Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/29

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 132-136).


XXIX


Pendant que madame de Verseuil avait captivé l’attention de chacun, en se trouvant mal sur la grande route, j’avoue que la mienne s’était laissée distraire par la présence d’une jolie femme de chambre, dont les soupirs et les exclamations tragiques prouvaient toute sa bonne volonté à nous persuader de l’état dangereux de sa maîtresse. Désirant m’acquérir la bienveillance de cette gentille soubrette, dès que nous fûmes à Lyon, je commençai mon cours de galanterie par m’emparer des cartons qu’elle se disposait à porter chez madame de Verseuil. Pour prix de ce léger service, mademoiselle Julie entra en conversation avec moi, et m’apprit que sa maîtresse, n’ayant plus aucun ressentiment de son indisposition, avait refusé de se mettre au lit, et s’apprêtait à faire un peu de toilette pour souper en compagnie. Je portai aussitôt cette nouvelle à mon maître : il n’en parut pas étonné ; mais il demanda vivement tout ce qu’il lui fallait pour écrire. Notre hôte vint au même instant prendre ses ordres, et se féliciter de l’honneur de loger le fils de ce marquis de Révanne, qui s’était souvent arrêté chez lui dans ses différents voyages. Ne doutant pas que le fils d’un émigré ne fût un ennemi né de tout ce qui tenait au nouveau régime, il se mit à déplorer l’ancien, en appelant des noms les plus injurieux tous les gens qui prenaient parti dans l’armée républicaine. Je ris d’avance de la mine qu’il ferait lorsque le passe-port de Gustave lui apprendrait le grade qu’il avait dans cette armée. Après avoir fait sa profession de foi politique, notre hôte entama le récit du siége de Lyon, sans s’apercevoir que mon maître, occupé à écrire, se souciait fort peu d’écouter les détails d’un événement si connu, et que je profitais seul de son éloquence. Cependant, il s’interrompit tout à coup, en voyant Gustave cacheter sa lettre, bien persuadé qu’il allait le charger de la faire porter. Mais Gustave se leva, mit la lettre dans sa poche, et répondit d’un air embarrassé, qu’il l’enverrait à la poste avec plusieurs autres. J’en conclus qu’il espérait trouver une occasion de la mettre lui-même à son adresse, et comme j’ignorais alors toutes les raisons qui l’autorisaient à tenter cette démarche, je la taxai d’imprudence ; mais je reconnus mon erreur, lorsqu’au moment du souper, madame de Verseuil laissa tomber un de ses gants, que mon maître, placé auprès d’elle, s’empressa de ramasser, mais qu’il ne donna qu’après l’avoir rendu dépositaire de son billet. Un regard peignant l’embarras, le reproche et l’émotion la plus vive, apprit à Gustave que sa lettre était reçue avec plus de plaisir qu’on n’en voulait montrer, et cette assurance le rendit fort aimable. Tranquillisé sur les obstacles qu’aurait pu lui inspirer la sévérité de madame de Verseuil, il feignit de s’occuper fort peu d’elle, et mit tous ses soins à convaincre madame d’Olbiac de la préférence qu’il accordait à sa conversation instructive sur toutes celles qui traitaient de la galanterie. Un motif à peu près semblable rendait madame de Verseuil plus bienveillante que de coutume pour le major, qui, fier de se voir ainsi favorisé en présence d’un jeune homme agréable, en montrait une joie ridicule. C’est ainsi que le bonheur des amants se trouve naturellement protégé par l’amour-propre des Argus ; mais il faut en savoir tirer parti, et ce talent, Athénaïs le possédait au suprême degré. Cette soirée, où chacun avait eu sa part d’agrément, assura les plaisirs du reste du voyage. On convint de se réunir ainsi tous les soirs. Madame d’Olbiac n’en témoigna pas trop d’humeur ; seulement elle fit promettre à Gustave de ne point s’arrêter à Marseille, et de les quitter un jour d’avance, pour aller prévenir le général de leur arrivée. Par cette précaution, elle se mettait à l’abri des reproches que son frère aurait pu lui adresser en voyant madame de Verseuil escortée par un jeune officier. Gustave devina l’intention de la sœur, et, comme il avait de même intérêt à ne point éveiller les soupçons du jaloux, il s’engagea de bonne grâce à tout ce que la prudence de madame d’Olbiac exigerait de lui.

On se quitta de bonne heure, Athénaïs devait avoir besoin de repos ; et l’on se fit un prétexte de l’événement qui avait attiré Gustave auprès d’elle, pour l’en séparer plus tôt ; mais il se consola de cette privation en écrivant une partie de la nuit à sa mère.

Nous devions repartir le lendemain de grand matin ; et, comme je me disposais à entrer dans la chambre de mon maître pour le réveiller, la voix de mademoiselle Julie se fit entendre à l’autre bout du corridor. M’étant retourné aussitôt pour la saluer, je vis qu’elle me faisait signe de venir lui parler ; et j’avoue que son air mystérieux et ses signes engageants me livrèrent pendant quelques instants à une illusion fort douce. Une lettre qu’elle me chargea de remettre à M. de Révanne m’expliqua trop tôt le motif qui l’avait déterminée à m’appeler si familièrement ; et je ne pus m’empêcher de lui laisser voir que j’espérais mieux. Elle reçut cet aveu un peu brusque avec autant de fierté que de coquetterie, et me dit en riant :

— Nous verrons comment se conduira votre maître. Moi je crois au proverbe.

En disant ces mots, elle rentra chez madame de Verseuil, et j’allai porter à Gustave la réponse qui devait achever de lui tourner la tête.

— Puisqu’elle l’exige, dit-il vivement, en relisant la lettre d’Athénaïs, eh bien, soit, je partirai sans lui dire adieu. Je ne la verrai que ce soir, et j’éviterai de causer trop souvent avec elle. Ah ! que de sacrifices on peut imposer, quand on ordonne ainsi !

Puis, se tournant vers moi :

— Allons vite, les chevaux ; il faut que nous soyons en voiture avant eux. Si tu rencontres le major ; s’il te demande pourquoi je ne déjeune pas avec ces dames, dis-lui que j’ai une visite à faire chez un ami aux environs de Lyon, et que je ne pourrai les rejoindre que ce soir à Valence. Mais surtout, cher Victor, point d’indiscrétion.

Ma foi, répondis-je en riant, monsieur s’est arrangé de manière à n’en point redouter de ma part.

— N’importe, reprit Gustave ; suppose que je t’ai dit tout ce que tu sais, et agis en conséquence.

D’après ces instructions, je vis qu’il était essentiel de me faire rencontrer par le major ; et je fis un si grand bruit avec nos valises à la porte de sa chambre, qu’il en sortit bientôt pour savoir la cause de ce tapage ; et je pus alors tout à loisir lui réciter ma fable.

— Ah ! je comprends, me dit-il d’un air fin ; les Lyonnaises sont fort jolies, et M. de Révanne en a sûrement rencontré quelques-unes à Paris, qu’il ne peut se dispenser de voir ici. Nous savons ce que la reconnaissance exige d’un jeune homme aimable ; aussi, dites-lui bien, mon ami, que nous le laissons parfaitement libre de partir ou de rester. Quand on va se battre, il faut faire provision de plaisirs ; et je l’approuve fort de ne pas négliger ceux qui se trouvent sur sa route.

Ayant répondu à ce discours par un sourire qui semblait convenir de tout, j’allai me vanter à mon maître du succès de ma ruse, et de mon adresse à servir les projets dont je n’avais pas même reçu la confidence.