Les Maîtres mosaïstes/Chapitre 18

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XVIII.

Le lendemain, ces maîtres illustres, accompagnés de leurs ouvriers, des procurateurs et des familiers du saint-office, se rendirent à Saint-Marc, et procédèrent à l’examen des travaux de mosaïque. À la requête des Bianchini, on commença par leur arbre généalogique de la Vierge, ouvrage immense accompli en très-peu de temps. Vincent joignait à tous ses vices une insupportable vanité. Avide de louanges, il suivait pas à pas le Titien, attendant toujours l’explosion de son admiration. À côté de lui marchait Dominico Rossetto, l’œil brillant de toute la confiance d’une inébranlable sottise. Cependant, le Titien ne s’expliquait pas. Toujours spirituel et courtois, il trouvait à leur adresser de ces mots qui marquent l’attention et l’intérêt, mais qui ne compromettent en aucune façon le jugement du connaisseur. Ses attitudes polies, ses gracieux sourires, contrastaient avec le front rembruni et la contenance austère du Tintoret. Quoique moins lié peut-être avec les Zuccati, Robusti était bien plus indigné que le Titien de la méchanceté de leurs rivaux. Dans l’esprit de Titien, habitué lui-même à nourrir de profondes haines et d’implacables antipathies, la conduite des Bianchini trouvait sinon une excuse, du moins une appréciation plus indulgente des jalousies de métier et des ambitions d’artiste. Peut-être aussi le Tintoret, songeant aux persécutions qu’il avait eu à subir de la part du Titien, voulait-il lui adresser, par allusion, un reproche légitime, en montrant son horreur et son mépris pour ces sortes de choses. Il sortit de la chapelle de Saint-Isidore sans avoir desserré les lèvres, et sans avoir tourné une seule fois les yeux vers les personnes qui l’accompagnaient.

Mais quand il fut sous la grande voûte, et qu’il eut devant les yeux le travail des Zuccati, il éclata en louanges éloquentes ; sa belle tête austère s’anima du feu de l’enthousiasme, et il fit ressortir toutes les perfections de cette œuvre avec une chaleur généreuse. Le Titien, qui était l’intime ami du vieux Sébastien, et qui avait donné beaucoup d’excellentes leçons aux jeunes Zuccati, renchérit sur cet éloge sans cependant déprécier le travail des Bianchini, à l’égard desquels il garda toujours une grande prudence. Mais le procurateur-caissier, impatienté du succès des Zuccati, prit la parole.

« Messires, dit-il aux illustres maîtres, je vous ferai observer que nous ne sommes pas venus ici pour voir des travaux de peinture, mais des travaux de mosaïque. Il importe très-peu à l’État que la main de la Vierge soit plus ou moins modelée d’après les règles de votre art ; il importe encore moins que la jambe de saint Isidore ait le mollet un peu trop haut ou un peu trop bas. Tout cela est bon pour le discours…

— Comment ! par le Christ ! s’écria le Titien, à qui ce blasphème fit oublier un instant sa prudente courtoisie ; il importe peu à l’État que les mosaïstes ne sachent pas le dessin, et que la mosaïque ne soit pas une reproduction élégante et correcte des ouvrages de peinture ?… C’est la première fois que j’entends dire une pareille chose, Monseigneur, et il me faudra tout le respect que m’inspirent vos jugements pour me ranger à cet avis. »

Rien n’exaltait les convictions erronées du procurateur caissier comme la contradiction.

« Et moi, messer Tiziano, s’écria-t-il avec chaleur, je vous soutiendrai que tout cela n’est que minutie et puérilité. Ce sont des querelles d’école et des discussions d’atelier, dans lesquelles la gravité de la magistrature n’ira pas se compromettre. Chargés, par la république, de veiller à ses intérêts et d’apporter de l’économie et de la probité dans les dépenses publiques, les procurateurs ne souffriront pas que, pour le vain plaisir d’amuser les amateurs de peinture, les ouvriers de Saint-Marc manquent à leurs engagements.

— Je ne pensais pas, dit Francesco Zuccato d’une voix faible et en jetant un douloureux regard sur ses ouvrages, que je pusse manquer à mes engagements en soignant, autant que possible, le dessin de mes figures, et en me conformant en conscience à toutes les règles de mon art.

— Je connais tout aussi bien que vous, Messer, les règles de votre art, cria le procurateur tout rouge de colère. Vous ne me ferez point croire qu’un mosaïste soit tenu d’être un peintre. La république vous paie pour copier servilement et fidèlement les cartons des peintres ; et pourvu que vous attachiez avec solidité et propreté vos pierres à la muraille, pourvu que vous sachiez employer de bons matériaux et en tirer le parti dont ils sont susceptibles, il importe fort peu que vous connaissiez les règles de la peinture et les lois du dessin. Par la corne ducale ! si vous étiez de si grands artistes, la république pourrait faire de bonnes économies. Il ne serait plus besoin de payer messer Vecelli et messer Robusti pour dessiner vos modèles. On pourrait vous laisser libres de composer, d’ordonner et de tracer vos sujets. Malheureusement, nous n’avons pas encore assez de confiance dans votre maîtrise de peintre pour nous en rapporter ainsi à vous.

— Et pourtant, Monseigneur, dit le Titien, qui avait repris tout son calme et qui savait donner une expression gracieuse au sourire de mépris errant sur ses lèvres, j’oserai objecter à Votre Seigneurie que, pour savoir copier fidèlement un bon dessin, il faut être soi-même un bon dessinateur ; sans cela, on pourrait confier les cartons de Raphaël aux premiers écoliers venus, et il suffirait d’avoir un grand modèle sous les yeux pour être aussitôt un grand artiste. Les choses ne se passent pas ainsi, que Votre Seigneurie me permette de le dire avec tout le respect que je professe pour ses opinions ; mais autre chose est de gouverner les hommes par une sublime sagesse, et de les amuser par de frivoles talents. Nous serions bien embarrassés, nous autres, pauvres artisans, s’il nous fallait, comme Votre Seigneurie, tenir d’une main ferme et généreuse les rênes de l’État ; mais…

— Mais tu prétends, flatteur, dit le procurateur radouci, qu’en fait de peinture et de mosaïque tu t’y entends mieux que nous. Tu ne nieras pas du moins que la solidité ne soit une des conditions indispensables de ces sortes d’ouvrages, et si, au lieu d’employer la pierre, le cristal, le marbre et l’émail, on emploie le carton, le bois, l’huile et le vernis, tu m’avoueras que les deniers de la république n’ont pas reçu leur véritable destination. »

Ici le Titien fut un peu embarrassé ; car il ne savait pas jusqu’à quel point cette accusation des Bianchini pouvait être fondée, et il craignait de compromettre les Zuccati par une assertion imprudente.

« Je nierai du moins, dit-il après un instant d’hésitation, que cette substitution de matériaux constitue la fraude, s’il est prouvé, comme je le crois, que le pinceau puisse être employé dans certains endroits de la mosaïque avec autant de solidité que l’émail.

— Eh bien ! c’est ce que nous allons voir, messer Vecelli, dit le procurateur ; car nous ne voulons pas suspecter votre intégrité dans cette affaire. Qu’on apporte ici du sable et des éponges ; et par la corne ! qu’on frotte solidement toutes ces parois. »

Les yeux mourants de Francesco se ranimèrent et se tournèrent avec une haine méprisante vers l’inscription où le mot saxis remplaçait le barbarisme saxibus. Il semblait que, dût-il être condamné pour la substitution d’une seule lettre, il s’en consolait par l’espérance de voir constater en public la bévue de l’ignorant procurateur. Melchiore comprit sa pensée, et surprit son regard ; il détourna l’épreuve, et la porta sur les autres parties de la voûte.

La mosaïque des Zuccati, frottée et lavée sur tous les points, résista parfaitement à l’essai, et il ne s’y trouva aucune partie qui tombât ou qui menaçât de tomber. Le procurateur-caissier commençait à craindre que la haine aveugle des Bianchini et ses propres préventions ne l’eussent fourvoyé dans une affaire peu honorable pour lui, lorsque Vincent Bianchini, s’approchant des deux archanges, dont l’un était le portrait de Valerio, et l’autre celui de Francesco Zuccato, dit avec assurance :



Sébastien Zuccato courut se jeter aux pieds du doge. (Page 29.)

« Il est certain que le bois et le carton peints peuvent résister au sable et à l’éponge mouillée ; mais il n’est pas certain qu’ils puissent résister à l’action du temps, et en voici la preuve. « En parlant ainsi, il tira son stylet, et l’enfonçant dans la poitrine nue de l’archange qui représentait Francesco Zuccato, à l’endroit du cœur, il en fit sauter une parcelle de substance couleur de chair, qu’il coupa lestement en deux avec sa lame, et qu’il présenta aux procurateurs. Le fragment passant de main en main, le Titien lui-même fut forcé de convenir que c’était un morceau de bois.