Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/52

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 247-254).


LII


Au moment de partir, une ordonnance vint apporter à Gustave une lettre du général Verseuil, contenant l’ordre de le rejoindre le lendemain à Peschiera, où sa division devait se rendre. Cette forteresse n’était qu’à cinq lieues de Vérone, Gustave se félicita d’y pouvoir arriver de bonne heure ; et il ordonna à Germain d’aller l’y attendre.

Nous marchâmes si grand train jusqu’à Villafranca, qu’il fallut nous y arrêter pour changer de chevaux. La guerre les rendait fort rares ; cependant, à force d’argent, je m’en procurai deux ; mais, mon maître les ayant examinés, les jugea incapables de nous porter pendant plus d’une lieue, et, préférant crever ses propres chevaux plutôt que de risquer de rester en route avec ceux-là, il se décida à garder les siens. Il fallut leur accorder quelques moments pour se rafraîchir ; et rien ne saurait peindre l’impatience de Gustave pendant cette demi-heure de retard. Enfin, nous repartîmes accompagnés d’un guide sans lequel nous nous serions sans doute égarés. Cet homme, dont la monture n’était pas leste, nous obligeait à gravir les montagnes au pas. C’était mettre Gustave au supplice : il nous devançait malgré lui ; puis, arrivant au carrefour où plusieurs chemins aboutissaient, il était obligé de nous attendre là pour savoir lequel il devait prendre ; et je lui disais :

— Que gagnez-vous à vous presser ainsi ?

Alors il souriait en rougissant, et venait se replacer entre nous.

— N’est-ce pas à Vérone, lui dis-je, que se passa la tragique histoire de Roméo et Juliette ?

— Oui ; c’est près des arcades de l’Arena que cet heureux amant venait attendre son amie ; c’est là qu’il lui disait :


    Let me be ta’en, let me be put to death
    I am content, so thou wilt have it so.
    I’ll say, yon grey is not the morning s’ eye
    Tis but the pale reflex of Cynthia ’s brow ;
    Nor that is not the lark, whose notes do beat
    The vaulty heaven so high above our heads :
    I have more care to stay, than will to go ;
    Come, death, and welcome. Juliet wills it so
    How is’t, my soul ? let’s talk, it is not day
[1].

— C’est aussi là qu’ils furent surpris, et que la mort…

— Qu’importe, interrompit Gustave ; le jour où l’on est heureux n’est-il pas celui où l’on devrait mourir ?

À peine achevait-il ces mots, que nous vîmes briller les rayons de la lune sur les croix argentées des clochers de Vérone : alors, ne pouvant plus contenir son impatience, Gustave jette à son guide le prix de ses services ; et, partant au galop, il arrive comme un trait aux portes de la ville. Là, on lui demande quel est son nom, sa mission ; il se voit au moment d’être conduit solennellement chez le commandant de la place ; déjà quelques personnes s’obstinent à le prendre pour un espion ; il est prêt à en tirer vengeance : je prévois une scène affreuse ; et, pour l’éviter, j’engage mon maître à montrer son brevet, et à dire qu’il se rend chez le général Masséna. À ce nom, un officier s’avance, reconnaît le capitaine Révanne, et répond de lui ; mais, comme il sait que Masséna l’estime, il veut avoir l’honneur de le conduire lui-même chez son général ; et voilà Gustave enchaîné par cette politesse encore plus qu’il ne l’était auparavant. Je viens à son secours en lui disant que, fatigué comme il l’est, il ne peut faire sa visite au général qu’après s’être reposé quelques instants. L’officier, qui trouve l’excuse bonne, veut bien ne nous accompagner que jusqu’à notre auberge ; et il nous quitte enfin pour aller se vanter à toute la garnison du service qu’il vient de rendre à un ami du général en chef.

Dès que mon maître est débarrassé de ce brave importun, il vole au rendez-vous ; c’était l’heure où les habitants de Vérone vont prendre le frais sur les bords de l’Adige. Les rues désertes, pendant l’ardeur du soleil, étaient alors remplies de monde ; et Gustave se trouvait au milieu de cette foule sans savoir comment il découvrirait à travers tant de figures inconnues celle de mademoiselle Julie. Il a déjà deux fois parcouru la vaste enceinte de l’Arena. Trompé par la démarche vive et la tournure française de quelques femmes, il les aborde tour à tour, et s’éloigne aussitôt en maudissant leur ressemblance avec Julie. Que de tristes suppositions se succédèrent alors dans son esprit ! Athénaïs avait changé de projet, son arrivée à Vérone était peut-être retardée, ou, ce nui serait pis, le général, en ayant connaissance, allait peut-être arriver lui-même avant de se rendre à Peschiera. Athénaïs en était instruite, et ne savait comment en faire prévenir Gustave, ou bien il était arrivé quelque accident à Julie, toutes ces craintes assez raisonnables s’en joignait une autre qui le transportait de fureur ; et c’est quand il succombait l’idée d’être en ce moment même sacrifié à un rival, qu’il se sentit prendre le bras par une femme.

— Vous m’attendez depuis longtemps, n’est-ce pas ? dit-elle ; je n’ai pu venir plus tôt. Le major n’est parti que tout à l’heure pour aller avertir le général de l’arrivée de madame et sa belle-sœur est restée si longtemps chez nous à bavarder sur mille sujets, que j’ai cru qu’elle ne nous débarrasserai jamais de sa présence. Elle voulait à toute force veiller près de madame, sous prétexte qu’elle lui trouvait le visage altéré et l’air d’une personne qui dissimule une vive souffrance. Le fait est que madame paraissait fort mal à son aise ; mais elle a tant répété à madame d’Olbiac qu’elle n’avait besoin que du repos, qu’enfin elle s’est décidée à nous laisser.

Mademoiselle Julie pouvait parler ainsi pendant une éternité sans que mon maître pensât à l’interrompre ; le cœur lui battait si vivement, qu’il n’aurait pu proférer une parole ; mais tout en écoutant Julie, il se laissa conduire vers la petite porte d’un jardin, où l’ayant fait entrer, elle lui dit :

— Asseyez-vous sous ces tilleuls ; je vais voir si tous nos gens sont retirés, et si vous pouvez, sans risque d’être rencontré, arriver jusqu’à la chambre de madame ; comme avant d’y parvenir, il nous faut passer devant la porte de madame d’Olbiac, je tremble que cette duègne ne soit aux aguets, et je veux la surveiller à mon tour. Dans peu de moments, je reviendrai vous prendre, ou l’on viendra vous trouver.

Ô vous qui avez attendu ainsi, rappelez-vous cette agitation qui fait presque un tourment d’une trop vive espérance, ces tressaillements que fait éprouver une feuille qui tombe, un oiseau qui voltige, ou le moindre zéphir qui vient agiter le feuillage protecteur ! Ah ! ces moments de crainte et d’espoir l’emportent quelquefois sur ceux du bonheur même, et il n’est point de cœurs ingrats pour de tels souvenirs !

M. de Verseuil, désirant garder quelque temps sa femme dans les environs du quartier général, avait fait louer pour elle la maison d’un émigré de Vérone ; et c’est dans le jardin de cette élégante habitation que Gustave attendait avec tant d’émotion le retour de mademoiselle Julie. D’abord il l’entendit ouvrir plusieurs portes qu’elle ne referma point ; ensuite il la vit un flambeau à la main éclairer successivement toutes les fenêtres d’un long corridor, avant de parvenir à l’extrémité d’un pavillon où la lumière disparut. C’était dans ce pavillon que logeait Athénaïs. C’était là que Gustave devait être reçu, c’était là qu’on décidait peut-être de son sort ! Les yeux fixés sur les croisés où il espère à chaque instant voir reparaître la lumière, il est absorbé par une seule idée. Tout à coup des pas se font entendre, on marche vers lui ; il frémit d’être découvert ; mais une douce voix lui dit :

— Suivez-moi.

Et il se laisse guider en silence par la fidèle Julie.

— Ma lumière pouvait nous trahir, dit-elle ; je l’ai laissée là-haut ; donnez-moi votre main pour monter l’escalier. Mon dieu, comme elle tremble !

— Oui, répond Gustave, un peu confus de la remarque ; j’ai peur de madame d’Olbiac.

— Rassurez-vous ; elle dort, mais chut, voici sa chambre.

Et Gustave, en passant devant la porte qu’on lui désigne, ose à peine respirer. Enfin, ils arrivent dans une galerie qui n’est éclairée que par la porte d’une chambre d’où s’échappe une faible lueur. Ici, mademoiselle Julie abandonne son protégé, et dit :

— C’est encore moi qui vous reconduirai.

— À ces mots, elle sort en fermant la porte de la galerie, et Gustave marche vers la chambre éclairée.

Que de prestiges dans le mystère ! Gustave s’était déjà plusieurs fois trouvé seul avec Athénaïs. Le dernier entretien qu’il avait eu avec elle ne lui avait pas même causé une vive émotion. Il aurait pu la rencontrer ailleurs peut-être avec indifférence, et ce rendez-vous secret, cette démarche imprudente, lui causaient un trouble inexprimable ; ce fut bien pis encore lorsque, du fond de la galerie obscure, il aperçut Athénaïs assise près d’une table couverte de fleurs, la tête soutenue par un bras charmant, et les yeux fixés sur une lettre qu’elle relisait à la lueur d’une lampe d’albâtre. À l’aspect de cette femme séduisante, dont les formes gracieuses, la tunique blanche, la résille antique, rappellent ces beautés dont raffolaient les sages de la Grèce, Gustave se crut transporté dans le séjour des délices, et près de l’objet enchanteur qu’avait si souvent rêvé sa jeunesse. Dans le délire que cette illusion lui cause, il se précipite aux pieds d’Athénaïs, comme on se prosterne devant la divinité qu’on adore. Surprise, et presque irritée de voir ainsi Gustave à ses genoux, madame de Verseuil veut s’éloigner ; il la retient. Alors, prenant un air digne :

— Vous m’avez cruellement offensée, dit-elle, et je conçois le repentir que vous en éprouvez. Mais soyez moins humble, ajouta-t-elle en souriant, et tâchez d’écouler ma justification.

— Je ne veux pas l’entendre.

— Quoi ! vous accueillez, sans hésiter, la calomnie, et vous refusez d’entendre la vérité ! C’est avoir deux fois tort ; et vous voulez qu’on vous pardonne ?

— Non, ce n’est point mon pardon qu’ici je viens chercher ; j’y viens déposer aux pieds d’Athénaïs mon cœur et ma vie. J’y viens abjurer tout serment qui m’enlèverait à elle, à mon amour, au seul être pour qui je respire ; j’y viens chercher le prix ou la fin de mes souffrances.

— Qu’entends-je ? est-ce l’amant de Stephania, qui ose tenir un semblable langage, de cette Stephania dont la mort le rendait inconsolable ? Gustave, revenez à vous ; le regret vous égare !

— Ah ! dis plutôt l’espoir ; oui, je le sens ; ma raison m’abandonne ; mais pouvais-je te voir et la conserver !

— Gustave… est-il possible, vous que je croyais mon ami, vous que j’aurais imploré contre vous-même ! Oh ! ciel, vous me trompiez !…

Et Athénaïs se voila le visage.

— Oui, je te trompais, je m’abusais moi-même, quand je te jurai que ce cœur, accablé de douleur, était mort à l’amour ; je te trompais, lorsque, m’offrant le secours de ton amitié, j’acceptai ce bien que je déteste. Oui, je puis être ta victime, ton persécuteur, mais non pas ton ami.

— Grands dieux ! je suis donc bien coupable, puisque cette démarche vous autorise à me parler ainsi ?… Eh quoi ! c’est parce que la malveillance dont je suis entourée m’oblige à recevoir mystérieusement l’objet d’une si pure affection ; c’est parce que, trop certaine de n’être plus aimée, je veux détruire ses injustes soupçons, conserver son estime, que je deviendrais le jouet de son caprice. Non, Gustave est incapable d’abuser d’une noble confiance ; en m’exposant ainsi, j’ai compté sur sa sincérité, son honneur, et je n’ai pas supposé qu’il voulût me sacrifier au vain triomphe d’un amour infidèle.

— Arrête, et ne blasphème pas contre cet amour qui me dévore ; ta puissance, ma soumission, mon délire, tout l’atteste. Ah ! si je t’aimais moins… Mais je le vois, tu préfères tout à mon bonheur. Sois tranquille ; je ne veux pas l’obtenir de ton indifférence.

En disant ces mots, Gustave s’éloigne d’Athénaïs.

— Ingrat, dit-elle, qui a le premier trahi cet amour que tu viens réclamer ? qui de nous deux, oubliant ses serments, s’est livré tout entier à une autre passion ? M’as-tu vue, t’immolant sans pitié aux désirs d’un rival, m’offrir à tes regards, le cœur encore ému d’infidèles caresses ? Non ; ces torts sont les tiens, et quand ils ont détruit pour jamais le repos de ma vie, c’est toi qui te plains, c’est toi qui m’accuses ?…

— Athénaïs, pardonne ! s’écrie Gustave en se rapprochant d’elle. Ah ! s’il est vrai qu’un seul instant j’ai possédé ton cœur, je n’ai pas mérité de le perdre. Va, c’est parce que je n’ai pu cesser de t’adorer que je suis devenu parjure, assassin ; et c’est pour t’adorer encore que je survis à ta victime. Oui ; défends-moi de t’aimer ; et tu verras si rien m’attache au monde.

— Gustave, épargnez votre amie.

— Athénaïs, tu pleures… j’excite ta pitié !…

— Non, je pleure sur moi.

— Quand tu disposes de ma vie, peux-tu m’outrager par tes larmes.

— Le sort de Stephania m’épouvante !

Mon amour t’en défend.

— Non ; tu l’as dit : son ombre nous sépare…

— Eh bien, que le remords nous unisse !

Et le ciel qui punit les coupables amours exauça ce vœu terrible !



  1. Shakespeare, Roméo et Juliette, acte III, scène v :

    « Eh bien, qu’on me surprenne ici, qu’on me mette à mort, je suis
    content si tu le veux ainsi. Je dirai que cette teinte grisâtre n’est pas
    celle du matin, mais le pâle reflet du front de Cynthie, et que ce n’est
    pas l’alouette, dont les accents d’un point si élevé au-dessus de nos
    têtes vont frapper la voûte des cieux. J’ai bien plus de penchant à rester
    que de volonté de partir. Viens, ô mort, sois la bien venue ! Juliette
    le veut ainsi. Qu’en dis-tu, mon amour ? Restons ensemble ; non
    ce n’est pas le jour. »