : « Les chants de romance le dégraderaient ; un chant vague ne l’exprimerait pas assez, puisque le cœur d’une mère est le sanctuaire de la nature ; les chants pieux outrepasseraient la mesure convenable. C’est, je crois, par un heureux mélange de ces trois genres qu’on atteint à la couleur qui est propre à l’amour d’une mère. La nuance du chant de romance indique que la femme fut amante pour être mère ; la nuance du chant vague indique l’impossibilité d’exprimer tous les sentimens qui se réunissent dans l’amour maternel, et la nuance des chants pieux, ou mystiques, annonce la sainteté de cette passion. »

Parmi les musiciens, il en est, et non des moindres, qui, surtout accessibles à la beauté spécifique des sons, ne croient guère à leur pouvoir expressif. L’expression musicale, disait, je crois, Charles Lévêque, a ses athées. Elle eut dans Grétry l’un de ses dévots, et jusqu’à la superstition. Pas une pratique, une observance, fût-ce la plus naïve, dont il ne recommande l’usage et ne garantisse l’effet. Rien selon lui, rien d’humain, n’est étranger à la musique, rien n’est en dehors de ses moyens, ou de ses procédés. « Le soupçon, la tristesse accompagnent les inflexions de l’avare. Voyez le duo des deux avares (dans l’ouvrage qui porte ce nom). Ils s’interrogent tour à tour ; preuve de soupçon. Ils ne se réunissent que pour dire : Prenons, prenons ! Ce duo est en mi bémol ; preuve de tristesse. »

« Qui veut trop prouver… » dirait-on cette fois. On le dirait ailleurs encore. Que pensez-vous de l’ « application » suivante : pour retracer les vertus de l’amitié, « la mélodie la plus suave, l’harmonie la plus pieuse peuvent être employées avec succès. Oui, dans ce cas, les chants de l’hymne le plus saint ne sont point étrangers à l’amitié, car aucun sentiment ne lui est supérieur en pureté, pas même celui de l’amour maternel. » Pour définir, — moralement, — certains sentimens ou personnages moyens : l’orgueilleux, l’ambitieux, le glorieux, Grétry commence par citer Molière. Pour les représenter en musique, il avoue ensuite qu’on « peut, à peu de chose près, les confondre. » Il ajoute cependant : « le glorieux est immoral comme les deux autres, mais plus posé et plus froid : c’est donc ici où les modulations éloignées les unes des autres sont naturelles. » C’est également ici, comme en d’autres cas, trop nombreux, que nous tombons, aux dépens du naturel, dans l’arbitraire, la vaine recherche et la puérilité. Non, la musique ne va pas si loin ; elle ignore ces chemins détournés et ces voies étroites. Assez d’autres, plus larges et plus libres, lui sont ouvertes. Entre elle et l’âme humaine il est des relations plus hautes et d’aussi délicats, mais plus simples rapports. Aussi bien Grétry ne les a point ignorés. Dans le chapitre qu’il intitule : « Des mœurs étrangères » (nous dirions maintenant : De l’exotisme, ou de la couleur locale), il donne au musicien qui traite un sujet étranger des conseils judicieux : « Le musicien doit se monter la tête au ton, quoique factice, que peut avoir tel peuple… Que quelques traits de caractère soient le type dont il tire souvent sa mélodie ; qu’un rythme original inventé par lui soit répété plusieurs fois dans le cours de son œuvre. Alors les spectateurs se feront illusion et croiront que c’est ainsi que parlent les Chinois, les Turcs, les habitans du Japon. Ils seront satisfaits, surtout si l’artiste a su faire une production aimable avec des traits bizarres. On m’a demandé si l’air de la romance de Richard était celui qu’on chantait jadis sur ces paroles anciennes. Non ; j’ai fait un nouvel air, mais j’ai tâché qu’on crût qu’il était vieux… »

« J’étais à Lyon lorsque je fis la musique de Guillaume Tell. Je priai le colonel d’un régiment suisse qui était en garnison dans cette ville, de me faire dîner avec les officiers de son corps. Au dessert, je dis à ces messieurs qu’ayant à mettre en musique le poème de Guillaume Tell, leur ancien compatriote, je les priais de me chanter les airs de ce temps et les airs des montagnes de la Suisse qui avaient le plus de caractère. J’en entendis plusieurs et, sans en rien copier, que je sache, ma tête se monta sans doute au ton convenable ; car les Suisses et les musiciens en général aiment le ton montagnard qui règne dans cette production musicale. » Ce ton, ou plutôt ce parfum de la montagne, une des filles du maître, connaissant le pouvoir expressif de la musique de son père, l’avait, en quelque sorte, respiré d’avance. Grétry rapporte qu’à Lyon, un matin d’été, comme il était en train de travailler à sa partition de Guillaume Tell dans la chambre de sa fille Antoinette, elle lui dit : « Ta musique a toujours l’odeur du poème : celle-ci sentira le serpolet. »

En somme, l’auteur des Essais a moins considéré la musique en soi que dans ses rapports avec les élémens de tout ordre auxquels elle peut s’associer ou dont elle peut dépendre. Le sentiment, la parole est du nombre. Et la politique aussi, paraît-il, et jusqu’à la forme du gouvernement. « Des institutions politiques considérées dans leurs rapports avec l’art musical. » C’est le titre d’une partie des Essais, qui n’est pas la meilleure. Elle débute ainsi : « La liberté est l’apanage de l’homme. En le formant, le Créateur lui dit : « Sois libre. » Et il le fut. « Vous reconnaissez la doctrine de Jean-Jacques et son erreur funeste. La suite, à peu de chose près, n’est pas plus raisonnable, ne consistant que dans l’étalage, en style de l’époque, de toute une esthétique républicaine ou révolutionnaire. L’auteur assure que « dans les monarchies, chaque intrigant peut tout envahir parce que tout est du ressort de l’intrigue. Il n’est pas nécessaire à l’intrigant d’avoir la moindre notion des arts pour être mis à leur tête… Dans un gouvernement démocratique, chaque artiste à les mêmes droits aux récompenses publiques ; mais il n’y a en général que les vrais talens qui osent se mettre en évidence pour occuper les places qu’ils sont seuls en état de remplir. Si l’artiste ignorant et toujours ambitieux emploie l’intrigue pour faire solliciter les magistrats, ceux-ci, effrayés d’une responsabilité qui circonscrit toutes leurs actions, le repoussent pour s’étayer de l’opinion publique, qui proclame d’avance, dans chaque partie des arts, l’homme qu’elle a distingué depuis longtemps. »

Faut-il croire que, pendant quelque vingt ans de gouvernement monarchique, Grétry lui-même, Grétry le premier, n’avait « tout envahi, » — je veux dire la scène française, et royale, — que par le « ressort de l’intrigue, » et non par la force, ou la grâce, de son charmant génie ! Un peu plus loin, quand il appelle de ses vœux « le temps où nos spectacles feront la peinture des mœurs pures des républicains français, » où l’on exécutera sur un de nos théâtres « la musique des Pergolèse, Haendel, Buranello, Jomelli, Lulli, Rameau, etc., » il est permis de se demander ce que Grétry pouvait bien trouver de commun entre cette musique et ces musiciens, et la République française.

Celle-ci, d’après Grétry, devait fournir à la musique, non seulement des idées, ou des sujets, mais des paroles même. Et lesquelles ! « A l’exemple des anciens, on peut mettre en musique les Droits de l’homme et du citoyen ; nous devons y ajouter les devoirs particuliers de mère et de citoyenne. Je pense que cette manière agréable d’apprendre à la fois à chanter en s’inculquant pour jamais les dogmes sacrés de la société est d’un avantage inappréciable. Nos saintes lois mises en chant, en chant facile et mélodieux, seront bientôt répétées de bouche en bouche et de la France elles passeront dans toute l’Europe. » Voyez-vous, entendez-vous, « mises en chant, » nos « saintes lois ! » celles de 1794 ! Tout de même, comme paroles « ô Richard, ô mon Roi !  » faisait mieux.

Mieux valent aussi d’autres considérations, plus modestes, sur les rapports de la musique avec d’autres objets que la politique : avec le théâtre, par exemple, mais cette fois avec le matériel et le personnel du théâtre, avec l’architecture de la salle et le caractère des chanteurs. « On ne cesse de faire et de nous demander de grandes salles de spectacle. Si j’étais entrepreneur, je dirais à mon architecte : « Songez qu’il ne s’agit point ici d’un monument uniquement fait pour être vu et pour produire un grand effet à l’œil. L’essentiel est qu’on entende parfaitement tout ce qu’on dira sur la scène. Si votre vaste monument ne laisse point entendre une musique douce, la voix d’une femme, celle d’un enfant ; si l’on y perd la moitié des vers de Racine, dont on ne veut pas perdre une syllabe, à quoi servira votre vaste monument ?… Je veux, au spectacle, voir et entendre de reste. Si je ne vois point le jeu de physionomie des acteurs, s’il faut qu’un mot me fasse deviner l’autre, il n’y a plus de plaisir, et partout où l’on va pour le trouver, si on ne le trouve pas, on ne rapporte que l’ennui. »

Dans le même ordre d’idées, Grétry, sur certains points, a devancé Wagner : « Je voudrais que la salle fût petite, répète-t-il, et contenant tout au plus mille personnes. » Et il ajoute : « Qu’il n’y eût qu’une sorte de places partout ; point de loges, ni petites, ni grandes ; ces réduits ne servent qu’à favoriser la médisance, ou pis encore. Je voudrais que l’orchestre fût voilé et qu’on n’aperçoit ni les musiciens, ni les lumières des pupitres du côté des spectateurs. L’effet en serait magique, et l’on sait que, dans tous les cas, jamais l’orchestre n’est censé y être. »

Que de vœux encore a formés Grétry, que de regrets, que de plaintes, — inutiles, — et que, depuis Grétry, les musiciens expriment toujours ! « Un air pur et fait par un habile homme n’est susceptible que de légers changemens, » — et encore ! — « ou on le dégrade. Que dirait le public si l’on variait les vers de Racine ! Il sifflerait. La musique bien faite a autant de droits à l’estime du public que les beaux vers. » Ailleurs : « Je crois connaître la cause qui assujettit la musique, plus qu’aucun autre art, aux variations dont on l’accuse : c’est qu’elle est continuellement dans la dépendance de ceux qui l’exécutent., Un livre de science, de philosophie, un tableau, une statue, sont lus, examinés, jugés tranquillement par tout le monde, sans le besoin d’aucun secours étranger. En est-il de même des ouvrages dramatiques, de la musique surtout, qui a besoin indispensablement, pour paraître au jour, d’une quantité de talens réunis, qui modifient à leur manière ou altèrent le sentiment de l’auteur et le vrai sens de son ouvrage. Défendrez-vous à cette chanteuse de faire des roulades, des trilles, mille ornemens déplacés, etc. ? »

Et comment l’obligerez-vous, cette même chanteuse, ou quelque autre, à chanter en mesure, ou, comme disait Grétry, « de mesure ? » Écoutez plutôt ce dialogue :

« L’actrice (sur le théâtre). — Que veut donc dire ceci, monsieur ? Il y a, je crois, de la rébellion dans votre orchestre.

« Le batteur de mesure (dans l’orchestre). — Comment, mademoiselle, de la rébellion ? Nous sommes tous ici pour le service du Roi, et nous le servons avec zèle.

« L’actrice. — Je voudrais le servir de même, mais votre orchestre m’interloque et m’empêche de chanter.

« Le batteur de mesure. — Cependant, mademoiselle, nous allons de mesure.

« L’actrice. — De mesure ! Quelle bête est-ce là ? Suivez-moi, monsieur, et sachez que votre symphonie est la très humble servante de l’actrice qui récite.

« Le batteur de mesure. — Quand vous récitez, je vous suis, mademoiselle ; mais vous chantez un air mesuré, très mesuré.

« L’actrice. — Allons, laissons toutes ces folies, et suivez-moi. »

On croirait une page détachée du fameux pamphlet de Marcello : Le Théâtre à la mode. Il y a des modes, au théâtre, qui ne changent jamais. Et Grétry, qui prévoyait tant de choses, pensait déjà ce que, longtemps après lui, Gounod devait dire : « Il suffit d’un interprète pour calomnier un chef-d’œuvre. »


Retrouverons-nous quelque jour des interprètes qui ne calomnieront pas les chefs-d’œuvre de Grétry ? Quels chanteurs, quels comédiens, quels directeurs de théâtre oseront et sauront nous les rendre avec respect, avec amour ! Enfin rassasiés, dégoûtés même parfois de ce qu’on appela trop longtemps « l’avenir, » l’avenir allemand, il fera bon alors de se réfugier un peu dans notre passé de France, de remonter à nos origines, à nos sources. La musique de Grétry compte parmi les plus fraîches et les plus pures. Elle est tempérée, elle est aimable, et depuis vingt ou trente ans il faut bien reconnaître que la musique française a quelque peu désappris la tempérance et l’amabilité.

« Aujourd’hui le luxe règne partout… C’est cependant lorsque le luxe s’est introduit dans les arts qu’ils ont besoin de modération. J’ai parlé ci-devant d’une sorte de régime auquel le musicien compositeur doit s’astreindre pour ne pas se dégoûter de son art, qu’il doit aimer et pratiquer toujours avec un nouveau plaisir. Ce n’est pas de ce régime dont il est à présent question : c’est d’user avec sobriété des richesses des instrumens et des effets d’harmonie dont nous abusons. »

Déjà ! Voilà des considérations que Nietzsche lui-même, le Nietzsche seconde manière, l’anti-wagnérien, ne traiterait pas d’« inactuelles. »

Et voici, tirées des Essais toujours, de semblables et non moins opportunes leçons :

« Il est une autre manie qui s’accrédite maintenant et qui est d’autant plus dangereuse qu’elle en impose au commun des auditeurs : c’est celle de faire beaucoup de bruit, dont je veux parler. Il semble que, depuis la prise de la Bastille, on ne doive plus faire de musique en France qu’à coups de canon. Erreur détestable, qui dispense de goût, de grâce, d’invention, de vérité, de mélodie, et même d’harmonie, car elle ne fut jamais dans le bruit… Tout nous commande donc de rétrograder vers la simplicité. Soyons sûrs qu’elle aura pour nous tout le charme de la nouveauté et que, telle qu’une maîtresse charmante qui daigne nous pardonner une infidélité, nous la retrouverons plus aimable encore. »

Un peu plus loin : « Faire trop fut toujours le cachet de l’ignorance. Ne pouvant rien produire avec peu, elle se jette dans l’abondance, où elle reste ensevelie. »

Ailleurs enfin, cette maxime résumerait assez bien l’esthétique du vieux maître : « Soyons forts de vérité, l’orchestre fournira toujours au gré de nos désirs. »

Mais, selon Grétry, toute vérité n’est pas bonne à dire, encore moins à chanter. La vérité qu’il aimait n’a rien de farouche, ou seulement de sévère et de rude, encore moins de grossier. Rappelez-vous son mot sur « les passions exaspérées » auxquelles il s’excusait de ne rien entendre.

Fidèle et dévoué serviteur du vrai, ce musicien véridique entre tous fut pourtant le moins réaliste des musiciens. A mainte reprise, il expose, dans le goût et le style de son siècle, son idéalisme innocent : « S’il est pour les arts des tableaux insusceptibles d’aucune grâce, évitons de les reproduire : ils n’offrent aux sens que des images abjectes. De deux musiciens qui auraient à peindre le lever de l’aurore, si l’un, à travers le bruit du zéphyr et le murmure des ruisseaux, nous faisait entendre le chant des oiseaux ; si l’autre, pour être encore plus vrai, y joignait le grognement du porc et tout le bruit matinal d’une basse-cour, le premier, quoique ayant retranché la moitié de la vérité, mériterait des éloges ; il ne rappellerait aux auditeurs que des sensations aimables ; la rose, le jasmin parfumeraient l’atmosphère pendant la succession de ses tableaux, tandis que l’autre, par sa vérité rustique, ne leur rappellerait que l’odeur du fumier. »

Génie idéaliste, encore une fois, optimiste par excellence, Grétry entendait pour ainsi dire les choses, comme d’autres les voient, en beau. Non seulement de la musique en soi et de sa nature, de son rôle ou de sa mission, mais de tout ce qui s’y rapporte, il ne se formait que des représentations agréables. Avant un de nos contemporains, — n’est-ce pas Brunetière ? — il eût dit volontiers : « Là où il n’y a pas de charme, il n’y a pas d’art. » Dans son art, autour de son art, Grétry voulait que tout fût charmant.

« C’est dans les beaux jours du printemps que je composai le Tableau parlant, et je puis dire que pendant deux mois, chanter et rire fut toute mon occupation. » Plus loin : « J’ai remarqué en général que les ouvrages que j’ai composés dans la belle saison se ressentent de son influence : le Huron, le Tableau parlant, l’Ami de la maison, la Fausse Magie, la Rosière, Colinette à la cour, la Caravane et Panurge sont ceux qui me semblent avoir une certaine fraîcheur qui les distingue, Si les circonstances s’y prêtaient, je travaillerais pendant l’été sur un poème aimable, et l’hiver sur une pièce plus sérieuse et plus intriguée. Au reste, en tout temps, le bonheur dont l’artiste jouit influe infiniment sur ses productions. »

Ceci encore, à propos de la traduction musicale de certain personnage (il s’agit du flatteur) : « Il faut des modulations très adoucies. La musique est un baume, quand on veut pallier le mal ; rien ne flatte, ne caresse comme elle. » Et, pour terminer, citons ces deux observations, touchant le caractère ou véritablement, on peut le dire ici, la vertu générale de la musique : « La musique exprime faiblement les immoralités parce que harmonie, mélodie, sont un assemblage de choses pures. Je suis certain que le musicien le plus immoral conviendra n’avoir trouvé dans son art que bien peu de ressources pour peindre les vices de l’âme. Il semble que la musique n’existe que pour retracer les vertus. » Renan a dit autrefois cette parole : « L’intention de l’univers est généralement bienveillante. » Telle est aussi l’intention générale que Grétry prêtait à la musique. A son gré, l’art par excellence eût été celui « qui enseignerait à construire des chants heureux. « Formule incomplète, mais touchante, et qu’il n’est pas mauvais de rappeler. Dans le même temps et dans le même esprit, Mme Geoffrin, près de mourir, faisait à ses amis assemblés autour d’elle cette recommandation dernière : « Ajoutez le soin de procurer les plaisirs, chose dont on ne s’occupe pas assez. » Le conseil est bon pour tout le monde, y compris certains musiciens d’aujourd’hui.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Génie du Christianisme.