Les Mabinogion/Préface

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Traduction par Joseph Loth.
Fontemoing (tome 1p. 3-10).

PRÉFACE


Cet ouvrage n’est pas une simple réédition de l’ouvrage paru en 1889, sous le titre de : Les Mabinogion traduits en entier en français pour la première fois avec un commentaire explicatif et des notes critiques.

La publication de nouveaux textes des mêmes romans conservés dans des manuscrits dont quelques-uns sont plus anciens que le Livre Rouge, publiés par M. Gwenogvryn Evans sous le titre de The White Book Mabinogion[1] (les Mabinogion du Livre Blanc) rendait nécessaire une révision sérieuse du texte de l’unique manuscrit qui avait servi de base à mon œuvre. J’ai conservé néanmoins le Livre Rouge comme base de cette nouvelle traduction, d’abord parce qu’il est complet ; en second lieu, parce-que les nouveaux textes remontent ou à la même source avec des traits souvent plus fidèles de l’archétype, ou à des sources voisines. Ils sont particulièrement intéressants au point de vue orthographique et linguistique. Je les ai étudiés avec soin et tout en profitant de leçons parfois meilleures que celles du Livre Rouge, j’ai constaté, non sans satisfaction, que ces textes confirmaient sur bon nombre de points mes hypothèses. C’est un nouveau et sérieux titre que s’est acquis M. Gwenogvryn Evans à la reconnaissance des celtistes ; ce volume est le septième de la série des Old-welsh Texts, qu’il a publiés seul ou en collaboration avec sir John Rhỹs, le professeur de celtique bien connu d’Oxford. On trouvera plus loin tous les détails nécessaires sur ces textes.

Quoique ma traduction ait été estimée consciencieuse et exacte par des juges compétents, elle présentait certaines défectuosités, quelques lacunes même sans grande importance, il est vrai, que j’ai été heureux de faire disparaître par une révision sévère. La comparaison d’Owen et Lunet, de Peredur, de Gereint et Enid avec les romans correspondants de Chrétien de Troyes, ne m’a pas été non plus inutile, même au point de vue du sens.

Les notes critiques ont été corrigées et notablement augmentées ; il en est de même des notes explicatives, pour lesquelles j’ai profité des nombreux travaux parus en si grande abondance, depuis quelques années, sur la matière de Bretagne.

Dans ce nouveau travail, j’ai suivi les mêmes principes que dans le premier. Je me suis appliqué à éclairer les Mabinogion, autant que possible, par eux-mêmes, chaque expression ou terme obscur ou douteux, par les passages correspondants, soit des Mabinogion, soit des textes en prose et même en vers de la même époque. Des notes critiques, que l’on trouvera se référant à la page et à la ligne du texte gallois, et à la page correspondante de la traduction, indiquent les corrections au texte, ou mes hésitations, avec les différences qui me séparent de la traduction de lady Charlotte Guest. Pour la traduction, j’ai voulu la rendre aussi lisible que possible, sans rien sacrifier de l’exactitude que l’on est en droit de demander avant tout à un traducteur. En fait de traduction, littéral n’est pas synonyme d’exact. Traduire, par exemple, myned a orug par aller il fit, serait aussi peu exact que de décomposer donnerai en ai à donner. Ce qu’on a appelé la naïveté ou la simplicité des conteurs gallois ne m’a guère préoccupé non plus. Outre que n’est pas naïf qui veut, ce serait prêter aux auteurs ou arrangeurs de ces récits une qualité à laquelle ils n’avaient aucun droit ni, vraisemblablement, aucune prétention. Les romans gallois ont été sans doute mis par écrit par les bardes dont la poésie témoigne de la culture la plus savante et la plus raffinée. Poétique, colorée, remarquablement imagée dans l’expression, la langue des Mabinogion est d’une trame plus lâche, d’un style moins nerveux, et moins rigoureux dans l’expression que la langue des Lois[2] rédigée au xe siècle, mais conservée dans des manuscrits du xiie et du xiiie siècle ; l’enchaînement des propositions est moins varié et moins savant ; la période par juxtaposition y est fréquente. Cela tient pour une part, à ce que la prose était moins cultivée que la poésie, et à ce que la transmission des traditions légendaires, mythico-héroïques, se faisait surtout oralement : on a l’impression que l’auteur raconte lui-même ou écrit sous la dictée[3].

Alfred Nutt a publié, en 1902, une réimpression pure et simple de la traduction de lady Charlotte Guest, en l’allégeant des notes et du commentaire ; il l’a fait suivre, en revanche, de notes substantielles qui sont comme le résumé de ses travaux et de ses vues sur les romans gallois et la matière de Bretagne[4]. La traduction reste donc avec ses qualités, dont la principale est un talent littéraire tel que Alfred Nutt n’hésite pas à la considérer comme un des chefs-d’œuvre de la prose narrative anglaise, mais aussi avec ses défauts. Lady Charlotte Guest ne savait guère le gallois ; elle a travaillé sur une version littérale d’un savant gallois et, à force de pénétration, de conscience et de talent, réussi à en faire une traduction d’un grand charme et qui ne dénature pas l’original dans l’ensemble. Les erreurs de sens cependant ne sont pas rares ; l’expression est assez souvent flottante et le même mot traduit différemment suivant le contexte. Là où les dictionnaires hésitent ou se taisent ou se trompent, le traducteur n’est pas toujours bien inspiré. Il eût fallu sur le tout un travail critique préparatoire qui a manqué. La copie même du Livre Rouge dont Lady Charlotte Guest disposait était défectueuse ; il n’est que juste de reconnaître que sa traduction la corrige en maint endroit. Le commentaire qui l’accompagne est copieux et utile. Outre un certain nombre d’erreurs et d’inexactitudes, sa traduction présente des inexactitudes et des lacunes volontaires. Elle a supprimé les passages qui lui paraissaient scabreux ou choquants, et singulièrement altéré des crudités de langage et des brutalités de mœurs qui sont cependant loin d’être sans intérêt et sont au contraire importantes pour l’histoire et la critique. Ces scrupules sont excusables, quand on sait que Lady Charlotte Guest considérait les Mabinogion comme destinés à l’amusement et à l’édification de la jeunesse, en particulier de ses deux enfants auxquels sa traduction est dédiée. Si on ajoute qu’elle a trop visé à donner à ces récits un air de naïveté, on comprendra que leur caractère ait dû en être, dans une certaine mesure, sérieusement altéré.

Néanmoins, on peut dire que c’est une œuvre dont l’apparition marque une ère nouvelle dans l’histoire de la littérature galloise et l’étude des traditions brittoniques[5]. C’est d’ailleurs la première traduction complète de la collection[6]. Il n’y en avait eu précédemment que des traductions partielles[7]. Le texte gallois du Livre Rouge communiqué à lady Charlotte Guest est une copie faite par un littérateur gallois John Jones, plus connu sous le nom de Tegid.

Le roman de Taliesin qui ne figure pas dans le Livre Rouge et que j’ai laissé de côté mais qui a été traduit par lady Charlotte Guest, avait paru déjà dans le Cambrian Quartely en 1833[8].

L’effet produit par la traduction des Mabinogion fut d’autant plus rapide que deux traductions des trois romans d’Owen et Lunet, Peredur ab Evrawc, Geraint et Enid suivirent presque aussitôt[9] : celle d’Albert Schulz (plus connu sous le pseudonyme de San-Marte), accompagné de notes que l’on peut encore consulter avec fruit, et celle de M. Hersart de la Villemarqué en 1842[10]. San-Marte n’a fait que traduire en allemand la traduction de lady Charlotte Guest, et le dit ; M. de la Villemarqué en a fait autant en français, mais ne le dit pas ; son commentaire, fort curieux, comme le dit Alfred Nutt, a plutôt retardé qu’avancé les progrès de la critique[11].

Les Mabinogion ont été mis en gallois moderne au moins à deux reprises. Aucune de ces transcriptions n’a de valeur critique. La plus récente, celle de J.-M. Edwards[12] n’est pas une simple version de la traduction anglaise de lady Charlotte Guest, comme les autres ; elle serre de plus près l’original et parfois le rend plus exactement. Néanmoins, l’auteur a subi fortement, en plus d’un endroit, l’influence de la traduction anglaise. De plus, il a modifié parfois le texte en raison de la destination de son travail qui s’adresse aux enfants des écoles.

La connaissance des Mabinogion et romans gallois est d’une importance capitale pour l’étude des romans arthuriens et de la littérature du moyen âge. J’espère que cette nouvelle traduction, avec le copieux commentaire qui l’accompagne, aura entre autres résultats, celui de la faciliter et de la répandre.

J. Loth.

  1. Voir plus bas : Introduction, p. 15-16.
  2. Au point de vue intellectuel, les Lois sont le plus grand titre de gloire des Gallois. L’éminent jurisconsulte allemand, Ferd. Walter constate qu’à ce point de vue les Gallois ont laissé bien loin derrière eux les autres peuples du moyen âge (Das alte Wales, p. 354). Elles prouvent chez eux une singulière précision une grande subtilité d’esprit, et une singulière aptitude à la spéculation philosophique.
  3. Sur la grande valeur littéraire des romans gallois, voir plus loin, Introduction, p. 41 et suiv.
  4. The Mabinogion, mediæval welsh romances, translated by lady Charlotte Guest, with notes by Alfred Nutt and published by David Nutt. London, 1902, in-vol, in-12.
  5. J’emploie brittonique pour gallois, cornique et breton, et Brittons pour les Gallois, Cornouaillais insulaires et Bretons Armoricains. Breton amenait une confusion au profit de ces derniers. Le nom national d’ailleurs est au singulier Britto et au pluriel Brittones.
  6. The mabinogion from the Llyfr Coch o Hergest, and other ancient Welsh Mss. with an English translation and notes, 1838.
  7. Le mabinogi de Pwyll avait paru avec une traduction dans le Cambrian Register I, p. 177, en 1795 et 1796 ; une reproduction en fut faite dans le Cambro-Briton II, p. 271 (1821) ; les mêmes passages ont été supprimés dans cette traduction et dans celle de lady Charlotte Guest. Peu après, en 1829, le mabinogi de Math ab Mathonwy était donné avec une traduction dans le Cambrian Quarterly, I, p. 170. Y Greal avait donné le texte seulement du songe de Maxen, en 1806, p. 289, L’Aventure de Lludd et Llevelis avait été insérée dans le Brut Tysilio et le Brut Gruffydd ab Arthur publiés dans la 1re édition du vaste répertoire de poésie et de prose du moyen âge connu sous le nom de Myvyrian Archaeolugy of Wales. Une version du même récit avait paru en 1805 dans Y Greal, p. 241, provenant d’une source différente d’après lady Charlotte Guest. Le rév. Peter Roberts en avait donné une traduction dans The Chronicle of the Kings of Britain. Le célèbre Owen Pughe, autour d’un dictionnaire gallois-anglais, encore indispensable à consulter, malgré ses sérieux défauts et ses lacunes, avait préparé une édition complète avec notes explicatives. Son travail devait même commencer à paraître en 1831, comme il ressort d’une lettre de son fils Aneurin Owen (Archaeol Cambrensis IV, 3e série, p. 210).
  8. Die Arthur Sage, and die Mährchen des Rothen Buches, 1841.
  9. Die Arthur Sage, and die Mährchen des Rothen Buches, 1841.
  10. Les romans de la Table Ronde et les contes des anciens Bretons. Paris, 1842.
  11. L’enfance de Lez-Breiz qui manque avant l’apparition de la traduction de lady Charlott Guest, dans le Barzas-Breiz, y a été introduit ensuite. (Cf. J. Loth : Deux nouveaux documents pour servir à l’étude de Barzas-Breiz. Revue Celt., XXVII, 343 ; XXVIII, 122.)
  12. Mabinogion o Lyfr coch Hergest : deux fascicules. Wrexbam. 1896 et 1900. Dans sa préface, l’auteur déclare les quatre Mabinogion plus vieux que l’Évangile, et antérieurs aux Anglo-Saxons et aux Romains. Il a laissé de côté le Songe de Maxen, Kulhwch et Olwen, mais ajouté Taliesin.