Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/15

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 63-69).


XV


L’automne finissait ; madame de Révanne avait fixé à cette époque son retour à Paris ; son fils, que ce retour devait séparer de Lydie, en retardait sans cesse le moment sous différents prétextes. Tantôt c’était une coupe de bois ou des plantations, une partie de chasse ; mais toutes ces ressources commençaient à s’épuiser ; Gustave imagina de s’en créer une autre, en persuadant à sa mère que la tranquillité de Paris n’était pas encore assez rétablie pour que la femme d’un émigré pût y demeurer sans danger.

— Eh bien, avait répondu la marquise, j’attendrai l’avis de Robertin pour me mettre en route. Justement son ministre l’envoie à Rennes cette semaine ; et, sa mission remplie, il viendra sans doute passer quelques jours ici.

— Quoi ! nous allons voir encore ce vilain homme.

— Ah ! Gustave, pouvez-vous nommer ainsi celui qui m’a sauvé la vie !

— J’ai tort, il est vrai ; mais aussi comment se persuader qu’une bonne action soit sortie d’une telle âme ? Quand on pense au nombre de victimes que ses dénonciations ont conduites à l’échafaud, il est bien permis de croire que s’il en a sauvé une, c’est par mégarde.

— C’est possible ; mais un plus honnête homme ne m’aurait pas rendu le même service, et ne se serait pas mieux acquitté de ceux qu’il avait reçus dans un temps où je ne me doutais pas qu’en donnant mon argent au père, je payais ma rançon au fils.

— Voilà qui me confond ; je ne saurais accorder le plus noble des sentiments que le ciel nous inspire, la reconnaissance, avec cette férocité qui se plaît à voir couler le sang d’un frère, ou d’un ami, dont le seul crime est de ne se pas ranger du parti des assassins. En vérité il y a de quoi dégoûter d’une vertu qui peut se trouver au milieu de tant de vices, et il me semble qu’on ne lui doit pas plus de respect qu’à une honnête femme qu’on rencontrerait dans un mauvais lieu.

— Soit ; mais c’est encore une bonne fortune assez rare, pour qu’on en profite sans ingratitude.

— Vous verrez que sa présence chassera tout le monde d’ici.

— J’en serais fâchée, car je ne la sacrifierais à celle de personne[1].

— Et pourtant elle vous est bien désagréable.

— J’en conviens ; mais l’idée de l’avoir parfois détourné d’une méchante action, et l’espérance de le ramener à de meilleurs principes, me font supporter assez patiemment sa conversation. D’abord j’ai l’air de convenir avec lui que l’excès du patriotisme légitime tout : ce premier point accordé, j’essaie de lui prouver que rien ne ressemble moins au vrai patriotisme que cette rage d’égalité qui fauchait toutes les têtes que la naissance ou le mérite élevaient au-dessus des autres. Je lui ai déjà fait avouer, dans notre dernier entretien, qu’on avait été un peu trop loin, et je suis convaincue que si l’on pouvait lui garantir la possession de sa place, il parlerait déjà de ses remords.

Gustave, plus touché du motif qui portait sa mère à bien accueillir le citoyen Robertin, que de l’espoir de sa conversion prochaine, promit de ne voir en lui que le conservateur de ce qu’il possédait de plus cher au monde, et de le défendre à ce titre contre tous ceux qui l’attaqueraient.

Gustave avait prédit juste. Dès qu’on fut informé dans le voisinage de l’arrivée de ce bienfaiteur terroriste, personne n’approcha du château. Le curé seul, ayant appris les obligations de la famille et des amis de madame de Révanne envers cet homme, voulait à toute force venir le remercier ; mais la marquise, ne croyant pas l’animal assez apprivoisé pour livrer à sa discrétion une si bonne proie, fit conjurer M. Deschamps de se renfermer chez lui jusqu’au moment où le citoyen Robertin retournerait à Paris.

Nous étions à la veille de ce jour très-généralement désiré, lorsqu’à sept heures du soir, en revenant de conduire mademoiselle Louise chez une de ses amies, je fus accosté par un paysan dont l’accueil et le geste auraient pu m’effrayer, si, malgré l’obscurité, je ne l’avais vu trembler lui-même de tous ses membres, en me demandant s’il n’y aurait pas moyen de parler sans témoin à la citoyenne de Révanne. Ce titre de citoyenne dont la mode commençait à se passer, et l’effort qu’avait paru se faire cet homme, en le prononçant, me fit soupçonner quelque mystère. Je suis curieux, même un peu romanesque, et prévoyant déjà quelque aventure, je rendis grâce au hasard qui avait conduit ce paysan vers moi plutôt que vers tout autre. La manière dont je lui répondis lui inspira le même sentiment : car, me voyant disposé à le servir de mon mieux dans ce qu’il désirait, il bénit le ciel de l’avoir adressé à un si bon garçon. Il n’était pas facile de le faire entrer dans le château sans être vu de personne. C’est pourtant ce qu’il voulait avant tout, et ce qui m’obligea à le faire passer par une grille du parc et à l’amener par cent détours jusqu’à l’appartement de mon maître, où il me conjura de l’enfermer sous clef, afin que qui que ce soit ne vint l’y surprendre. On présume bien que pour lui avoir donné une semblable retraite, il fallait que j’eusse deviné à plusieurs indices que ce paysan, couvert d’une méchante veste et crotté jusqu’à la ceinture, méritait les égards dus à un homme comme il faut. Il m’avait chargé d’engager, sous un prétexte quelconque, madame de Révanne à sortir du salon, avant de lui dire qu’une personne fort connue d’elle l’attendait chez son fils. Je remplis la commission avec tout le succès possible. Ces messieurs, engagés dans une discussion politique, ne remarquèrent point l’absence de la marquise. Elle m’ordonna de l’éclairer, et me demanda avec beaucoup d’émotion quelle figure avait ce paysan.

— Mais, lui répondis-je, ses traits sont assez nobles, sa taille est grande ; il a de beaux yeux noirs, que des sourcils très-rapprochés font paraître un peu durs.

— Ah ! mon Dieu ! c’est lui ! s’écria-t-elle en soupirant.

Et dès que j’eus ouvert la porte, elle ajouta :

— Je l’avais deviné.

Alors ils s’embrassèrent en pleurant, et je les laissai ensemble.

Au bout d’une heure, la marquise descendit, et me fit appeler avant de rentrer dans son salon pour me dire :

— Victor, je vois avec plaisir que vous justifiez de plus en plus ma confiance ; et je ne crains pas de vous en donner une nouvelle preuve en réclamant vos soins pour un malheureux proscrit dont le séjour ici doit être un secret pour tout le monde. Songez que je remets sa vie entre vos mains ; installez-le dans l’appartement de votre maître : c’est là seulement qu’il peut être en sûreté. Disposez de tout ce qui lui sera nécessaire sans crainte d’être désapprouvé par Gustave. À tout autre, je promettrais de payer une semblable discrétion ; mais Victor a le droit d’être plus exigeant ; et si ma fortune me donne parfois les moyens de récompenser son zèle, il sait bien que mon estime et ma reconnaissance peuvent seules acquitter un service de ce genre.

Avec de telles manières, cette femme-là pouvait disposer de ma vie : elle m’aurait fait me jeter dans le feu pour y ramasser son mouchoir. Jamais je n’ai rencontré personne qui m’inspirât tant de respect et de dévouement ; et j’ai remercié le ciel de ne lui avoir pas fait naître l’idée de m’ordonner un crime, car je l’aurais exécuté avec la tranquillité de conscience d’Abraham égorgeant son fils ; tant était grande ma confiance dans sa justice et sa bonté !

Il était près de minuit ; Gustave se disposait à se retirer en même temps que les autres ; mais madame de Révanne le retint en lui témoignant le désir de causer avec lui. C’était lui faire la proposition la plus agréable ; car il mettrait ces causeries intimes avec sa mère au nombre de ses plus grands plaisirs. Celle-ci ne devait pas le satisfaire autant ; et il s’en aperçut dès les premiers mots, lorsque la marquise lui dit :

— Comme je suis sûre de ne pouvoir dormir cette nuit, je ne veux me coucher le plus tard possible.

— En effet répondit Gustave avec inquiétude, je vous trouve pâle, seriez-vous souffrante ? Ce soir, lorsque vous êtes rentrée dans le salon, je n’ai pas osé vous le dire, mais votre visage m’a paru extrêmement altéré.

— Il devait l’être aussi, car je venais d’éprouver une grande surprise.

— Ah, ciel ! qu’est-il donc arrivé ?

— Mais, quelqu’un que nous étions loin d’attendre.

— C’est mon père ! s’écria Gustave en se levant précipitamment.

— Hélas ! non, reprit tristement la marquise.

Et Gustave se laissa retomber sur son siége, comme frappé de la foudre. Tous deux gardèrent un instant le silence ; puis, sans paraître sortir de sa profonde rêverie, Gustave proféra ces mots d’une voix concentrée :

— Grands dieux ! que va-t-elle devenir ?…

— Ce que ton courage lui prescrira d’être. De toi seule aujourd’hui dépend toute son existence ; tu peux d’un mot la livrer à l’opprobre ou la rendre à l’honneur.

— Ah ! ma mère, sauvez-la ; prenez pitié de nous ! dit Gustave en embrassant les genoux de sa mère ; car je le sens trop au frisson qui me glace, c’est lui, n’est-ce pas ? c’est cet homme odieux qui croit pouvoir impunément venir l’arracher de mes bras, parce qu’un vain serment lui en donne le droit ; mais il ne sait pas qu’aujourd’hui la loi n’oblige plus à garder ces serments prononcés contre les vœux du cœur : il ne sait pas que cette même loi m’autorise à défendre la victime de sa barbare jalousie. Non, elle n’est plus à lui : l’absence, l’abandon, l’amour, ont rompu ses liens ; c’est en vain qu’il prétendrait l’enchaîner encore par son titre d’époux ; mes droits ne sont pas moins sacrés, et je les soutiendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang. Suis-je donc fait pour céder lâchement un bien acquis par tant de larmes ? et cet homme si fier, qu’est-il de plus que moi pour oser m’en demander le sacrifice ?

— Il est proscrit, mon fils.

— Oh ! ciel ! je suis perdu… s’écria Gustave.

— Et sa tête tomba sur le sein de sa mère.

— Non, dit-elle en l’arrosant de ses larmes, il n’est pas perdu pour le bonheur, celui qu’un seul mot de pitié peut ramener des fureurs d’une passion délirante aux sentiments les plus généreux. Mais je l’avais pressenti ce noble mouvement de ton âme : je savais d’avance que mon fils préférerait son malheur à la honte de livrer à des périls certains l’infortuné qu’une injuste proscription réduit à venir lui demander asile ; et pour te prouver à quel point mon cœur devinait le tien, c’est à toi seul que j’ai voulu confier le sort de M. de Civray.

— Ah ! c’en est trop, interrompit Gustave, et]e me sens également incapable de le perdre ou de le sauver.

— Cependant tu n’as plus que le choix de ces deux partis.

Alors la marquise lui raconta comment le chevalier s’étant adressé à moi, pour l’introduire secrètement dans le château, je l’avais conduit dans son appartement.

— Voyez, ajouta-t-elle, s’il est possible de l’en faire sortir maintenant sans l’exposer à être reconnu et dénoncé ?

— Eh bien, qu’il y reste, répondit Gustave, mais n’exigez pas que j’habite avec lui, cet effort serait au-dessus de mon courage ; et si l’honneur m’oblige à lui sacrifier plus que ma vie, cet honneur barbare ne me condamne pas à supporter sa présence…

— Puisque l’emportement, la franchise de ton caractère ne te permettent pas la dissimulation indispensable dans cette circonstance, je ne vois qu’un moyen de t’en affranchir sans compromettre les intérêts de personne.

— Dites-le, ma mère, et je m’y déciderai sans hésiter. Après ce que vous venez d’obtenir de moi, vous pouvez tout demander ; je ne m’appartiens plus : le ciel sait que je ne survivrais pas à ce coup fatal sans l’idée que ma vie peut être utile à celle de ma mère. Ainsi disposez d’une existence qui n’a plus que vous pour objet. Conduisez-moi dans ce sentier obscur où, dès les premiers pas, on rencontre un abîme ; aidez-moi à le suivre sans m’égarer, et puisque je n’y dois plus rencontrer le bonheur, qu’une noble résignation me rende au moins digne de la main qui me guide.

— Céleste confiance ! s’écria la marquise en embrassant son fils, éternelle ambition d’une mère, te voilà satisfaite ! je suis le meilleur ami de mon fils… Va, ce moment acquitte tous mes soins ; et je veux que la joie qu’il me cause soit ta première consolation. Laisse-moi désormais m’occuper seule des moyens de te rendre au bonheur. Ne songe qu’à la gloire : tu dois en acquérir ; l’heure approche où toute la jeunesse française, sans aucune exception, sera appelée à partager les succès de nos armées. Si je n’étais que ta mère, la crainte de t’exposer aux hasards de la guerre me ferait te conjurer de choisir un état moins périlleux ; mais, comme ton amie, je dois t’avouer que cette carrière est la seule honorable dans un pays gouverné comme le nôtre.

— Ah ! ma mère ! vous me rendez la vie, en me permettant de la consacrer à mon pays. C’était le premier vœu de mon âme, et si je n’avais craint…

— Sois tranquille ; j’ai tout prévu ; et tu sauras plus tard ce qu’il nous reste à faire pour arriver à notre but. Avant tout, il faut partir et partir sans la revoir : mais non pas sans lui dire que tu l’as confiée aux soins d’une amie qui ne reste en ces lieux que pour adoucir ses regrets et soutenir son courage. Écris, ajouta la marquise en approchant une table ; dis-lui que je l’attends ici, non pour la blâmer et l’affliger, mais pour la soigner et la plaindre.

À ces mots, la marquise sortit pour venir m’ordonner les préparatifs du départ de mon maitre. Deux heures après, il monta à cheval, prit la route de Rennes, où je le rejoignis le soir même, après avoir porté ses adieux à Lydie, et en avoir reçu la réponse qu’il relisait encore lorsque nous arrivâmes à Paris.

  1. Il faut dire, à la gloire des ci-devant nobles de cette époque, que les preuves d’une semblable reconnaissance étaient alors fort communes. Les amis du feu duc de L*** savaient tous qu’en acceptant son dîner, ils s’exposaient à rencontrer un certain cordonnier, ex-jacobin, qui avait tous les jours son couvert mis à la table du duc de L***, et cela dans un temps où l’on pouvait déjà être aussi impunément ingrat que dans celui-ci.