Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/36

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 157-159).


XXXVI


Les trois semaines qui suivirent celle-ci furent employées par nous de la même manière. Avançant toujours dans un pays magnifique, nous battant souvent, triomphant sans cesse, les villes s’offraient à nous, en même temps que les souverains effrayés nous cédaient leurs forteresses et leurs trésors. Cette façon de faire la guerre nous paraissait fort douce. Gustave, en se distinguant à chaque bataille, avait échappé au malheur d’être blessé. Le général Verseuil, charmé de sa conduite, avait pour lui une estime particulière. Causant avec les soldats, buvant avec les officiers, mon jeune maître était bien venu de chacun ; aussi était-il de tous les repas joyeux, comme de toutes les expéditions périlleuses. Au milieu d’une vie si active, il trouvait encore le temps d’écrire de longues lettres à Paris, et des billets fort tendres à Nice. Ceux-ci étaient confiés au courrier de M. de Verseuil, et simplement adressés à mademoiselle Julie. J’étais l’auteur apparent de cette amoureuse correspondance, dont je payais le secret si généreusement, que l’on pouvait à bon droit soupçonner ma probité de valet de chambre.

Pendant que mon maître se liait avec les gens les plus importants de l’armée, je faisais connaissance avec les subalternes les plus intéressants. Quelques petits présents, faits avec délicatesse, m’avaient attiré les bonnes grâces du valet de chambre du général en chef. Sa conversation, ornée de tous les petits détails qui concernaient son maître, me captivait vivement, et je regrette bien que ma mémoire n’en ait pas conservé davantage. Quel profit je tirerais aujourd’hui des confidences de ce camarade ! Que de petites causes, de mouvements d’humeur, de caquets malins, de charmants caprices, ont influé sur les destins de l’Europe. Ah ! que n’ai-je écrit sous la dictée de ce brave indiscret. Vous auriez un historien de plus !

Nous avions tous deux pour autre intime connaissance un nommé Bernard, maréchal de logis, vrais comique de régiment, sachant toutes les aventures scandaleuses de l’armée, se moquant de tout sur la terre, à commencer par lui, et ne pensant pas qu’on pût s’amuser autre part qu’à la guerre. Il était connu pour dire tout ce qui lui passait par la tête, et quand il se permettait des plaisanteries un peu trop fortes sur les chefs, il faisait semblant d’être ivre, et, à la faveur de cette ruse, il tenait les propos les plus hardis. C’est ainsi que, voyant passer un soir un certain fournisseur qui se promenait avec le général Verseuil et ses aides de camp, il me dit tout haut :

— Tu vois bien ce marchand de vieux souliers, qui vient faire ici son commerce. Eh bien, c’est un espion du Directoire ; il vient voir comment se porte le général en chef, pour en donner des nouvelles à Paris.

— Veux-tu bien te taire, lui disait-on.

— Quand je vous dis que c’est un espion… criait-il encore plus fort. Ah ! vous ne voulez pas m’en croire, eh bien, je m’en vais l’en faire convenir devant vous.

Et il poursuivait le fournisseur avec tant d’acharnement, qu’il fallut courir après Bernard, demander pardon pour son état d’ivresse, et le ramener de force. Cependant le fournisseur et toute sa société n’avaient pas perdu un mot de la dénonciation de Bernard. Et l’expérience a prouvé qu’elle était très-fondée. Aussi avait-il repris son sang-froid pour nous dire au moment de rentrer à la caserne :

— Ah ! le grand sournois ! c’est égal, je ne l’ai pas manqué.

Ce talent de feindre la déraison pour dire impunément la vérité m’avait fait surnommer cet homme le Triboulet[1] de l’armée. Gustave, qui m’en avait entendu citer plusieurs boutades, désira le connaître. Je lui fournis bientôt l’occasion de lui rendre un service auprès du général Verseuil, service dont Bernard s’est bien acquitté par les avis importants qu’il a donnés depuis à mon maître. On peut mettre de ce nombre la recommandation qu’il lui fit de ne jamais hésiter dans ses réponses quand il plairait à Bonaparte de le questionner.

— Il faut croire, nous disait-il, que ce luron-là a encore bien des choses à faire, car il n’aime pas à perdre son temps à écouter. Bonne ou mauvaise, il veut une réponse positive. Ah ! je l’ai bien remarqué, il n’y a pas d’avancement pour ceux qui doutent avec lui ; et s’il me demandait tout à l’heure combien il y a d’épis dans ce champ de blé, je répliquerais aussitôt cent mille, mon général.

Gustave m’a confié que le souvenir de cette réponse extravagante lui était souvent revenu en causant avec Bonaparte, et qu’il l’avait quelquefois imitée avec succès.

Dans les marches forcées et les différentes affaires qui nous amenèrent jusqu’au passage du Pô, il ne nous arriva rien de remarquable, ou plutôt de fâcheux ; mais dans le combat qui suivit ce passage miraculeux, le général Verseuil reçut une balle dans la cuisse au moment où, s’élançant à la tête de sa division sur les retranchements de l’ennemi, il venait de le forcer à nous livrer la chaussée de Fombio. Cet événement aurait pu causer quelque désordre, si le chef de brigade Lannes n’était accouru pour rallier notre division, et se couvrir de gloire dans cette affaire décisive.

La blessure de M. de Verseuil n’était point mortelle ; mais elle exigeait de grands soins, et on le transporta à Plaisance, où s’établit alors le quartier général. Là, malgré tous les secours qui lui furent prodigués, on craignit un instant pour sa vie ; et Gustave se crut obligé de satisfaire à sa parole, en instruisant Athénaïs du danger où se trouvait son mari. Un courrier fut expédié à Nice. On verra bientôt l’effet de ce message.

  1. Triboulet, nom du fou du roi François Ier