Les Maîtres sonneurs/Préface

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. v-xi).

Préface

George Sand avait commencé par des romans romanesques et romantiques, qui étaient dans le goût du temps, c’est à dire de 1830, et où dominait l’imagination, et particulièrement l’imagination lyrique. C’est la partie à la fois la plus démodée de son œuvre et la plus intéressante historiquement, parce que c’est là que l’on doit aller chercher la définition même du roman tel que le comprenaient les Français que la grâce du romantisme avait touchés : le roman historique dans la manière de Walter Scott, ou le roman qui n’est qu’un cadre à effusions lyriques, voilà le roman tel que l’entendaient les Français romantiques de 1830.

George Sand avait continué, de 1830 environ à 1848, sous l’influence de ses amis, qui étaient presque tous républicains, par des romans à tendances socialistes où l’ouvrier, soit des villes soit des campagnes, vient au premier plan, s’empare du rôle principal, et extrêmement idéalisé, est proposé au lecteur comme modèle et comme futur régénérateur de la société. Pour George Sand 1848 fut ce que nous appelons aujourd’hui un « tournant. » Sa déconvenue et sa désillusion furent extrêmes. Elles peuvent se mesurer à ce mot, d’une naïveté touchante, qui lui échappe : « Est-ce que la République ne serait qu’un parti ? » L’évanouissement de ses rêves lui fut si cruel, qu’elle renonça, pour tout la reste de sa vie, à s’occuper de politique.

D’autre part, en 1850, le mouvement romantique était sur son déclin, s’il ne faut pas dire qu’il avait pris fin.

Que restait-il à George Sand comme inspiration, comme matière de ses pensées, de ses conceptions, de son travail intérieur ? Rien, si ce n’est le fond même de son cœur et de son caractère, et, pour ainsi dire, de son tempérament ; rien, si ce n’est ce qu’elle avait de plus intime ; rien, si ce n’est ce qui, à l’état latent, pour ainsi dire, avait toujours été sa principale et essentielle source ; rien, si ce n’est son originalité même, c’est-à-dire le sentiment profond de la nature rustique et l’amour profond de la nature rustique.

Car, remarquez-le bien, si de 1830 à 1838 George Sand subit l’influence romantique, si de 1838 à 1848 George Sand subit l’influence républicaine socialiste, à travers ces influences ce qu’elle a en propre perce toujours, le goût du paysage et le goût des mœurs rustiques. Il y a des paysages romantiques, mais des paysages, dans Lélia, et même avec une certaine profusion ; il y en a, et, notez ce point, plus rapprochés, plus réels, appartenant déjà à un pays précis, et c’est à savoir à la France centrale, dans Valentine ; il y en a, et du même caractère, dans Mauprat, 1836.

Mauprat, pour s’y arrêter un instant, est même bien caractéristique à cet égard, et à quelques autres. Il est une synthèse, ou, si vous le préférez, un confluent, des diverses inspirations, originales et étrangères, de George Sand. C’est un roman historique, et le goût de 1830 pour la manière de Walter Scott se retrouve ici. C’est un roman romantique, avec exagération des types et étrangeté des personnages ; c’est un roman à tendances socialistes, ou tout au moins démocratiques, par la présence très-significative du « Bonhomme Patience » et l’importance donnée à ce personnage ; et c’est enfin un roman rustique, par les paysages si multipliés et si amoureusement travaillés qui y sont tracés.

Plus tard, dans ses romans à thèses et à tendances sociologiques, George Sand se montrait encore et toujours rustique par le cadre dans lequel elle plaçait ses histoires et ses personnages. C’est au sein de la nature que les interlocuteurs qu’elle suppose, échangent leurs idées sur la meilleure des Républiques et les transformations désirables de l’état social.

Ainsi donc, quand, en 1850, George Sand fut libérée, pour ainsi parler, de l’influence romantique, qui n’avait plus de force et de l’influence politique, qui avait été si longtemps toute puissante sur elle, et que désormais elle écartait, elle resta, en quelque sorte, seule avec elle-même ; et qu’était-elle en soi ? Une paysanne qui avait du génie.

Aussi bien la campagne, et particulièrement la campagne du Berri, sa campagne, avait toujours été comme sa consolation, comme son recours et comme son refuge. Vers 1834 ou 1835 c’est dans son village qu’elle se terrait pour oublier les orages et les douleurs de la passion, ou pour s’en distraire ; tout de même, en 1850 c’est là qu’elle rentrait comme au port pour se consoler ou se divertir des tempêtes et des naufrages de la politique. Venant au roman rustique après le roman romantique et le roman socialiste, George Sand rentrait chez soi et rentrait en soi. « Que me restait-il ? — Moi, » pouvait-elle dire comme Médée, mais de façon beaucoup moins tragique.

La meilleure façon de se renouveler, c’est de se retrouver. Jamais George Sand ne fut plus jeune ; jamais elle ne fut plus près de la perfection ; jamais sa manière ne fut plus fraîche, ajoutons ne fut plus forte et plus verte, que dans cette troisième manière. La Mare au Diable, la Petite Fadette, les Maîtres Sonneurs sont des chefs-d’œuvre incomparables de la littérature française, parce qu’ils sont — écrits par un grand poète, il ne faudrait pas oublier cela — les ouvrages les plus sincères, les plus personnels, les plus intimes qui aient été écrits en langue française.

La plupart des auteurs qui peignent la nature l’ont découverte à un moment donné de leur carrière, quelquefois assez tard. Et découvrir, c’est toujours un peu inventer. George Sand ne l’a jamais découverte. George Sand a toujours été, dès son enfance, en contact avec la nature. Elle a vécu avec elle, en elle, mêlée à elle. Elle a été, selon les époques et selon les âges, en camaraderie, en intimité ou en communion avec la nature. Elle pouvait dire d’elle : « In ea vivimus, movemur et sunius. » Il en résulte que nous aussi, en lisant les œuvres rustiques de George Sand, nous ne sommes pas placés en face de la nature, comme devant un tableau, mais dans la nature, comme dans une atmosphère qui nous entoure de toutes parts et où nous baignons. George Sand n’est pas un spectateur de la nature, elle en fait partie ; et si elle la voît, encore plus et encore mieux faut-il dire qu’elle la respire.

C’est pour cela — l’a-t-on bien remarqué — qu’elle nous donne une sensation de la nature d’autant plus forte et d’autant plus pénétrante qu’elle est plus près de sa nature à elle, des campagnes de la France et du centre de la France. Il y a comme une proportion. Quand elle place son roman en Allemagne ou en Italie, elle ne décrit presque pas (et cependant l’Italie au moins, elle l’a vue). Quand elle place son roman en Provence ou en Normandie ou en Auvergne, elle décrit, et fort bien, souvent même d’une façon admirable ; mais c’est quand elle est chez elle tout à fait, en Berri, en Marche, à Gargilette ou à Crozant, sur les bords de la Creuse ou de l’Indre, que son paysage a l’air vivant et la physionomie précise et animée, et la présence réelle et la présence continue d’un personnage, et d’un personnage familier et d’un personnage chéri.

Je ne vois guère en France que La Fontaine et Jean-Jacques Rousseau qui aient vécu dans une pareille familiarité de la nature.

Notez encore que la féminité de George Sand donne un caractère particulier à ce sentiment. George Sand aime la nature non seulement avec ardeur et avec émotion, mais avec tendresse. La Fontaine est un ami de la nature, Jean-Jacques Rousseau en est un adorateur ; George Sand en est amoureuse.

Je n’ai pas besoin de faire remarquer que, seulement au point de vue du style, il y a eu là un renouvellement admirable du génie de George Sand. Malherbe n’avait comme professeurs de langue française que les « crocheteurs du port au foin ; » et entre nous, malgré son affirmation fameuse, je doute qu’il les consultât assidûment. George Sand a pris pour professeurs de langue française, vers 1850, les paysans du Berri ; et elle s’est fait savamment, ingénieusement, avec un goût exquis du reste, comme Mistral, avec ses provençaux, un dialecte particulier, emprunte à ses amis les paysans berrichons, transformé par son imagination et son génie de la langue.

C’était tout un renouvellement des métaphores. Il n’y a que deux méthodes relativement aux métaphores si l’on ne veut point avoir un style suranné ; c’est de n’en point faire ou d’en créer de nouvelles à chaque génération. Les métaphores de Victor Hugo lui ont été fournies par sa manière personnelle de voir les choses, par cette « vision violente » dont parle Taine à propos de lui. Les métaphores de George Sand lui ont été fournies par sa pratique de la langue populaire bien comprise, bien sentie, précieusement recueillie, épurée du reste et remaniée par une faculté délicate qui était propre à l’auteur.

Comme elle avait remanié la langue romantique pour s’en faire une à son usage, elle remaniait la langue rustique pour s’en faire une extrêmement piquante, fraîche et savoureuse, mais parfaitement conforme au génie de la langue générale. C’est surtout dans les merveilleux Maîtres Sonneurs, cette épopée rustique, cette Iliade berrichonne, que ce petit miracle se produit continuellement.

Un soir à Nohant, on lisait à tour de rôle le roman en cours de publication dans la Revue des Deux Mondes, Cadol (je crois) lisait d’abord : « C’est bien mal écrit, » disait-on autour de la table. George Sand lisait à son tour : « C’est bien mieux écrit, » dit-on unanimement. Cadol, ou un autre, reprit l’office de lecteur : « C’est, derechef, bien mal écrit. » George Sand reprend la brochure en mains : « Maintenant c’est tout à fait bon. Quel est donc ce mystère ? » « Nigauds ! » dit Sand en riant, « vous ne savez pas lire ! On lit des yeux, rapidement, trois lignes, et l’on refait la phrase. »

Ce n’est pas donné à tout le monde. Ainsi faisait George Sand en écoutant parler les paysans du Berri, ne laissant rien perdre de ce que leur langage avait d’original, et refaisant la phrase.

Les romans rustiques de George Sand sont des chefs-d’œuvre de l’imagination française, de la langue française, et de cette sensibilité française des bonnes époques, discrète et fine, extrêmement pénétrante, et qui, sans violence et sans déchirement, paisiblement, descend jusqu’au fond du cœur et s’y étale comme une nappe d’eau fraîche.

Émile Faguet