Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/68

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 334-338).


LXVIII


Gustave avait deviné juste : dès que sa cousine sut qu’il devait partir pour Dunkerque, elle se décida à rester près de madame de Révanne, pendant l’absence de son fils ; mais elle était convenue de partir avec sa tante pour B… quelques jours avant le retour de mon maître ; et, comme elle voulait s’enfermer à jamais dans le château de sa vieille parente, tout annonçait que Lydie et Gustave ne se reverraient plus. Cette triste pensée, jointe à toutes celles que lui faisait naître la chaîne qu’il allait traîner, plongeait Gustave dans un accablement qui ressemblait au désespoir.

La présence d’Alfred triomphait seule de sa sombre tristesse ; encore ne pouvait-il le contempler quelques moments, sans que des larmes vinssent obscurcir ses regards caressants. Il allait s’en séparer aussi ; et il lui jurait que, tout entier à sa tendresse pour lui, jamais un autre enfant ne la partagerait.

— Tu seras à la fois et mon fils et mon frère, disait-il. Je consacrerai ma vie à te sauver des malheurs qui m’accablent. Tu seras ma consolation, celle de ma mère ; et, peut-être, m’obtiendras-tu un jour le pardon de Lydie…

— Oui ; ne pleure pas, répondait l’enfant sans le comprendre.

Et il entourait de ses petits bras le cou de Gustave, et le comblait de caresses.

Bonaparte avait fixé son départ au 10 février ; et mon maître, devant le précéder de quelques heures, reçut l’ordre de commander ses chevaux pour la veille à minuit. Il y avait ce soir-là une grande réunion chez madame Bonaparte ; et c’est en revenant d’y conduire madame de Révanne que nous devions prendre la route de Dunkerque.

Gustave dîna ce jour-là chez sa mère ; et, comme c’était le dernier qu’il dût passer à Paris, il avait obtenu qu’Alfred dînerait, par extraordinaire, à table près de lui. L’enfant en ressentit une joie extrême ; et sa gaieté fut d’un grand secours contre la tristesse de semblables moments. Gustave, qui ne pouvait se résoudre à le quitter, laissa partir sa mère, accompagnée de M. de Saumery ; et, après s’être engagé à les rejoindre bientôt chez son général, il se remit à jouer avec Alfred. Ils étaient restés tous deux seuls dans la chambre de madame de Révanne ; mais, comme la vivacité d’Alfred ne se serait pas arrangée d’une conversation au coin du feu, on avait laissé la porte du salon ouverte, pour qu’il pût à son gré courir d’une chambre à l’autre. Alfred avait déjà transporté plusieurs fois ses joujoux dans le salon, les avait ensuite rapportés ; et Gustave, accoutumé à ces petits voyages, ne les surveillait plus. Tout à coup il entend un bruit épouvantable, des cris perçants. Il vole dans le salon, voit la table à thé renversée, et Alfred étendu par terre, couvert de porcelaine cassée, et presque étouffé sous les débris d’un vase de cristal. Il le relève précipitamment, cherche avec effroi d’où sort le sang qui coule sur son visage, et veut apaiser ses cris. Mais ces cris déchirants avaient été entendus de la chambre voisine. Une femme en sort aussitôt, et vient arracher l’enfant des bras de Gustave ; puis, se soutenant à peine, elle s’assied, met Alfred sur ses genoux, et soulève d’une main tremblante les boucles de cheveux qui lui cachent ses traits ensanglantés.

— Rassure-toi, s’écrie Gustave ; il n’est pas blessé !

Et, se jetant à genoux près de Lydie, il lui montre qu’Alfred n’a que deux légères coupures au front, et lui affirme que la peur qu’il a eue est la seule cause des cris qu’il jette encore. Tout à son inquiétude, Lydie ne semble pas l’écouter. Alors il court chercher de l’eau, en fait boire à l’enfant, lui donne des bonbons. Bientôt Alfred se calme, et, les yeux encore pleins de larmes, il sourit à son père. Ah ! qui peindra les délices attachées à ce sourire, à ces moments divins, où deux âmes qui succombaient au même effroi renaissent à la même espérance !

Cependant, Lydie rassurée n’a point encore levé les yeux ; assise sur le canapé, sa tête reste penchée vers celle de l’enfant que, soutient son bras ; et, sans le tremblement qui l’agite, on pourrait la croire inanimée. Mais sa main tient celle d’Alfred ; Gustave s’en empare, les presse toutes deux, et dit avec cet accent qui implore :

— Chère Lydie, par grâce, regarde-moi ! qu’un seul moment je retrouve ma vie dans tes yeux ! Ne t’efforce pas de paraître insensible ; tu m’aimes encore, je le sais… je le sens ; et, si je n’ai pas toujours mérité le sentiment que tu me conserves, je défie d’égaler l’amour que tu m’inspires aujourd’hui.

Lydie fit un mouvement pour retirer sa main.

— Ne t’offense pas de cet amour, continue Gustave ; tu n’as rien à en craindre, c’est un culte sacré dû à ta constance, à tes vertus ; c’est l’hommage d’un malheureux qui a perdu tous ses droits sur ton cœur, qui ne doit plus te revoir, et qu’un indigne lien va priver pour jamais du bonheur d’être à toi. Chère Lydie, ne me refuse pas un dernier regard ; au nom de cet enfant qui s’endort sur ton sein, dis-moi adieu !

— Ah ! Gustave, vous êtes sans pitié, dit-elle d’une voix étouffée par les larmes. Après tant d’efforts pour vous cacher mon désespoir, ma faiblesse, faut-il que ce moment vous apprenne tout ce que j’ai souffert ! qu’aviez-vous besoin de savoir les regrets qui me tuent ?

— J’en avais besoin pour souffrir avec toi ; pour te venger, te consoler par mon supplice. Ne me reproche pas le bien qui comble mes douleurs. Songe que je t’aime, que tu m’appartiens, que cet enfant t’enchaînait éternellement à moi, et qu’un odieux serment m’arrache à tant de félicités ! Va, je suis assez puni ; n’ajoute rien à un tourment qui ne doit pas finir ? Vis pour cet Alfred que j’adore. Qu’il rassemble sur lui nos espérances, notre amour, enfin tout le bonheur que je t’ai dû, tout le bonheur que tu peux encore… Mais non ; tu dois m’oublier, me fuir… je te conduirais au déshonneur, à la mort… Je cause la perte de tout ce qui m’aime ; je suis un être maudit du ciel !

Et Gustave marchait vers la porte d’un air égaré, et comme poursuivi par un souvenir funèbre. Lydie, effrayée du sombre désespoir qui se peint dans ses regards, le rappelle, le fait asseoir à ses côtés, partage avec lui son doux fardeau, et laisse glisser la tête d’Alfred sur le bras de son père.

— Calme-toi, lui dit-elle, et résignons-nous à ton sort. Sois généreux, n’abuse pas de ton empire : je suis sans courage contre ta douleur, tu le sais ; ne permets pas que j’y succombe ; laisse-moi tous mes droits à ton estime. Je n’ai pas mérité de les perdre en cédant à tes vœux, lorsque, me croyant libre, j’espérai voir bientôt notre union sanctifiée ; et d’ailleurs, cette faute, expiée par tant de larmes, le pardon d’un mourant l’a rachetée. Qui oserait se montrer plus sévère que lui ? Il m’a rendu le repos ; respecte ce bienfait, et ne tente pas d’avilir celle qui peut un jour devenir ton amie.

— Moi, t’avilir, te ranger au nombre des femmes qu’on méprise ? Non ! je préfère m’éloigner pour jamais de toi ; mais avant ce moment cruel, laisse-moi te répéter que toi seule m’as fait connaître les plus doux ravissements de l’âme ; que ta voix, ta présence me les rendent tous ; et, qu’en respectant aujourd’hui ta vertu, mes serments, je te sacrifie plus que ma vie.

— Ah ! ne me plains plus ! s’écria Lydie en levant au ciel des yeux brillants de joie ; ce moment t’acquitte de toutes mes peines. Mais, je n’ai plus la force de supporter tant… de… bonheur…

À ces mots, la pâleur de la mort couvrit ses traits, et elle tomba sans connaissance sur le sein de Gustave.

— Elle se meurt ! dit-il en jetant un cri d’effroi, elle se meurt !

Louise, qui venait chercher Alfred, entend ces mots ; elle accourt, s’empare de l’enfant, le dépose sur le lit de madame de Révanne, et revient aussitôt avec un flacon d’éther. Gustave le fait respirer à Lydie, qui bientôt se ranime et lève sur lui des yeux suppliants. Louise est retournée près d’Alfred ; et Lydie, qui se voit seule avec Gustave, le conjure de s’éloigner.

— Je ne souffre plus, lui dit-elle ; laisse-moi.

— Non, répondit Gustave en la pressant sur son cœur, je ne puis te quitter !

— Éloigne-toi, lui répétait Lydie avec effroi, ou demain je te haïrai.

— Demain, redit Gustave, demain ; c’est la mort ! Avant de la subir, rends-moi tous les biens de la vie.

— Alfred ! s’écrie Lydie en joignant les mains, Alfred ! viens au secours de ta mère !

— À ce nom révéré, Gustave laisse Lydie s’échapper de ses bras ; et, se prosternant loin d’elle, il implore sa grâce. Il l’obtient pour prix de son respect, et s’éloigne au désespoir.

        Mais, en brisant les plus aimables nœuds,
    Leurs cœurs toujours unis semblent toujours s’entendre ;
    On ne saura jamais lequel fut le plus tendre
            Ou le plus malheureux.