Les Maîtres sonneurs/20

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 240-251).



VINGTIÈME VEILLÉE


Brulette rougit, bouda, pleura encore et ne répondit point ; mais le lendemain, je la trouvai menant ses bêtes aux champs et ayant avec elle, contre son habitude, le gros Charlot sur ses bras. Elle s’assit au lieu du pâturage, et l’enfant se roulant sur sa robe, elle me dit :

— Tiennet, tu avais raison hier. Tes reproches m’ont donné à penser, et mon parti en est pris. Je ne promets pas d’aimer beaucoup ce Charlot, mais au moins d’agir tout comme, et peut-être que Dieu m’en récompensera un jour en me donnant des enfants plus mignons que celui-là.

— Eh ! ma mie, lui répondis-je, je ne sais où tu prends ce que tu dis et ce que tu penses. Je ne t’ai fait aucun reproche, et je n’en ai à te faire que sur l’entêtement où te voilà d’élever toi-même ce vilain gars. Voyons, veux-tu que je fasse écrire à ce carme, ou que je l’aille trouver, pour qu’il lui cherche une autre famille ? Je sais où est son couvent, et j’aime mieux encore faire un voyage que de te voir condamnée à de pareilles galères.

— Non, non, Tiennet, dit Brulette, il ne faut pas seulement penser à changer ce qui est convenu. Mon père a promis pour moi, et j’ai dû l’approuver. Si je pouvais le dire… mais je ne le peux pas. Sache seulement une chose, c’est que l’argent n’est pour rien dans le marché, et que, ni mon père ni moi, ne voudrions accepter un denier en payement du devoir qui nous est commandé.

— Voilà que tu m’étonnes de plus en plus. À qui donc cet enfant ? c’est donc à des personnes de votre parenté ? de la mienne, par conséquent ?

— Ça se peut, dit-elle. Nous avons de la famille au loin d’ici. Mais prends que je ne te dis rien, car je ne le peux ni ne le dois. Seulement laisse croire que ce marmot nous est étranger et que nous en sommes payés. Autrement les mauvaises langues accuseraient peut-être des personnes qui ne le méritent point.

— Diantre ! lui dis-je, tu me mets le marteau dans la tête ! J’ai beau chercher…

— Justement, il ne faut pas chercher. Je te le défends ; quand même, je suis sûre que tu ne trouverais rien.

— À la bonne heure ; mais alors, tu vas donc te mettre en sevrage de divertissements comme ce gars est en sevrage de nourrice ? Le diable soit de la parole de ton grand-père !

— Mon grand-père a bien agi, et si je l’avais contredit, j’aurais été une sans cœur. Aussi, je te répète que je ne veux point m’y mettre à moitié, quand j’y devrais périr d’ennui…

Brulette avait une tête. De ce jour-là, il se fit en elle un changement tel, qu’on ne la reconnaissait point. Elle ne quittait plus la maison que pour faire pâturer ses ouailles et sa chèvre, toujours en compagnie de Charlot ; et, quand elle l’avait couché le soir, elle prenait son ouvrage et veillait au dedans. Elle n’alla plus à aucune danse et n’acheta plus de belles nippes, n’ayant plus occasion de s’en attifer.

À ce dur métier-là, elle devint sérieuse et même triste, car elle se vit bientôt délaissée. Il n’est si jolie fille qui, pour avoir de l’entourage, ne soit forcée d’être aimable, et Brulette, ne montrant plus aucun souci de plaire, fut jugée maussade pour avoir trop donné de son esprit par le passé.

À mon sens, elle n’avait changé qu’en mieux, car n’ayant jamais fait la coquette, mais seulement la princesse avec moi, elle me paraissait plus douce en son parler, plus sensée et plus intéressante en sa conduite ; mais il n’en fut pas jugé ainsi. Elle avait laissé prendre assez d’espérance à tous ses galants pour que chacun se trouvât offensé de son abandon, comme s’il eût eu des droits ; et, encore que sa coquetterie eût été très-innocente, elle en fut punie comme d’un dommage qu’elle aurait fait supporter aux autres ; ce qui prouve, à mon idée, que les hommes ont autant, sinon plus de vanité que les femmes, et ne trouvent pas qu’on en fasse jamais assez pour contenter ou ménager l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes.

Ce qu’il y a de sûr, à tout le moins, c’est qu’il y a bien du monde injuste, mêmement parmi ces jeunes gens qui paraissent si bons enfants et serviteurs si réjouis, tant qu’ils sont amoureux. Plusieurs de ceux-là tournèrent à l’aigre, et j’eus, plus d’une fois, des mots avec eux pour défendre ma cousine du blâme qu’on lui donnait. Ils se trouvèrent malheureusement

Elle ne quittait plus la maison que pour faire pâturer ses ouailles et sa chèvre, toujours en compagnie de Chariot (p. 242).

soutenus par les commères et les intéressés qui jalousaient la prétendue fortune du père Brulet ; si bien que Brulette, informée de ces malices, fut obligée de défendre sa porte à des curieux mal intentionnés, ou à de lâches amis qui, par faiblesse, répétaient ce qu’ils avaient ouï dire aux autres.

Ce fut de cette manière qu’en moins d’une année, la reine du bourg, la rose de Nohant, fut abîmée des méchants et abandonnée des sots. On fit d’elle des diffamations si noires, que je tremblais qu’elle n’en eût connaissance, et que, moi-même, j’en étais par des fois tourmenté, et embarrassé d’y répondre.

La plus forte des menteries, mais à laquelle le père Brulet aurait bien dû s’attendre, c’est que Charlot n’était ni un pauvre champi abandonné, ni un fils de prince élevé en secret, mais bien l’enfant de Brulette. J’avais beau remontrer que cette jeunesse ayant toujours vécu ouvertement sous les yeux du monde, et n’ayant jamais favorisé personne en particulier, ne pouvait pas avoir commis une faute si difficile à cacher. On me répondait par l’exemple d’une telle et d’une telle, qui avaient bien gaillardement dissimulé leur état jusqu’au dernier jour, et avaient reparu, quasi le lendemain, aussi tranquilles et réveillées que si de rien n’était, et même avaient réussi à cacher les conséquences, jusque après s’être mariées avec les auteurs ou les dupes de leur faute. Cela était malheureusement arrivé plus d’une fois chez nous. Dans nos petits bourgs de campagne, où les maisons sont toutes parsemées emmi les jardins, et séparées les unes des autres par des chènevières, des luzernières, voire des champs assez étendus, il n’est pas aisé de voir et d’entendre à toute heure de nuit les uns chez les autres, et, de tout temps, il s’est passé bien des choses dont le bon Dieu seul a fait le jugement.

Une des plus enragées langues était celle de la mère Lamouche, depuis que Brulette l’avait surprise dans son tort et lui avait retiré la garde de l’enfant. Elle avait été si longtemps la servante volontaire et le chien couchant de Brulette, qu’elle ne s’arrangeait plus de ne rien gagner avec elle, et, pour s’en revancher, elle inventait tout ce qu’on souhaitait lui faire dire. Elle racontait donc, à qui voulait l’entendre, que Brulette s’était oubliée dans son honneur avec ce chétif gars Joset, et qu’elle en avait eu tant de honte qu’elle lui avait commandé de partir. Joset s’y était soumis moyennant la promesse qu’elle ne se marierait avec aucun autre, et il avait été chercher fortune au loin, à seules fins de l’épouser. L’enfant avait été, disait encore Lamouche, emporté dans le Bourbonnais par des messagers tout barbouillés de noir qu’on disait muletiers, et avec lesquels Joseph s’était ménagé des accointances dans le temps, sous couleur d’acheter une cornemuse ; mais il n’y avait jamais eu d’autre cornemuse en jeu que ce braillard de Charlot. Enfin, un an environ après sa délivrance, Brulette avait été voir son amant et son petit, en ma compagnie et en celle d’un muletier aussi laid que le diable. C’est là que nous avions fait la connaissance du frère quêteur, lequel s’était prêté à rapporter le petit avec nous, en conséquence de quoi nous avions, de concert, fabriqué l’histoire d’un champi de riche, ce qui était d’autant plus faux que ce champi-là n’avait pas fait entrer un sou de plus au logis de mon oncle.

Lorsque la Lamouche eût inventé cette explication, où, comme vous voyez, le mensonge se trouvait emmêlé avec la vérité, son dire prévalut sur tous les autres, et la visite, si courte et quasiment cachée, que Joseph était venu faire avec nous au pays acheva de persuader le monde.

Alors on en fit de grandes risées, et Brulette fut qualifiée de Josette, en manière de sobriquet.

Malgré mon dépit contre toutes ces méchancetés, Brulette prenait si peu de soin de s’en défendre et marquait, par ses soins pour l’enfant, tant de mépris du qu’en dira-t-on, que je commençais à m’y embrouiller moi-même. Qu’est-ce qu’il y avait d’absolument impossible, après tout, à ce que j’eusse été pris pour dupe ? Dans un temps, l’amitié de Brulette pour Joseph m’avait donné de la jalousie. Quelque sage et retenue que soit une fille, quelque honteux que soit un garçon, l’amour et l’ignorance en ont surpris bien d’autres, et il y a des couples si jeunes qu’ils ne connaissent le mal qu’après y être tombés. Pour avoir été sotte une fois, Brulette aurait pu n’en être pas moins, par la suite, une fille de tête, capable de bien cacher son malheur, trop fière pour s’en confesser, et assez juste, nonobstant, pour ne vouloir tromper personne. Était-ce par son commandement que Joseph voulait se rendre digne d’être un beau mari et un bon père de famille ? C’était d’un vouloir sage et patient. M’étais-je trompé en supposant qu’elle avait du goût pour Huriel ? J’en étais bien capable, et quand même ce goût lui serait venu malgré elle, comme elle n’y avait guère cédé, elle n’avait pas grand tort envers Joseph. Enfin, était-ce par devoir de conscience ou par durée d’amitié qu’elle avait marché au secours de ce pauvre malade ? C’était son droit dans les deux cas. Finalement, si elle était mère, elle était bonne mère, encore que son naturel n’y fût peut-être pas porté. Toutes les femmes peuvent avoir des enfants, toutes les femmes ne sont pas curieuses d’enfants pour cela, et Brulette n’en avait que plus de mérite à revenir au sien, en dépit de son goût pour la compagnie et des doutes qu’elle laissait prendre sur la vérité.

Tout bien considéré, je ne voyais, en tout ce que je pouvais supposer de pire, rien qui me fît rabattre de mon amitié pour ma cousine. Seulement, je l’avais vue si diversieuse là-dessus dans ses paroles, que je me trouvais gêné dans ma confiance. Elle savait trop bien user de ruse, s’il était vrai qu’elle aimât Joseph ; et si elle ne l’aimait point, elle avait donné trop d’aise et d’oubli à ses esprits pour une personne résolue à faire son devoir.

Si elle n’avait pas été si maltraitée, je me serais ralenti de la fréquenter, tant ces doutes m’avaient ôté de mon assurance avec elle ; mais je me commandai, tout au contraire, de l’aller voir journellement et de ne pas lui marquer la moindre méfiance de ses paroles. Cependant j’étais toujours étonné de la peine qu’elle avait à se ranger à son devoir de mère. Malgré le poids de chagrin que je lui sentais sur le cœur, il lui venait, à tout moment, des retours de cette belle jeunesse toujours fleurissante en toute sa personne. Si elle n’étalait plus ni soie ni dentelle, elle n’en avait pas moins toujours ses cheveux lisses, son bas blanc bien tiré, et ses pieds mignons grillaient de sauter quand elle voyait une belle place verte ou entendait un son de musette. Quelquefois, dans la maison, quand une bourrée bourbonnaise lui revenait en mémoire, elle mettait Charlot sur les genoux du grand-père, et me faisait danser avec elle, en chantant, riant et se carrant comme si toute la paroissée eût été encore là pour la regarder ; mais, au bout d’un moment, Charlot criait et voulait aller au lit, ou être porté, ou manger sans faim et boire sans soif. Elle le reprenait avec des larmes dans les yeux, comme un chien à qui on remet son collier, et, en soupirant, le berçait ou lui chantait une routine, ou le faisait se pourlicher de quelque galette.

Voyant comme elle regrettait son beau temps, je tâchai de lui offrir ma sœur pour garder son petit, tandis qu’elle irait aux danses de Saint-Chartier. Il faut vous dire qu’en ce temps-là, il y avait, au vieux château dont vous ne voyez plus que la carcasse, une demoiselle vieille, qui était de belle humeur et donnait bal à tout le pays environnant. Bourgeois ou nobles, paysans ou artisans, y allait qui voulait ; les salles du château étant si grandes qu’elles ne pouvaient jamais

Les dames, ennuyées d’être quittées de leurs danseurs, se décidaient à se mélanger avec les filles de campagne (p. 247).

être trop remplies. Et l’on y voyait aller messieurs et dames montés sur leurs chevaux ou bourriques en plein hiver, par des chemins abominables, en bas de soie, boucles d’argent et tignasses poudrées à blanc comme l’étaient souvent de neige les arbres du chemin. On s’y amusait tant, que rien n’arrêtait la compagnie riche et pauvre, qui s’y voyait bien régalée de midi à six heures du soir.

La demoiselle dame de Saint-Chartier, qui avait remarqué Brulette dans les danses sur la place, l’année d’auparavant, et qui était curieuse d’amener de jolies filles à ses bals de jour, la fit demander, et, par mon conseil, elle s’y rendit une fois. Je crus bien faire, car je m’imaginais qu’elle se laissait, trop rabaisser, en ne voulant pas tenir tête aux méchants esprits. Elle avait toujours si bon air et un langage si à propos, qu’il ne me paraissait point possible qu’on n’en revînt pas sur son compte, en la voyant si belle et si bien tenue.

Son entrée à mon bras fit d’abord chuchoter, sans qu’on osât davantage. Je la fis danser le premier, et, comme elle avait une grâce dont personne ne se pouvait défendre, d’autres vinrent l’inviter, qui peut-être furent tentés de lui dire quelque joyeuseté, mais n’osèrent point s’y risquer. Tout allait en douceur, quand des bourgeois arrivèrent dans la salle où nous étions ; car les paysans avaient leur bal à part, et ne se confondaient avec les riches que sur la fin, quand les dames, ennuyées d’être quittées de leurs danseurs, se décidaient à se mélanger avec les filles de campagne, lesquelles attiraient mieux gens de toutes sortes par leur franc ramage et leur fraîche santé.

Brulette fut d’abord guignée comme la plus fine pièce de l’étalage, et les bas de soie lui firent tant de fête que les bas de laine n’en pouvaient plus guère approcher ; et, par esprit de contradiction, après l’avoir bien déchirée pendant six mois, redevinrent tous jaloux en une heure, c’est-à-dire plus amoureux qu’auparavant ; si bien que ce fut comme une rage à qui l’inviterait, et on se serait quasi battu pour lui donner le baiser de l’entrée en danse.

Les dames et demoiselles en bisquèrent, et les femmes de chez nous firent reproche à leurs paroissiens de ne savoir pas mieux garder leur rancune ; mais ce fut comme si elles chantaient complies, tant le regard d’une belle a plus de baume que la langue d’une laide n’a de venin.

— Eh bien, Brulette, lui dis-je en la ramenant chez nous, n’avais-je pas raison de te secouer un peu de tes ennuis ? Tu vois que la partie n’est jamais perdue, quand on sait la jouer franchement.

— Je t’en remercie, cousin, me dit-elle. Tu es le meilleur de mes amis, et mêmement, je pense, le seul fidèle et sûr que j’aie jamais eu. Je suis contente d’avoir eu raison de mes ennemis, et, à présent, ne m’ennuierai plus à la maison.

— Diantre ! tu vas vite ! Hier, c’était tout bouderie ; aujourd’hui, c’est tout liesse ! Tu vas donc reprendre ton rang de reine du bourg ?

— Non, dit-elle ; tu ne m’entends pas. Voici la dernière fête où j’irai, tant que j’aurai Charlot ; car, si tu veux que je te le dise, je ne me suis pas diverti une miette. J’ai fait bon visage pour te contenter, et je suis aise, à présent, d’avoir soutenu l’épreuve ; mais, tout le temps que j’ai été là, je n’ai pensé qu’à mon pauvre gars. Je le voyais toujours pleurant et rechignant, quelque amitié qu’on pût lui faire chez toi, et il est si maladroit à se faire comprendre, qu’il se sera ennuyé en ennuyant les autres.

Ces paroles de Brulette me retournèrent le sang. J’avais oublié Charlot en la voyant rire et danser. L’amour dont elle ne se cachait plus pour lui me remit en tête tout ce qui me semblait ses mensonges passés ; et je crus aussi pouvoir la regarder comme une affineuse sans pareille, qui se lassait de se contraindre.

— Tu l’aimes donc de tes entrailles ? lui dis-je, sans trop songer aux paroles que j’employais.

— Avec mes entrailles ? dit-elle étonnée. Eh bien, peut-être qu’on aime comme cela tous les enfants, quand on réfléchit à ce qu’on leur doit. Je n’ai jamais fait semblant, comme bien des jeunesses que j’ai vues griller pour le mariage, d’avoir l’instinct d’une bonne poule couveuse. J’avais peut-être la tête un peu trop éventée pour mériter d’entrer en famille de bonne heure. Il y en a qui ne peuvent gagner leurs seize ans sans en perdre le dormir. Moi, je gagnerai la vingtaine sans trouver que je suis en retard. Si c’est un tort, il n’y a pas de ma faute. Je suis comme Dieu m’a faite et j’ai marché comme il m’a poussée. À dire vrai, un petit enfant est un rude maître, injuste comme un mari qui serait fol, obstiné comme une bête affamée. J’aime le raisonnement et la justice, et me serais plue en une compagnie douce et sage. J’aime aussi la propreté, et tu m’as souvent raillé de ce qu’un grain de poussière sur le dressoir me tourmentait, et de ce qu’une mouche dans mon verre m’ôtait la soif. Un petit enfant va toujours cherchant la malpropreté, quoi qu’on fasse pour l’en dégoûter. Et puis, j’aime à penser, à songer, à me ressouvenir ; et le petit enfant veut qu’on ne songe qu’à lui, et s’ennuie dès que vous ne le regardez plus. Mais tout cela ne fait rien, Tiennet, quand le bon Dieu s’en mêle. Il a inventé une espèce de miracle qui se fait dans nos entendements quand il le faut, et, à présent, je sais une chose à laquelle je ne croyais pas, devant qu’elle m’advînt : c’est que n’importe quel enfant, fût-il laid et méchant, peut bien être mordu par une louve ou piétiné par une chèvre, mais jamais par une femme, et qu’il viendra à la gouverner, à moins qu’elle ne soit faite d’un autre bois que les autres.

Comme elle disait cela, nous entrions chez moi, où Charlot jouait avec les enfants de ma sœur. — Oh ! ma foi, vous faites bien d’arriver, dit ma sœur à Brulette ; vous avez là le gars le plus farouche qu’il y ait sur terre. Il bat les miens, les mord, les enjure, et il faut avec lui quarante charretées de patience, et de compassion.

Brulette s’approcha, en riant, de Charlot qui jamais ne lui faisait aucune fête, et, le regardant jouer à sa manière ; lui dit, comme s’il eût pu l’entendre : J’en étais bien sûre, que tu ne te ferais point aimer chez ces braves gens qui te supportent. Il n’y a donc que moi, mon pauvre chat-huant, qui sois accoutumée à ton bec et à tes griffes !

Quoique Charlot n’eût guère en ce temps-là que dix-huit mois, il eût l’air de comprendre ce que lui disait Brulette ; car il se leva, après l’avoir regardée un moment d’un air pensif, puis, sautant après elle, se mit à lui manger les mains de baisers, comme s’il eût voulu la dévorer.

— Oh ! oh ! dit ma sœur, il a tout de même ses bons moments, à ce qu’il paraît !

— Ma fine, dit Brulette, j’en suis aussi confondue que vous, car voilà le premier que je lui vois. Et, embrassant Charlot sur ses gros yeux ronds, elle se prit à pleurer de joie et de tendresse.

Je ne sais pourquoi je fus secoué de ce mouvement-là comme si c’était chose merveilleuse. Et, au fait, si ce gars n’était point à elle, Brulette, en ce moment-là, changeait bien devant mes yeux. Cette fille si accrêtée, qu’elle n’eût point voulu traiter le roi de cousin, six mois auparavant, et que, le matin même, toute la jeunesse de l’endroit, bourgeois et paysans, aurait encore servie à genoux, avait mis tant de pitié et de chrétienté dans son cœur qu’elle se trouvait récompensée de toutes ses peines par les premières caresses d’un malplaisant petit bavoux, sans gentillesse et quasi sans connaissance.

J’en eus une larme dans l’œil, en songeant à ce que lui coûtaient ces caresses-là, et, prenant Charlot sur mon épaule, je le reportai avec elle à son logis.

J’eus vingt fois sur le bout de la langue de lui demander la vérité ; car, si elle était fautive de Charlot, j’étais tout prêt à lui en remettre le péché, et si, au contraire, elle prenait le fardeau du péché d’une autre, j’avais envie de lui baiser le bout des pieds, comme à la plus douce et patiente gagneuse de paradis.

Mais je n’osais lui faire de questions, et quand je disais mes doutes à ma sœur, laquelle n’a jamais été sotte, elle ne répondait : — Si tu n’oses point lui en parler, c’est que tu la sens innocente au fond de ton esprit. Et d’ailleurs, disait-elle encore, une si belle fille aurait fabriqué un plus beau garçon. Il ne lui ressemble non plus qu’une pomme de terre à une rose.