Les Maîtres mosaïstes/Chapitre 2

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II.

Lorsque le vieux Zuccato entra sous cette coupole orientale, où d’un fond d’or étincelant s’élançaient comme de terribles apparitions, les colossales figures des prophètes et des fantômes apocalyptiques évoqués dans leurs songes, il fut saisi, malgré lui, d’une frayeur superstitieuse, et le sentiment de l’artiste faisant place un instant au sentiment religieux, il se signa, salua l’autel dont les lames d’or brillaient faiblement au fond du sanctuaire, et, déposant sa barrette sur le pavé, il récita tout bas une courte prière.

Quand il eut fini, il releva péniblement les genoux raidis par l’âge, et se hasarda à jeter les yeux sur les figures des quatre évangélistes, qui étaient les plus rapprochées de lui. Mais comme sa vue était affaiblie, il n’en put saisir que l’ensemble, et dit en se retournant vers le Tintoret : « On ne peut nier que ces grandes masses ne fassent de l’effet. Pur charlatanisme, après tout !… Oh ! oh ! Monsieur, vous voilà ? » Ces dernières paroles furent adressées à un grand jeune homme pâle, qui, en entendant les échos de la coupole répéter les sons aigus et cassés de la voix de son père, était descendu précipitamment de son échafaudage pour aller le recevoir. Francesco Zuccato, ayant lutté avec douceur et persévérance contre la volonté paternelle, avait fini par suivre sa vocation et s’abstenir des fréquentes entrevues qui eussent pu réveiller ce sujet de discorde ; mais il était en toute occasion humble et respectueux envers l’auteur de ses jours. Pour lui faire un accueil plus convenable, il avait essuyé à la hâte ses mains et sa figure, il avait jeté son tablier, et endossé sa robe de soie garnie d’argent, que lui présenta un de ses jeunes apprentis. En cet équipage, il était aussi beau et aussi élégant que le patricien le plus à la mode. Mais son front mélancolique et la gravité de son sourire portaient l’empreinte des nobles soucis et du saint orgueil de l’artiste.

Le vieux Zuccato le toisa de la tête aux pieds, et, résistant à l’émotion qu’il éprouvait, lui dit avec ironie :

« Eh bien ! Monsieur, comment ferons-nous pour admirer vos chefs-d’œuvre ? S’ils n’étaient liés à la muraille, corpore et animo, on vous prierait d’en décrocher quelques-uns ; mais vous avez mieux entendu les intérêts de votre gloire, en plaçant tout cela si haut, que nul regard ne peut y atteindre.

— Mon père, répondit modestement le jeune homme, le plus beau jour de ma vie serait celui où ces faibles productions obtiendraient de vous un regard d’indulgence ; mais votre volonté sévère est un obstacle bien plus grand que la distance qui vous sépare de cette voûte. S’il était en mon pouvoir de fléchir votre répugnance, je ne doute pas qu’avec l’aide de mon frère je ne parvinsse à vous conduire au haut de ces planches, d’où vous pourriez embrasser d’un coup d’œil tout l’ensemble des figures qu’elles vous masquent en ce moment.

— Votre frère ! répondit le vieux grondeur, et où est-il, votre frère ? Ne daignera-t-il pas descendre de son empyrée de verroterie, pour venir me saluer à son tour ?

— Mon frère est sorti, dit Francesco ; sans quoi il se fût empressé, comme moi, de passer sa robe et de venir vous baiser la main ; je l’attends d’un instant à l’autre, et il sera bien heureux de vous trouver ici.

— D’autant plus qu’il arrivera joyeux et chantant comme de coutume, n’est-ce pas, la barrette sur l’oreille, l’œil trouble et les jambes avinées ? Un ouvrier qui s’absente à l’heure du travail pour aller au cabaret sera un guide fort sûr, en effet, pour m’aider à grimper toutes vos échelles.

— Mon père, Valerio n’est point au cabaret. Il s’est absenté pour les fournitures de notre métier. Je l’ai envoyé à la fabrique me chercher quelques échantillons d’émail qu’on a été obligé de cuire exprès pour moi, et dont la nuance exacte est très-difficile à obtenir.

— En ce cas, vous pourrez lui souhaiter le bonjour de ma part ; car il y a bien deux lieues d’ici à Murano, et il a l’eau contraire[1], ce qui peut s’entendre de deux façons. C’est pourquoi il aura bu beaucoup de vin en compagnie de ses bateliers, et la rame ne fera pas mieux son métier aujourd’hui que la truelle.

— Mon père, on vous a fait de faux rapports sur le compte de Valerio, répondit le jeune homme en s’animant. Il aime le plaisir et le vin de Chypre, j’en conviens ; mais il n’en est pas moins diligent. C’est un excellent ouvrier, et, quand je le charge d’une commission, il s’en acquitte avec une exactitude et une intelligence qui ne laissent rien à désirer.

— Valerio ! voilà messer Valerio ! » cria du haut des planches l’apprenti Bartolomeo, qui voyait par un des jours de la coupole le débarquement des gondoles aux degrés de la Piazzetta.

Peu d’instants après, Valerio, suivi de ses ouvriers portant un grand panier de verroterie, entra dans la basilique d’un air dégagé, et chantant d’une voix fraîche et sonore, sans trop de respect pour le lieu saint, le refrain d’une chanson d’amour.

Mais aussitôt qu’il eut aperçu son père, il se découvrit et cessa de chanter ; puis il s’approcha sans trouble et l’embrassa avec l’assurance et la candeur d’une âme droite.

Zuccato fut frappé de sa bonne tenue, de son air riant et ouvert. Valerio était le plus beau garçon de Venise.

Il était moins grand, mais mieux découplé et plus robuste que son frère. L’expression de son admirable visage n’offrait, au premier abord, qu’enjouement, courage et franchise. Il fallait de l’attention pour découvrir dans ses grands yeux bleus le feu sacré qui sommeillait souvent à l’ombre d’une douce insouciance, et dont un peu de fatigue avait, sinon altéré, du moins voilé l’éclat. Cette demi-pâleur ennoblissait sa beauté et tempérait l’audacieuse sérénité de son regard. Il était toujours d’une grande coquetterie dans sa toilette, et donnait le ton aux plus brillants seigneurs de la république. Il était recherché par eux et par les dames à cause du talent qu’il avait pour composer et dessiner des ornements que l’on faisait ensuite exécuter, sous sa direction, en broderie d’or et d’argent, sur les plus riches étoffes. Une toque de velours entourée d’une grecque de la façon de Valerio Zuccato, une frange de robe taillée sur ses modèles, une bordure de manteau en drap d’or brodé de soies nuancées avec des enroulements de chaînes, de fleurs ou de feuillages dans le goût de ses mosaïques byzantines, étaient, aux yeux d’une dame de bonne maison ou d’un seigneur de mœurs élégantes, des objets de première nécessité. Valerio gagnait donc beaucoup d’argent à cette industrie qui le délassait de ses travaux et de ses plaisirs, et qu’il exerçait dans son petit atelier à Santi-Filippo-e-Giacomo, à l’ombre d’un certain mystère auquel tout le monde était initié bénévolement. Sa bonne mine, sa belle humeur, ses relations avec les magnifiques patriciens et les joyeux ouvriers qui remplissaient son atelier à toute heure, l’avaient entraîné nécessairement à la vie de plaisir ; mais son activité naturelle et sa fidélité à remplir tous les engagements d’un travail quelconque le préservaient de tomber dans l’excès d’un désordre qui eût ruiné son génie.

Une tendre et inaltérable amitié unissait les deux frères ; ils réussirent à vaincre la feinte résistance du vieux Zuccato, et, faisant dresser deux échelles latérales près de celle où il se risqua, ils le soutinrent et l’enlevèrent presque jusqu’au dernier étage de leurs échafauds. Le Tintoret, déjà vieux, mais encore ferme et habitué à faire son atelier des vastes coupoles de la basilique, les y suivit afin d’être témoin de la surprise de Sébastien.

Le sentiment de terreur religieuse que le vieillard avait éprouvé d’abord fit place à un ravissement involontaire, lorsque, parvenu au niveau des grandes figures d’évangélistes et de prophètes qui occupaient les premiers plans, il vit toutes les parties terminées de cette vaste et merveilleuse composition. Ici le transito de la Vierge, traité d’après le Salviati ; plus loin la résurrection de Lazare, scène effrayante, où le cadavre, revêtu des tons clairs du linceul, semble flotter avec incertitude sur le fond brillant de la muraille, le saint Marc du Titien, personnage grandiose, qui est porté par le croissant de la lune, comme par une nacelle, et semble enlevé dans les cieux resplendissants par un mouvement d’ascension appréciable à la vue ; le grand feston du cintre soutenu par de beaux enfants ailés, et, au-dessus de ces nombreux chefs-d’œuvre, la vision de saint Jean, où les damnés sont précipités dans les enfers, tandis que les élus du Seigneur, vêtus de blanc et montés sur de blancs coursiers, se perdent dans l’éclat adouci et dans le rayonnement vague de la coupole, comme une nuée de cygnes dans la vapeur embrasée du matin.

Zuccato essaya bien encore de lutter contre l’admiration qu’il éprouvait, en attribuant l’effet de son saisissement à la magie de la lumière jouant sur les objets, à la situation favorable et à la dimension imposante des figures. Mais, quand le Tintoret le contraignit à s’approcher du feston afin d’en apprécier les détails, il fut forcé d’avouer qu’il n’aurait jamais cru l’art de la mosaïque susceptible d’une telle perfection, et que les angelots voltigeant parmi ces guirlandes pouvaient rivaliser, pour la couleur et pour la forme, avec la peinture des plus grands maîtres.

Mais toujours avare de louanges et rebelle à sa secrète satisfaction, le vieillard prétendit que ce n’était là qu’un mérite d’exactitude et un travail de patience. « Tout l’honneur, dit-il, revient au maître qui a tracé les modèles de ces groupes et dessiné le détail de ces ornements.

— Mon père, repartit Francesco avec une fierté modeste, si vous daignez me permettre de vous montrer les cartons des maîtres, vous nous accorderez peut-être le mérite d’avoir, sinon créé, du moins compris nos modèles avec quelque intelligence.

— Je le veux, dit Tintoret ; je veux que mes cartons de l’Apocalypse fassent preuve du talent de peintre qui distingue Francesco et Valerio Zuccato de tous les artistes de leur classe. »

Plusieurs modèles furent exhibés, et Sébastien put se convaincre de la science avec laquelle les Zuccati travaillaient en maîtres d’après les maîtres, traçaient eux-mêmes le dessin élégant et pur de leurs sujets, et créaient leur merveilleuse couleur, d’après la simple indication du peintre. Valerio, après s’être un peu fait prier par son frère, avoua même qu’il était l’auteur de plusieurs figurines, et, à son tour, dévoilant le secret de Francesco, il indiqua à son père deux beaux archanges volant l’un vers l’autre ; l’un, enveloppé d’une draperie verte, était son propre ouvrage ; l’autre, vêtu de bleu turquin, était l’ouvrage de Francesco, composé et exécuté de même sans l’aide d’aucun peintre.

Zuccato se laissa conduire vers ces figures, qui étaient réellement aussi belles qu’aucune de celles dont le modèle avait été fourni. Francesco avait donné à son jeune archange les traits de son frère Valerio, et réciproquement l’archange de Valerio était le portrait de Francesco. Ils avaient employé des compartiments d’une finesse extrême pour exécuter cette œuvre chérie, et l’avaient placée modestement dans un angle obscur, où les regards de la foule ne pouvaient atteindre. Le vieux Zuccato resta longtemps immobile et muet devant ce couple ailé, et, confus de voir l’erreur orgueilleuse de toute sa vie si glorieusement réfutée, il fut pris d’un terrible accès d’humeur. Il descendit l’échelle et reprit son manteau des mains de Valerio avec beaucoup de sécheresse, sans daigner lui adresser un mot d’encouragement, non plus qu’à son frère ; et, saluant à peine le Tintoret, il franchit, d’un pas plus ferme qu’on ne s’y serait attendu de sa part, le seuil de la basilique. Mais il n’eut pas descendu la première marche que, cédant au besoin impérieux de son âme, il se retourna, et, ouvrant ses bras à ses deux fils qui s’y précipitèrent, il les pressa longtemps contre sa poitrine en arrosant de larmes leurs belles chevelures.

  1. Acqua contraria, le reflux qui se fait sentir sur les lagunes et rend la navigation très-difficile à certaines heures.