Les Mœurs romaines sous l’empire/07

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VII.

L’APOTHÉOSE IMPÉRIALE[1]



L’empire à Rome fut un de ces régimes politiques qui ont cherché leur force dans ce qu’on appelait au commencement de ce siècle l’union du trône et de l’autel. Quand Auguste se vit le maître, il jeta les yeux autour de lui pour trouver un appui solide sur lequel il pût établir le gouvernement qu’il fondait. La société romaine, épuisée par vingt ans de guerres civiles, était en ruines ; l’ancienne constitution, chancelante depuis les Gracques, avait été renversée à Pharsale : il ne restait plus, avec les débris d’une aristocratie décimée par les proscriptions, qu’une armée corrompue, un peuple cosmopolite et un sénat discrédité. La religion, quoique très compromise, avait pourtant moins souffert que le reste ; Auguste appuya son autorité sur elle. Il essaya par tous les moyens de lui rendre son importance et son prestige ; il releva les temples détruits, il rétablit les cérémonies négligées, il institua des cultes nouveaux. En échange de ces bienfaits, la religion donna une sorte de consécration et d’inviolabilité à son pouvoir ; elle fit de lui et de ses successeurs presque des dieux de leur vivant, et les divinisa tout à fait après leur mort. Cette apothéose n’était pas, comme on a voulu le croire, une pure flatterie ; elle eut les conséquences politiques les plus graves. Il serait aisé par exemple de faire voir comment le culte de Rome et d’Auguste servit au maintien de la vie municipale dans les cités et au réveil de l’esprit national dans les provinces ; mais nous voulons nous borner pour aujourd’hui à expliquer comment vint aux Romains la pensée de rendre des honneurs divins aux césars, et montrer par quels degrés ils y furent conduits.


I.[modifier]

L’apothéose des souverains est peut-être de nos jours ce qui nous étonne le plus dans les cultes antiques. La raison en est facile à comprendre. Toutes les religions que pratique le monde actuel professent l’unité de Dieu. Quand on ne reconnaît qu’un Dieu, il devient si grand par sa solitude même, et sa grandeur le met si haut qu’il n’est plus possible d’élever un homme jusqu’à lui ; mais les anciens, qui étaient polythéistes, ne pouvaient pas avoir les mêmes scrupules : ce n’était pas une affaire d’adorer un dieu de plus, quand on en avait déjà plusieurs milliers. L’importance de ces dieux était d’ailleurs aussi diverse que leurs fonctions étaient variées, et parmi eux il y en avait beaucoup qui, plus humbles, plus modestes, se rapprochaient par degrés de la condition humaine. Il n’existait donc pas comme aujourd’hui de barrière infranchissable entre Dieu et l’homme ; au contraire, la religion semblait ménager entre eux une série de transitions qui conduisaient insensiblement de l’un à l’autre. Ces intermédiaires familiarisaient tout le monde avec l’idée qu’il n’est pas impossible de passer de l’humanité à la divinité. On sait qu’un système célèbre, imaginé chez les Grecs pour rendre compte de l’origine des religions, et qu’on appelait l’évhémérisme, du nom de son créateur, prétendait établir que tous les dieux avaient commencé par être des hommes que la reconnaissance ou la peur avait divinisés après leur mort. Ce qui fit le succès de ce système, c’est qu’il s’appuyait sur des croyances générales, et que, bien avant Evhémère, il y avait une sorte d’évhémérisme populaire et grossier qui donna créance à l’autre. Les légendes primitives de tous les peuples racontaient que d’anciens héros avaient obtenu le ciel en récompense de leur courage. Presque partout les villes importantes avaient coutume de rendre les honneurs divins à leur fondateur. Il devenait naturellement pour la cité un patron particulier, un protecteur spécial, et, comme il lui appartenait en propre, c’est à lui que le peuple avait surtout confiance, qu’il adressait le plus volontiers ses prières. Les gens éclairés étaient forcés eux-mêmes de témoigner pour lui beaucoup d’égards, et le patriotisme leur faisait un devoir d’être crédules ou de le paraître. Varron trouvait qu’après tout cette habitude qu’avaient les villes de mettre dans le ciel leurs fondateurs, quoi qu’on en pensât, pouvait avoir des conséquences heureuses, et qu’il n’était pas mauvais qu’un homme de cœur se crût issu des dieux.

Les nations de l’Orient allèrent plus loin ; il ne leur suffit pas de réserver les honneurs divins à leurs anciens héros, elles les accordèrent indistinctement à tous leurs rois. Le caractère religieux qu’avait chez elles l’autorité souveraine, l’isolement dans lequel les princes affrétaient de vivre, loin des regards de leurs sujets, le respect absolu qu’ils exigeaient d’eux, l’effroi qu’ils tenaient à leur inspirer, amenèrent insensiblement le peuple à faire de l’apothéose comme une prérogative essentielle de leur pouvoir. On n’attendait même pas leur mort pour les adorer, et leur divinité commençait de leur vivant. En Égypte, le Pharaon s’appelle lui-même « le dieu bon et le dieu grand : » l’acte religieux de son couronnement le transforme en fils du soleil. Dans le temple de Medinet-Habou, Amoun, s’adressant aux dieux du nord et du midi, leur dit à propos de Rhamsès le Grand : « C’est mon fils, le seigneur des années. Je l’ai élevé de mes propres bras, je l’ai engendré de mes membres divins. » Les Ptolémées n’eurent garde de laisser perdre cette partie de l’héritage des Pharaons ; ils organisèrent solennellement dans leur capitale le culte de tous les princes qui avaient gouverné l’Égypte depuis Alexandre. Le roi régnant, majeur ou mineur, aussitôt qu’il avait succédé à son père, était tenu pour dieu comme les autres et associé aux hommages que recevaient ses prédécesseurs. C’est ce que nous apprend la célèbre inscription de Rosette. Les prêtres réunis de toutes les parties de l’Égypte pour le couronnement de Ptolémée Épiphane y déclarent « qu’il est dieu, fils d’un dieu et d’une déesse, comme Horus, le fils d’Isis et d’Osiris, qui vengea son père. » En conséquence, « on lui dressera une image en chaque temple dans le lieu le plus apparent, et auprès d’elle les prêtres feront trois fois par jour le service religieux ; on lui élèvera dans tous les sanctuaires une statue de bois dans un édicule ou petite niche dorée, et, lors des grandes processions où se fait la sortie des édicules, celui du dieu Épiphane sortira comme les autres. » Ils veulent bien permettre à chaque particulier d’avoir chez lui de ces édicules et de ces statues, mais à la condition d’accomplir toutes les cérémonies prescrites dans les fêtes qui ont lieu tous les mois et tous les ans. »

Les Grecs n’échappèrent pas à la contagion de l’Orient. Dès l’époque de la guerre du Péloponèse, le Spartiate Lysandre, vainqueur des Athéniens, s’était fait adorer en Asie-Mineure. Quand la Grèce eut perdu sa liberté, tous les tyrans qui l’asservirent reçurent tour à tour les honneurs divins. C’est alors que l’apothéose prit son caractère le plus repoussant. On pouvait croire jusqu’à un certain point à la bonne foi des Orientaux quand ils divinisaient des maîtres sous lesquels ils tremblaient ; mais les Grecs sont une race trop sceptique et trop fine pour qu’on puisse prendre leurs flatteries au sérieux. L’habileté même avec laquelle ils savaient mentir, les formes délicates et nouvelles qu’ils se piquaient de donner à leurs adulations, en font mieux ressortir la bassesse. Ils ne connurent jamais ni honte, ni scrupule ; on les vit porter successivement les mêmes hommages à tous ceux qui étaient les plus forts. Quand Mithridate eut fait égorger les Romains qui se trouvaient en Asie, ils l’appelèrent Dieu père, Dieu sauveur, et lui donnèrent tous les surnoms de Bacchus. Lorsque Rome eut vaincu Mithridate, ils lui élevèrent partout des autels. Smyrne se vantait d’avoir été la première à rendre un culte à la déesse Rome dès la fin des guerres puniques. Cet exemple na manqua pas d’être suivi quand les légions eurent conquis la Grèce et l’Asie. Après avoir adoré Rome, on arriva vite à rendre les mêmes honneurs aux généraux et aux proconsuls qui la représentaient. Des temples furent élevés à Flamininus quand il fut vainqueur de Philippe ; on l’y adorait en compagnie d’Apollon et d’Hercule, et l’on composa pour lui des hymnes qui se chantaient encore du temps de Plutarque. Tous les proconsuls eurent bientôt des autels, surtout les plus mauvais, parce qu’on les redoutait davantage et qu’on voulait les désarmer. La Sicile institua des fêtes pour Verrès avant d’oser le traîner en justice ; la Cilicie construisit un temple à son gouverneur Appius, qui, au dire de Cicéron, n’y avait plus rien laissé. À ce moment, l’apothéose était descendue bien bas chez les Grecs. Ils ne se contentaient pas de la décerner à ces grands personnages qui leur faisaient souvent tant de mal ; ils l’accordaient aussi à leurs amis, à leurs serviteurs, lorsqu’ils étaient puissans et pouvaient leur rendre quelque service. L’historien Théophane, qui jouissait de toute la confiance de Pompée, fut divinisé dans Mitylène, sa patrie, par reconnaissance sans doute des faveurs qu’on avait obtenues par son intervention. Cet honneur fut plus tard fatal à sa famille : Tibère en fut jaloux, et il fit périr ses petits-fils pour les punir d’avoir comme lui un grand-père au ciel. Il faut remarquer que ces flatteries étaient non-seulement tolérées, mais encouragées par la loi romaine. En défendant aux gouverneurs des provinces de lever aucune imposition extraordinaire, elle avait excepté celles qui devaient servir à leur construire des temples. On se demandera sans doute quel plaisir pouvaient trouver les Romains à ces grossiers hommages. Peut-être étaient-ils bien aises de voir leurs sujets se déshonorer. Les fières populations de l’Occident leur causaient toujours quelque ombrage ; au contraire, la servilité des Grecs les rassurait : il n’y avait vraiment rien à craindre d’un pays si empressé à flatter ses maîtres.

Du reste les Romains eux-mêmes ne répugnaient pas à croire à l’apothéose. Leurs traditions nationales, comme celles de tous les peuples, mettaient dans le ciel leurs anciens rois. Sous le nom de dieux indigêtes, ils adoraient Picus, Faunus, Latinus, qui avaient régné, disait-on, sur le Latium, et il n’y avait pas de divinités qu’on invoquât avec plus de ferveur dans tous les malheurs de la patrie. On racontait que le fondateur de la ville, Romulus, avait disparu pendant un orage, qu’un sénateur l’avait vu de ses yeux monter au ciel, où il siégeait parmi les dieux de la fécondité et de la vie. Il est pourtant remarquable que cette légende, malgré la vanité nationale qui faisait un devoir de l’accepter, ne semble inspirer même aux plus vieux historiens qu’une confiance médiocre. Ils ne la rappellent jamais sans des explications ou des excuses qui trahissent quelque embarras, et leur embarras paraît assez naturel quand on songe à la manière dont ils se représentent ces âges reculés. Des événemens si merveilleux ne se comprennent que si on leur donne pour théâtre des époques légendaires, et la prétention de ces annalistes est au contraire de supprimer les temps fabuleux, de placer les premières années de Rome dans la pleine lumière de l’histoire. Aussi remarque-t-on que cette habitude de diviniser les héros primitifs et les anciens chefs, quoiqu’elle fût répandue dans tous les pays, et que Cicéron la trouve sage et utile, n’a jamais obtenu beaucoup de succès à Rome. Ni Numa, ni Brutus, ni Camille, ne reçurent les honneurs divins, et depuis Romulus on ne rencontre dans l’histoire romaine que quelques essais mal réussis d’apothéose. Il y avait pourtant chez les anciens peuples de l’Italie une croyance profondément enracinée qui devait les familiariser avec l’idée qu’un homme peut devenir un dieu, et qui fut un des fondemens sur lesquels s’appuya plus tard l’apothéose impérial ; Ils éprouvaient une répugnance invincible à croire que la mort anéantit tout à fait l’existence ; ils pensaient que, même quand la vie paraît éteinte, elle se prolonge obscurément dans le tombeau ou ailleurs, et, comme une triste expérience de tous les jours leur apprenait que le corps se décompose et disparaît, ils admettaient qu’il doit y avoir autre chose que le corps dans l’homme, qu’il contient nécessairement un élément qui persiste à côté de l’élément qui s’éteint, et ils étaient amenés à conclure que cette partie invisible et immortelle vaut mieux que l’autre, puisqu’elle lui survit. Ces idées, qui semblent communes à toutes les nations aryennes, n’ont peut-être pris nulle part une forme si précise et si arrêtée qu’en Italie. Là, les morts, quand ils sont débarrassés de ce corps qui se corrompt et réduits à une substance impérissable, sont appelés les purs et les bons, Manes, et, comme les dieux passent pour des esprits dégagés de toute matière corruptible, les morts, qui jouissent du même avantage, deviennent semblables aux dieux, ou plutôt sont des dieux véritables, dii Manes. Cicéron fait de cette croyance une sorte d’article de foi. « Chacun, dit-il, doit regarder comme des dieux les parens qu’il a perdus. » C’est ce que signifient nettement les cérémonies des funérailles, quand on en cherche le sens. Le tombeau est un autel, et on lui en donne souvent le nom ; sur cet autel, on fait des sacrifices véritables, des libations et des festins. Pendant le sacrifice, la flûte résonne, les lampes sont allumées comme dans les temples ; le fils qui rend les derniers devoirs à son père à la tête voilée, et il reproduit tous les mouvemens du prêtre qui prie. C’est qu’en vérité son père est un dieu, et il doit se le rendre favorable. Était-il possible que le chef de famille, qui avait passé sa vie à veiller sur les siens, les abandonnât après sa mort ? ne devait-il pas au contraire d’autant plus les protéger que sa protection devenait plus efficace ? C’est ainsi qu’on fut conduit à regarder le nouveau dieu comme le protecteur et le patron de la maison. Selon l’opinion commune, les lares sont les âmes des aïeux divinisés, et on les honore chez soi, dit Servius, parce que primitivement on enterrait les morts dans son domicile. Voilà un principe d’apothéose au sein même de la famille, et, comme l’état est constitué à Rome sur le modèle de la famille, ou plutôt n’est qu’une famille agrandie, il est naturel que le roi, comme le père, soit divinisé après sa mort, qu’il devienne le lare de l’état.

Ces croyances étaient très populaires à Rome. Elles se conservaient à peu près intactes au milieu de l’incrédulité générale, parce qu’elles s’appuyaient sur les sentimens les plus profonds, sur les affections les plus tendres. Comme toutes les superstitions anciennes, elles avaient jeté de profondes racines dans les classes inférieures. Les inscriptions montrent de simples affranchis qui donnent à leur femme, après sa mort, le nom de déesse, et qui appellent le tombeau qu’ils lui élèvent un temple. Dans une petite ville de l’Afrique, un fils pieux nous dit qu’il a consacré ses parens, au lieu de dire qu’il les a enterrés : Sub hoc sepulcro consacrati sunt. Les gens éclairés voulaient ordinairement paraître moins crédules ; mais, lorsqu’ils avaient perdu quelqu’un qui leur était cher, le chagrin leur faisait facilement oublier leur scepticisme, et ils se laissaient vite reprendre par toutes ces vieilles croyances dont ils étaient moins désabusés qu’ils ne le pensaient, « Est-il rien de plus absurde, disait Cicéron à propos de l’apothéose de César, que de mettre des morts parmi les dieux et de les adorer, quand on ne devrait leur rendre d’autre culte que quelques larmes ! » Il oubliait que l’année précédente il ne s’était pas contenté de pleurer sa fille Tullia, et qu’égaré par sa douleur il avait eu le désir de la diviniser. Il annonçait formellement son projet dans cet ouvrage qu’il s’était adressé à lui-même pour se consoler : « Si jamais il fut un être animé digne des honneurs divins, ô Tullia, c’était toi. Cette récompense t’est due, et je veux te la donner. Je veux que la meilleure et la plus savante des femmes, avec l’assentiment des dieux immortels, prenne place dans leur assemblée, et que l’opinion de tous les hommes la regarde comme une déesse. » C’était une sorte d’engagement qu’il avait pris avec lui-même, et qu’il voulait tenir. Aussi ne fut-il occupé pendant quelques mois que de chercher un emplacement dans un endroit fréquenté pour y élever un temple à sa fille, et, comme Atticus, malgré sa complaisance ordinaire, faisait quelques objections, il lui répondait d’un ton qui n’admettait pas de réplique : « C’est un temple que je veux, on ne peut m’ôter cela de la pensée. Je veux éviter toute ressemblance avec un tombeau pour arriver à une véritable apothéose. » Ce qui l’encourageait dans son dessein, c’est qu’il voyait de grands esprits accepter et défendre cette croyance populaire. Il se servait de leur autorité pour vaincre l’opposition d’Atticus. « Quelques-uns des écrivains, lui disait-il, que j’ai maintenant entre les mains m’approuvent. » Il faisait allusion à certains philosophes et surtout ceux du Portique[2]. Les stoïciens n’avouaient pas à la vérité que toutes les âmes après la mort montaient au ciel ; mais ils l’accordaient à quelques-unes. L’âme du sage, professaient-ils, n’est pas seulement immortelle, elle est divine, et la vertu lui ouvre les demeures célestes. C’est là que Lucain place Pompée, a quand le crime d’un Égyptien lui eut offert ce trépas qu’il devait chercher ; » c’est là, selon lui, qu’habitent les mânes des demi-dieux, c’est-à-dire des sages et des grands hommes. Ils y jouissent à peu près des privilèges de la divinité : ils vivent au milieu d’un air subtil, parmi les étoiles fixes et les astres errans ; inondés d’une lumière pure, ils regardent en pitié cette nuit profonde que sur la terre nous appelons le jour. Monter au ciel, devenir dieu ou presque dieu, voilà la récompense promise aux gens vertueux par le stoïcisme. Tout le monde peut y atteindre, et Jupiter lui-même y convie tous les mortels. « Hommes, lui fait dire Valérius Flaccus, quoique la route en soit difficile, dirigez-vous vers les astres. » Les inscriptions nous apprennent que ces idées philosophiques avaient pénétré partout. « Tu vas te rendre dans les demeures souhaitées, dit le fils d’un grand personnage à son père, qu’il vient de perdre ; Jupiter t’en ouvre les portes, il t’invite à y venir tout éclatant de gloire. Déjà tu en approches ; l’assemblée des dieux te tend la main, et de tous les côtés du ciel des applaudissemens retentissent pour te faire honneur. » Dans une autre inscription non moins curieuse, une pauvre femme, qui ne paraît pas appartenir à la société la plus relevée, dit avec assurance : « Ici repose le corps d’un homme dont l’âme a été reçue parmi les dieux. » Ces expressions, il faut le remarquer, sont celles mêmes dont on se sert pour les princes divinisés : on lit sur une médaille de Faustine que cette princesse a été reçue au ciel, sideribus recepta.

L’apothéose impériale étonne surtout ceux qui la regardent comme une institution improvisée et sans racines qui sortit un jour par hasard de la servilité publique ; la surprise diminue quand on voit au contraire que tout y acheminait les Romains, lorsqu’on rétablit les intermédiaires par lesquels ils y furent conduits. Ils la trouvaient florissante autour d’eux, chez toutes les nations de la Grèce et de l’Orient ; bien longtemps avant l’empire, ils s’étaient familiarisés avec elle en voyant les honneurs divins décernés à leurs généraux et à leurs proconsuls par les peuples vaincus. Elle ne répugnait pas d’ailleurs à leurs traditions nationales ; elle existait dans leurs croyances religieuses intimement unie à ce qu’ils respectaient le plus, au culte des morts, à la constitution de la famille. Dans les dernières années, l’opinion populaire que tous les morts sont des dieux s’était encore fortifiée en s’appuyant sur cette doctrine des philosophes qui mettait les hommes vertueux au ciel. Tout préparait donc, tout disposait les Romains à regarder l’apothéose comme la récompense naturelle des grandes actions. Faut-il être surpris qu’un jour l’admiration, la reconnaissance, ou, si l’on veut, la flatterie ait choisi cette façon de s’exprimer, quelque étrange qu’elle nous paraisse, que le peuple l’ait acceptée avec empressement, et qu’elle n’ait pas trop choqué les gens éclairés ?


II.[modifier]

Les historiens ont raconté en détail les circonstances [tragiques dans lesquelles l’apothéose impériale prit naissance à Rome : c’est à César qu’elle fut décernée pour la première fois après Romulus. Peu de princes ont été flattés autant que César, et rien ne démontre mieux combien Rome était mûre alors pour la servitude que de voir la bassesse publique atteindre du premier coup des hauteurs que dans la suite il lui fut très difficile de dépasser. À chaque victoire du dictateur, le sénat imaginait pour lui des distinctions nouvelles. Après avoir épuisé les dignités humaines, il fut bien forcé d’en venir aux honneurs divins. On donna son nom à l’un des mois de l’année ; on décida que son image figurerait dans ces processions solennelles où l’on portait au cirque celles des dieux sur des chars de triomphe, qu’on fonderait un nouveau collège de prêtres qui s’appelleraient les Luperci Julii, qu’on jurerait par sa fortune, qu’on célébrerait des fêtes pour lui tous les cinq ans, enfin qu’on lui élèverait une statue avec cette inscription : C’est un demi-dieu. La dernière année de sa vie, on alla plus loin encore ; il ne suffit plus d’en faire un demi-dieu, on décréta que c’était un dieu véritable et l’égal des plus grands, qu’on lui bâtirait un temple, et qu’on l’adorerait sous le nom de Jupiter Julius. César eut l’air d’accueillir avec joie tous ces honneurs ; mais ce n’étaient en somme que de basses flatteries dont personne n’était dupe, ni ces patriciens sceptiques qui les accordaient avec tant de complaisance, ni ce pontife épicurien qui paraissait les accepter si volontiers. Le seul effet de toutes ces adulations fut d’accoutumer l’opinion à l’idée que César devait être un dieu. En réalité, ce n’est pas à la servilité du sénat qu’il dut son apothéose, c’est à l’enthousiasme du peuple.

Le peuple l’aimait véritablement. Lorsque, le soir des ides de mars, on vit passer cette litière portée par trois esclaves qui contenait son cadavre, avec ce bras sanglant qui pendait, personne, dit un contemporain, ne resta les yeux secs ; devant les portes des maisons, dans les rues, au sommet des toits, on n’entendait que des gémissement et des sanglots. La scène des funérailles porta cette douleur au comble. La foule s’était rassemblée en armes au Forum ; le corps, étendu sur un lit d’ivoire couvert de pourpre et d’or, avait été placé devant la tribune, dans une sorte de chapelle improvisée qui représentait le temple de Venus genetrix. À la tête du lit s’étalait la robe ensanglantée. Dans le cortège, des musiciens chantaient des chœurs ou des monologues de tragédies choisis exprès pour la circonstance : on remarqua surtout ce vers de Pacuvius, dont l’application était facile à faire : « Faut-il que j’aie conservé la vie à des gens qui devaient me l’ôter ! » Antoine, pour toute oraison funèbre, se contenta de lire ces sermens que le sénat avait faits de défendre César jusqu’à la mort, ces décrets par lesquels on lui accordait toutes les dignités humaines et les honneurs divins ; il les commentait d’une voix inspirée, et, pour rappeler au peuple comment les sénateurs avaient tenu leurs promesses et de quelle façon ils avaient traité celui dont ils voulaient faire un dieu, il s’interrompait de temps en temps et lui montrait l’image de César, percée de vingt-trois coups de poignard. Le peuple répondait par des lamentations, par des cris, et frappait sur ses armes. Toute cette foule s’enivrait de douleur, de colère et de bruit. Lorsqu’on vit les magistrats charger le lit funèbre sur leurs épaules pour le porter au Champ de Mars, il se passa une scène d’un désordre indescriptible. Tous s’arrachaient le cadavre. Les uns voulaient le brûler dans la curie de Pompée, où il avait été tué, et la brûler avec lui en expiation ; les autres voulaient l’emporter au Capitole, et placer le bûcher dans le temple même de Jupiter. Au milieu de la contestation, deux soldats s’approchèrent du lit et y mirent le feu. Pour l’alimenter, on brûla les branches des arbres, les sièges des tribunaux ; puis, la foule se pressant de plus en plus autour de ce bûcher improvisé, les musiciens y jetèrent leurs instrumens et leurs robes de pourpre, les soldats leurs armes, les femmes leurs bijoux et ceux de leurs enfans, tandis que les esclaves, saisis d’une rage de destruction, allaient incendier les maisons voisines. Pour ajouter à l’étrangeté du spectacle, les nations vaincues, qui avaient à se louer de l’humanité de César, tinrent à lui rendre aussi les derniers honneurs. Les représentans qu’elles avaient à Rome vinrent autour du bûcher exprimer leurs regrets à la façon de leur pays. Les Juifs y passèrent des nuits entières à se lamenter de cette manière bruyante et dramatique qui est propre à l’Orient.

Il était impossible qu’au milieu d’une si violente émotion, quand cette foule cherchait tous les moyens d’honorer César, l’idée ne lui vînt pas d’en faire un dieu. C’était, on vient de le voir, une des formes ordinaires que prenait la reconnaissance des peuples antiques, et cette fois il y avait des raisons particulières pour qu’elle s’exprimât de cette façon. Les premières victoires de César, remportées dans des contrées lointaines, sur des peuples inconnus, avaient vivement frappé les Romains. Cette conquête des Gaules si admirablement conduite, ces excursions en Bretagne et en Germanie, dans des pays de fables et de prodiges, ce bonheur qui ne s’était jamais démenti, ce dernier coup porté à la grande aristocratie qui gouvernait l’univers depuis cinq siècles, cette suite de succès incroyables dont les résultats devaient changer le monde, tout se réunissait pour donner à cette existence quelques teintes de merveilleux. Sa mort imprévue semblait le grandir encore. L’imagination populaire se chargeait de compléter cette destinée interrompue ; ses desseins paraissaient plus vastes, parce qu’on lui avait ôté le temps de les exécuter : il avait enfin cette dernière fortune, qu’au milieu de sa gloire, avant qu’il se fût usé dans les embarras inévitables des choses humaines, il disparaissait tout d’un coup dans un orage, comme Romulus, et le lendemain de sa mort, sa vie, pleine d’événemens extraordinaires, pouvait passer pour une légende. Que de raisons de le regarder comme un dieu ! Le sénat, pendant qu’il vivait, lui avait accordé les honneurs divins, mais de bouche seulement et sans y croire. Le peuple au contraire, dit Suétone, était convaincu de sa divinité. In deorum manerum relatus est, non ore modo decerenientium, sed et persuasione volgi. Non-seulement ce fut tout à fait une consécration populaire ; mais il importe de remarquer que le peuple seul témoigna quelque zèle pour l’apothéose de César : ses amis, ses créatures, ceux qu’il avait comblés de dignités et de trésors, se montrèrent beaucoup plus tièdes. Antoine scandalisa le peuple par son peu d’empressement à faire exécuter les décrets du sénat en l’honneur de César. Nommé prêtre de Jupiter Julius pendant que le dictateur vivait encore, il n’avait jamais songé à remplir ses fonctions. Cicéron, dans ses Philippiques, lui adresse des reproches ironiques sur sa négligence. « le plus ingrat des hommes, lui dit-il, pourquoi donc as-tu abandonné le sacerdoce de ton nouveau dieu ? » La conduite de Dolabella fut plus étrange encore. Sur l’endroit même du Forum où le corps de César avait été brûlé, on avait élevé un autel surmonté d’une colonne de 20 pieds en marbre d’Afrique avec cette inscription : Au père de la patrie. Une sorte de culte s’organisa spontanément sur cet autel : on y venait tous les jours faire des sacrifices, prononcer des vœux, terminer des différends en attestant le nom de César. Un intrigant, qui se disait petit-fils de Marius, et qui n’était qu’un ancien esclave, dans l’espoir que le désordre pourrait lui être utile, excitait la foule à renouveler sans cesse ces démonstrations. Le consul Dolabella, voyant qu’elles effrayaient les gens sages et troublaient la paix publique, résolut d’y mettre un terme. Il n’hésita pas à détruire la colonne, à renverser l’autel, à disperser par la force les adorateurs de son ancien ami ; comme ceux-ci faisaient mine de résister, Antoine envoya contre eux des soldats qui s’emparèrent du petit-fils de Marins et de ses partisans, et, sans prendre la peine de les faire juger, il les précipita du haut de la roche Tarpéienne.

Cet acte de vigueur, dont Cicéron et le sénat furent très heureux, causa un vif mécontentement au peuple. Les ouvriers, les soldats, les esclaves, qui avaient pris l’habitude de venir prier autour de la colonne du Forum, se montrèrent fort irrités contre ces ingrats qui punissaient des amis plus fidèles qu’eux, et ils ne se lassaient pas de demander qu’on leur laissât relever l’autel de César. L’habile Octave comprit ces dispositions de la foule, et il sut en profiter. Il arrivait alors d’Apollonie, où son oncle l’avait envoyé achever ses études, et il venait résolument réclamer l’héritage du grand dictateur. Il était jeune, inconnu, et il n’avait ni partisans, ni soldats. Il ne semblait pas de force à lutter contre Antoine, Dolabella ou Lépidus, qui s’étaient fait un nom, et qui commandaient des armées ; mais du premier coup il sut s’appuyer sur tous les sentimens populaires que les autres avaient froissés : il déclara qu’il venait venger César et lui rendre les hommages qu’on lui refusait. Il voulut d’abord, conformément aux décrets du sénat, faire placer dans le théâtre un trône d’or et une couronne en l’honneur de son oncle. Antoine trouva encore quelque moyen de l’empêcher ; mais Octave était tenace, et, comme il voyait qu’on négligeait de donner au peuple les jeux que César avait promis pour la dédicace du temple de Venus genetrix, protectrice de sa famille, il en fit les frais lui-même. C’est pendant ces fêtes que parut ce météore dont le peuple fut si frappé, « Tandis que ces jeux se célébraient, racontait Auguste dans ses mémoires, une comète se montra pendant sept jours dans la partie du ciel qui est tournée vers le nord ; elle se levait tous les soirs à la onzième heure, et elle était visible par toute la terre. L’apparition de cet astre parut au peuple la preuve que l’âme de César avait été reçue parmi les immortels, et, lorsqu’on lui éleva plus tard une statue sur le Forum, on plaça cette étoile sur sa tête. » C’était l’astre de la dynastie qui se levait, et les poètes ne manquèrent pas de le saluer.

C’est seulement l’année suivante, en 712, que le culte du nouveau dieu fut officiellement constitué ; on était au lendemain des proscriptions, le sénat n’avait rien à refuser aux triumvirs. Il renouvela tous ses anciens décrets : il fit un devoir de conscience à tout le monde de célébrer la fête de César le 7 juillet, « sous peine d’être voué à la colère de Jupiter et de César lui-même ; » il décréta qu’on lui bâtirait un temple à l’endroit du Forum où son corps avait été brûlé, et où s’élevait la colonne détruite par Dolabelia. Le culte du dieu Jules semble s’être répandu rapidement dans tout l’univers. Nous le trouvons établi dès l’année suivante à Pérouse, où 300 chevaliers et sénateurs, amis d’Antoine, furent solennellement immolés par Octave sur l’autel de son oncle. Il ne tarda pas non plus à pénétrer en Orient et en Égypte, où Dion nous montre Cléopâtre sacrifiant à ce dieu, qu’il lui était difficile de prendre au sérieux ; mais nulle part la divinité de César n’était plus honorée qu’à Rome. La première fois qu’on y célébra sa fête, les réjouissances publiques durent être très brillantes. Les sénateurs, qui seuls auraient pu témoigner quelque tristesse, avaient reçu l’ordre d’être joyeux, sous peine d’une amende d’un million de sesterces (200,000 fr.). Quant au peuple, il voyait dans l’établissement du nouveau culte l’assurance de la prospérité publique, le gage du bonheur et de la gloire de Rome. Comme un besoin étrange de réforme et de rénovation travaillait alors le monde, il semblait que César, devenu dieu, allait amener des temps nouveaux, et que le règne de la justice et de la paix daterait de son apothéose. Virgile, qui puise si souvent ses inspirations dans les sentimens populaires, s’est fait l’écho de ces espérances confuses. Dans une églogue écrite au milieu de ces fêtes, et qui en porte l’impression, il chante l’apothéose du berger Daphnis ; il le montre « admirant les palais nouveaux pour lui de l’Olympe, et regardant sous ses pieds les nuages et les étoiles. » La joie est générale sur la terre, et la nature elle-même y prend part. « Le loup ne tend plus d’embûches au troupeau, le cerf n’a plus rien à craindre du filet ; les montagnes même jettent des cris d’allégresse ; les rochers, les arbres disent : c’est un dieu, oui, c’est un dieu ! » Et il ajoute avec un accent profond de respect et d’amour : sis bonus o felixque tuis ! On sent bien que ces vers sont nés de l’émotion publique : ils reproduisent les impressions et les sentimens de la foule. Ce ne sont donc pas les sénateurs, malgré leurs flatteries empressées, qui ont fondé le culte de César. Tous ces décrets mensongers, prodigués de son vivant avec tant de complaisance, auraient disparu avec lui. C’est le peuple qui les a fait vivre ; c’est lui qui leur a donné une sanction nouvelle et définitive. Il ne faut pas l’oublier, et l’on doit rendre à chacun la responsabilité qui lui revient : la première fois que l’apothéose impériale s’est produite à Rome, elle est sortie d’une explosion d’admiration et de reconnaissance populaire.


III.[modifier]

L’effet produit par l’apothéose de César fut très grand ; il donna aux ambitieux qui se disputaient son héritage la pensée de réclamer aussi pour eux les honneurs divins. Sextus Pompée, après les victoires maritimes qu’il avait remportées sur Octave, se déclara fils de Neptune : il en prit le nom sur ses monnaies ; il se mit à porter des vêtemens de couleur azurée en souvenir de son origine, et, pour honorer le dieu des mers, son père, il jeta dans le détroit de Sicile des bœufs, des chevaux et même, dit-on, des hommes. Antoine voulut être Bacchus ; il fit proclamer par un héraut dans toute la Grèce que telle était sa volonté, et la Grèce se montra très complaisante pour cette fantaisie. A Éphèse, les femmes allèrent au-devant de lui, habillées en bacchantes, les hommes et les enfans en faunes et en satyres. « À Athènes, dit un historien du temps, on éleva au milieu du théâtre, dans un endroit exposé aux regards de tous, une sorte de chapelle semblable à celles qu’on nomme des autres de Bacchus. On y voyait des tambours, des peaux de faon et tout ce qui sert au culte de ce dieu. Là, depuis le matin, Antoine, étendu avec ses amis, s’occupait à boire, servi par ces bouffons qu’il avait amenés d’Italie, et toute la Grèce assistait à ce spectacle. » On sait par Plutarque dans quel appareil mythologique Cléopâtre vint le trouver en Cilicie, sur une galère dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent, avec des amours et des nymphes qui s’appuyaient sur le timon et sur les cordages, au milieu des acclamations d’un peuple charmé qui saluait Aphrodite et Bacchus [3]. Octave paraît de beaucoup le plus raisonnable des trois. Certes les flatteurs ne manquaient pas autour de lui, et l’on n’aurait pas hésité à lui accorder les honneurs divins, pour peu qu’il en eût témoigné la moindre envie ; mais il ne paraissait pas y tenir : il visait au solide, et, tandis que son rival perdait son temps à se faire adorer des lâches populations de l’Orient, il travaillait à pacifier l’Italie et à rassembler une bonne armée. Il était pourtant difficile qu’il échappât tout à fait à ces hommages, et qu’il refusât toujours de les accepter. Lorsqu’en 718, après beaucoup de péripéties, il dispersa les flottes de Sextus Pompée, la joie fut très vive en Italie. Pompée avait commis l’imprudence d’appeler à lui les esclaves, et, devant la crainte d’une guerre servile, toutes les préférences politiques s’étaient effacées ; tous les partis faisaient des vœux pour le succès d’Octave. Quand il fut victorieux, les villes italiennes, pour reconnaître le service qu’il venait de leur rendre, s’empressèrent de placer sa statue à côté de leurs dieux protecteurs. L’enthousiasme fut plus grand encore après la victoire d’Actium. Pendant qu’Antoine allait se cacher en Égypte, Octave, avec ses légions triomphantes, traversait ces pays de l’Orient ou l’apothéose du souverain, mort ou vivant, était une des formes ordinaires de l’obéissance, et qui d’ailleurs avaient à se faire pardonner leur servilité pour Antoine. Ils réclamèrent avec insistance comme le plus grand des bienfaits le droit d’adorer le vainqueur ; ce droit leur fut accordé, mais avec des restrictions. Octave ne voulut être adoré qu’en compagnie de la déesse Rome, et il défendit expressément à tous les Romains de prendre part à ce culte. Sous ces réserves, il laissa la province d’Asie lui bâtir un temple à Pergame, et celle de Bithynie à Nicomédie. L’exemple était donné, et peu à peu des fêtes furent instituées, des temples s’élevèrent dans toutes les grandes villes de l’Orient en l’honneur de Rome et d’Auguste. L’Occident ne commença qu’un peu plus tard. Les habitans de Tarragone, chez lesquels Auguste avait fait un assez long séjour pendant la guerre des Cantabres, et qui sans doute avaient reçu de lui quelques faveurs, demandèrent et obtinrent la permission de lui dédier un autel. En 744, à la suite d’un mouvement des Sicambres, qu’on disait encouragés secrètement par les Gaulois, soixante peuples de la Gaule réunis à Lyon décidèrent, pour mieux prouver leur fidélité, d’élever un autel à Rome et à Auguste au confluent de la Saône et du Rhône. En 764, vers la fin de ce règne glorieux, les habitans de Narbonne s’engagèrent par un vœu solennel « à honorer perpétuellement la divinité de César-Auguste, père de la patrie. » La formule curieuse du serment qu’ils prêtèrent à cette occasion nous a été conservée ; ils promettaient de lui élever un autel sur leur forum, et d’y sacrifier tous les ans à de certains anniversaires, notamment le 9 des calendes d’octobre, « jour où pour le bonheur de tous un maître était né au monde, » et le 7 des ides de janvier, « où il avait commencé à régner sur l’univers. » — Auguste laissait faire ; il est probable qu’au fond ces hommages ne lui déplaisaient pas ; il y voyait une preuve éclatante de sa popularité dans les provinces et comme un gage de leur soumission. Il ne voulait pas pourtant avoir l’air de les encourager. Au contraire, il affectait quelquefois d’en sourire en homme du monde qui sait ce que valent ces protestations, et qui n’est pas dupe des flatteurs. On raconte qu’un jour une ambassade solennelle des habitans de Tarragone vint lui annoncer qu’il avait fait un miracle : un figuier était né sur son autel. Il se contenta de répondre : « On voit bien que vous n’y brûlez guère d’encens. »

Il était impossible que l’exemple des provinces ne finît point par gagner Rome et l’Italie. Qu’allait faire Auguste au moment où son culte, toléré dans le monde entier, tenterait de s’établir au centre même et dans la capitale de l’empire ? Dion Cassius, après avoir raconté qu’il permit aux villes de l’Asie de lui rendre les honneurs divins, ajoute « qu’à Rome et dans l’Italie personne n’osa le faire. » Cette affirmation est beaucoup trop générale. En prétendant que les Italiens n’osèrent pas adorer Auguste de son vivant, Dion leur fait plus d’honneur qu’ils ne méritent. On ne sait s’il leur en accorda formellement la permission, ou s’il la laissa prendre ; mais les inscriptions nous prouvent qu’avant sa mort il avait des prêtres, et que son culte était institué à Pise, à Pompéi, à Assise, à Préneste, à Pouzzoles et dans les principales villes de l’Italie. Quant à Rome elle-même, la question est plus douteuse. Suétone affirme catégoriquement qu’Auguste n’y voulut avoir ni temples, ni autels tant qu’il vécut, et qu’il le défendit avec une grande obstination, in urbe quidem pertinacissime obstinuit hoc honore. L’obstination n’était pas de trop ; il en fallait beaucoup pour résister à l’opinion publique, qui mettait un empressement singulier à faire d’Auguste un dieu. Il n’est aucun poète pendant ce long règne qui n’ait chanté l’apothéose impériale. Virgile, le plus grand de tous, commence aussi le premier. « Il sera toujours un dieu pour moi, disait-il deux ans à peine après les proscriptions, et le sang d’un agneau pris dans ma bergerie rougira souvent son autel. » C’était bien aller un peu vite ; mais on venait de lui rendre ce petit domaine qu’il aimait tant. Quelques années plus tard, dans cette étrange dédicace qu’il a mise en tête de ses Géorgiques, il disait à Auguste, presque d’un ton de reproche : « Il faut t’habituer enfin à te laisser invoquer dans les prières. » L’ancien républicain Horace se demandait quel dieu pouvait être ce jeune homme qui venait ainsi au secours de l’empire en ruine ; il penchait à croire que c’était Mercure, et lui demandait en grâce, puisqu’il était descendu du ciel, de vouloir bien n’y pas remonter trop vite. Quand Auguste eut remporté sur les Parthes ce succès diplomatique dont il sut tirer un si grand parti, lorsqu’il les eut contraints sans combat à lui rendre les étendards de Crassus, l’admiration d’Horace ne connut plus de limites. « La foudre, disait-il, nous annonce que Jupiter règne dans le ciel ; comment douter ici-bas de la divinité présente d’Auguste quand nous le voyons ajouter les Parthes à son empire ? » Voilà le commencement de ces comparaisons de l’empereur avec Jupiter qui allaient devenir bientôt si humiliantes pour le maître de l’Olympe. Tout du reste n’était pas mensonge dans ces protestations des poètes et dans cet empressement du public dont ils se faisaient l’écho. Beaucoup étaient sincères lorsqu’ils cherchaient quelque honneur nouveau, quelque hommage inusité pour témoigner leur reconnaissance au prince qui avait rendu la tranquillité au monde. « Le bœuf, disait Horace, erre en sûreté dans les champs ; Cérès et l’Abondance fécondent les campagnes ; sur les mers paisibles volent de toutes parts les nautoniers. » N’était-ce pas un vrai miracle après tant de guerres horribles ? et celui qui l’avait accompli contre toute attente ne méritait-il pas des autels ? Le bon Virgile avait annoncé déjà que l’apothéose de César allait amener le règne de la paix. Les dix ans de troubles et de massacres qui la suivirent n’avaient pu tout à fait le détromper. La soif de repos dont il était dévoré lui faisait oublier facilement son mécompte, et il attendait avec confiance de la divinité d’Auguste ce qu’il avait espéré en vain de celle de César. Alors, disait-il, les guerres cesseront, et l’humeur farouche des hommes s’adoucira. » C’était un beau rêve, et il était bien naturel que l’on pressât Auguste de le réaliser en acceptant au plus tôt l’apothéose. Auguste eut le bon sens de résister à ces excitations, et de ne pas permettre que de son vivant on lui élevât de temple à Rome. Cependant la reconnaissance ou la flatterie pouvait prendre des détours qu’il lui était bien difficile de prévoir et de prévenir. C’est ce que nous montre Horace dans cette épître célèbre où il fait remarquer à Auguste qu’il est le seul de tous les grands hommes auquel on ait rendu justice avant sa mort, « Tu vis encore, lui dit-il, et déjà nous te prodiguons des honneurs qui ne sont pas prématurés, nous te dressons des autels où l’on vient attester ta divinité. » Ces vers, qu’il faut prendre à la lettre, car ils sont placés dans un ouvrage où rien n’est mis au hasard, nous prouvent que dans les chapelles privées, dans les sanctuaires de famille, partout où l’autorité souveraine de l’empereur ne parvenait pas aussi directement, on lui adressait des prières, on jurait par son nom, on osait résister à ses ordres, persuadé peut-être qu’en lui désobéissant on ne courait pas le risque de lui déplaire. Néanmoins, je le répète, son culte, tant qu’il vécut, ne fut pas officiellement établi dans la capitale de l’empire : il put se laisser rendre par exception quelques-uns des hommages réservés aux dieux, il n’accepta jamais l’apothéose véritable. Les historiens l’affirment, et l’on n’a trouvé jusqu’à présent aucun monument qui contredise leurs affirmations. Ce fut donc partout, et surtout à Rome, la tactique d’Auguste de ne sembler jamais souhaiter les honneurs divins, et de ne paraître occupé, quand on les lui offrait, qu’à les fuir ou à les restreindre. Si par hasard il consentait à les accepter, ce n’était pas sans prendre des précautions et des ménagemens infinis. Par exemple il se laissait plus volontiers bâtir des temples en province qu’en Italie, et en Italie qu’à Rome. Il savait bien que l’éloignement entretient le prestige, et qu’il est difficile de paraître un dieu quand on est vu de trop près. À Rome même, lorsqu’il crut devoir se relâcher de sa sévérité, ce ne fut qu’en faveur des affranchis, des esclaves. L’incrédulité des gens du monde l’effrayait ; il craignait que l’apothéose ne fût de leur part qu’une flatterie sans sincérité dont ils se moquaient tout bas. Les petites gens lui semblaient de meilleure foi et plus portés à croire naïvement à la divinité du maître. En Italie, comme dans les provinces, il prit soin de rattacher toujours les cérémonies nouvelles qu’on instituait pour lui aux usages et aux traditions du passé. C’était sa politique ordinaire de donner à ses nouveautés un air antique ; il n’y manqua pas en cette occasion. Partout nous voyons son culte se substituer adroitement à des cultes plus anciens ou s’associer avec eux. S’il ne veut être adoré qu’en compagnie de la dea Roma, c’est qu’il espère profiter pour son compte de la vénération que cette déesse inspire depuis longtemps au monde. Les habitans de Narbonne, dans le vœu par lequel ils s’engagent envers sa divinité, semblent n’employer à dessein que les plus vieilles formules : ils promettent de consacrer son autel avec les rites et d’après la loi d’un des plus anciens sanctuaires de Rome, celui de Diane de l’Aventin. Dans la liturgie des Frères Arvales, le nom d’Auguste se trouve rapproché de celui de ces divinités primitives dont les gens du monde avaient presque perdu le souvenir, et qui ne se retrouvaient que dans la mémoire du peuple. C’était le moyen de donner à ce culte nouveau ce qui seul lui manquait, la consécration de l’antiquité. Grâce à cette préoccupation d’Auguste de chercher à l’apothéose impériale des précédens dans le passé de Rome, il arriva qu’elle prit alors et garda toujours un caractère romain. Dans l’Orient, l’homme auquel on accorde les honneurs divins est en général identifié avec un dieu, ou plutôt un dieu descend et s’incarne en lui ; Il en prend les attributs, il en porte le nom. Dans ces fêtes que Cléopâtre donnait à son amant, elle paraissait vêtue en Isis, tandis qu’auprès d’elle son grossier soldat essayait de jouer le rôle d’Osiris. Ce n’était pas un simple déguisement : les flatteurs disaient et la foule était disposée à croire qu’on avait vraiment sous les yeux les grands dieux de l’Égypte. Les Grecs, dont la servilité ne se rebutait de rien, tentèrent souvent de diviniser les césars à la façon orientale ; les césars parurent même goûter assez cette forme nouvelle de l’adoration quand ils étaient fatigués de l’autre, et on l’employa quelquefois à Rome pour leur faire plaisir. Néron, à son retour de la Grèce, où il avait remporté si facilement tant de couronnes dans les jeux publics, fut charmé d’être salué par la populace romaine du nom d’Apollon. Commode ne se faisait représenter que sous les traits d’Hercule, et il se donnait ordinairement ce titre sur ses monnaies ; mais ce ne sont là que des exceptions. Il est en somme très rare que les césars aient pris pour eux ou qu’ils aient donné à leurs prédécesseurs le nom d’un dieu. L’apothéose romaine a quelque chose de moins mystique et, si l’on peut ainsi parler, de plus humain que celle des peuples orientaux ; elle suppose qu’un homme, par ses efforts personnels et sa vertu propre, peut s’élever de lui-même à la condition divine, mais non pas qu’un dieu descend en lui et le transfigure. Si elle fait trop d’honneur à l’homme, il faut convenir qu’elle insulte beaucoup moins le ciel. Il était moins inconvenant après tout de faire de Messaline et de Poppée des divinités particulières et personnelles dans lesquelles chacun pouvait avoir la confiance qu’il voulait que d’humilier deux déesses respectables en regardant ces courtisanes couronnées comme des incarnations de Cérès et de Junon. Les Grecs se sont facilement permis ces irrévérences ; l’apothéose romaine n’est jamais allée jusque-là.

Le vrai caractère, celui qu’elle tient d’Auguste et qu’elle conserva sous ses successeurs, s’en montre clairement dans une dévotion, ou, comme on disait alors, dans une religion nouvelle qui fut imaginée vers le milieu de ce règne, celle des lares impériaux (Lares Augusti) ; il convient d’étudier avec quelques détails cette importante institution, qui met dans tout son jour les précautions que prenait Auguste et la politique qu’il suivait au sujet de son apothéose. Il n’y avait pas à Rome de culte plus populaire que celui des lares. Chacun priait avec respect ces petits dieux protecteurs du foyer qu’on saluait avec tant d’attendrissement au départ et au retour dans les longs voyages, auxquels on rapportait toutes les prospérités intérieures, la santé des enfans, l’union des proches, les chances heureuses du commerce, qu’on croyait présens à tous les repas de la famille, et qui partageaient ses douleurs et ses joies. Ce culte, d’abord tout domestique, avait bientôt pris une grande extension. À côté des lares de la maison, on adorait ceux de l’état, ceux de la cité, et même ceux de chaque quartier de la ville. Ces derniers avaient de petites chapelles aux endroits où plusieurs rues se croisent et qui forment des places. Aussi les appelait-on les lares du carrefour (Lares compitales). Les voisins les fêtaient beaucoup. Tous les ans, au commencement de janvier, après les saturnales, on célébrait des jeux en leur honneur. Pour organiser la fête et subvenir à la dépense, les habitans du quartier formaient entre eux une association (collegium) avec une caisse commune et un président, et pendant trois jours tout le voisinage réuni assistait gaîment à des représentations de baladins, à des combats d’athlètes, à des divertissemens de tout genre. Le petit peuple y prenait un grand plaisir ; c’était un amusement pour les ouvriers, pour les esclaves, pour tous ceux auxquels la vie était rigoureuse, et qui n’avaient guère de distractions chez eux. La, politique ne tarda pas à pénétrer dans ces réunions où tous les pauvres gens de Rome étaient rassemblés. Les démagogues comprirent les services qu’elles pouvaient leur rendre : il leur était facile dans ces jours de fête, où la foule, excitée par le plaisir, est plus accessible à tous les entraînement, de lui faire prendre les armes, et de la jeter sur la route du Champ de Mars ou du Forum. L’association du carrefour se transformait sans peine en un comité politique qui, au lieu de donner des jeux, organisait des émeutes. Le rôle de ces comités fut très important dans les dernières convulsions de la république. Tour à tour supprimés et rétablis selon le parti qui l’emportait, ils furent abolis définitivement par César, qui cessa d’encourager les révolutions quand la sienne eut réussi. Pendant près de vingt ans, on ne célébra plus à Rome les jeux du carrefour ; mais, malgré cette longue interruption, le peuple n’avait pas cessé de s’en souvenir et de les regretter. Auguste, qui savait bien qu’il pouvait être populaire sans péril, n’hésita pas à les lui rendre. Ils furent célébrés après la victoire d’Actium parmi les fêtes du triomphe. « Toutes les rues, dit Virgile, retentissaient de cris de joie, d’applaudissemens et de jeux. » Quelques années plus tard, Auguste leur donna une consécration nouvelle. En 746, il voulut réorganiser l’administration municipale de Rome, que la république avait laissée en fort mauvais état. Il divisa la ville en quatorze régions et en deux cent soixante-cinq quartiers ; chacun de ces quartiers était administré par quatre fonctionnaires appelés magistri vicorum, qui étaient de petits bourgeois ou des affranchis du voisinage désignés probablement par l’autorité supérieure. Il existait au-dessous d’eux une réunion ou collège de quatre esclaves appelés ministri qui leur étaient sans doute subordonnés, et qu’on trouve associés avec eux dans la dédicace de quelques monumens. Cette réforme, qui donna plus d’ordre et de sécurité dans Rome, fut regardée comme très importante. On en fit une ère nouvelle, et les magistri vicorum des époques suivantes datent leurs actes de l’année où leur magistrature avait commencé. Ici encore, fidèle à sa politique ordinaire, Auguste essaya de donner à l’institution qu’il créait l’appui du passé, il voulut la faire profiter de la vieille popularité des lares du carrefour. Les fonctions des magistri vicorum étaient doubles. Comme administrateurs civils, ils s’occupaient sans doute de la police de leurs quartiers, ils répartissaient entre les habitans les libéralités impériales, ils avaient sous leurs ordres les esclaves chargés d’éteindre les incendies, et nous les voyons faire présent à leurs administrés de poids étalons pour les matières d’or et d’argent. Les monumens nous montrent qu’ils étaient en même temps des fonctionnaires religieux. Le centre du quartier était toujours resté à la chapelle du carrefour ; les magistri vicorum en étaient naturellement les prêtres. Indépendamment des anciennes fêtes qui n’avaient pas disparu et de la purification des quartiers dont ils étaient chargés, Auguste voulut que deux fois par an, au mois de mai et au mois d’août, on apportât des couronnes de fleurs aux dieux lares. Ces fêtes nouvelles furent l’occasion d’une innovation très importante. Les lares anciens étaient au nombre de deux ; la reconnaissance publique, et surtout celle des magistri vicorum qui devaient leur existence à l’empereur, en ajouta un troisième, le génie d’Auguste. Malgré la résolution qu’il avait prise de ne pas se laisser adorer à Rome, Auguste accepta cet hommage. Le génie d’un homme n’étant, d’après les croyances romaines, que la partie la plus spirituelle et la plus divine de lui-même, celle par laquelle il existe et qui lui survit, puisqu’on l’adore après la mort sous le nom de lare, on pouvait bien sous celui de genius lui rendre quelques honneurs pendant la vie. Les esclaves, les affranchis, les cliens, juraient par le génie du maître ; c’était pour eux une sorte de dieu vivant dont on associait le culte à celui des divinités qui protègent la maison. L’idée devait venir naturellement aux Romains de jurer aussi par le génie d’Auguste, et de placer son image auprès des dieux de la famille. N’était-ce pas lui qui assurait à tout le monde la tranquillité intérieure ? et, si les réunions domestiques n’étaient plus troublées comme autrefois par le bruit des batailles de la rue, ne le devait-on pas à sa sagesse ? Il était donc aussi un des dieux protecteurs du foyer. Horace lui disait déjà en 740 : « Après avoir travaillé tout le jour en paix, le laboureur retourne joyeux à son repas du soir. Il ne le finit point sans inviter ta divinité à sa table : il élève vers toi ses prières, il t’offre le vin répandu de sa coupe, il mêle ton nom à celui de ses lares. » Ainsi les magistri vicorum, en associant le génie d’Auguste aux deux lares des carrefours, ne couraient aucun risque de choquer l’opinion publique ; au contraire, elle les avait devancés dans cet hommage. Ils ne faisaient que suivre au nom de l’état ce qui se pratiquait depuis longtemps dans l’intérieur des familles.

Ce n’en était pas moins un acte de la plus adroite politique de mettre ainsi l’apothéose impériale à sa naissance, et quand elle pouvait être contestée, sous la protection de ce que les Romains respectaient le plus, la religion du foyer. Ce qui était bien plus habile encore, c’était d’intéresser à ce culte nouveau et au pouvoir dont il émanait les petits bourgeois, les affranchis, les esclaves, toutes les classes inférieures et déshéritées. La république les avait fort négligées, l’empire leur tendait la main. De ces pauvres gens que la société regardait à peine comme des hommes, il faisait des magistrats. Ces esclaves avaient le droit de se réunir, et ils élevaient à frais communs des monumens au bas desquels on lisait leurs noms obscurs. Ces affranchis prenaient plusieurs fois par an la robe à bandes de pourpre, comme les préteurs et les consuls ; ils donnaient des jeux, ils présidaient des cérémonies publiques, et se faisaient précéder par deux licteurs pour écarter la foule devant eux. Tous ces privilèges, auxquels ils étaient d’autant plus sensibles qu’on les avait plus humiliés jusque-là, ils savaient bien qu’ils les tenaient uniquement du prince ; ils n’ignoraient pas que leur importance était intimement liée au culte impérial. Aussi les voit-on fort occupés d’embellir la chapelle où l’on honore les lares du carrefour. Indépendamment des deux petits dieux avec leur tunique relevée et leurs vases à boire, tels que l’antiquité les avait toujours représentés, et du génie d’Auguste qu’on venait de leur associer, ils y plaçaient souvent d’autres divinités populaires, Hercule, Sylvain, et surtout cette Stata Mater, si aimée des pauvres parce qu’elle avait la réputation d’arrêter les incendies. C’était, on en a fait le compte, plus de deux mille personnes de la plus basse extraction, esclaves ou affranchis pour la plupart, qui participaient tous les ans dans une certaine mesure au gouvernement impérial, et se trouvaient ainsi engagés à le défendre. L’avantage était considérable ; Auguste s’empressa d’en profiter. Pour attacher tous ces pauvres gens à son pouvoir par un lien religieux, il consentit à se laisser rendre, même à Rome, quelques-uns des honneurs qu’on décerne aux dieux ; mais ce n’était encore, comme on le voit, qu’une sorte de culte détourné et qu’une demi-apothéose, puisqu’on n’adorait que son génie.

L’apothéose ne devait être complète que vingt ans plus tard. Lorsqu’il fut mort à Nola, en 767, aucun scrupule ne pouvait plus retenir la reconnaissance publique, et on était libre de lui accorder tous les hommages qu’il avait en partie refusés pendant sa vie. Tacite fait remarquer que ses funérailles ne ressemblèrent pas à celles de César. Le peuple resta calme ; il n’y eut ni violences, ni émeutes, quoiqu’on eût l’air de les redouter. Tout se passa d’une façon régulière et froide. Le sénat reconnut le nouveau dieu, comme c’était son droit d’après la législation romaine. On lui attribua officiellement des temples et des prêtres ; tandis que César avait été fait dieu par une sorte de consécration populaire, Auguste obtint le ciel par décret, cœlum decretum. On imagina pour la circonstance des cérémonies nouvelles et une sorte de liturgie, qui servit de précédent et fut employée dans la suite toutes les fois qu’on accorda l’apothéose à un empereur. Son corps fut porté sur un lit d’ivoire et d’or dans un cercueil couvert de tapis de pourpre. Au-dessus du cercueil, on avait placé une image en cire qui le représentait vivant et revêtu des ornemens du triomphe. Au Champ de Mars, on dressa un immense bûcher à plusieurs étages en forme de pyramide orné de guirlandes, de draperies, de statues séparées par des colonnes. « Quand le corps y eut été mis, il fut entouré par les prêtres ; puis les chevaliers, les soldats, courant tout autour du bûcher, y jetèrent les récompenses militaires qu’ils avaient obtenues pour leur valeur. Des centurions, s’approchant ensuite avec des flambeaux, y mirent le feu. Pendant qu’il brûlait, un aigle s’en échappa comme pour emporter avec lui dans l’Olympe l’âme du prince[4]. » On trouva même un sénateur complaisant qui affirma qu’il avait vu de ses yeux Auguste monter au ciel. Pour le récompenser, Livie lui fit donner un million de sesterces. À ces honneurs officiels s’en joignirent beaucoup d’autres : à côté du culte public institué par le sénat, on vit naître une foule d’associations, de chapelles, de dévotions de toute sorte, qui étaient l’œuvre des particuliers. Livie naturellement en donna l’exemple. Elle fit construire dans le Palatin même une sorte de sanctuaire domestique dont elle était la prêtresse, et autour duquel elle réunit les amis et les cliens de la maison. Elle ne voulut pas même exclure les histrions qu’Auguste avait aimés ; le mime Claudius, malgré sa mauvaise réputation, parut dans les jeux qu’elle donna chez elle en l’honneur de son mari, et le danseur Bathylle devint plus tard le sacristain de son temple. Toutes les familles importantes de Rome imitèrent Livie. Partout, dit Tacite, il se forma des associations pieuses en l’honneur du prince qui venait de mourir, composées des parens, des serviteurs et des cliens, qui se réunissaient sans doute à certains jours pour des cérémonies communes. L’élan une fois donné par la capitale, tout l’empire suivit, et partout se fonda, plus encore par l’initiative privée que par l’intervention du pouvoir, le culte de celui qu’on n’appela plus que le divin Auguste, divus Augustus.


IV.[modifier]

L’apothéose impériale a vécu autant que l’empire, plus de trois siècles. Pendant cette longue durée, elle a mis la crédulité publique à de rudes épreuves : on a eu le dieu Claude, que sa femme, dit Juvénal, précipita dans le ciel en lui faisant manger cet excellent plat de champignons après lequel il ne mangea plus rien ; on a eu le dieu Commode, que Sévère fit proclamer un jour par son armée dans un accès de mauvaise humeur contre le sénat. Je ne parle pas d’Antinoüs, parce qu’il ne reçut jamais de consécration officielle et que son culte ne fut guère accepté que dans l’Orient ; mais Néron fit une déesse de sa femme Poppée, après l’avoir tuée d’un coup de pied, et Domitien de sa nièce Julia, qui était en même temps sa maîtresse. Il faut avouer qu’il y avait de quoi compromettre à jamais l’apothéose ; elle résista pourtant à ces scandales. Loin de s’affaiblir, comme on pouvait le craindre, elle prit plus d’autorité en vieillissant, et elle n’a jamais été plus florissante qu’au IIe siècle. Les Antonins lui rendirent quelque crédit. Elle eut la chance alors de s’égarer moins souvent sur des princes indignes. En décrétant le ciel à Nerva, à Trajan et à leurs successeurs, le sénat était sur de ne pas se mettre en désaccord avec l’opinion publique ; il ne faisait que devancer ses jugemens. Aucun dieu n’a jamais été plus fêté que Marc-Aurèle. « Non-seulement, dit son historien, les gens de tout âge, de tout sexe, de toute condition lui rendirent les honneurs divins, mais on regarda comme un impie celui qui n’aurait pas quelque image de lui dans sa maison. De nos jours encore (sous Constantin, deux siècles après la mort de Marc-Aurèle) beaucoup de familles conservent ses statues parmi leurs dieux pénates, et il ne manque pas de gens qui prétendent qu’il leur apparaît en songe pour leur donner de bons avis et des oracles certains. »

Nous avons aujourd’hui quelque peine à croire à la sincérité de tous ces hommages ; c’est tout au plus si nous sommes disposés à l’admettre chez les pauvres gens, que l’ignorance rend aisément crédules, — chez ces soldats que la discipline habituait au respect de leur chef, et qui adoraient déjà ses images gravées sur leurs enseignes, — chez tous ceux enfin qui, ne voyant l’empereur que de loin, ne le connaissaient que par sa puissance. Le zèle de tous ces adorateurs obscurs ne peut guère être mis en doute. Ils nous en ont laissé la preuve dans une foule de monumens modestes, de cippes, d’autels grossiers, qui portent, en un latin souvent barbare, des marques authentiques de leur dévotion ; mais il nous semble que les gens éclairés devaient être beaucoup plus sceptiques. Dans les salons de Rome, où l’on était si clairvoyant et si frondeur, où l’on se piquait de n’être pas dupe, de savoir le secret des affaires et de démêler les motifs cachés des actions, on connaissait trop bien les faiblesses des meilleurs princes pour ne pas accueillir leur apothéose avec un sourire. Il nous est bien difficile de nous figurer ces gens d’esprit, dont la naïveté n’était pas le défaut, ces lettrés, ces philosophes, ces sénateurs, décernant le ciel à l’empereur qui vient de mourir, et l’on se demande comment ils pouvaient tenir leur sérieux quand ils allaient solennellement adorer ce dieu qu’ils venaient de faire. Peut-être après tout étaient-ils moins embarrassés que nous ne le pensons. N’oublions pas que l’homme a d’ordinaire beaucoup moins de peine à supporter ce qui contrarie son jugement que ce qui choque ses habitudes : si l’apothéose pouvait blesser le bon sens des gens qui réfléchissaient, la coutume les familiarisait de bonne heure avec elle. Je ne crois même pas que leur bon sens éprouvât beaucoup de répugnance à l’accepter. Dès leurs premières années, ils avaient entendu répéter, comme tout le monde, qu’un mort est un dieu ; la philosophie venait ensuite leur apprendre que les âmes des gens vertueux montaient au ciel. Pour eux, l’apothéose ne voulait pas dire autre chose. Le mot divus, dont on se servait pour désigner l’empereur divinisé, n’avait pas tout à fait la même signification que deus. Quoique dans l’origine il n’y eût entre ces deux termes aucune différence, l’usage finit par en créer une ; on se servait du premier pour faire entendre que le prince était parmi les bienheureux. C’est le nom dont plus tard on appela les saints dans l’église chrétienne ; il devait avoir déjà parmi les païens un sens analogue. Ainsi, lorsqu’après la mort d’un prince le sénat lui avait accordé les honneurs divins, il pouvait bien être un dieu véritable pour le vulgaire, mais les gens éclairés le regardaient plutôt comme un saint que comme un dieu, et par ce détour les hommages qu’on lui décernait n’avaient rien de blessant pour la dignité divine. Quand nous voyons les amis de Marc-Aurèle placer son image parmi leurs dieux pénates et lui rendre un culte, il n’y a pas lieu d’en être plus étonné que lorsque le sire de Joinville nous raconte qu’il a établi dans la chapelle de son château un autel à saint Louis « où l’on chantera toujours en l’honneur de lui. » Germanicus, en parlant à ses soldats, leur montre le divin Auguste s’intéressant du haut du ciel à la conduite de ses armées et aux destinées de son empire : ce langage est-il beaucoup plus surprenant que celui de saint Ambroise lorsque, sur la tombe de Théodose, il affirme que le grand empereur chrétien habite le séjour de la lumière, et se glorifie de fréquenter l’assemblée des saints, manet ergo in lumine Theodosius et sanctorum cœtibus gloriatur, — lorsqu’il nous fait voir Gratien, qui vient le recevoir, qui l’embrasse, qui oublie sa mort cruelle en accueillant celui qui l’a si glorieusement vengée ? Le sens de l’apothéose s’est donc graduellement affaibli. Pline trouve que ce n’est qu’une manière comme une autre de témoigner sa reconnaissance aux grands personnages dont on a reçu quelques bienfaits ; aussi, quoiqu’il nie l’existence de l’âme, et qu’il doute de celle des dieux, il n’hésite pas à nous représenter Vespasien, « le plus grand des princes qui aient jamais régné sur le monde, » s’acheminant vers le ciel avec toute sa famille. Nous savons que certains philosophes adoraient Platon, et que le poète Silius rendait un culte à Virgile ; mais Virgile et Platon étaient des écrivains très religieux dont il était naturel de faire des saints du paganisme. Ce qui est tout à fait surprenant, c’est de voir Lucrèce, le violent ennemi des superstitions populaires, dans son admiration pour l’incrédule Épicure, le proclamer dieu, deiis ille fuit, deus, inclute Memmi.

Ainsi restreinte et limitée, réduite à n’être plus qu’une sorte d’expression métaphorique qui avait perdu toute signification sérieuse, l’apothéose pouvait être acceptée sans scrupule, même des sceptiques. Elle devint avec le temps plus simple et plus acceptable encore. Dès le début, elle avait eu un double caractère, religieux et civil ; il est facile de voir, à mesure qu’on avance, que le caractère civil l’emporte, et que partout elle se sécularise. Les temples de Rome et d’Auguste cessent bientôt d’être des sanctuaires pour devenir des lieux de réunions politiques : les prêtres des provinces prennent le caractère d’administrateurs ordinaires chargés des intérêts de leurs pays ; les flamines des cités ne sont plus des magistrats municipaux comme les autres, et on ne regarde la corporation des Augustales que comme une société de négocians réunis pour défendre leurs privilèges. Dans toutes ces institutions diverses, le culte impérial n’est bientôt qu’un prétexte : on a l’air de se rassembler pour des prières et des sacrifices ; en réalité, c’est pour s’occuper d’affaires communes. Ces sacrifices eux-mêmes et ces prières perdent vite leur première signification. Les hommages des fidèles deviennent de moins en moins personnels ; ils s’adressent à la dignité impériale beaucoup plus qu’à l’empereur lui-même : c’est l’adoration du pouvoir monarchique. En rendant les honneurs divins à César, on n’entendait guère que reconnaître solennellement son autorité ; c’était une profession de foi publique d’obéissance. Le caractère religieux du culte impérial n’était donc plus qu’une formalité dont on pouvait le débarrasser un jour ou l’autre sans qu’il fût tout à fait détruit. C’est ce qui arriva sous Constantin. Lorsqu’il devint le maître de l’empire, les peuples l’honorèrent comme ils en avaient l’habitude en lui bâtissant des temples et en célébrant des jeux pour lui. Constantin, quoiqu’il fût chrétien, accepta ces hommages ; il tint seulement à les dégager de tout mélange impur avec l’ancienne religion. Il répondit aux habitans d’Hispellum, qui demandaient à lui élever un temple, qu’il y consentait « à condition que l’édifice qui devait porter son nom ne serait pas souillé par les pratiques coupables d’une superstition dangereuse. » Ce n’était donc plus qu’un monument civil, une sorte d’hôtel de ville, où les décurions se réunissaient pour protester de leur dévoûment au prince et signer des décrets en son honneur.

Quand l’apothéose conservait encore son caractère religieux, les juifs et les chrétiens avaient courageusement protesté contre elle. « Je n’appelle pas l’empereur un dieu, disait Tertullien, parce que je ne veux pas me moquer de lui. Je n’ai qu’un maître, qui l’est aussi de l’empereur ; il faut l’adorer, si l’on veut qu’il soit favorable à César. Gardez-vous de croire et d’appeler un dieu celui qui ne peut rien sans l’aide de Dieu. » Lorsqu’il fut bien constaté que le culte impérial n’était qu’une manière détournée d’honorer l’autorité souveraine, le christianisme n’avait plus les mêmes raisons de s’en plaindre. Le Christ avait recommandé le respect aux puissances établies : sa religion fut de bonne heure amie de la discipline et de l’ordre. Elle proclame que l’autorité vient de Dieu, qu’elle est une sorte de délégation de la puissance divine ; elle fait un devoir de la respecter et de lui obéir : elle cède vite à la tendance d’assigner au prince une place particulière entre l’homme et Dieu. Dès le IIe siècle, son docteur le plus sévère disait : « Nous rendons à l’empereur tous les hommages qu’il nous est permis de lui rendre, et qu’il lui est utile de recevoir ; nous le regardons comme un homme, mais un homme qui vient immédiatement après Dieu, il tient de Dieu ce qu’il possède, mais il n’est inférieur qu’à lui. » C’est à peu près de la même façon que s’exprime Horace lorsque, s’adressant ; à Jupiter, il lui demande de prendre pour ainsi dire César pour son lieutenant (Tu, secundo Cœsare, regnes). « Qu’au-dessous de toi seul, lui dit-il, il gouverne par d’équitables lois l’immense univers. » Quand le prince est le premier des hommes, il est bien près d’être au-dessus d’eux. S’il est l’objet particulier des faveurs célestes, s’il a été désigné par un décret spécial pour régner sur un peuple, s’il tient d’en haut les qualités nécessaires pour y réussir, il n’est plus possible de le confondre avec le troupeau qu’il gouverne. Il y a inévitablement dans cette façon de grandir l’autorité souveraine, de la rapprocher du ciel, un principe d’apothéose, et même au sein du christianisme ce principe a quelquefois porté ses fruits. « Il faut obéir au prince comme à la justice même, dit Bossuet ; ils sont des dieux, et participent en quelque façon à l’indépendance divine, » et il continue en faisant entre le prince et Dieu une de ces comparaisons dont les écrivains païens pouvaient lui offrir plus d’un exemple. « Comme en Dieu est réunie toute perfection, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. Quelle grandeur qu’un seul homme en contienne tant ! Que Dieu retire sa main, le monde retombera dans le néant ; que l’autorité cesse dans le royaume, tout sera en confusion. Considérez le prince dans son cabinet ; de là partent les ordres qui font aller de concert les magistrats et les capitaines, les provinces et les armées. C’est l’image de Dieu, qui, assis dans son trône au plus haut des cieux, fait aller toute la nature. Les méchans ont beau se cacher, la lumière de Dieu les suit partout. Quelque matin qu’ils se lèvent, il les prévient ; quelque loin qu’ils s’écartent, sa main est sur eux. Ainsi Dieu donne au prince de découvrir les trames les plus secrètes ; il a des yeux et des mains partout : les oiseaux du ciel lui rapportent ce qui se passe. Il a même reçu de Dieu pour l’usage des affaires une certaine pénétration qui fait penser qu’il devine. A-t-il pénétré l’intrigue, ses longs bras vont prendre ses ennemis aux extrémités du monde ; ils vont les déterrer au fond des abîmes : il n’y a pas d’asile assuré contre une telle puissance ! »

Quand un évêque parlait ainsi, il ne faut pas s’étonner de ce qu’un courtisan osait faire ; les hommages d’un d’Antin ou d’un Lafeuillade avaient toutes les apparences d’un culte. Saint-Simon rapporte qu’à la dédicace de la statue de la place des Victoires on renouvela presque les fêtes du paganisme. « Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, à cheval, à la tête des corps de la ville, y fit les tours, les révérences et autres cérémonies tirées et imitées de la consécration des empereurs romains. Il n’y eut à la vérité ni encens, ni victimes ; il fallut bien donner quelque chose au titre de roi très chrétien. » L’apothéose est donc au fond de toutes les sociétés qui proclament que le pouvoir émane de Dieu, et le principe que l’autorité est divine conduit inévitablement à l’adoration monarchique. Pour n’être point trop sévères à ceux qui ont placé les césars dans le ciel, n’oublions pas qu’il y a un siècle à peine tout le monde mettait chez nous les rois au-dessus de l’humanité ; songeons aux courtisans de Louis XIV quand nous avons peine à comprendre les Romains de l’empire.

Gaston Boissier.

[(Catégorie:Articles de 1871]]

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1870.
  2. C’était aussi l’opinion des théologiens de Rome. Le savant Labéon, résumant les doctrines qu’il tenait des Étrusques, avait composé tout un traité, cité par les pères de l’église, sur les dieux qui avaient commencé par être des hommes, de diis animalibus. On pouvait, selon lui, faire de l’âme humaine un dieu, et c’est par la vertu de certains sacrifices que le miracle s’opérait. Ces sacrifices étaient sans doute les rites mêmes des funérailles, auxquels la religion accordait tant d’importance ; quand ils avaient lié exactement accomplis, quand on n’avait omis aucune cérémonie, aucune prière, l’âme du défunt prenait place parmi les dii animales.
  3. Malgré la séduction que l’Orient exerça sur lui, le soldat romain, goguenard et intéressé, se montre souvent chez Antoine. On raconte que, les Athéniens ayant proposé de marier le nouveau dieu à leur déesse Minerve, il les prit au mot, et demanda une dot de mille talens qu’il se fit rigoureusement payer.
  4. Ce bûcher se trouve figuré sur plusieurs médailles impériales, notamment sur celles d’Antonin et de Marc-Aurèle. Les beaux bas-reliefs de la colonne antonine représentent aussi quelques-unes des cérémonies relatives à la consécration des empereurs. Sur deux des faces du piédestal, on trouve reproduits les soldats avec leurs armes, les cavaliers avec leurs enseignes, qui courent autour du bûcher. Sur la troisième, un génie ailé, le génie de l’univers, selon Vignoli, ou celui de l’éternité, d’après Visconti, emporte sur ses ailes Antonin et sa femme Faustine, divinisés tous les deux, et auprès desquels sont placés les deux aigles qui s’envolèrent du bûcher à leurs funérailles. Au-dessous du génie, Rome, dans son costume traditionnel, les regarde partir, et sur son visage se peignent à la fois la joie des honneurs qu’ils obtiennent et le regret de les perdre.