Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/17

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 73-80).


XVII


L’imagination, qui se peint tous les objets d’après ses désirs ou ses craintes, se peint aussi les hommes d’après leurs actions. L’enfant qui tremble au récit d’un vieux conte ne croit pas qu’un voleur puisse avoir figure humaine ; il le voit l’œil louche, le teint hâve, et la bouche de travers. La femme devant qui l’on raconte un trait sublime d’amour en voit toujours le héros beau comme un ange ; nous parle-t-on d’un grand homme, nous le parons aussitôt du profil le plus noble ; et l’expérience a beau détruire ce prestige, il renait en dépit du raisonnement ; c’est pourquoi, l’esprit encore terrifié des événements de cette malheureuse époque, je ne croyais pas que ce qu’on appelait un révolutionnaire pût ressembler à un autre homme, et j’avoue que je cherchai vainement sur la physionomie de ces rois du jour l’air féroce dont mon imagination avait si gratuitement animé leurs visages : celui du maître de la maison était remarquable par sa douceur : il rappelait mieux ses mots touchants adressés à M. de Sombreuil, que l’ordre qui les suivit, et rien dans ses manières ne s’opposait au désir qu’on éprouvait d’oublier la plupart de ses actions politiques en faveur de celle que l’amour lui avait inspirée pour le salut de la France. En pensant au rôle qu’il venait de jouer, à la puissance qui avait mis un moment à sa disposition l’héritage de tant de victimes, je m’attendais à le voir installé dans un de ces palais que la persécution ou la peur avait fait déserter ; mais cette supposition ne se trouva pas plus juste que les autres ; et je débutai, dans le cours des surprises qui m’attendaient ce jour-là, par m’étonner de nous voir reçus par la belle madame T*** dans une petite maison plutôt de campagne que de ville, où le moindre agioteur aurait dédaigné de loger. Il est vrai que cette chaumière, si simple en apparence, offrait à l’intérieur une copie exacte du boudoir d’Aspasie ; mais l’élégance et le goût avaient eu plus de part à ses ornements que le luxe, dont le retour ne se faisait encore apercevoir que dans les salons du Luxembourg ou dans ceux des fournisseurs.

C’est dans ce réduit champêtre, qui semblait aux yeux l’asile de quelque philosophe austère, ou la cabane des bergers d’alentour, que nous trouvâmes ces personnages différemment célèbres qui devaient composer la réunion la plus étrange que j’aie vue de ma vie.

Ce spectacle amusant ne commença pour moi qu’au moment du dîner ; et malheureusement pour mon lecteur, il sera souvent exposé au retour de ce même moyen de voir et d’apprendre ce qui intéressait alors ; mais il sait bien que je n’ai pas le choix des occasions, et j’espère que la variété des tableaux lui fera supporter la monotonie du cadre.

Dans celui que je vais retracer, on voyait sur le premier plan un homme d’une taille imposante, dont le regard audacieux rappelait autant l’insolence d’un petit gentilhomme que la fierté d’un grand démocrate ; plus galant que poli, il affectait le langage léger, et ne parlait des affaires publiques qu’en témoignant sa répugnance pour ce genre de conversation. Cependant c’était lui qui tenait alors les rênes du gouvernement en dépit des quatre autres despotes, qui auraient pu les lui disputer. L’un d’eux, qui se trouvait placé à la gauche de madame T***, n’avait pas l’air d’un athlète capable de soutenir le moindre combat en faveur de la liberté, aussi ne s’était-il réservé que celle de créer une religion de fantaisie qui pût remplacer toutes les autres tant que durerait la Révolution. Fort heureusement pour sa nouvelle secte, le ciel, qui destinait l’illustre fondateur de celle des théophilanthropes à rétablir le culte divin dans une république, l’avait fait naître à Angers plutôt qu’à Sparte, où, pour se conformer à la loi du pays, on l’eût jeté à l’eau dès son arrivée dans le monde, sans se douter qu’un petit bossu pût jamais devenir un grand prêtre. Rien n’était plus plaisant que sa fureur de convertir, si ce n’est la gravité de ceux qui se croyaient obligés d’écouter ses longs discours sur la nécessité de reconnaître un Dieu. Au milieu de ces mystiques accès de théophilanthropie qui faisaient pâlir d’ennui les convives, j’en remarquai un qui me parut l’écouter avec tous les signes d’un profond dédain. Ce jeune homme, d’une figure très-remarquable, était placé près de la porte à côté du fils de madame de B***, femme déjà connue par sa grâce et son amabilité. Il était facile de s’apercevoir que cette amabilité était particulièrement appréciée par un colonel d’artillerie et un poëte tragique qui s’efforçaient à l’envi de lui plaire, et que cette lutte garante importunait au dernier point le silencieux jeune homme ; en vain les plus doux regards l’invitaient à dérider son front, la sombre jalousie s’y laissait voir dans toute son expression. Les soins que rendait le général paraissaient lui être moins insupportables que ceux dont l’auteur de Charles IX accablait madame de L***, qui s’en défendait autant qu’il le fallait pour les encourager ; car l’esprit a cet avantage sur toutes les séductions, qu’un croit y résister, même en se livrant au plaisir qu’il cause. Celui de Chénier joignait l’emportement de la passion à l’impertinence de l’ironie. Dédaigneux pour tout ce qui n’exaltait pas imagination, sa préférence était une sorte de triomphe obtenu sur son amour-propre : on s’en trouvait plus fier que flatté ; car, quoiqu’elle fût rare, le mérite n’en était pas toujours l’objet. Sensible jusqu’à la faiblesse, généreux jusqu’à la prodigalité, vain jusqu’à la folie, impérieux jusqu’à l’insolence, l’amour du succès l’avait seul porté à prendre cet état de républicain, auquel sa nature était complétement opposée. Mais il voulait avant tout voir briller son génie, faire représenter ses ouvrages, jouir de la célébrité que lui promettait un talent supérieur, réussir enfin ; et, comme cela devient toujours moins difficile lorsqu’on se range du parti le plus fort, il s’était enrôlé dans les troupes de Robespierre, sans prévoir où ce chef sanguinaire le conduirait. La personne qui a le mieux connu Chénier, et dont je tiens ces détails, m’a souvent affirmé que le regret d’être resté attaché plutôt par crainte que par opinion à ce parti dévastateur, qui n’avait pas même épargné son frère, était l’unique cause de l’affreuse maladie à laquelle il a succombé jeune encore, après dix ans d’agonie. Celui que le reproche de sa faiblesse et l’indignation contre une atroce calomnie ont fait ainsi mourir de douleur, ne laisse plus à ses contemporains que le droit de le plaindre.

La malheureuse destinée qui l’entraînait à sa perte par tout ce qu’il tentait pour assurer sa gloire l’avait enchaîné au char de madame de B***, et l’on croit dans le monde qu’il n’a recueilli d’autre fruit de ses soins près d’elle que le dangereux plaisir d’exciter la jalousie d’un homme, qui n’a cessé depuis de l’accabler des preuves d’une rancune vraiment italienne. Un autre motif contribuait encore à fonder cette haine naissante : esprit d’auteur se connait en despote ; et Chénier, sans deviner à quel degré de puissance atteindrait un jour son rival, s’inquiétait vaguement de la volonté absolue qui caractérisait dès-lors ses moindres actions ; il avait même blâmé hautement la faveur qui, par suite d’une émeute populaire, venait de l’élever au grade de général de division. C’était, au dire de notre poëte satirique, récompenser trop généreusement le courage de tirer à coups de canon sur le bon peuple de Paris. Ce mot, répété par d’officieux amis, ne permettait plus aucune conciliation entre ces deux grandes puissances ; mais l’on est forcé de convenir que, malgré sa prévention contre le futur mari de madame de B***, Chénier avait prédit juste, lorsqu’en parlant ce jour même au directeur B*** de son protégé, il cita ces deux vers du rôle de Cicéron dans Rome sauvée :

    Il aime Rome encore ; il ne veut point de maître ;
    Mais je prévois trop bien qu’un jour il voudra l’être.

Ce soupçon n’entrait certainement alors dans l’esprit d’aucune autre personne, à en juger par le peu d’attention que le reste des convives prenait au général B*** ; le babil élégant d’un ex-marquis remplissait à lui seul la moitié de la conversation. Les manières aisées de ce papillon diplomate, son ton goguenard, son langage de cour qu’il employait également à flatter une jolie femme ou à soutenir une opinion démocratique, enfin cette fine fleur de jargon à la mode qui rappelait les petits soupers de Versailles, offraient un si frappant contraste avec le ton spartiate que tant d’autres affectaient, qu’on croyait voir pour ainsi dire l’ancien régime en goguette. Les femmes étaient particulièrement ravies de sa conversation ; elles l’écoutaient en regardant un jeune élève de David, dont le pinceau venait de débuter par un chef-d’œuvre. Il faut dire à la honte des riches, et à la gloire des artistes de ce temps, que ce tableau, ne trouvant point d’acquéreur en France, allait être livré à un amateur étranger, lorsque M. I***, peintre dont le talent admirable n’avait point encore assuré la fortune, réunit tout ce qu’il possédait pour remplacer la somme offerte à son ami pour prix de ce bel ouvrage. « Tiens, lui dit-il, en le forçant d’accepter cette somme, ne me refuse pas l’honneur de conserver un chef-d’œuvre à ma patrie. » De telles actions doivent être rappelées, ne fût-ce que pour se consoler de toutes celles que l’envie fait commettre.

Pendant que chacun discourait à la fois sur la politique, la gloire, l’amour et la jalousie, Gustave essayait d’amener son voisin à causer avec lui. Il avait déjà tenté plusieurs fois de l’intéresser à différents sujets ; mais quelques mots brefs, suivis d’un profond silence, étaient l’unique réponse qu’il en pût obtenir. Il aurait sans doute abandonné l’entretien, si le désir de s’instruire des moyens de se faire un nom dans la carrière qu’il s’apprêtait à parcourir ne l’avait porté à confier au général B*** le dessein qu’il méditait de se mettre sous la protection d’un bon militaire français, pour l’imiter de son mieux. Cette confidence produisit un effet magique ; le visage du général se dérida tout à coup ; sa voix prit un accent plus doux ; et ne mettant pas moins de chaleur à le déterminer au parti qu’il voulait prendre, que lui-même avait marqué d’indifférence pour tout ce que mon maître lui avait dit avant, il lui parla sans s’interrompre aussi longtemps qu’il avait gardé le silence. Gustave, que le seul mot de gloire transportait, se livrait avec délices au plaisir de l’entendre si bien vanter par celui qu’elle devait bientôt combler de ses faveurs. Le général n’eut pas de peine à prouver à mon maître que jamais la situation de la France n’offrirait à ses défenseurs une plus belle occasion de se distinguer.

— Je n’en doute pas, répondit Gustave ; mais croyez-vous que le fils d’un émigré puisse convenablement s’engager dans la cause que son père…

— Bon ! interrompit le général, il s’agit bien des émigrés dans tout ceci ; qu’ils y consentent ou non, la cause de la Révolution l’emportera toujours. C’est pour cette cause, c’est pour la patrie enfin seule qu’il faut combattre.

— Et si quelque autre Robespierre ramenait la terreur ?

— Impossible.

— Il est tout simple qu’habitué aux succès, vous ne pensiez pas aux revers ; cependant la coalition est formidable.

— Qu’importe ? le nombre ne fait pas la valeur.

— Non, mais souvent il en triomphe.

— C’est ce qu’il ne faut jamais supposer ; car le soldat qui prévoit sa défaite est déjà vaincu.

— Ne croyez pas, général, qu’en vous témoignant ces diverses craintes, j’hésite à les braver ; non, mon parti est pris.

— Eh bien, s’il est vrai, donnez-moi votre parole et comptez sur la mienne. J’ai l’espoir d’un prochain commandement qui me permettra de tenter de grandes entreprises ; mais, pour en assurer le succès, il me faut de braves jeunes gens décidés à tout pour réussir. Voulez-vous en être ?

— De tout mon cœur, répondit Gustave en serrant la main du général, et vous pouvez dès ce moment me regarder comme étant sous vos ordres.

— Tant mieux, reprit B***, je vous recommanderai au général Berthier ; il fera de vous un excellent officier et la guerre se chargera du reste.

En ce moment, l’arrivée d’un courrier porteur des dépêches adressées par le général Hoche au directeur B*** interrompit toute conversation particulière. On ne s’occupa plus que des nouvelles de la Vendée. Après avoir fait la lecture d’une proclamation du général pacificateur, le citoyen B*** lut aussi les noms de quelques insurgés tombés au pouvoir des républicains. Ces noms rappelaient ceux de plusieurs émigrés ; et je ne redirai pas ce que l’esprit de vengeance dicta de propositions et de résolutions cruelles contre ces malheureux à des hommes qu’une semblable proscription pouvait atteindre d’un instant à l’autre. Mais si ma plume se refuse à rapporter des mots outrageant l’humanité, avec quel charme elle s’abandonne au plaisir de rappeler ces doux sentiments qui méritèrent aux femmes de cette époque le titre d’anges protecteurs ? Chacune de celles qu’avait réunies madame T*** aurait pu tout aussi-bien que maintes belles dames de nos jours demander la mort d’un ennemi ou se réjouir du supplice d’un malheureux ; mais, soit que la plupart des Françaises ne fussent point arrivées à ce haut degré de civilisation, soit qu’alors la générosité entrât dans les calculs de leur coquetterie, le noble dévouement qui les portait à tout braver pour rendre un époux à sa femme, un père à sa famille, des Français à la France, leur inspirait aussi les discours les plus touchants. En les entendant plaider la cause de ces infortunés, toutes me paraissaient éloquentes et belles ; enfin je les voyais remplir leur véritable mission sur la terre, et je redisais avec notre poëte philosophe :

……… Oui, le ciel fit les femmes
Pour corriger le levain de nos âmes,
Pour adoucir nos chagrins, nos humeurs,
Pour nous calmer, pour nous rendre meilleurs.

Voltaire, Nanine, acte Ier.