Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 24-38).



CHAPITRE III.



La cause me paraît suffisamment instruite ?
Lequel ici est le marchand ? lequel est le juif ?
Le marchand de Venise



Telle fut en substance la communication que le docteur Mac-Brain fit à Dunscomb. Celui-ci avait écouté avec un intérêt qu’il ne cherchait pas à dissimuler, et quand le docteur eut fini, il s’écria joyeusement :

— Je le dirai à la veuve Updyke, Ned !

— Elle connaît déjà toute l’histoire et elle est très-inquiète ; elle crainte que vous n’ayez quitté la ville pour vous rendre à Rockland, où elle a appris que vous aviez un important procès à plaider.

— La cause est remise, l’avocat adverse étant occupé à la cour d’appel ; d’ailleurs, je n’ai pas de plaisir à conduire une cause, depuis que le Code de procédure a innové sur toutes nos bonnes et respectables manières de traiter les affaires. Je crois que je renoncerai au métier, et que je me retirerai aussitôt que je pourrai mener à fin tous mes vieux procès.

— Si vous pouvez mener à fin tous ces vieux procès, vous serez le premier avocat qui le fit jamais.

— C’est vrai, Ned, repartit Dunscomb en prenant froidement une prise de tabac ; vous autres docteurs, vous avez sur nous l’avantage à cet égard : vos cas, à vous, ne durent certainement pas toujours.

— Assez sur ce chapitre, Tom, vous irez à Biberry, je le tiens pour accordé.

— Vous avez oublié les honoraires. Dans le nouveau Code, la rétribution est un point sur lequel on s’entend à l’avance.

— Vous ferez une charmante excursion, sur de bonnes routes, au mois de mai, dans une voiture douce et traînée par une paire de chevaux aussi alertes qu’il en trotta jamais sur la Third-Avenue.

— Les bêtes que vous avez précisément achetées en l’honneur de mistress Updyke, c’est-à-dire de la future mistress Mac-Brain ; — puis touchant la sonnette, il dit au respectable nègre qui répondit sur-le-champ à son appel : Annoncez à M. Jack et à mademoiselle Sarah que je veux les voir. — Ainsi, Ned, vous avez mis la veuve au courant de tout ce qui se passe, et le soupçon ne lui fait pas faire la grimace ; c’est un bon symptôme, au moins.

— Je n’épouserai pas une femme jalouse, dusse-je rester veuf à jamais.

— Alors vous n’épouserez pas. Voyons, docteur Mac-Brain, il est dans la nature de la femme d’être soupçonneuse, jalouse, de s’imaginer mille chimères, pures créations de son cerveau.

— Vous ne les connaissez en rien, et il serait très-sage à vous de vous taire. Mais voici les jeunes gens : ils se rendent à vos ordres.

— Sarah, ma chère, reprit l’oncle d’un ton de voix doux et affectueux, ton que le vieux garçon employait d’ordinaire avec sa jeune parente, il me faut vous donner un peu d’embarras. Allez dans ma chambre, mon enfant, et placez dans ma plus petite valise une chemise propre, un mouchoir ou deux, trois ou quatre cols, et un rechange complet, pour une courte expédition à la campagne.

— À la campagne ! Nous quittez-vous aujourd’hui, Monsieur ?

— Dans une heure au plus tard, dit-il en regardant à sa montre. Si nous partons d’ici à dix heures, nous pouvons arriver à Biberry avant que l’enquête commence. Ned, avez-vous dit à vos fameuses bêtes de venir ici ?

— J’ai dit à Stephen de les prévenir à ce sujet. Vous pouvez compter sur leur ponctualité.

— Jack, vous feriez bien d’être de la partie. Je vais pour une affaire légale d’extrême importance, et cela vous ferait du bien de nous accompagner, à cette fin de ramasser une idée ou deux.

— Et pourquoi pas Michel, aussi, Monsieur ? Il autant besoin d’idées que moi-même.

Il s’éleva un rire général, bien que Sarah, qui était sur le point de quitter la chambre, ne s’y joignît pas.

— Aurons-nous besoin de livres ? demanda le neveu.

— Mais, oui ; nous prendrons le Code de procédure. Par le temps qui court, on ne peut pas plus bouger sans cela, qu’on ne peut voyager dans certains pays sans passe-port. Oui, prenez le Code, Jack, et nous l’éplucherons en trottant, jusqu’à le mettre en morceaux.

— Il n’en est guère besoin, Monsieur, si ce qu’on dit est vrai. J’entends dire de tous côtés qu’il tombe de lui-même en morceaux et au galop.

— Honte à toi, garçon, j’ai presque envie de t’exiler à Philadelphie. Mais prends le Code, qui est une plaisanterie presque aussi mauvaise que la tienne. Quant à Michel, il peut nous accompagner s’il le désire ; mais vous devez être prêts tous deux à dix heures. À dix heures précises, nous quittons la porte, sur le char de Phœbus : n’est-ce pas, Ned ?

— Appelez-le comme il vous plaira, mais arrangez-vous pour partir. Allons, de l’activité, jeunes gens, car nous n’avons pas de temps à perdre. Le jury se réunit à deux heures, et nous avons quelques heures de route devant nous. Je vais faire un tour et jeter les yeux sur mon calepin ; je serai ici avant que vous soyez prêts.

À cette injonction, chacun se mit en mouvement. John courut à ses livres, et alla remplir un petit sac de voyage pour lui Michel en fit de même, et Sarah s’occupait dans la chambre de son oncle. Quant à Dunscomb, il fit quelques arrangements nécessaires pour certains papiers, écrivit deux ou trois notes, et se tint aux ordres de son ami. Cette affaire était précisément de celles que dans sa profession il aimait le plus. Non pas qu’il eût quelque sympathie pour le crime ; il avait une profonde aversion pour tout rapport avec les fripons ; mais il lui semblait, d’après le tableau qu’avait tracé le docteur, que c’était là une mission de miséricorde. Une femme, seule, jeune, sans amis, accusée, ou soupçonnée du plus détestable crime, et cherchant autour d’elle un protecteur et un conseiller, était un objet trop intéressant pour être dédaigné par un homme de cette trempe, après l’appel qui lui avait été fait. Toutefois, il n’était pas dupe de ses sentiments. Tout son calme, sa sagacité, sa connaissance du cœur humain, toutes les ressources de sa profession étaient chez lui en activité, comme elles ne l’avaient jamais été de sa vie. Il comprenait parfaitement deux choses : la première, que nous sommes souvent trompés par les signes extérieurs et l’art des paroles ; que ni la jeunesse, ni la beauté, ni le sexe, ni les grâces personnelles, n’étaient d’infaillibles garants contre les plus noirs forfaits ; la seconde, que souvent l’homme nourrit en lui la défiance et le soupçon, jusqu’à ce qu’ils grossissent au point de ne pouvoir plus être cachés, et cela, grâce à cette propension naturelle de se monter l’imagination et de la repaître de chimères. Contre ces deux faiblesses il résolut en ce moment de s’armer lui-même, et quand toute la bande sortit de la porte, notre conseiller avait la tête aussi nette et aussi impartiale, que s’il eut été un juge.

Pendant ce temps, les jeunes gens avaient acquis une connaissance générale de l’affaire pour laquelle ils se mettaient en route, et le premier sujet qui surgit en quittant le seuil de la maison, fut une question posée par John Wilmeter : c’était la continuation d’une discussion commencée entre lui et son ami : — Myke et moi nous différons légèrement d’opinion sur un point concernant cette matière, et je serais bien aise de vous le voir éclaircir à titre d’arbitre. Supposez que vous ayez des raisons pour croire que cette jeune femme a réellement commis ces horribles crimes, quel serait votre devoir en pareil cas ? de lui continuer votre protection, vos conseils, de mettre en œuvre votre expérience, vos talents, afin de la défendre contre les rigueurs de la loi ou de l’abandonner absolument ?

— En bon anglais, Jack, votre compagnon d’études et vous, vous désirez savoir si je vais être dans cette affaire un palladium ou un renégat. Comme vous êtes des novices dans le métier, il est bon de vous apprendre tout d’abord que je n’ai pas encore reçu d’honoraires. Et je n’ai jamais vu conscience d’avocat se troubler à propos de questions de théorie avant qu’il ait rien touché.

— Mais vous pouvez supposer la somme payée, Monsieur, et, en ce cas, répondre à notre question.

— Pareille supposition est inadmissible. Si Mac-Brain m’avait donné à entendre que j’avais affaire à un client dont la bourse est bien garnie, et qui est accusé d’incendie et de meurtre, je l’aurais vu marié à deux femmes, en même temps, avant de bouger. C’est l’absence d’honoraires qui me pousse hors de la ville, ce matin.

— Et cette même absence, je l’espère, Monsieur, vous excitera à résoudre notre difficulté.

L’oncle se mit à rire, et branla la tête comme s’il voulait dire : « Pas mal pour vous. » Puis il accorda une pensée au point de morale pratique qui divisait les deux jeunes gens.

— C’est une vieille question dans le métier, Messieurs, répondit Dunscomb avec un peu plus de gravité. Vous trouverez des hommes qui soutiennent qu’un avocat a moralement le droit de faire tout ce que ferait son client ; qu’il se met à la place de l’homme qu’il défend, et qu’on demande de lui qu’il fasse exactement tout ce qu’il ferait, si lui-même était l’accusé. Je suis assez porté croire qu’une notion aussi vague, aussi souple que celle-ci, prévaut assez généralement parmi ceux qu’on peut appeler les moralistes secondaires de la profession.

— J’avoue, Monsieur, qu’on m’a donné à entendre qu’une règle de cette espèce doit diriger notre conduite, dit Michel Millington, qui n’était dans le cabinet de M. Dunscomb que depuis six mois.

— Alors vous avez été instruit d’une manière très-lâche et très-mauvaise de vos devoirs d’avocat, Michel. On ne débita jamais de doctrine plus pernicieuse et plus propre à rendre les hommes vils. Laissez un jeune homme commencer à pratiquer avec de pareilles notions, et deux ou trois voleurs pour clients le prépareront à commettre de petits larcins, et un cas ou deux de parjure le formeraient à merveille à prêter de faux serments. Non, mes enfants ; voici votre règle à ce sujet : un avocat a le droit de faire tout ce qu’a droit de faire son client, non tout ce que voudrait faire son client. — Mais pendant que nous posons les principes, nous oublions les faits. Vous ne m’avez rien dit de votre cliente, Ned ?

— Que désireriez-vous savoir ?

— Vous la dites jeune, je me le rappelle ; quel peut être son âge au juste ?

— C’est plus que je n’en sais ; quelque chose entre seize et vingt-cinq.

— Vingt-cinq !… Est-elle aussi âgée que cela ?

— Je ne le crois pas ; mais j’ai beaucoup songé à elle ce matin ; et, en réalité, je ne me souviens pas d’avoir vu jamais un être humain plus difficile à décrire.

— Elle a des yeux, n’est-ce pas ?

— Deux, et des plus expressifs encore, quoique, d’honneur, je n’en puisse dire la couleur.

— Et des cheveux ?

— En très-grande profusion ; elle en a tant, ils sont si beaux et si brillants, que c’est la première chose qui m’a frappé dans sa personne ; mais je n’ai pas la moindre idée de leur couleur.

— Sont-ils roux ?

— Non ni jaunes, ni dorés, ni noirs, ni bruns, et cependant ils offrent un mélange de toutes ces nuances, j’imagine.

— Ned, je le dirai à la veuve Updyke, scélérat !

— Dites-le-lui en guise de bonjour. Elle m’a fait toutes ces questions elle-même ce matin.

— Oh ! est-ce, possible ? Hum ! la femme ne change jamais sa nature. Vous ne pouvez rien dire de plus au sujet des yeux, sinon qu’ils sont très-expressifs ?

— Et charmants, plus que cela, voire même séduisants ; enchanteurs est un meilleur terme.

— Ned, vous êtes un coquin, vous n’avez jamais dit à la veuve la moitié de tout ceci.

— Mot pour mot. J’allai même plus loin, et lui déclarai que je n’avais jamais vu une figure qui, dans une si courte entrevue, eut fait sur moi une si profonde impression. Quand même je ne devrais plus revoir cette jeune femme, je n’oublierai jamais l’expression de sa physionomie si animée, si triste, si ravissante, si fine et si intelligente. Elle m’a fait l’effet d’être ce que j’appellerais un visage inspiré.

— Joli ?

— Non, pas extraordinairement, à la comparer à nos délicieuses jeunes filles américaines, excepté pour l’expression ; la sienne était étonnante, bien que je l’aie vue, veuillez vous le rappeler, dans des circonstances toutes particulières.

— Oh ! tout à fait particulières. Pauvre vieux ! quel coup elle vous a donné. Comment étaient sa bouche, ses dents, son teint, sa taille, sa figure, son sourire ?

— Je ne peux vous renseigner que vaguement sur ces points. Ses dents sont belles, car elle me donna un faible sourire, tel qu’une dame en adresse à un homme en le quittant, et je vis assez de ses dents pour voir qu’elles étaient des plus belles. Vous souriez, jeunes gens ; mais, en vérité, vous devez faire attention à vos cœurs ; car, si cette étrange jeune fille intéresse l’un de vous à moitié autant qu’elle m’a intéressé, elle sera mistress John Wilmeter où mistress Michel Millington, avant douze mois d’ici.

Michel parut certain qu’elle n’occuperait jamais la place promise à miss Sarah Wilmeter ; quant à John, il éclata de rire.

— Nous le dirons à mistress Updyke à notre retour, quand nous serons enfin sortis de cette affaire, s’écria l’oncle en faisant signe à son neveu, mais de manière à être vu de son ami ; cela fera un mariage de moins dans le monde.

— Mais est-ce une femme comme il faut, docteur ? demanda John après une courte pause. Ma femme doit avoir quelques frivoles prétentions en ce genre, je vous l’assure.

— Pour ce qui est de sa famille, de son éducation, de son entourage, de sa fortune, je n’en puis rien dire, je n’en sais rien. Néanmoins, je prendrai sur moi de dire que c’est une femme comme il faut, et cela, dans la stricte signification du mot.

— Maintenant vous n’êtes pas sérieux, Ned, s’écria vivement le conseiller. Vous ne pouvez vouloir, dire exactement ce que vous dites.

— Oui, vraiment ; et cela a la lettre.

— Et elle est soupçonnée d’incendie et de meurtre ! Où sont ses parents, ses amis, ceux qui l’ont faite une femme comme il faut ? Pourquoi est-elle là, seule, et, comme vous le dites, sans amis ?

— C’est ce qui me semblait. Vous pourriez aussi bien me demander, pourquoi même elle est là. De tout cela, je ne sais rien. J’ai entendu dans la rue une foule de raisons pour lesquelles elle doit inspirer de la défiance, bien plus, être condamnée ; car les sentiments en sa défaveur, étaient très-prononcés avant mon départ de Biberry, mais aucun ne put me dire d’où elle venait, ou pourquoi elle était là.

— Avez-vous appris son nom ?

— Oui ; il était dans toutes les bouches, et je n’ai pu m’empêcher de l’entendre. Le peuple de Biberry l’appelait Marie Monson ; mais je doute fort que ce soit là son véritable nom.

— Ainsi votre ange déguisé va être jugée sous un pseudonyme ! Cela ne parle pas beaucoup en sa faveur, Ned. Je ne vous ferai plus de questions, mais j’attendrai patiemment pour voir et pour juger par moi-même.

Les jeunes gens posèrent encore quelques questions, auxquelles on répondit avec politesse, et la conversation en resta là. On a dit avec raison — c’est l’homme qui fit la ville, c’est Dieu qui fit la campagne. Personne ne ressent plus vivement cette distinction que celui qui, après avoir été renfermé pendant quelques mois entre des murs de briques et de pierre, prend son premier essor dans les plaines ouvertes, dans les champs étendus, et dans les routes sinueuses. Ainsi en était-il pour Dunscomb. Il n’était pas sorti de la ville depuis l’été précédent, et son contentement était vif en jouissant du délicieux parfum des vergers et en repaissant ses yeux de leur beauté. À ces charmes devenus nouveaux pour lui s’unissaient Ceux de la saison, et, pendant que la voiture roulait dans la longue, nous pourrions même dire l’unique rue de Biberry, Dunscomb se trouvait dans un état d’esprit calme et plein de satisfaction. Il venait pour assister une femme sans appui ; il venait spontanément et sans songer au sacrifice de temps ou d’argent ; en réfléchissant cependant à certaines circonstances, il se prenait à douter quelque peu de l’entière sagesse de sa démarche. Toutefois il persistait, heureux de pouvoir empêcher un acte d’injustice et d’oppression.

Biberry se trouvait dans un état d’émotion générale. Il y avait là rassemblés au moins une douzaine de médecins appartenant tous au comté, et cinq ou six journalistes accourus de la ville. Il circulait des rumeurs de toutes sortes, et le nom de Marie Monson était dans toutes les bouches. Elle n’était cependant pas encore en état d’arrestation, mais on la surveillait avec soin et deux grandes malles qui lui appartenaient, ainsi qu’une boîte d’une certaine dimension, couverte en toile cirée, quoiqu’elles ne fussent pas absolument saisies, — étaient placées de manière à ce qu’elle ne pût en rien distraire. Toutes ces circonstances, ne semblaient pourtant causer à la jeune fille aucune espèce d’inquiétude : elle se contentait de ce que contenait son sac de nuit, disant que cela lui suffisait. C’était parmi les fortes têtes de l’endroit un problème de savoir si elle savait ou non qu’elle était soupçonnée.

Si Dunscomb avait cédé aux sollicitations de Mac-Brain, il se serait immédiatement transporté à la maison ou s’était retirée Marie Monson ; mais il préféra suivre une autre marche. Il jugea prudent de prendre le rôle d’observateur, jusqu’au moment où s’ouvrirait l’enquête. Circonspect par habitude, et calme par tempérament, il préférait examiner l’état des choses avant de se commettre. La présence des journalistes le troublait : ce n’est pas qu’il redoutât la basse tyrannie que cette classe d’hommes a coutume d’exercer ; car aucun membre du barreau n’avait plus de dédain pour eux et pour les manœuvres qu’ils employaient lorsqu’il s’agissait d’élever ou de détruire une réputation. Mais il n’aimait pas à voir son nom mêlé à une cause de cette importance, avant qu’il fût définitivement résolu de s’en charger. En raison de ces motifs, il n’eut aucune communication avec Marie Monson, avant leur rencontre dans la salle d’audience, à l’heure fixée pour l’enquête.

La salle était comble, la foule étant accourue de tous les côtés pour assister à l’enquête annoncée. Dunscomb remarqua que le coroner avait l’air grave, comme un homme persuadé qu’il avait sur les bras une grosse affaire ; tandis que l’expression générale qui dominait dans le public était une vive curiosité. Notre avocat lui-même était inconnu à tous les assistants, excepté à deux ou trois journalistes, qui à son aspect prirent rapidement leurs plumes et se mirent à griffonner. C’était probablement pour écrire la phrase ordinaire : « Nous avons remarqué dans la foule Thomas Dunscomb, l’avocat bien connu de la ville. » Mais Thomas Dunscomb s’inquiétait peu de ces vulgarités, et il demeura passif.

Dès que s’ouvrit l’enquête, le coroner appela à la barre un médecin du voisinage. Le bruit avait couru qu’un médecin de la ville avait donné à croire qu’aucun des deux squelettes n’était celui de Pierre Goodwin, et il y avait un désir unanime de le confronter avec une haute autorité locale. Ce fut pendant qu’on allait chercher cet expert, que Mac-Brain signala Marie Monson à Dunscomb. Elle était, comme le jour précédent, assise dans un coin, probablement dans le dessein de rester seule. Cependant elle n’était pas absolument isolée, une dame d’assez bonne mine, entre deux âges, se tenant à ses côtés : c’était mistress Jones, femme d’un ministre protestant, qui avait charitablement offert à l’étrangère soupçonnée un asile chez elle pendant la durée de l’enquête. On croyait généralement que Marie Monson n’avait pas conscience des soupçons qui planaient sur elle ; et il entrait dans le plan de ceux qui exerçaient toutes leurs facultés à découvrir un criminel, de ne l’instruire de sa situation qu’en public, de manière à la placer sous l’impression d’une surprise qui pourrait amener des signes extérieurs de culpabilité. Lorsque Dunscomb fut instruit de ce projet artificieux, il en aperçut tout le danger : il se figura facilement combien d’émotions pouvaient, dans une pareille circonstance, se trahir chez une femme, et paraître autant de symptômes révélateurs. Il regretta vivement alors de ne pas avoir pu, dans une entrevue préalable, mettre sur ses gardes la malheureuse accusée. Mais il était trop tard, et il se contenta pour le moment d’étudier tous les signes, toutes les impressions qui pourraient l’éclairer sur la femme mystérieuse qui était devant ses yeux.

Quoique rien ne pût être plus simple et plus modeste que la tenue de Marie Monson, on y découvrait certainement la femme du grand ton. Tout révélait en elle une position ou au moins une origine élevée ; et en même temps il semblait à Dunscomb que tout chez elle trahissait un désir de descendre au niveau des personnes qui l’entouraient, afin de ne pas attirer l’attention. Notre avocat ne fut pas entièrement satisfait de cette preuve de condescendance apparente. Il n’avait pu apercevoir la physionomie de cette personne étrange qui faisait l’objet de ses investigations, sa figure étant encore cachée dans un mouchoir de batiste, retenu par une main non gantée. Cette main était petite, blanche, bien proportionnée et délicate. Il était évident que ni les proportions, ni la blancheur n’avaient été altérées par des travaux d’aucune espèce. On n’y voyait aucune bague, chose étrange dans ce siècle de bijoux. C’était en outre la main gauche, et le quatrième doigt ne portait aucun signe d’ornement nuptial. Dunscomb en conclut qu’elle n’était pas mariée. Le pied correspondait à la main ; étant décidément le plus petit et le mieux tourné de tous ceux de Biberry. John Wilmeter pensa que c’était le plus joli qu’il eût jamais vu. La tournure, en général, autant qu’on en pouvait juger sous un ample châle, était bien prise, gracieuse, et remarquable par une grande régularité de proportions.

Une ou deux fois mistress John adressa la parole à sa compagne, et ce fut pendant une des réponses de celle-ci que Dunscomb put jeter un coup d’œil sur la figure de sa cliente, au moment où elle dérangeait le mouchoir qui masquait ses traits. Ce fut alors qu’il sentit la parfaite justesse de la description de son ami. C’était une physionomie indéfinissable ; mais les effets en furent les mêmes sur l’avocat que sur le médecin.

L’arrivée du docteur Coe mit fin à ces investigations, et tous les regards se dirigèrent sur cet individu qui prêta serment. Après toutes les questions préliminaires sur les noms, l’âge, la profession et la demeure du témoin, le coroner l’interrogea directement sur ce qui faisait la matière de l’enquête.

— Vous voyez, dit-il, les objets qui sont sur cette table. Que pensez-vous que ce soit ?

— Ossa hominum ; des os humains fort endommagés et carbonisés par le feu.

— Voyez-vous quelques signes de violence commise, outre l’action du feu ?

— Certainement. L’os frontis de chacun est fracturé par an coup ; un coup commun, je suppose.

— Qu’entendez-vous, docteur, par un coup commun ? Est-ce un coup par accident, ou un coup par intention ?

— Par un coup commun, j’entends que le même coup a endommagé les deux crânes.

— Maintenant, docteur Coe, ayez la bonté d’examiner les deux squelettes, reprit le coroner, et dites-nous s’ils appartiennent à des hommes, des femmes ou des enfants ? Sont-ils les restes d’adultes ou d’enfants ?

— D’adultes, à coup sûr. Sur ce point, il ne peut s’élever aucun doute.

— Et quant au sexe ?

— Je pense que c’est également clair. Je n’ai aucun doute que l’un ne soit les restes de Pierre Goodwin, l’autre ceux de sa femme. La science peut distinguer les sexes dans des cas ordinaires, je l’avoue ; mais ceci est un cas où la science est en défaut par l’absence des faits ; et prenant en considération toutes les circonstances connues, je n’hésite pas à dire que voilà devant vous les restes de l’homme et de la femme qui ont disparu de ce monde le mari et l’épouse.

— Dois-je en conclure que vous reconnaissez les individus par quelques signes extérieurs et visibles ?

— Oui ; c’est juste la stature. Les deux défunts m’étaient bien connus ; et je puis dire qu’en tenant compte de l’absence des musculi, pellis et autres substances connues…

— Docteur, ne vous serait-il pas aussi agréable d’employer le dialecte ordinaire ? demanda un malicieux fermier qui faisait partie du jury, et qui semblait en même temps amusé et vexé de ce déploiement de science.

— Certainement, Monsieur ; certainement, monsieur Blose, musculi signifient des muscles et pellis la peau. Retranchez des os les muscles, la peau et autres substances intermédiaires la matière apparente sera naturellement réduite. En tenant compte de ces choses, je vois dans ces squelettes les restes de Pierre et de Dorothée Goodwin. Sur ce fait, je n’ai aucune espèce de doute.

Le docteur Coe était très sincère dans ce qu’il disait, il s’exprimait avec une certaine chaleur. Beaucoup de regards se tournaient triomphalement vers l’étranger, qui s’était permis d’insinuer que les deux squelettes appartenaient à deux femmes, quand chacun dans Biberry connaissait si bien Pierre Goodwin, et savait que sa femme était au moins aussi grande que lui. Personne dans la foule ne conservait de doutes, excepté Mac-Brain et son ami ; et ce dernier doutait sur la foi qu’il avait en la science du docteur. Il ne l’avait jamais vu commettre d’erreurs, quoique souvent interrogé dans les cours ; et le barreau et la magistrature le considéraient comme un des expert les plus solides et les plus éprouvés qu’ils pussent consulter dans les cas difficiles.

L’interrogatoire du docteur Coe continua :

— Avez-vous une connaissance directe de quelque circonstance concernant ce feu ? demanda le coroner.

— Une légère, peut-être. Appelé à visiter un malade vers minuit, je fus obligé de passer droit devant la porte de la maison de Goodwin. Le jury sait qu’elle est située sur un chemin peu frayé, et qu’il n’est guère probable d’y rencontrer quelque passant de si grand matin. Toutefois je dépassai deux hommes qui marchaient très-vite dans la direction de la maison de Goodwin. Je ne pus voir leurs figures, et je ne les reconnus ni à leur tournure ni à leurs mouvements. Comme je vois tout le monde et connais presque tout le monde dans les environs, j’en conclus que c’étaient des étrangers. Sur les quatre heures, je retournais en longeant la même route, et comme mon cheval gagnait le sommet de Windy-Hill, j’étais en vue de la maison de Goodwin. Les flammes se déployaient à l’extrémité est du toit, et la petite aile à ce bout du bâtiment, où dormaient les vieux était toute en feu. L’autre extrémité n’était guère atteinte, et je vis à une fenêtre supérieure la forme d’une femme ; elle ressemblait, autant que je pouvais en juger par cette clarté et à cette distance, à la jeune dame ici présente, et qui, dit-on, occupait depuis quelque temps une chambre sous le toit dans la vieille maison, bien que je ne puisse dire l’y avoir jamais vue, si ce n’est cette fois dans les circonstances mentionnées. Les vieux ont pu n’être pas malades ce printemps comme ils l’étaient d’ordinaire, car je ne me rappelle pas avoir été mandé une seule fois chez eux. Ils n’avaient pas l’habitude d’envoyer chercher le docteur, mais ils me laissaient rarement passer devant la porte sans me faire entrer.

— Vîtes-vous d’autres personnes ?

— Oui, il y avait deux hommes sous la fenêtre, et ils me paraissaient s’entretenir avec la femme ou avoir quelque communication avec elle. Je vis des gestes, je vis un ou deux articles jetés par la fenêtre. Cette vue ne dura qu’une minute, et quand j’atteignis la maison, une foule considérable était réunie, et je n’eus plus occasion de faire des observations individuelles au milieu d’une telle confusion.

— La femme était-elle encore à la fenêtre à votre arrivée près de la maison ?

— Non ; je vis la dame ici présente, debout près du bâtiment en flammes, et tenue par un homme (c’était, je crois, Pierre Davidson) qui me dit qu’elle voulait se précipiter dans la maison à la recherche des vieux.

— Lui vîtes-vous faire des efforts de ce genre ?

— Certainement ; elle s’efforçait de se débarrasser de Pierre, et agissait comme une personne qui désirait se précipiter dans la maison enflammée.

— Ces efforts étaient-ils naturels, ou ne pouvaient-ils pas être affectés ?

— Ils pouvaient l’être ; mais si c’était joué, c’était bien joué. Cependant j’ai vu aussi bien dans ma vie.

Il y avait dans la voix du docteur une certaine intention de malice qui en disait plus que ses paroles. Il parlait très-bas, si bas qu’il ne pouvait être entendu de ceux qui étaient assis dans les parties éloignées de la salle ; c’est ce qui expliquera la parfaite indifférence avec laquelle son témoignage fut accueilli par la personne qui y était le plus intéressée : toutefois il fit impression sur un jury composé d’hommes très-disposés à changer leurs soupçons en certitude.

Le coroner jugea qu’il était temps de faire agir le principal ressort qui avait été soigneusement disposé pendant l’intervalle de l’enquête, et il ordonna d’appeler Marie Monson, qui avait été assignée en due forme.