Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/26

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 119-125).


XXVI


Le jour fixé pour notre départ était arrivé, et tout se trouvait disposé de manière à ce que madame de Révanne en ignorât le moment. J’avais fait conduire la voiture de mon maître chez M. de Léonville ; les chevaux étaient commandés pour minuit, nous devions sortir sans bagage, et secrètement de la maison ; enfin toutes les mesures étaient prises pour nous assurer le plus profond mystère ; mais ce qui aurait suffi pour tromper une maîtresse, un jaloux, ne pouvait abuser une mère. Il ne fallait que jeter les yeux sur celle de Gustave, pour deviner à son abattement, à sa feinte gaieté, que son cœur était dans la confidence. Cependant elle s’efforçait de paraître dupe des soins que prenait son fils pour lui épargner de pénibles adieux. Dans le dessein de maintenir son courage, elle avait rassemblé ce jour-là même un grand nombre de personnes à dîner : elle s’était flattée que leur présence l’aiderait à dissimuler ses inquiétudes, sans prévoir que leur conversation ne ferait que les augmenter ; car on ne s’occupait alors que de l’ouverture de cette brillante campagne qui devait placer la France au plus haut degré de puissance et de gloire ; les uns prétendaient que tenter de s’opposer à la marche de trois cents mille hommes, et avec un poignée de Français, c’était envoyer gratuitement de braves gens à la mort ; d’autres espéraient des miracles en notre faveur ; mais tous s’accordaient pour dire que, succès ou non, il fallait s’attendre à perdre bien du monde dans une entreprise si audacieuse. À chacun de ces discours on voyait pâlir madame de Révanne. M. de Léonville s’étant aperçu du malaise qu’elle en éprouvait, rompit brusquement la conversation en demandant à M. Ginguené quelques détails sur la première séance publique qui venait d’avoir lieu à l’Institut. C’était s’adresser au littérateur le plus en état d’en rendre un compte fidèle ; car le bon goût et l’impartialité qui faisaient le fond de ses jugements, leur donnaient un grand poids dans le monde, où ses opinions modérées n’étaient pas moins estimées que ses connaissances littéraires.

— Il paraît, lui dit M. de Léonville que le gouvernement a voulu donner un grand éclat à cette solennité ! Le directoire exécutif, accompagné de tous les ministres, s’y est, dit-on, rendu en grand costume et avec une escorte nombreuse ?

— Et nous avions de plus, répondit M. Ginguené, les ambassadeurs d’Espagne, de Suède, de Danemarck, de Prusse, de Toscane, de Hollande, des États-Unis, de Gènes et de Genève ; je vous avoue qu’en voyant cette assemblée imposante, j’ai pensé qu’il serait bien difficile de captiver l’attention de tous ces grands personnages ; cependant, rassuré par la supériorité des talents qui devaient concourir aux succès de la séance, je ne me suis bientôt plus occupé que d’en observer l’effet.

Celui qu’a produit la réponse de M. Dussault au discours du président du directoire, a été tel que nous pouvions le désirer. Il y régnait un ton de décence et de liberté qui a satisfait également le public, l’institut, et le directoire. Daunou a pris ensuite la parole, il remplissait, en quelque sorte, dans cette occasion, le rôle de l’orateur de l’institut. C’est en son nom qu’il a caractérisé avec précision la nature de ce bel établissement, les fonctions des diverses classes qui le composent, l’esprit qui doit l’animer, les travaux qu’il doit se prescrire, et le genre d’appui qu’il doit trouver en retour dans un gouvernement ami des lettres. L’art de penser et d’écrire, d’enchaîner les idées avec ordre, et de les exprimer avec élégance, force et clarté, ont brillé dans ce discours plein de dignité, de philosophie et d’éloquence.

Lacépède, secrétaire de la classe des sciences physiques et mathématiques, Le Breton, secrétaire de celle des sciences politiques et morales, et Fontanes, secrétaire de celle de la littérature et des beaux-arts, ont lu successivement le compte rendu des travaux de ces trois classes. Cette partie indispensable de la séance a été suivie d’une pièce de vers, où l’on a reconnu le talent aimable de Collin-d’Harleville. C’est une allégorie sur la réunion de toutes les sciences et de tous les arts dans l’institut national : elle nous représente les transports du Génie, en voyant enfin ses enfants réunis ; et je me rappelle ces vers qu’il leur adresse :

    Ouvrez les yeux, songez de qui vous êtes nés,
    À quel sublime emploi vous êtes destinés ;
    Le ciel qui vous a tous envoyés sur la terre,
    A su vous imprimer le même caractère :
    Celui qui du soleil mesure la hauteur,
    N’en admire pas mieux son immortel auteur,
    Que celui qui démêle un insecte, un brin d’herbe.
    Oui, du faible arbrisseau jusqu’au cèdre superbe,
    Tout est le digne objet de vos travaux divers.
    L’un répand les trésors que l’autre a découverts ;

    Celui-ci sait les peindre, et celui-là les chante.
    Tous remplissent enfin la mission couchante
    De rendre les humains plus heureux et meilleurs,
    De propager partout les talents et les mœurs,
    Et de faire en tous lieux honorer le génie.

En écoutant ces vers, aussi bien retenus que bien récités par M. Ginguené, plusieurs personnes se rangèrent de l’avis du Génie ; mais quelques autres, moins soumises à ses lois, affirmèrent que le génie n’avait pas le sens commun en approuvant l’amalgame ridicule de tant d’éléments divers. Comment peut-on trouver convenable, disaient-ils, de voir au sein d’une académie, l’ancien évêque d’Autun siéger auprès d’un comédien, et l’élégant auteur de Paul et Virginie à côté d’un apothicaire ?

Cela fait pitié… aux gens, interrompit la marquise, qui accoutumés à ne jamais voir dans un homme que sa naissance ou son habit, ne conçoivent rien au rapport qu’établit le mérite ; mais, quelle que soit sa profession, l’artiste, ou le savant qui parvient à la supériorité dans son genre, se place de lui-même au niveau des talents que son pays honore.

— Au fait, reprit M. Ginguené, nous ne saurions décider lequel de Bossuet ou de Molière a mieux corrigé les mœurs de son siècle, car si l’éloquence de l’un a tonné contre l’orgueil des grands, le génie de l’autre a démasqué l’hypocrisie.

— De ces deux fiers combattants, dit en souriant M. de Saumery, le dernier seul a tué son homme. Et je vous le prédis, en dépit des vœux de quelques vieilles dévotes, l’empire des tartufes de religion est à jamais détruit ; la mode en est passée comme celle des chevaliers d’industrie, et des abbés de toilette.

— Mais, dit la marquise à M. Ginguené, vous ne nous parlez pas des applaudissements qu’a obtenus la jolie pièce de vers de M. Andrieux, le Procès du sénat de Capoue. On prétend que c’est un des plus charmants ouvrages de l’auteur ; et votre mémoire a trop bon goût pour n’en avoir pas retenu quelque chose.

— Vraiment, répondit Ginguené, je devrais me la rappeler entièrement si l’on gardait le souvenir de tout ce qui charme l’esprit ; mais le mien était préoccupé ce jour-là de tant d’intérêts différents que j’aurais eu peine à le fixer sur l’un plus que sur l’autre. Des expériences de Fourcroy, l’extrait d’un excellent discours de Cabanis, un intéressant rapport de Prony ; un mémoire où Cuvier a prouvé qu’on pouvait écrire sur l’histoire naturelle avec plus de science et autant de correction et d’élégance que M. de Buffon : tout cela couronné par une ode de Pindare-Lebrun, a rempli ma tête d’une foule d’idées confuses qui se rattachent pourtant à une seule, c’est que jamais la France savante et littéraire, n’offrira une plus imposante réunion de talents aux regards de l’Europe.

— Voilà, s’écria Gustave, l’assemblée où cet étourdi d’Alméric aurait dû me conduire, plutôt qu’à sa ridicule séance de l’Athénée où l’on rencontre tant de petits génies et de grands amours-propres.

— Il est certain, repartit M. Ginguené, qu’il a eu tort de vous faire voir la parodie avant la pièce ; mais vous n’en aurez pas moins de plaisir à nos assemblées, surtout si vous en choisissez une où l’on doive lire des vers tels que ceux-ci : Alors il cita la fin du conte d’Andrieux à l’endroit où Pacuvius, après avoir promis au peuple révolté de lui livrer le sénat de Capoue, à la seule condition de nommer d’avance un sénateur parfait à la place du sénateur proscrit, adresse au peuple ce discours :

    — Bien, dit Pacuvius, le cri public m’atteste
    Que tout le monde ici l’accuse, le déteste ;
    Il faut donc de son rang l’exclure, et décider
    Quel homme vertueux devra lui succéder.
    Pesez les candidats ; tenez bien la balance.
    Allons, qui nommez-vous ? — Il se fit un silence
    On avait beau chercher, chacun, excepté soi,
    Ne connaissait personne à mettre en cet emploi.
    Cependant, à la fin, quelqu’un de l’assistance,
    Voyant qu’on ne dit mot, prend un peu d’assurance,
    Hasarde un nom ; encor le risque-t-il si bas,
    Qu’à moins d’être tout près on ne l’entendit pas.
    Ses voisins plus hardis, tout haut le répétèrent ;
    Mille cris à la fois contre lui s’élevèrent.

    Pouvait-on présenter un pareil sénateur ?
    Celui qu’on rejetait était cent fois meilleur.
    Le second proposé fut accueilli de même,
    Et ce fut encor pis quand on vint au troisième :
    Quelques autres encor ne semblèrent nommés
    Que pour être hués, conspués, diffamés …
        Le peuple ouvre les yeux, se ravise ; et la foule,
    Sans avoir fait de choix, tout doucement s’écoule.
    De beaucoup d’intrigants ce jour devint l’écueil.
    Le bon Pacuvius, qui suivait tout de l’œil :
    — Pardonnez-moi, dit-il, l’innocent artifice
    Qui vous fait rendre à tous une égale justice.
    Et vous, jaloux esprits, dont les cris détracteurs
    D’un blâme intéressé chargent nos sénateurs,
    Pourquoi vomir contre eux les plaintes, les menaces ?
    Et que ne disiez-vous que vous vouliez leurs places ?
    Ajournons, citoyens, ce dangereux procès ;
    D’Annibal qui s’avance arrêtons les progrès ;
    Éteignons nos débats ; que le passé s’oublie ;
    Et réunissons-nous pour sauver l’Italie.
        On crut Pacuvius, mais non pas pour longtemps ;
    Les esprits à Capoue étaient fort inconstants.
    Bientôt se ralluma la discorde civile ;
    Et bientôt l’étranger, s’emparant de la ville,
    Mit sous un même joug et peuple et sénateurs.
    Français ! ce trait s’appelle un avis au lecteurs.

Chacun applaudit à cette charmante leçon dont l’esprit et la gaieté protègent la sagesse ; mais madame de Révanne, plus frappée de l’événement que de la morale, ne voyait dans l’apologue qu’Annibal aux portes de Capoue ; et ses yeux se remplissaient de larmes à la seule pensée des dangers qu’allait braver son fils pour sauver un pareil sort à sa patrie.

Gustave avait promis de passer le reste de cette soirée chez madame de B*** où beaucoup de monde se rendait chaque soir, sous le prétexte de la distraire un peu de l’absence de son mari ; mais, dans le fait, pour y apprendre des nouvelles de l’armée ; Gustave avait, de plus, l’espérance d’y rencontrer madame de Verseuil qu’il n’avait point vue depuis plusieurs jours ; mais toutes ces raisons ne purent l’arracher du salon de sa mère ; et ce ne fut qu’au moment où il fallut s’en séparer et l’embrasser une dernière fois, qu’il se vit contraint de sortir brusquement pour ne pas succomber à son émotion. C’est alors qu’il vint m’ordonner de guetter l’instant où Louise sortirait de l’appartement de sa maîtresse après l’avoir vue se mettre au lit. Je me rendis à cet effet dans l’antichambre de la marquise. J’y rencontrai Louise, qui venait me chercher de la part de madame ; et j’avoue que ce message me troubla par l’idée d’avoir à confirmer à cette excellente mère l’événement qu’elle redoutait. Mais madame de Révanne était trop bien instruite de notre prochain départ pour me faire la moindre question à ce sujet. Elle avait voulu me voir dans l’unique intention de recommander encore une fois à ma prudence et à mon zèle ce fils qu’elle chérissait plus que sa vie.

— S’il est blessé, me dit-elle, sa tendresse pour moi, l’engagera à m’en faire un mystère ; jurez-moi, Victor, de ne jamais me laisser ignorer son état, si alarmant qu’il puisse être. Cette promesse me garantira des tourments d’une continuelle inquiétude, car j’ai autant de confiance en votre parole qu’en vos soins ; tenez, ajouta-t-elle, en me donnant un paquet cacheté, voici une lettre pour Gustave ; mais attendez jusqu’à demain matin pour la lui remettre ; je ne veux pas lui ôter la consolation de croire qu’il m’a épargné par sa feinte tranquillité tout ce que ce moment a de déchirant pour mon cœur…

En disant ces mots, son visage se couvrit de larmes ; et je tâchai d’adoucir de si vifs regrets par l’assurance de ne jamais trahir les volontés d’une si adorable mère.

De retour chez mon maître, je le trouvai prêt à me suivre ; nous descendîmes sans le moindre bruit. Gustave voulut aller déposer lui-même un mot d’adieu à la porte de sa mère ; pendant qu’il s’y rendait, j’aperçus, au bas de l’escalier, Louise qui pleurait, je courus l’embrasser, en jurant de lui rester fidèle. Mon maître me rejoignit ; et nous partîmes à moitié consolés de nos regrets par ceux que nous laissions, car un poëte l’a dit :

    Quand des yeux d’un ami nous espérons des larmes,
    Un malheur partagé n’est pas sans quelques charmes.