Les Manœuvres de l’armée navale - Journal du nord

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Les Manœuvres de l’armée navale - Journal du nord
Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 160-204).
LES MANŒUVRES
DE
L’ARMÉE NAVALE

JOURNAL DE BORD


Toulon, 20 juin 1900.

Un ordre du ministère m’embarque en corvée sur le Fontenoy, — beau nom pour un vaisseau de France, — qui fait partie de la division des gardes-côtes dans l’escadre de la Méditerranée.

J’assisterai aux manœuvres, à la revue navale, à la réception du Tsar, s’il se décide, à celle du prince H..., si nous nous décidons.

Je vais noter ce que je verrai, mes impressions, mes réflexions, celles de mes camarades, de nos hommes, du public même, quand celles-ci me parviendront. Après tout, puisqu’il faut, — le règlement l’exige, — tenir un journal de bord particulier, pourquoi ne pas essayer de le rendre intéressant pour tout le monde ? La Marine n’y perdra pas, si je réussis.

Elargissons donc le cadre un peu étriqué de l’imprimé officiel que nous faisons si souvent remplir par notre fourrier et que l’Inspecteur général, qui sait à quoi s’en tenir, feuillette d’un doigt hâtif, vers la fin d’août, sur le tapis vert du commandant.

Et d’abord présentons la Fontenoy.

C’est le cuirassé moyen conçu il y a dix ans, qui n’est plus le cuirassé moyen d’aujourd’hui, car la loi du progrès veut, paraît-il, que tous les types grossissent.

Il est certain que 6 600 tonnes, d’ailleurs assez mal réparties (car le poids de la cuirasse de flottaison est ici excessif), ce n’est assez ni pour soutenir le combat d’escadre, ni pour entreprendre une opération de quelque durée en haute mer.

Avec leur modeste vitesse (15 nœuds au maximum), leur rayon d’action réduit, leur armement où tout est sacrifié à deux énormes pièces de 305 ou de 340 millimètres, les quatre gardes-côtes de notre division ne satisfont ni aux lois essentielles de la stratégie, ni aux exigences actuelles de la tactique.

Aussi, de fort médiocres cuirassés d’escadre qu’ils étaient jusqu’en 1898, les voilà devenus de très convenables gardes-côtes, qui rendraient, dans les opérations restreintes d’une défense active, de sérieux services.

Seulement, où faut-il les mettre ? Au Nord ou au Midi ? A Dunkerque, au Havre, à Cherbourg, ou bien à Toulon, en Corse, à Bizerte ? ...

Grave question, et passionnante, si j’en juge par les discussions dont mes oreilles retentissent, à peine arrivé sur le Fontenoy. C’est que les intérêts particuliers sont en jeu dans cette affaire. Depuis deux ans que la division des gardes-côtes a été transférée de l’escadre du Nord à celle de la Méditerranée, on a pris ses habitudes à Toulon, des installations ont été faites que l’on pensait définitives et sur lesquelles on se reposait en toute sécurité.

Ah ! bien oui, sécurité ! ... Il ne faut point parler de cela en marine. La division repart pour le Nord, et le bruit court, persistant, appuyé de raisons spécieuses, qu’elle y restera après les manœuvres. Catastrophe, désolation ! ...


Mais laissons un moment les gardes-côtes


Errans et ballottés sur des flots incertains,


et jetons un coup d’œil sur l’escadre de la Méditerranée proprement dite.

C’est déjà une belle réunion de bâtimens : six de nos plus forts cuirassés, que balancent seuls, dans le Nord, le Masséna et le Carnot ; 3 croiseurs cuirassés ; 3 croiseurs de 2e classe ; 2 contre-torpilleurs et 4 torpilleurs de haute mer. En tout 21 unités.

Les 6 cuirassés (12 000 tonnes, 17 à 18 nœuds, 40 à 45 centimètres de cuirasse à la flottaison, puissante artillerie) forment deux divisions. La première, immédiatement sous les ordres du vice-amiral commandant l’escadre de la Méditerranée, se compose du Brennus, du Charlemagne et du Gaulois ; la seconde, dirigée par un contre-amiral, comprend le Charles-Martel, le Jaurégidherry, le Bouvet.

Le Bouvet va être détaché de sa division, ayant été choisi pour porter le pavillon du vice-amiral commandant l’armée navale, l’amiralissime du temps de guerre, disent quelques-uns, que nous désignerons simplement par son titre de commandant en chef.

Les croiseurs de toute catégorie sont ordinairement groupés en escadre légère, — exploration à grande distance, avant-garde, flanquemens, missions extérieures, — autour du Pothau, monté par un contre-amiral. Les 3 croiseurs cuirassés Pothuau, Chanzy, Latouche-Tréville, déplacent 5 000 tonnes, sont revêtus de 10 à 11 centimètres d’acier, portent une artillerie moyenne bien protégée et filent de 17 à 19 nœuds.

Le Çassard, le Du Chayla, le d’Assas, ont 1 000 tonnes de moins, ce qui les prive de cuirasse de flanc, mais poussent leur vitesse jusqu’à 20 nœuds, avec un approvisionnement sérieux de combustible. L’artillerie de ces bâtimens est bien comprise et, toute proportion gardée, ce sont peut-être nos unités les mieux armées. Le Lavoisier, le Linois, le Galilée, croiseurs de 3e classe (2 000 tonnes et 20 nœuds) ne sont plus que des bâtimens de liaison, des répétiteurs ou porteurs d’ordre, des éclaireurs aussi, mais des éclaireurs à qui la faiblesse de leur armement offensif et défensif ne permettrait guère de garder le contact de l’ennemi.

Quant aux contre-torpilleurs Dunois (800 tonnes), Hallebarde (300 tonnes), et aux torpilleurs de haute mer Cyclone, Forban, Flibustier, Chevalier (120 à 150 tonnes, 24 à 26 nœuds), ils ont un rôle assez complexe : avant le combat, estafettes et porteurs d’ordres, comme les précédens, — à la condition que l’état de la mer leur permette de marcher vite, — ils ont, pendant l’engagement, la double tâche de protéger les cuirassés contre les brusques attaques de leurs congénères ennemis et de profiter à leur tour de toute occasion favorable pour torpiller l’adversaire.


Ce ne sont pas là, du reste, les seuls torpilleurs dont puissent disposer au besoin le commandant de l’escadre de la Méditerranée et, au dessus de lui, le commandant en chef.

Il y en a huit autres, beaucoup plus petits, il est vrai (15 à 18 tonnes), disposés sur le pont d’un grand bâtiment rapide d’un type spécial, la Foudre (6 000 tonnes, 20 nœuds, cuirasse de pont seulement, artillerie réduite).

Bien discuté encore, ce type spécial, cet « hybride » à qui l’on a voulu faire jouer les grandes utilités, — pardon de cette expression, — porteur et nourricier de torpilleurs, atelier flottant, magasin ambulant de torpilles de toute sorte et de matériel d’estacade, croiseur et éclaireur au besoin, transport, si c’est nécessaire, etc., etc.

D’aucuns prétendent qu’ayant tant de cordes à son arc, ce remarquable archer ne saura jamais bien de laquelle il doit se servir. Et puis quel nom singulier que la Foudre, pour une unité dont le rôle sera, dans tous les cas, plus utile que brillant ! ...

Enfin, nous la verrons à l’œuvre, et il est possible qu’elle montre de précieuses qualités. Quant à ses torpilleurs, si menus, si délicats, quand et comment les emploiera-t-on, à supposer qu’on les puisse débarquer commodément en pleine mer ? ...

On peut les débarquer par» temps maniable, » m’assure-t-on ; l’expérience en est faite. Leur utilisation ? — Supposez la Foudre arrivée pendant la nuit près d’un port où s’est réfugiée une division ennemie qui a des avaries, ou qui a besoin de se ravitailler, ou qui encore, se sentant serrée de trop près par des forces supérieures, se résout à combattre à l’ancre, sous la protection d’ouvrages à terre. Nos huit petits torpilleurs sont débarqués, déjà tout prêts à marcher, en pression et armés ; ils courent vers l’entrée du port, s’y glissent inaperçus en longeant, en serrant la terre, et attaquent brusquement à l’aube, « entre chien et loup, » l’heure de la grande fatigue pour ceux qui veillent depuis longtemps... C’est le succès presque assuré, grâce, justement, à l’exiguïté, à l’invisibilité relative de l’assaillant. Les grands torpilleurs d’escadre fussent venus tout seuls, ne demandant à la Foudre que du charbon et de l’eau douce ; mais ils auraient été découverts et canonnés.

Et maintenant, si vous me dites qu’à ce compte, des sous-marins transportés par la Fondre feraient encore mieux l’affaire, je serai de votre avis, sous la réserve pourtant que les difficultés de la direction d’un sous-marin dans des parages inconnus seront aplanies.


21 juin, 1er jour des manœuvres.

A 9 heures du matin, par un très beau temps, humide et chaud, avec un peu de brume à l’horizon, la division des gardes-côtes reçoit l’ordre d’appareiller avec la Foudre et les quatre torpilleurs de haute mer.

Appareillage bien réussi. Nos quatre bateaux traversent rapidement, adroitement, les rangs serrés des cuirassés d’escadre et des croiseurs, — qui ne partiront, eux, que ce soir ou demain.

Grand vacarme de tambours, de clairons, de musiques : ce sont les saluts aux bâtimens amiraux. L’équipage est aux postes de manœuvre sur les plages avant et arrière, en rangs sur deux, immobiles, la garde présentant les armes. Tout cela a grand air et sent la forte discipline. La Marine d’autrefois avait plus de laisser-aller, de rondeur, de bonhomie. Nous nous sommes saxonisés. Peut-être viendra-t-il quelqu’un, dans la suite des temps, qui découvrira les qualités françaises.

Aussitôt hors de la rade, appel général. Quand on part pour la guerre, il faut être bien sûr d’emmener tout son monde. Lecture de l’ordre du jour du commandant en chef à l’armée navale. Nos hommes se sont pelotonnés autour du lecteur, avides d’entendre. Ils penchent des figures curieuses, un peu émues... Eh ! mon Dieu, non, ce n’est pas la guerre, mais tout de même on la sent toujours là, tout près ! ... Il y a dans ce départ un inconnu impressionnant, un je ne sais quoi de redoutable... Et puis cette « armée navale, » cette grande flotte qui va se réunir, ça frappe les imaginations des bons « mathurins » — et un peu les nôtres, aussi. — En attendant, « rompez vos rangs, marche ! » — Et attrape à filer à l’arrière, dans le sillage, la bouée lumineuse de brume ! C’est le premier exercice d’une série qui sera longue.

Route sur la pointe Ouest de Majorque. Nous y mouillerons demain.


22 juin. — Dragonera.

En vue de Majorque, le matin de bonne heure. Nous en longeons la côte Ouest, très relevée (1 100 mètres), avec des dentelures pittoresques. Temps couvert, un peu pluvieux. La nuit a été lourde et chaude.

L’amiral demande quelle est la consommation de charbon -dans les vingt-quatre heures. On accuse de 40 à 45 tonnes. C’est beaucoup, car nous n’avons pas marché vite, entre 10 et 11 milles à l’heure.

À ce compte, et en complétant, bien entendu, notre charbon à Oran, pourrons-nous « étaler » jusqu’à Brest, où nous n’arriverons, paraît-il, que du 8 au 10 juillet ? C’est douteux, puisque nous ne prenons que 450 ou 500 tonnes, en moyenne, dans nos soutes...

Les machines des gardes-côtes ne sont pas particulièrement économiques, c’est vrai, mais il faut bien aussi reconnaître l’inexpérience, en même temps que le dévouement, d’une partie du personnel de chauffe. On n’a pu fournir au Fontenoy le nombre de chauffeurs brevetés qui lui revient réglementairement. Pour assurer le service normal à trois équipes se relevant à deux reprises différentes dans la même journée de vingt-quatre heures, il a fallu faire état des apprentis chauffeurs et prendre dans l’équipage des hommes de bonne volonté qui, du rôle effacé, quoique indispensable, de soutiers, — approvisionneurs de charbon, — s’élèveront peu à peu, si l’endurance physique ne trahit pas leur zèle, à celui d’apprentis chauffeurs ou chauffeurs auxiliaires.

Mais quand atteindront-ils ce rang honorable ? ... Quand les manœuvres seront terminées ; et, en attendant, notre charbon s’en va en fumée, c’est tout à fait le cas de le dire, en fumée noire et épaisse. Et ce sera bien pis quand les grilles seront engorgées de mâchefer, après plusieurs jours de marche.

D’où vient donc que nous soyons toujours à court de chauffeurs, plus encore que de mécaniciens ?

C’est d’abord qu’il en faut de plus en plus, la puissance des appareils évaporatoires grandissant toujours ; ensuite, que le recrutement des chauffeurs est laborieux, cette spécialité n’ayant pas encore reçu un développement suffisant au point de vue de la hiérarchie des grades ; enfin, que nous ne nous attachons peut-être pas assez à garder ceux que nous formons.

Sans doute on a pris depuis peu de bonnes mesures pour étendre le recrutement, pour favoriser l’instruction pratique, la formation de bons chauffeurs. Il y a encore à faire, et, quand nous voyons la quantité de gabiers, de timoniers, de canonniers, de fusiliers. brevetés ou auxiliaires, dont nous disposons, nous nous demandons si la répartition initiale de nos contingens dans les diverses spécialités n’est pas systématiquement en défaut.

Je veux bien qu’il soit pénible d’obliger nos pêcheurs, nos marins de l’Inscription maritime, les hommes du grand air et du libre horizon, à s’enfermer dans une chaufferie pour y « suer leur graisse, » lorsque graisse il y a, par des températures de 50 à 60 degrés. Mais enfin, il le faut absolument ; le premier besoin est de marcher, de marcher vite, si possible, sûrement, en tout cas. Or, ces hommes-là vaudront toujours mieux, étant plus endurans à la mer, plus chez eux à bord de nos bateaux, plus à nous, que les « terriens » qui nous viennent du contingent ordinaire.

Pour les garder, une fois formés, c’est un sacrifice d’argent à faire, des primes de réadmission, des hautes paies à donner ; des grades aussi, des grades modestes de sous-officiers. Et surtout ne demandons pas à ces braves gens trop de « connaissances théoriques ! » Laissons-les ce qu’ils sont.


Le mouillage est venu interrompre toutes ces réflexions échangées entre officiers après le déjeuner. Nous voici ancrés tous les quatre au pied d’un grand rocher jaune de plus de 300 mètres de haut, qui porte un phare à son sommet.

C’est la Dragonera, qui forme la pointe Ouest de Majorque. De l’autre côté, la grande île, non moins rocailleuse ni moins jaune, avec, pourtant, quelques taches d’un vert grisâtre, çà et là. Mais que de cailloux, bone Deus ! Évidemment les frondeurs des Baléares n’avaient qu’à se baisser pour en prendre…

Mais non, point de jugement téméraire. Nous sommes ici du mauvais côté de l’île, du côté de l’ossature, et il suffit de regarder la carte pour constater qu’il y a, face au Nord et au Sud, de larges vallées ; et ces vallées ont certainement une belle végétation. Enfin, il faut bien que l’on trouve quelque part les orangers qui donnent la « Maïorque » que l’on crie à tue-tête à Marseille et à Toulon. Et les bigarrades et les figues ; et même, dit-on, le coton, qui vient fort bien aux Baléares et qui va remplacer les laines. Celles-ci, comme toutes les laines espagnoles, s’effacent devant les laines de l’Argentine et de l’Australie.

Nous retrouvons ici la Foudre et les quatre torpilleurs qui nous avaient précédés au mouillage. À 4 heures, l’amiral appelle à son bord les commandans et leur donne ses instructions pour notre première opération de guerre, l’attaque d’Oran. Cette attaque comprendra du reste deux phases. Nous ferons d’abord une tentative de nuit, une sorte de reconnaissance, et le soin de nous repousser reviendra surtout aux torpilleurs de la défense mobile d’Algérie ; la deuxième attaque, faite au petit jour, permettra aux ouvrages de la place d’entrer en jeu sérieusement.

Dès ce soir, et tout demain, nous allons préparer notre monde à recevoir de bonne sorte nos minuscules, mais redoutables adversaires. Quant aux batteries, point autre chose à faire que de se placer autant que possible dans les zones les moins battues et d’ouvrir le feu vigoureusement dès qu’on les aura reconnues.


24 juin, 5 heures du matin. Oran.

Nous venons de laisser tomber l’ancre, et l’énorme serpent de chaîne, bruyamment, s’engouffre dans l’écubier avec des soubresauts convulsifs... Et puis, un grand silence.

Derrière nous, un soleil paresseux, s’élève, enveloppé de brumes blondes, au-dessus de la montagne des Lions. A gauche, Oran, mal éveillé_, malgré la canonnade dont nous venons de le saluer, se cache derrière le gros bastion du Murdjajo.

Voilà cet imposant amphithéâtre de Mers-el-Kebir, dont j’admirais déjà, il y a quinze ans, la puissante et sobre architecture, et cette belle couleur d’un jaune roux, la couleur éternelle de la terre d’Afrique.

Peu de changement. Quelques maisons de plus à Saint-André, à Sainte-Clotilde ; quelques-unes de moins à Mers-el-Kebir, que remplacent mal les casemates toutes neuves du vieux fort hispano-arabe.

Quelques grandes taches vertes aussi, sur les pentes basses des gradins ; des moutonnemens de gommiers, d’oliviers, de citronniers dans les creux...

Et sur la mer calme, d’un calme gris, huileux, roulent gauchement, comme des hoplites accablés sous l’armure trop lourde, nos quatre cuirassés.

C’est que la nuit a été fatigante ! Dès la tombée du jour et encore loin de la côte, ne sachant jusqu’où la défense mobile pousserait sa pointe, nous nous sommes mis en garde, les feux éteints rigoureusement à l’extérieur, la bordée de quart aux pièces, aux projecteurs, sur les passerelles, ouvrant tout grands les yeux. C’était pour la plupart de nos hommes la première veille de nuit contre les torpilleurs ; ils avaient, certes, bonne volonté, grand désir de bien faire, sans compter la curiosité ; mais aussi beaucoup d’inexpérience, l’émotion de l’inconnu, l’alourdissement inquiet d’une nuit de peu de sommeil.

On l’a bien vu lorsque, à l’aube à peine blanchissante, les torpilleurs se sont jetés sur nous, sortant brusquement de l’abri de la pointe Canastel, Ils étaient attendus, trop attendus même, toutes les recommandations avaient été faites, bien faites, épuisées ;... et cependant il y a eu des surprises, des projecteurs qui ne s’allumaient pas assez tôt, des faisceaux lumineux qui s’agitaient, éperdus, des coups de 37, de 47, qui partaient au hasard, tout seuls, comme ces fusils célèbres...

Au fond, l’attaque n’a point été si réussie que l’ont cru quelques-uns de nos assaillans. Tel torpilleur qui criait victoire en passant le long du cuirassé qu’il venait, pensait-il, de torpiller, ne s’était pas aperçu, — et pour cause, — qu’il était en prise, depuis un moment, au feu du cuirassé qui précédait sa prétendue victime. « Tant qu’on ne mettra pas des balles dans les fusils ! ... » disait un jour un de nos généraux à propos de l’assaut final aux grandes manœuvres...

D’ailleurs, un incident imprévu avait singulièrement favorisé les torpilleurs. Un paquebot sortant du port d’Oran nous avait obligés à rallumer nos feux de route pour éviter une collision. En temps de guerre, on ne s’en fût pas préoccupé, et l’approche des cuirassés n’eût pas été dénoncée au dernier moment à leurs adversaires.

Et puis, n’allez pas croire que tout torpilleur arrivé en bonne position de lancement pourra lancer effectivement sa torpille, et surtout que cette torpille ira au but.

Laissons donc de côté les controverses sur l’attaque de cette nuit et ne retenons que cet enseignement d’une portée générale : les équipages des torpilleurs se fatiguent beaucoup, mais ils fatiguent encore davantage ceux des grands bâtimens qui s’exposent à leurs coups. Conclusion : le torpilleur est un excellent moyen d’user le bloqueur.

Et, pour n’être point nouveau, ceci vaut toujours la peine d’être constaté.


Quant au bombardement d’Oran, au petit jour, oh ! mon Dieu, c’est tout ce que l’on voudra. Nous n’avons guère vu les ouvrages, qui ne nous distinguaient pas beaucoup mieux. Chacun y est allé gaiement de sa poudre, et les bons « Arbis » ont dû être contens. Cette petite fantasia terminée, on se dirige sur Mers-el-Kebir ; on mouille ; on déjeune à la hâte ; le charbon arrive dans de vieux chalans ; on se plonge dedans ; ça dure toute la journée, une belle journée de dimanche et de la Saint-Jean, tandis qu’à terre, tout près de nous, les villages sont en fête : processions, pétarades, volées de cloches...

Pauvre Mathurin, tu tournes la tête un moment, entre deux briquettes de charbon... « Allons ! leste, mes garçons ; il faut en finir, » crie le second, et vers cinq heures, cinq heures et demie, attrape à laver le pont et la batterie, et puis le souper à la hâte, et puis le hamac, — pour ceux qui ne sont pas de la division de quart, bien entendu...

Voilà ce qui s’appelle vingt-quatre heures bien remplies.


25 juin, soir.

Nous sommes revenus devant Oran ; nous mouillons au Nord-Est de la jetée ; nous nous embossons même, comme les vaisseaux du temps jadis. Assaillans avant-hier, nous serons, cette nuit ou demain matin, défenseurs de la place. Celle-ci nous défend à son tour, car notre division est supposée avoir des avaries de machine — ou de coque — qui ne lui ont pas laissé le loisir de rentrer dans le port. Nous sommes, finalement, surpris au mouillage. Tâchons que ce ne soit pas un Aboukir.

Beaucoup de mouvemens de torpilleurs (nos amis, cette fois), à la fin du jour. Ils vont prendre leurs postes de combat. Leur chef de groupe, un aviso rapide, va se mettre sous les canons de Mers-el-Kebir, dans l’Ouest, et dirige un faisceau permanent de lumière électrique vers le Nord-Est, au large de Canastel.

Les bâtimens ennemis viendront s’y peindre, sans doute, avant d’atteindre leurs positions de tir ; en tout cas, ce faisceau lumineux gênera leurs vues, s’interposant entre eux et la place.

On les a aperçus déjà, ou du moins leurs éclaireurs, aux dernières lueurs du jour. Ils sont venus pousser une reconnaissance. Nous ont-ils reconnus, nous, serrés contre la côte ? Chi lo sa ? ...

En tout cas, nos équipages sont, par bordée, aux postes de veille, les guetteurs sur les passerelles, les chefs de pièce, relevés d’heure en heure par leurs servans, à la culasse de leurs canons, les appareils de pointage nocturne prêts à fonctionner... Et ça va être, toute la nuit, l’attente énervante...

Vers 11 heures du soir, une communication nous vient d’Oran. L’escadre est aux prises, au large, avec les torpilleurs. En effet, on a entendu de lointaines détonations. On cherche à voir. Rien...

Tout retombe dans le silence.


4 heures du matin. Une ligne grisâtre au delà de Canastel, vers le cap de l’Aiguille ; c’est l’aube, assez embrouillée de brumes, comme avant-hier. La ligne s’étend, la lueur pâle gagne dans le ciel, et alors, tout près de l’horizon, on aperçoit comme des traînées noirâtres : ce sont les fumées des vaisseaux. Dans une demi-heure l’attaque commencera. Réveil général, branle-bas de combat ; les grosses tourelles se mettent en mouvement pour s’essayer, lourdement, pesamment ; leurs 305, leurs 340 ne tireront d’ailleurs que des étoupilles, et ce sera mince pour ce gros effort, tandis que les canons de 100 brûleront des cartouches à blanc.

Voilà l’escadre, voilà les mâtures, les coques. Deux grands groupes : les cuirassés qui viennent tout droit du Nord, sur Canastel, les croiseurs qui poussent un peu vers l’Ouest, chassant devant eux les torpilleurs battus et bientôt coupés d’Oran, s’ils n’y prennent garde...

Canastel ouvre le feu, un peu tôt, nous semble-t-il. L’escadre est-elle réellement dans son champ de tir ? En tout cas, elle s’est placée dans le secteur de la défense le plus faible en artillerie et elle doit prendre d’écharpe cette première batterie. La voici qui oblique sur le centre de la position par un mouvement « tous à la fois » mathématiquement exécuté. Ce serait notre tour d’« écoper », s’il y avait des projectiles dans ces formidables pièces dont nous percevons, à 4 000 ou 5 000 mètres, les grondemens assourdis. Ripostons, par conséquent. Tout près de nous, les ouvrages les plus rapprochés d’Oran commencent le feu. Sur la crête du plateau Nord-Est, au delà du cap Blanc, presque englobé aujourd’hui dans la ville, une batterie de campagne s’installe et tire sur les superstructures des cuirassés.

Deuxième mouvement « tous à la fois. » Les voici un peu plus près, ces cuirassés, et un peu plus à l’Ouest. Maintenant les feux couvrent la terre et la mer ; éclairs, tonnerres, toute la lyre. bien ! on a beau y être habitué, à ces exercices, et savoir au juste ce qu’en vaut l’aune, c’est toujours impressionnant, — au moins quand ils sont bien faits. C’est aussi l’avis des milliers d’Oranais qui s’entassent, se bousculent avec des cris d’enthousiasme sur les pentes de la Casbah, sur les toits des maisons, sur le port, la jetée...

La canonnade mollit peu à peu, cependant ; l’escadre s’éloigne dans le Nord-Ouest, satisfaite d’avoir écrasé la défense. Celle-ci ne l’est pas moins d’avoir coulé l’escadre. Tout le monde est content, même les bons zouaves qui, bien alignés, ont fait des feux de salve sur les bateaux à 4 000 mètres... Quels hommes ! Quels fusils ! ...


Là-dessus, pour nous, gardes-côtes, réappareillage et remouillage à Mers-el-Kebir ; mais, cette fois, loin de terre, loin des points facilement accostables. Les grands cuirassés, les bâtimens-amiraux se les réservent. Et vite, vite, il faut refaire encore du charbon, de l’eau douce, s’occuper des vivres, des provisions de toute sorte pour la grande traversée. Demain nous embarquerons bœufs et moutons pour les rationnaires, poulets, canards, lapins, petits « gorets » pour les tables ; et du foin, du son, d’énormes sacs de légumes... l’arche de Noé !


27 juin.-2 heures.

Le grand départ. Le temps est orageux, d’une chaleur piquante ; la houle du large nous secoue sans merci. On est inquiet, agité, nerveux, et il y paraît. Les signaux se succèdent, rapides ; les timoniers sont sur les dents... Affolés, ils se trompent dans leur télégraphe à bras et il faut tout recommencer. Quelle patience ! ... On échange des communications aigres-douces : les bateaux se plaignent, les « majorités » gourmandent...

« Votre patente de santé est-elle visée ?... — Combien prenez-vous de charbon ? — Combien reste-t-il de tonnes d’eau dans la citerne ? — Nous n’avons encore ni bœufs, ni moutons...

« Envoyez les vaguemestres à bord de l’amiral.., — Vos permissionnaires sont-ils tous rentrés ? ... Et vos cuisiniers ? ... etc., etc., etc. »

Les chalands à bœufs, les chalands à fourrages, les citernes, les charbonnières, tout se heurte et se mêle ; les canots à vapeur courent éperdus, les baleinières se hâtent, leurs nageurs courbés sur les avirons, ruisselans de sueur sous le grand chapeau à coiffe blanche...

« Sacristi ! (j’adoucis, j’adoucis beaucoup) Sacristi ! s’écrie le commandant en second, l’acteur principal dans cette scène et la victime aussi. Que je voudrais donc être à ce soir ! »


6 heures. — Nous y sommes. L’armée appareille. Je dis bien l’armée, car, d’entrée de jeu, trois escadres sont constituées :

La première, c’est celle de la Méditerranée, diminuée du Bouvet ;

La seconde est formée des quatre garde-côtes, à la tête desquels se place justement le Bouvet, monté par le commandant en chef ;

La troisième, l’escadre légère, comprend les croiseurs cuirassés et les croiseurs de 2e classe.

Les petits croiseurs et les contre-torpilleurs se répartissent entre ces trois grands groupes. La Foudre et les quatre torpilleurs de haute mer sont partis pour visiter un poste de torpilleurs que l’on veut faire connaître aux officiers de l’Ecole supérieure de la Marine.

Pour demain, on nous annonce trois séries d’exercices :

Évolutions « tous à la fois » ;

Formation d’éclairage à grande distance ;

Simulacre de combat entre escadres.

Voilà encore une journée bien chargée, mais, cette fois, les victimes seront les commandans, les officiers de quart, et puis, et toujours les pauvres timoniers.


28 juin.

Eveno, matelot de 2e classe, fusilier auxiliaire, du contingent de 1898 ; profession de cultivateur ; né aux environs d’Auray. — C’est mon « ordonnance », dirait un officier de l’armée ; nous, nous disons « mon domestique, » et plus simplement « mon fusilier », car ce sont presque toujours des fusiliers qui remplissent les fonctions dont il s’agit ; fonctions beaucoup plus réduites à bord qu’à terre et dont les titulaires ne sont exempts ni de quart, ni d’exercices.

Maintenant, qu’est-ce qu’un fusilier et qu’est-ce qu’un fusilier auxiliaire ?

Dans la marine, organisme complexe, tout en nuances et en accommodemens, le fusilier est à la fois un soldat et un marin. Marin, heu ! … plutôt moins ; soldat, plutôt davantage. Marin par le costume, par l’habitude de l’existence à bord ; soldat par l’instruction, très poussée en infanterie, par un certain air de caserne, un certain pli de discipline et de correction automatique dont se gaussent volontiers les vrais « mathurins, » les canonniers, les timoniers, les gabiers surtout. Ceux-ci, comme militaires, sont, je vous prie de le croire, d’un dessin beaucoup plus « . flou. » Ils ont, mettons qu’ils avaient, une dent contre les fusiliers, qui font à bord le service des gardes, des factions, de la police… Des gendarmes, quoi !

Mais les fusiliers dont je parle là sont les fusiliers brevetés, — soldats de 1re  classe, — ceux qui deviennent « caporaux d’armes, » « sergens d’armes, » « capitaines d’armes » (oh ! les bonnes vieilles dénominations et que l’on a eu bien tort de supprimer ! ).

Le fusilier auxiliaire, lui, n’a pas réussi à se faire breveter en quittant le bataillon des apprentis fusiliers de Lorient. Il n’avancera pas, il sera « simple homme » tant qu’il restera au service, à moins que, changeant de spécialité, il n’essaie du métier de chauffeur, qui offre un excellent débouché à tous les braves garçons dont l’instruction n’est pas à la hauteur de la bonne volonté, de l’aptitude physique, de l’endurance.

Ce serait bien le cas de mon Eveno,


Au demeurant le meilleur fils du monde,


mais dont la cervelle n’assemble qu’un nombre restreint d’idées. La chauffe ne lui répugnerait pas autrement : double ration de vin, supplément journalier de 50 centimes, le droit d’être sale six jours sur sept. Voilà des avantages ! Pourtant, on y a bien chaud, dans ces chaufferies, et, comme Eveno a trouvé un « poste, » il n’est point pressé. « L’homme de poste, » chez nous, c’est à peu près « l’embusqué » de l’armée. Le nôtre a beau n’être pas exempt du service ordinaire, il n’en recueille pas moins quelques menues faveurs : d’abord il a plus d’eau douce que les autres à la distribution, — il en prend toujours un peu de celle de son officier, — et c’est une grosse affaire à la mer, pour laver son linge. Ensuite il a bien, grâce à son « poste, » grâce à la chambre de son officier, un abri tutélaire contre les poursuites du caporal d’armes, quelques petits recoins, quelques sûres cachettes pour ses effets, son savon, son « fourbissage. »…

Revenons à nos manœuvres. Le premier article du programme est changé : tir réduit en marche par escadre, sur buts-ballons, au lieu des mouvemens « tous à la fois. » Divers incidens retardent le tir. La Foudre nous ramone les officiers de l’Ecole supérieure, et il faut que chaque cuirassé fasse reprendre l’officier qui lui est attribué. Il y a de la houle, du clapotis ; les baleinières mettent du temps à gagner la Foudre\ l’embarquement des « malles de cuir » est laborieux, et les petits camarades jouissent du spectacle, bien à leur aise sur les passerelles des grands bateaux. Le cruel Lucrèce a toujours raison. Au reste, aucun danger sérieux.

Avec cela, les précautions à prendre pour le tir, — distance à mettre entre les divers groupes, — ne nous permettent de commencer qu’à 10 heures. Voilà un programme bien compromis, car on ne pourra se remettre en route que vers midi, et, si l’on veut passer le détroit pendant la nuit, il n’y a plus un instant à perdre en évolutions.


29 juin.

De l’autre côté du détroit. L’Océan est, ma foi ! plus clément que la Méditerranée, j’entends celle d’hier, de la côte du Riff, qui, après tout, n’était pas bien méchante. Au moment où j’arrive sur la passerelle, nous doublons Tanger en glissant sur des flots paisibles. Même pas de houle, ce qui est bien rare ici.

Tanger ? Cette grande tache blanche sur un fond d’un jaune sale, dans une buée grise ; voilà tout ce que j’en aperçois. Plus à l’Est, le Mont-aux-Singes, le pilier africain des colonnes d’Hercule, s’estompe de brumes, lui aussi. La côte espagnole, je la distingue à peine à la jumelle : voici cependant Tarifa, le point le plus Sud ; Algésiras peut-être, ou du moins la pointe Carnero. Quant au gros morne de Gibraltar, sa silhouette caractéristique se confond dans le gris avec les hautes terres des sierras de Ronda et de San Roque. Le Djebel-al-Tarik, le nid d’aigle du premier conquérant arabe de la terre d’Europe, n’est pas tout à fait dans le détroit, mais déjà sensiblement dans la Méditerranée.

Et l’armée ? L’armée se reforme en ordre serré après une nuit passée rigoureusement en ligne de file, tous les feux éteints. Ce souple ruban de 9 000 mètres s’est ployé, dans le sombre, tout le long de la rive africaine, pour échapper aux vues de la côte d’Europe. Mais, « en temps de guerre avec l’une des puissances riveraines du détroit, » — j’emprunte à un document officiel cette formule exquisement discrète, — cette puissance, qui est, sans doute, une puissance maritime abondamment pourvue de croiseurs, d’éclaireurs, d’estafettes, et qui a là, tout près, une admirable base d’opérations, cette puissance, dis-je, laisserait-elle passer sans les apercevoir 29 bâtimens de combat ?

Et puis, ne savons-nous pas qu’elle mettrait aussitôt la main sur Tanger ?

Le plus sûr de beaucoup serait peut-être encore de creuser le canal des Deux Mers !


30 juin.

Journée de petite navigation le long de la côte de Portugal, en vue du cap Saint-Vincent et de la Sierra de Monchique, joliment découpée en gris bleuté sur l’horizon pâle. Beaucoup d’évolutions aujourd’hui. Il me semble que le vif intérêt qu’on y prenait autrefois s’est atténué. La génération qui nous précède ne voyait guère que cela dans la marine : c’est qu’ayant dii passer des manœuvres à la voile aux manœuvres à la vapeur, elle avait conservé vivace le souvenir des longues discussions soulevées par cette révolution, des luttes épiques pour tel ou tel ordre, pour les « formations » opposées aux « évolutions, » rectangulaires ou obliques.

D’ailleurs, à cette époque, et longtemps encore après, on croyait que l’art de se mouvoir ensemble sur l’eau, c’était toute la tactique navale, confondant ainsi les moyens et le but. On croyait, ferme comme roc, que c’était à l’angle de chasse, à la formation en coin que Tegethof devait la victoire de Lissa, comme Nelson avait dû celle de Trafalgar à la formation en deux colonnes destinées à rompre la ligne mince de Villeneuve et de Gravina.

Nous sommes habitués aujourd’hui à l’idée que le succès a d’autres facteurs, ne fût-ce que celui de la force morale...

— « Ce qui n’empêche pas, s’écrie R***, le lieutenant de vaisseau canonnier, que le canon décide de tout. Voyez le Yalou, voyez Santiago et Manille !

— Soit. Mais encore faut-il que le canon soit servi par des hommes qui veulent être victorieux et qui croiront l’être jusqu’au bout...

— Peuh ! ... Et les bons pointeurs, qu’est-ce que vous en faites ? Les pointeurs qui, dès le début, vous donnent la supériorité du feu que vous ne perdrez plus !

— Hé ! justement... Les qualités essentielles du bon pointeur ne sont-elles pas, avec une vue parfaite, le calme, le sang-froid, la confiance en soi-même, c’est-à-dire la force morale ? ... »

Pour en revenir à nos évolutions, on a essayé plusieurs formations d’armée par escadre. Quelle était la meilleure ? Je n’en sais rien ; cela dépendrait des circonstances. Je ne retiens que trois observations :

En premier lieu, la vitesse réduite à laquelle nous condamne la faiblesse de l’approvisionnement de charbon de quelques unités diminue les difficultés de manœuvre et les chances d’accident, mais aussi l’intérêt des évolutions. Au combat, on commencerait avec des vitesses déjà supérieures, qui, peu à peu, s’augmenteraient encore.

Pour former complètement le coup d’œil et les nerfs des capitaines, il faudrait évoluer, au moins quelquefois, à 13, 14, peut-être 15 nœuds.

En second lieu, si l’on attachait tant de prix aux évolutions, à la belle ordonnance des escadres, à la précision mathématique des mouvemens « tous à la fois, » pourquoi n’avoir pas créé des groupes parfaitement homogènes ? Au contraire, nulle flotte où la fantaisie individuelle se soit donné plus librement carrière que dans la nôtre. De là, pour le service d’escadre, de graves inconvéniens dans l’emploi rationnel des appareils moteurs, qui s’usent vite à ce jeu perpétuel de brusques augmentations, de brusques diminutions de vitesse. Et le défaut n’est pas moins sensible au point de vue purement militaire : on voit remplir le même rôle, occuper le même poste dans les formations, à des bâtimens dont les facultés sont très diverses, dont le rayon de gyration, la disposition de l’armement offensif et défensif, diffèrent essentiellement. En bonne tactique, cela est fâcheux.

Enfin, — c’est ma troisième observation, — les choses se passent bien tout de même. On sait manœuvrer chez nous.


« Après tout, dit le capitaine de frégate, à qui arrivait ce matin l’écho de notre discussion, qu’est-ce donc que la tactique navale, si ce n’est la science des évolutions ? »

De L..., qui s’entend à ces questions et connaît bien son histoire maritime, répond tout de suite par des exemples :

« Je pense, dit-il, qu’un détroit vraiment étroit doit être défendu en dedans et non en dehors, — tout comme, à terre, un défilé, — surtout quand le défenseur a sur l’une des rives un établissement maritime sérieux, qui menace le flanc ou les derrières de l’assaillant. D’en donner tous les motifs, ce serait trop long en ce moment. Un peu de réflexion y suffit d’ailleurs, avec l’étude des opérations de 1675 entre Duquesne et Ruyter, devant le détroit de Messine. En tout cas, c’est là de la tactique, de la grande tactique, comme on dit dans l’armée.

« Maintenant, qu’une fois le principe admis, on recherche, en s’inspirant des circonstances particulières, quel doit être le dispositif d’ensemble de la force navale chargée de la défense, rien de mieux, et on fera encore de la tactique, de la tactique au deuxième échelon.

« Il en est enfin un troisième, intéressant encore, mais moins essentiel : c’est l’ordre que le gros de cette force navale adoptera pour se jeter sur l’adversaire qui vient de franchir le détroit. Or c’est là seulement qu’interviennent les évolutions, si tant est qu’il y ait lieu d’en faire...

« Et j’ajoute ceci : mon principe fût-il contesté, jugeât-on qu’au contraire il faut défendre le détroit en dehors, mon argumentation resterait entière, car c’est là, et non point ailleurs, que serait toujours le problème tactique capital.


« Croyez-vous, pour prendre un autre exemple, que l’amiral espagnol ait appliqué de sains principes de tactique quand il a essayé de rompre de vive force le blocus de Santiago ? ... Non, n’est-ce pas ? Une règle précise, qu’il a complètement méconnue, lui prescrivait de jeter une ou deux de ses plus fortes unités sur les Américains pour permettre aux autres de gagner au pied, en suivant, du reste, des routes divergentes, autant que possible. Tout le monde est d’accord là-dessus, ce qui prouve bien l’existence de cette règle, existence virtuelle, tout au moins. Et cela démontre aussi l’existence de principes de tactique qui sont tout autres que ceux d’après lesquels on fait tracer par une belle escadre, sur l’azur des flots, des figures géométriques de complication croissante.

— Mais sont-ils formulés, ces principes ; et où ?

— Nulle part, malheureusement. C’est une lacune à combler.


1er juillet.

Repos dominical. Repos relatif, cela va de soi. A la mer, tout est fatigue : fatigue latente, quelquefois, mais qui se traduit toujours par une usure plus rapide. En tout cas, point de dimanche pour les chauffeurs et mécaniciens ; nulle trêve pour eux que ce sommeil lourd, écrasé, où je les vois tomber pêle-mêle, sur le pont, dans les coins de la batterie, après leurs quatre heures de quart dans la fournaise.

Un contre-torpilleur, qui a rempli hier et cette nuit diverses missions spéciales à bonne vitesse, se fait ravitailler en charbon par les six cuirassés d’escadre. La mer est belle, mais il y a une houle lente et longue qui le fait rouler beaucoup. Chaque cuirassé lui envoie un canot plein de charbon choisi, remorqué par une embarcation à vapeur. L’opération est menée rondement, malgré le roulis qui secoue le Gypaète. Cependant un cuirassé est en retard. Le commandant en chef en fait l’observation par un signal à bras. L’intéressé, qui a été pris à l’improviste, déclare qu’une demi-heure de préparation lui eût été nécessaire. En effet, sauf les baleinières de sauvetage qui restent toujours suspendues au-dessus de l’eau par leurs bossoirs spéciaux, en dehors du navire, les embarcations sont, quand on prend la mer, disposées sur des chantiers placés en dedans.

Si la Foudre était là, ce serait son affaire de ravitailler le Gypaète. Mais, depuis le passage du détroit, elle est partie avec les torpilleurs d’escadre. Que font-ils ? Où sont-ils ? C’est le secret de l’état-major d’armée.

Au reste, beaucoup de mouvemens de navires légers. De jour, de nuit, on les voit paraître et disparaître... ils sont utiles, décidément. Autrefois on ne l’aurait pas cru.


2 juillet.

La jonction des escadres.

Un jour gris, des bancs de brume, un ciel crachineux et maussade.

D’assez bon matin l’escadre légère s’est portée en avant à la recherche de l’escadre du Nord ; nous approchons en effet du point fixé pour le rendez-vous. Vers 8 heures, un petit croiseur, le Linois, signale à l’amiral commandant en chef que le croiseur cuirassé Bruix, de l’escadre du Nord, s’est mis en relations avec le Pothuau, que monte le commandant de notre escadre légère. Peu de temps après, entre deux grains de pluie fine, on reconnaît le Pothuau et ses croiseurs cuirassés auxquels se sont joints le Bruix d’abord, puis le Dupuy-de-Lôme, à la silhouette caractéristique. La jonction est faite par les éclaireurs : les deux cavaleries fraternisent.

La pluie continue, et c’est dommage, car derrière ce rideau flottant on devine les cuirassés.

Vers 9 heures, une éclaircie, un fugitif rayon... Les voici ! Ils viennent du Nord-Est, de notre droite, et c’est encore dommage, parce que leur poste est à notre gauche et que le rassemblement va être laborieux.

Si encore le soleil se décidait franchement ! ... Mais non ; la buée grise enveloppe tout. Quel ennui ! ... On s’était tant promis un beau spectacle ! ...

Une détonation lointaine, bien faible : c’est le salut du Masséna qui commence, le salut du commandant de l’escadre du Nord au commandant en chef, quinze coups de canon. Le Bouvet répond par onze coups ; et pendant cette tirerie les six cuirassés du Nord, Masséna, Carnot, Amiral-Baudin, Formidable, Amiral-Duperré et Redoutable, défilent sur notre front à bonne distance, de la droite à la gauche, tandis que les croiseurs cuirassés courent de la gauche à la droite, les croiseurs légers du Sud au Nord, les répétiteurs, les estafettes entre les lignes, affaires, rapides...

C’est, un moment, une confusion qui semble inextricable ; puis, tout à coup, on s’aperçoit que, chacun ayant pris son poste aussi vite que le permettent les vitesses de route adoptées, l’armée est parfaitement formée en quatre colonnes, avec une avant-garde, une arrière-garde et des unités de liaison.


Le soir, évolutions d’armée, gênées par la brume. Il y a à peu près juste quatre-vingt-quinze ans, en juillet 1803, dans les mêmes parages, par une brume plus épaisse encore, les 20 vaisseaux de Villeneuve rencontrèrent les 15 vaisseaux de Calder, qui étaient chargés de les repousser loin des côtes d’Europe. L’amiral anglais fut assez heureux pour enlever 2 vaisseaux espagnols à son adversaire, mais son escadre subit de telles avaries qu’elle céda le champ de bataille et remonta vers le Nord, laissant Villeneuve rentrer au Ferrol, s’y renforcer, s’y ravitailler. C’était pour ce dernier une victoire stratégique, tandis que Calder se flattait ingénuement d’un succès tactique auquel l’Amirauté, plus sagace, n’attacha qu’une fort médiocre importance. Quelques incidens de cette bataille en plein brouillard égayèrent le public français, qui donna à la rencontre du 20 juillet le nom significatif de « Bataille des Quinze-Vingts. »

Rien de bien sensationnel dans nos manœuvres, sauf une certaine ligne de front de 15 cuirassés, avec deux autres, en avant et en arrière, de croiseurs cuirassés et de croiseurs protégés. Les cuirassés tenaient plus de 6 000 mètres. C’était imposant. Je me souviens qu’étant aspirant dans l’escadre de l’amiral Jauréguiberry, je lui vis former une ligne de front de 9 cuirassés seulement, mais à 100 mètres d’intervalle, au lieu de 400. Les commandans n’étaient pas fort à leur aise ; mais ce fut bien pis quand l’amiral signala de former la ligne de file, par un mouvement « tous à la fois » de 90°. À cette époque déjà, les cuirassés avaient tout près de 100 mètres de long, de sorte qu’il fallait marcher exactement « beaupré sur poupe, » ou plutôt « éperon sur gouvernail, » ce qui est bien plus dangereux. Quelques capitaines s’y résolurent sans marchander ; quelques autres, effrayés, laissèrent culer de 100, de 200 mètres. C’était une épreuve de caractère, une « colle » d’un genre original, émouvant. Il n’y eut personne de blâmé, mais on vit bien que l’amiral tenait en estime particulière ceux qui n’avaient pas « molli. »


3 juillet.

La brise s’établit au Nord-Ouest ; elle fraîchit, mais aussi le ciel se découvre. La mer grossit un peu : c’est le temps où il y a des moutons sur l’eau et des balles de coton au ciel. Sous les assauts de la houle et des vagues, les grands cuirassés restent impassibles. Leurs 12 000 tonnes font roc. Nos 6 600 ne font pas si ferme. Nous roulons, nous tanguons, « nous mettons le nez dans la plume. » Que serait-ce s’il faisait vraiment mauvais ?

Aujourd’hui, à 2 heures, combat pour les 4 escadres, 2 contre 2 : Méditerranée contre Nord ; garde-côtes et croiseurs de deuxième classe contre croiseurs cuirassés. On ne doit pas s’approcher en dedans de 1 500 mètres, ce qui exclut les coups décisifs. En effet, nous assistons à une série de passes savantes, d’enroulemens, déroulemens, ondulations rythmiques de lignes de flic. Pour un observateur en ballon, ce serait un beau combat de serpens. Le tout pour aboutir à l’inévitable rond dans l’eau et à la lutte acharnée de l’artillerie du travers.

Deux remarques : la première, que c’est la queue de la ligne qui « écope » toujours. Il faut donc placer là une ou deux fortes unités, bien armées, bien défendues. La seconde, que le respect de la ligne de file signalée par « l’amiral » est tel que d’aucuns laissent l’arrière de leur navire longtemps en prise à des feux convergens d’enfilade ou d’écharpe, alors qu’étant en queue de ligne, ils pourraient, d’un coup de barre, prendre une position moins désavantageuse.

Sans doute, si les projectiles pleuvaient réellement, l’intérêt d’une telle manœuvre apparaîtrait plus pressant. Mais qui sait ? Déshabitués de l’initiative que nous fait le service d’escadre, oserions-nous nous soustraire à l’obligation de naviguer dans les eaux du matelot d’avant ? — Oui, peut-être. Alors, je vais plus loin : oserions-nous, le cas échéant, rompre la ligne, comme Nelson à Saint-Vincent en 1797, ou la conduire ailleurs que ne l’a prescrit l’amiral, comme Foley à Aboukir ? ...

Epineuse question 1 Car de conseiller aux capitaines ces manœuvres hardies, brutales, qui violentent la fortune, manœuvres admirées quand elles réussissent et que le blâme expire sur les lèvres du chef dont la gloire en profite, de les conseiller, dis-je, qui prendra la responsabilité... ?

Non, cela ne se prescrit pas ! Mais, en revanche, peut-être y a-t-il un certain « état d’âme » qu’il faudrait encourager...


4 juillet.

Meilleur temps, brise moins âpre, ciel un peu voilé. Beaucoup de pêcheurs de Groix autour de nous. Ces « Grésillons » poussent fort loin au large, car nous sommes bien à 80 milles de leurs côtes. Ils vont où va la sardine.

De 8 h. 30 à 10 h. 45, évolutions « tous à la fois » exécutées par 4 escadres de 6 bâtimens, à 600 mètres l’une de l’autre. Cela devient intéressant, parce qu’il faut absolument ne pas commettre d’erreur sur le sens de l’abattée. O timonerie ! précieuse timonerie que celle qui peut jurer, — calme, infaillible au bout de ses longues-vues ! — que c’est bien sur la droite et non sur la gauche que l’amiral signale de tourner !

Oui, mais qu’un obus nous enlève ces timoniers alertes, si prompts à saisir un signal à peine déferlé, à deviner les pavillons qui montent, l’œil vif, la mémoire imperturbable, par qui les remplacerons-nous ? ... Vraiment nos codes sont trop compliqués ! Je sais bien qu’il est convenu qu’on ne fera plus de signaux au cours du combat, et l’on pense avoir ainsi résolu la difficulté. Pas tant que cela ; car, s’il n’y en a plus au cours du combat, il y en aura forcément au début, alors que déjà les projectiles pleuvront sur les passerelles.

Simplifions donc nos signaux. Que l’on ne veuille pas dire ni savoir tant de choses. Et il me paraît qu’à ce point de vue la méthode expérimentée dans l’escadre de la Méditerranée a beaucoup de bon. Sera-t-elle adoptée par celle du Nord ? Je n’en sais rien. On est si « chacun de son bord » chez nous, et de si bonne foi ! ...

Au reste cette réunion des deux escadres en armée navale doit logiquement avoir pour résultat, — entre bien d’autres, — l’examen, la discussion, l’essai loyal des méthodes diverses, et, pour conclusion, le choix définitif des meilleures.

Ce soir, après une répartition nouvelle des bâtimens dans chaque escadre, branle-bas et exercice de combat. L’escadre des croiseurs se bat encore contre la nôtre, augmentée du Bouvet. Justement, on se sert du système de mouvemens « tous à la fois » de l’escadre du Midi, mais pas avec un plein succès, me semble-t-il. Un moment les deux escadres se rapprochent brusquement. Vont-elles se traverser ? — Emotion... Mais le commandant en chef, aussitôt, fait rompre le combat. Il en coûterait trop, peut-être, et l’on ne peut risquer ce paquet.


5 juillet.

Ce matin nous sont arrivés les « bleus » confidentiels, — c’est inimaginable, ce qu’il y a de choses confidentielles dans la marine ! — au sujet du mouillage dans la baie de Quiberon et de l’attaque des positions défendues. Comment sont arrivés ces bleus ? — Bien simplement : nous avons une boîte, un cylindre étanche, que nous fixons à une bouée. Au moyen d’un cordage, d’un « faux bras, » nous filons la bouée et la boîte à un torpilleur-estafette qui s’en empare, ouvre la boîte, y met les bleus, la referme, jette le tout à l’eau et nous fait signe de haler à bord. Ce que nous faisons.

Qu’y a-t-il dans ces bleus ? Hé ! je ne le sais point, n’ayant pas lu les journaux de France, et pour cause...

En gros, il s’agit évidemment de s’emparer de cette belle position de Quiberon et d’en faire une base d’opérations combinées, ce que voulaient faire les Anglais en 1757 et en 1796. Aussi, pendant que le gros des escadres tonnera contre Belle-Isle et contre les batteries de la terre ferme, il y aura un détachement chargé de tenir sous le canon l’isthme du fort Penthièvre, de tragique mémoire, par où pourraient venir des secours.

A 8 heures et demie, au moment où nous allions encore faire des évolutions, le temps s’est couvert, la brume est venue. Au lieu de manœuvres, il a fallu faire de la sonde, beaucoup de sonde avec l’appareil Thomson. La route nous porte sur la pointe Sud-Est de Belle-Isle.

A 2 heures, brusque déchirure. Voilà la pointe en question et toute la côte de Belle-Isle.

A 3 heures et demie, l’amiral, modifiant son programme, fait le signal de se préparer à mouiller sous la petite île d’Hoedik.


6 et 7 juillet. — Hoedik.

Donc, avant-hier, mouillé tous à la fois sous Hoedik — autant dire en pleine mer. Le soir, vaguemestre à Port-Haliguen ; le lendemain matin, cuisiniers au Croisic : lettres, provisions ; amitiés, légumes frais. Toutes les joies !

Après quoi, charbon et eau. Les relâches de la division des gardes-côtes ne sont pas des « relâches, » mais des charbonnages, des coaling stations.

Entre temps, exercices variés : pose des estacades qui doivent protéger l’escadre au mouillage contre les torpilleurs de Lorient et de Rochefort réunis. Cette attaque devait avoir lieu dans la nuit du 6 au 7. Nous avons encore consciencieusement veillé, mais rien n’est venu. Fatigue inutile.

La fatigue, pourtant, est-elle inutile ? Peut-on vraiment s’y entraîner, et y a-t-il une gymnastique de la fatigue ?

Hum ! Je voudrais bien savoir ce qu’en penserait un vrai physiologiste. En tout cas, s’il peut y avoir entraînement à la longue, la durée des manœuvres d’armée n’y suffira probablement pas. Et puis, avec des Français, il y a toujours le côté « moral, » le côté Imaginatif à considérer. À ce point de vue, il serait fâcheux que la déception de cette nuit se renouvelât.


8 juillet. Le Raz-de-Sein ; Morgat.

Appareillé à midi. Les gardes-côtes s’enfoncent dans la baie pour canonner une batterie isolée qui se) cache, — perfide ! — dans un curieux entrelacs d’îlôts et de presqu’îles aux découpures bizarres.

En dépit de nos airs terribles, c’est jour de joie pour la nature : le ciel est d’un bleu charmant avec de coquets nuages blancs et gris. La terre, un peu basse, a des reliefs mollement ondulés, des teintes douces, harmonieuses : l’ambre des grèves taché du roux violacé des roches, le verdâtre des landes, le gris bleuté des bois, un peu sombre dans les fonds, le gris plus clair des villages, assemblés en gros tas, qui lancent dans l’air leurs fins clochers, qui dressent en vigies leurs moulins, et quelques-uns, ceux du bord de l’eau, leurs phares, leurs sémaphores d’un blanc de chaux, brillant au soleil.

Sur la mer d’émeraude, plaquée d’opale laiteuse par les bas-fonds, — il y en a beaucoup ; nos hélices remuent le sable vaseux ; on se regarde, un peu inquiet, sur la passerelle, — les voiles trop blanches des yachts se mêlent, curieuses, autour de nous, aux taille-vent roussâtres, tannés, des pêcheurs du Morbihan, les petits-fils des Vénètes aux voiles de cuir, tandis que les mouettes rapides, effrayées par notre vacarme, égratignent d’un coup d’aile oblique le glacis transparent des eaux.

Tout cela est joli, gracieux ; tout cela serait reposant... Mais nous tirons, nous tirons sans relâche ; c’est un roulement continu, et l’on dirait d’énormes hannetons, formidables et inoffensifs, qui viennent zigzaguer en bourdonnant au milieu des fleurs souriantes, moqueuses...

Qu’en pense Éveno ? — Eveno est songeur. Il a beau être servant d’un canon de 100 millimètres qui brûle tant qu’il peut ses cartouches à blanc sur la batterie muette, ce « fait de guerre » — fictif — ne l’intéresse pas du tout, c’est visible, ou bien a cessé de l’intéresser. Il y a là-bas, du côté d’Auray, un clocher qui le préoccupe beaucoup plus. Je passe à côté de lui, je le regarde ; il me jette un coup d’œil en dessous... Ah ! ce clocher ! ... Oui, mais il faut ouvrir la culasse du canon de 100 ; il le sait, il l’ouvre, cette culasse, cette bonne culasse du canon de 100... Ah ! ce canon ! ... Mais aussi ce clocher ! ... Fâcheuse perplexité ! pénible partage ! ...


C’est dimanche, mais, cette fois, il n’y a de dimanche pour personne. Nous passons le raz de Soin, grosse affaire, et nous allons mouiller à Morgat, où nous serons attaques, — une fois de plus ! — par les torpilleurs de la défense mobile de Brest.

Voyons le passage du raz de Sein : c’est entre 6 et 7 heures du matin que l’armée, venant du Sud, a pris sa formation en ligne de file par escadres. Il y a cinq escadres : les trois escadres de cuirassés (Méditerranée, Nord, gardes-côtes et Bouvet), celle des croiseurs cuirassés, celle des croiseurs protégés. A cinq unités par escadre, cela fait vingt-cinq bâtimens ; les huit autres sont répartis en éclaireurs ou flanqueurs. Les bâtimens étant à la distance normale de 400 mètres, chaque escadre tient 2 kilomètres et demi. L’intervalle entre les escadres étant de 800 mètres, la longueur totale de la ligne de file est de tout près de 16 kilomètres, entre 8 et 9 milles marins.

Très joli temps, frais, vif ; soleil net, fouillant tous les détails de la côte et jetant des paillettes luisantes sur une mer bleu sombre. La pointe du Raz est une falaise toute droite, terminée par d’énormes roches éboulées ; en face d’elle, la « chaussée de Sein, » la terrible chaussée, montre tous ses cailloux, et ce sont comme les têtes d’un grand troupeau de phoques s’ébattant au soleil.

Voilà un raz de Sein d’une humeur charmante. Qui donc en disait du mal ? En tout cas, il s’est mis en frais pour l’armée navale.

Nous l’abordons cependant : nous passons d’abord à l’Est de « la Basse Trouargreiz ; » puis, laissant « la Plate » et « la Vieille » à droite, la chaussée à gauche, le Bouvet, éclairé par le Galilée, tourne brusquement sur tribord et contourne par l’Est « le Tevennec, » qui divise en deux chenaux la partie Nord du raz. Nous suivons à la queue leu leu, et c’est curieux de voir cette immense chaîne se ployer en progressant peu à peu, sans qu’aucune de ses mailles s’embrouille, sans que les distances soient une seule fois perdues.

Quelques évolutions pour finir la matinée, après que le dernier anneau a eu doublé le Tevennec. Il s’agit aujourd’hui de faire prendre à une armée composée de trois escadres cuirassées une formation de combat qui donne, dès le début, beaucoup de feux, — ordre de front, par conséquent, d’une certaine étendue, — tout en laissant au commandant en chef la faculté de soutenir à temps une aile menacée.

Solution : l’escadre de la Méditerranée se forme la première, en ligne de front ; l’escadre du Nord se range derrière elle dans le même ordre, à i 200 mètres ; l’escadre du commandant en chef reste en colonnes par division ou en ligne de file derrière le centre des deux premières, prête à tomber par un mouvement simultané de 90° sur l’adversaire qui voudrait accabler les unités d’aile.

Telles, à Wagram, les armées d’Italie et de Dalmatie arc-boutaient, en colonnes profondes, notre centre et notre gauche fléchissans.

Voilà ce que j’ai cru comprendre, en gros. Si je me trompe, que saint Echiquier, patron des évolutions, me pardonne !


A 2 heures et demie, mouillage dans la baie de Morgat, célèbre par ses rochers et ses grottes. Lorsque j’étais au Borda, il y a quinze ou seize ans, nous y venions quelquefois en « liberté de manœuvre. » À cette époque, le touriste n’y sévissait pas encore, et c’était paisiblement beau. Sont-ils arrivés déjà, les Parisiens, comme les appellent les bonnes gens ? Voilà des chalets ouverts, des cabines sur les plages, mais on ne découvre ni chapeaux canotiers, ni casquettes blanches, ni ombrelles rouges.

Aussitôt l’ancre tombée, signal d’exécuter le plan n°... Les navires légers désignés vont mouiller un peu au large. Ils sont chargés de notre sécurité cette nuit, ce qui, d’ailleurs, ne nous empêchera pas de veiller, chacun pour son propre compte.

Que feront ces bâtimens légers ? — Confidentiel, confidentiel ! Ce que je puis dire, car c’est assez visible, c’est que leurs projecteurs restent braqués toute la nuit dans des directions invariables. Au loin, dans la cendrée lumineuse des nappes électriques, on voit circuler les ombres grises des torpilleurs de grand’garde.

L’attaque commence à 11 h. 50. Nous ne voyons rien. Beaucoup de pétarades sur notre front. A 12 h. 20, nous croyons voir quelque chose. Nous tirons. C’est tout. Ce doit être comme ça dans beaucoup de batailles.

A 1 heure, nous allons nous coucher. Pas pour longtemps, par exemple ! ...


9 juillet. — Brest.

Calme plat. Vers 6 heures et demie du matin, un banc de brume épaisse, qui heureusement se dissipe à 7 heures et demie, tout juste pour l’appareillage. Joli défilé de l’escadre du commandant en chef autour de la première escadre qui commence son mouvement. Saints, tambours, clairons, musiques : cacophonie militaire à laquelle il faut que l’oreille s’habitue et qui, quelquefois, impressionne.

Au moment où nous sortons de la baie, les pêcheurs de Douarnenez y rentrent, et le contraste est amusant de cette flottille pacifique qui se mêle à l’armée navale. C’est son droit : à nous, bâtimens à vapeur, de nous déranger pour les bateaux à voiles. Ce serait bien gênant, d’ailleurs, tant ils sont nombreux ; mais ils sont si adroits, si lestes à loffer ou à laisser porter !… Et en passant tout près, à nous toucher, ils sourient, ils saluent, ils aperçoivent une figure de connaissance, un parent peut-être… « Hé ! ma doué ! C’est Jean-Marie !… »

Et Jean-Marie leur envoie le bonjour de la main.

Les voilà dépassés et déjà, du côté des « tas de pois, » s’avance une autre flottille de ces jolis bateaux robustes, râblés, dont les voiles rouges tranchent sur la mer glauque comme les coquelicots sur les blés encore verts.

Nous serons à Brest vers 11 heures et demie ou midi.


Les camarades de l’escadre du Nord nous ont parlé hier de leur opération initiale : le forcement du blocus de Brest.

Le groupe qui représentait l’escadre française n’a pas pu échapper à la division légère du groupe qui représentait l’escadre ennemie, mais il ne faudrait pas en conclure que celle-ci serait arrivée en temps utile pour barrer la route aux nôtres. Il est presque toujours facile à des bâtimens rapides, dans un cas pareil, de retrouver la force navale qui vient de s’échapper du port où on la croyait renfermée ; il l’est déjà moins de garder le contact pendant quelque temps, après l’avoir pris ; il ne l’est plus du tout d’y amener le gros des bloqueurs, à moins toutefois que ce gros ait une supériorité de vitesse marquée sur l’escadre qui vient de prendre le large.

Serait-ce le cas de l’escadre anglaise de la Manche, composée des navires du type Majestic ! Oui, il faut le reconnaître. Mais cette supériorité va s’atténuant peu à peu en raison de l’entrée en ligne, de notre côté, d’unités nouvelles et plus rapides. Nous portons en ce moment la peine du dédain qu’on montrait, il y a une quinzaine d’années, pour la vitesse, cette qualité qui met en valeur toutes les autres, parce qu’elle en multiplie l’effet, cette qualité nécessaire au plus fort, essentielle, vitale pour le plus faible.

L’opération analogue de l’escadre de la Méditerranée a été marquée par des incidens assez intéressans : le groupe français. depuis un jour déjà sorti de Toulon et tout près d’arriver à sa destination, a été retrouvé dans la nuit du 24 au 25 juin par le gros de l’escadre ennemie, figuré par le Charles-Martel, accompagné de plusieurs croiseurs. Le Charles-Martel, qui avait envoyé ses bâtimens légers battre l’estrade, conservait ses feux de route allumés afin que les éclaireurs pussent aisément le retrouver. Cette circonstance a complètement trompé les veilleurs du groupe français, qui, lui, naviguait tous ses feux masqués. On prit le Charles-Martel, si bien illuminé, pour un paquebot, car on ne distinguait rien de sa coque ni de sa mâture dans la nuit noire, et l’on ne pensa pas à se dérober quand il en était temps encore. Aux premiers coups de canon à blanc, il fallut reconnaître l’erreur...

Cela arrivera certainement en temps de guerre, et des méprises plus étranges se sont déjà produites dans les grandes manœuvres précédentes. Non seulement, la nuit, tous les chats sont gris, mais encore ils changent de taille et de forme.

Il faut ajouter aussi que le groupe français n’était pas couvert par sa division légère, qu’un autre incident avait malencontreusement éloignée de son gros.


Midi ; le mouillage à Brest.

La brume a tout à fait disparu. Le soleil vainqueur fouille de ses rayons la mer et la terre. Lentement, portée par le flot, l’armée s’avance sur l’eau translucide, glauque, moirée çà et là par de légers frissonnemens de brise.

Réunis sur la passerelle du Fontenoy, c’est à peine si nous sentons, comme de lointaines pulsations, les battemens ralentis de nos hélices. Aucun bruit, aucun mouvement, que le glissement silencieux de ces trente-trois coques luisantes au soleil, liées par des liens invisibles, poussées toutes ensemble par une force muette, mystérieuse...

C’est splendide. Nous restons là, tous, immobiles, émus...

Une surprise encore, surprise aimable, de retrouver en pleine beauté, — non plus cette beauté que nous connaissions, sévère, un peu triste, mais une beauté nouvelle, souriante et fleurie, — cette grande baie de Brest et son Goulet imposant, et ses deux vestibules gardés par de merveilleux rochers, les anses de Camaret et de Bertheaume, tout cela inondé de la lumière chaude, vivante du Midi, qui, fidèlement, nous accompagne jusqu’aux pays des cieux voilés.

Mais pourquoi, sur les deux rives du Goulet, cet énorme et attristant appareil militaire ? ... Pourquoi toutes ces taches jaunes de terres remuées qui gâtent la verdure des pentes, pourquoi tous ces baraquemens, tous ces talus de batterie qui brisent de leurs arêtes géométriques les lignes molles, ondoyantes des vallons ombreux ? ... Ne pourrions-nous nous défendre à moins de frais de laideur ? ... Non, sans doute. Il faut que tout ici se hérisse de canons et de canons que l’on voie bien : ni la flotte ne compte, ni les gardes-côtes ne sauraient servir à rien, ni les torpilleurs torpiller qui que ce soit. On n’a confiance que dans les grosses pièces de l’artillerie de terre, et on en mettra tant qu’il en peut aller. Quant à la dépense, la dépense pour cette défensive pure, cette défensive immobile !... Hé ! bonnes gens !... vous verrez bien où elle va.


10 juillet. — A Brest.

Hier, donc, à 12 h. 04 exactement, toutes les ancres sont tombées, et cela fit, dit-on, l’admiration des Brestois rangés sur le Cours. Malheureusement ces Brestois étaient en petit nombre. L’armée navale n’étant annoncée que pour 2 heures de l’après-midi, on pensait avoir le temps de déjeuner. Vous voyez l’événement !...

Il y a eu, paraît-il, de vraies fureurs, dont la presse locale s’est faite discrètement l’écho. Cette explosion nous amuse et nous étonne : s’agissait-il donc d’un spectacle payé, et les mouvemens des escadres se doivent-ils régler désormais sur les convenances du public ?

Non... Mais c’est qu’on aime tant, ici, la marine et les marins ! Les uns, — ou plutôt les unes, — d’un amour tendre ; les autres d’un amour tempéré, raisonnable ; mais d’aucuns d’un amour sévère, exclusif, autoritaire, qui n’entend point plaisanterie : « Qu’est-ce que ça signifie de tromper son monde comme ça, d’arriver sans tambours ni trompettes, — mais avec canon pourtant, — de frustrer les vieux loups de mer du Cours d’Ajot du plaisir vif de juger les manœuvres et de départir sans appel le blâme ou la louange ? ... »

Oui, on aime vraiment la marine, et, pour tout dire, Brest, c’est la marine même. A Toulon, nous sommes chez les Toulonnais ; à Cherbourg, nous campons tout proche des Cherbourgeois ; à Brest, nous sommes chez nous, bel et bien chez nous. Et aussi ces braves gens de Brestois, Bretons et « Brezonnecs » se considèrent comme chez eux sur nos navires de guerre. Ils sont de la famille. A la lettre, d’ailleurs ; n’ont-ils pas toujours à bord un fils, un frère, un neveu et Dieu sait combien de cousins, puisque tout le monde cousine en Bretagne ? Et puis ils y sont tous passés, par la marine. Ils étaient sur le Fontenoy, il y a trente ans déjà. Seulement le Fontenoy d’alors était un vaisseau à deux ponts... « Un beau vaisseau, monsieur, et fin voilier ! » Ils étaient sur le Bouvet. Celui-là, par exemple, a beaucoup grossi. C’était, à l’époque, un joli aviso, une fine barque, qui se battit vaillamment à la Havane contre un Prussien, le Meteor.

« Il avait de fameux canons, capitaine, ce Prussien-là, mais il a été bien attrapé tout de même quand nous lui sommes arrivés dessus grand largue, et que nous l’avons abordé à la voile. Oui, c’était le bon temps. On manœuvrait !... N’empêche que le Bouvet d’aujourd’hui est un rude bateau. Et puis il a l’amiral à son bord !... »

Le bonhomme qui m’entreprend là est un vieux maître canonnier venu pour demander au second son fils, un torpilleur, qu’il voudrait emmener à terre tout de suite. Un peu plus loin, il y a un groupe plus timide qui ne demande rien. C’est la famille de Madec, le gabier : sa mère, une petite femme pâle, usée, tout en noir, sa sœur, une fillette qui va sur ses quinze ans et qui a déjà un beau fichu, une belle coiffe, un tablier de soie ; son frère, le mousse, — dix ou douze ans, — des yeux vifs, des mouvemens souples de jeune chat. Ils sont là, depuis longtemps. On s’est bien embrassé. On a échangé quelques paroles, et maintenant on se tient par la main, sans rien plus dire, avec des regards vagues, perdus...

Et je me souviens, en les voyant, de ce charmant passage de La Bruyère : « Être avec ceux qu’on aime, cela suffit. Leur parler, ne leur parler point... »

Madec, lui, n’est parti qu’avec les permissionnaires. Ah ! ces permissionnaires, quelles chaloupées dans toute l’escadre, et quelle fête, quelle joie ! Il fallait voir ça à terre, sur le coup de 5 heures, quand ils sont arrivés au grand pont de la Recouvrance. Toutes les bonnes femmes, toutes les belles filles de Brest étaient là, assises sur les marches, jasant ferme, mais sans cris, sans gestes, car cette race est patiente : elle sait attendre. Mais, au moment où les premiers canots ont tourné le coude de la Penfeld, ah ! la belle bousculade !... Et les appels ! « Jean-Marie ! Jean-François ! Yves ! » Et les embrassades, les larmes dans les yeux !...

Mon Dieu ! Ils ne revenaient pas du bout du monde, c’est certain. Mais quoi ! Toulon est si loin, par chemin de fer, et c’est si cher ! On ne peut pas venir, et alors, c’est comme s’il était en Chine, le pauvre Jean-Marie !


11 juillet, 12 juillet. — Brest ; départ pour Cherbourg.

Les nouvelles sont intéressantes ici. D’abord il n’y aura pas le moindre monarque, pas le plus petit prince à la revue de Cherbourg, pas même un navire étranger. Ce n’est pas ce qu’on nous avait dit à Toulon. Nous n’en sommes pas autrement surpris et, tout amour-propre national mis à part, nous en serons vite consolés. La « fantasia » sera déjà assez fatigante !

En Chine, cela va mal, très mal. Nous armons des croiseurs ; on bat le rappel des officiers, et déjà les listes d’embarquement sont vides. La marine française a ceci de particulier qu’elle n’arrive jamais à compléter ses états-majors de bâtimens dès qu’on sort un peu du petit train-train courant. Quelques-uns avancent qu’il serait bon d’avoir plus d’officiers, d’autant mieux que l’on construit beaucoup et que la flotte augmente. Mais c’est là une opinion qui n’est point orthodoxe et qui sent le fagot.

Il vaut mieux avoir peu d’officiers, pour qu’ils soient meilleurs. Quand la guerre vient, on complète avec n’importe qui. C’est comme ça que l’on a fait toujours, et voilà qui est décisif. Seulement c’est dommage que l’on ne puisse pas allier la quantité et la qualité.

Mais tout cela n’est pas grand’chose. La grosse nouvelle, la « tuile » du jour, c’est l’inspection générale, dès l’arrivée à Cherbourg, de la division des gardes-côtes... « Dès l’arrivée à Cherbourg ? Vous plaisantez ! — Nullement ; c’est écrit. Voyez l’ordre... — Mais nous faisons du charbon aujourd’hui, — naturellement — nous partons demain. Ça nous fera trois bonnes semaines de mer ; il nous en faudrait autant pour nous décrasser. Nous serons sales comme des... —... Petits gorets, c’est entendu. Mais vous passerez l’inspection générale tout de même ! »

Ah ! quel coup ! quelle aventure ! N’avoir pas son bateau propre pour l’inspection générale !... Le commandant s’assombrit, le second enrage, les officiers hochent la tête, les maîtres se regardent d’un air ahuri...


Aujourd’hui, 12, à 1 heure, départ pour Cherbourg.


13 juillet, à Cherbourg.

L’appareillage de Brest, hier, a été aussi bien réussi que le mouillage. Toujours beau temps : c’est comme la note caractéristique de notre voyage. Cependant un peu de houle et presque de la brume au Nord du Four, le passage semé de roches, — pas toutes connues, — qui conduit de la baie de Brest dans la Manche en laissant le Conquet, l’Arérildut, l’Aberwach’ à droite, sur le continent, Ouessant et la dangereuse chaussée de Molènes à gauche, du côté de la haute mer.

Aucun incident. Au petit jour, nous nous sommes trouvés au Nord-Ouest des Casquets et des îles Normandes... des îles Anglaises ! Nous marchons lentement pour ne pas arriver trop tôt et pour nous former à peu près suivant le plan de mouillage adopté pour la rade de Cherbourg.

Voici, d’assez près, Aurigny et sa digue, excellent poste pour les contre-torpilleurs anglais. Voici la Hague et son grand phare, planté au milieu des roches mauvaises qui hérissent le raz Blanchart. Voici la côte Nord du Cotentin, relevée en pente douce, verte, riante, semée de maisons blanches et de clochers gris, et puis l’anse gracieuse de Saint-Martin, le beau vallon de Nacqueville et son château. Un peu plus loin, les premières batteries de Cherbourg, la nouvelle digue de l’Ouest enceignant le fort Chavagnac, robuste et trapu cylindre de béton, couronné d’énormes pièces. Derrière, un peu dans le gris, le fort du Homet, la grande digue et la « montagne » du Roule, avec sa citadelle.

Calme plat, un peu de brume à l’horizon ; soleil déjà chaud. C’est par un jour semblable de la fin de mai 1692 que Tourville s’avança, sur les mêmes flots, à la rencontre des Anglo-Hollandais. Il avait 44 vaisseaux, les alliés 90, et, si la partie lui paraissait inégale, nul ne le savait que le roi de France. Pourquoi donc, après toute une journée de lutte héroïque, sans avoir perdu un navire, sans avoir plié un moment, le vaillant capitaine se crut-il obligé, le lendemain, de se retirer ?

N’est vaincu que celui qui croit l’être ! Honteux du résultat de la bataille de la veille, nos adversaires n’eussent pas été plus heureux dans une seconde rencontre. En tout cas, mieux valait succomber en haute mer, en combattant, en ruinant le vainqueur, que de périr misérablement, échoué, incendié à la plage de Barfleur, sous les yeux de Jacques Stuart et de l’armée française, celle-ci presque indifférente, celui-là presque satisfait, dit-on, à la vue du désastre.

Nous entrons dans la rade. Le mouillage de chaque bâtiment est marqué par une embarcation qui montre un pavillon convenu. Mais l’espace est étroit, si la presse est grande, et il est plus facile de reconnaître son poste que de s’y rendre. Enfin, le coup d’œil des capitaines y aidant, sans parler du calme de la mer, tout s’arrange en peu de temps. On se tasse…


Et chaud ! chaud !… Lavage, brossage, briquage ! astique et frotte, garçons ! Ah ! c’est qu’il y a les fêtes, et que nous ne sommes pas ici pour nous amuser. Et le bateau est si sale, si pelé, si galeux, couvert d’une crasse innommable… Charbon, suie, graisse, escarbilles, tout y est !

Allons ! les embarcations en dehors et aux tangons ! Les pompes montées pour arroser partout : l’eau de mer en jets vigoureux pour le plus gros ; l’eau douce ensuite avec le savon, la potasse, le savon noir s’il le faut. Demain ce sera la peinture, — attention, du siccatif ! — avec les moques, les bouchons, les pinceaux. Toute une journée de peinture ! ah ! celle-là, par exemple, c’est la revanche de compère Mathurin. Une journée de peinture ! Pas de plus grande satisfaction dans son existence à bord… Jean-Marie est artiste, Jean-Marie est peintre !… Barbouilleur, dites-vous ? — Soit ! mais il barbouille avec ravissement, s’il n’a qu’un simple bouchon ; avec orgueil, un orgueil recueilli, si on lui a fait ! l’honneur de lui confier un pinceau.

D’ailleurs, c’est une journée où on a le droit de ne pas se changer. Sale on était en se levant, sale on sera jusqu’au coucher. Pure félicité ! Le second et le capitaine d’armes ferment les yeux, sachant bien que le lendemain on sera propre, astiqué, pomponné.


Mais qu’est-ce que ces figures renversées ? … Commandant, second, officiers, tous s’abordent en chuchotant, avec des gestes heurtés, assouplis discrètement par l’habitude de dominer les impressions trop vives. On se passe un « bleu, » deux bleus, un « signal à bras, » on les relit, on les commente, on les discute. Et de quoi donc s’agit-il ? ... De deux nouvelles inégalement désastreuses : d’abord, et toujours, l’inspection générale ; nous la connaissons déjà, celle-là. Mais aujourd’hui elle se précise : c’est pour demain — demain ! Ensuite le maintien définitif et sans appel de la division des gardes-côtes à Cherbourg, non point dans le Nord, d’une manière vague, indéterminée, prêtant à équivoque, laissant comme le reflet d’une espérance ; non, à Cherbourg, très précisément. Oh ! la rade de Cherbourg en hiver, misère ! N’y aurait-il pas quelque part un bateau en partance pour la Chine, que j’y coure ? ... Si, justement ! Il y en a même deux ici : le Redoutable et le Chasseloup-Laubat. Mais quoi ! Leurs états-majors sont complets, archi-complets et l’on n’accepte pas de volontaires...


« Enfin, de quoi vous plaignez-vous ? dit H..., le docteur, qui aime le genre ironique ; ne fait-il pas aussi beau qu’à Toulon, ici ? »

Le fait est que le temps est superbe : ciel lumineux, brise tiède apportant une odeur légère, subtile, de foins coupés, flots bleus, à peine ondulés, souples, caressans... Plus heureux que Danton, qui ne se flattait pas d’emporter la patrie à la semelle de ses souliers, nous avons entraîné dans notre sillage les eaux d’azur de la Méditerranée.


15 juillet.

Le séjour à Cherbourg est aujourd’hui au second rang des préoccupations. Tout à l’inspection générale ! L’inspection générale, c’est à la fois la chanson, l’air et le refrain. Et j’ai beau, pour ma part, être à peu près désintéressé dans l’affaire, puisque je viens d’embarquer, je me sens tout de même entraîné par le courant. Il faut, moi aussi, que je « ponde » des rapports, que je fournisse des états, que je vérifie des livrets, que j’interroge les brevetés qui vont subir un examen, — un de plus, on ne sait pas pourquoi...

Cependant j’essaie de parler de la fête...

— Quelle fête ? ... Celle du 14 Juillet ? ... mais c’était hier. Que lui voulez-vous ? On a pavoisé, on a tiré le canon, on a eu « la double, » etc., etc.. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

— Mais non... Je parle de celle, ou plutôt de celles du 18 et du 19. Que faisons-nous ? Quelles illuminations, quels canots pour la fête vénitienne ? Ça ne va pas se faire tout seul, ces histoires-là…

— Oui, oui, c’est entendu, les canots, les illuminations… Et à propos, les sacs de vos hommes sont-ils bien complets ? Toutes les les balles tirées sont-elles portées sur le livret ? Et le registre de l’École, et le rapport sur les progrès des brevetés et l’état des réclamations ?… »

Allons, il faut s’y résigner… C’est une obsession.


17 juillet.

C’est fini. C’est à n’y pas croire, mais c’est fini. J’entends l’inspection générale, la terrible inspection générale. Tout s’est bien passé. Nous avons été couverts de fleurs, ce qui prouve que nos chefs, gens avisés, savent faire la différence du possible et de l’impossible. Nos registres, — mon Dieu ! que de registres !… Le salon du commandant en était tout plein. O Marine ! ô paperasses ! — nos registres, donc, étaient en règle… Hum !

Ah ! par exemple, nos journaux de bord particuliers brillaient par leur absence :

« J***, notez ça, » dit l’Amiral à son aide de camp.

Les sacs étaient complets, propres même, sauf ceux de deux ou trois apprentis marins que nous n’avons pas encore pu déshabituer de la malpropreté native.

Les exercices… Eh ! après tout, ces exercices n’ont pas été mal non plus. Il y a eu du tirage dans une tourelle. On a expliqué à l’amiral que c’était à cause de ceci et à cause de cela. J’*** a noté encore. L’entretien du bateau, la propreté, la célèbre propreté… Heu ! Heu ! Enfin, très bien tout de même, positivement bien. Il y a même des détails qui prouvent que, etc., etc.. Là-dessus le commandant et le second se sont regardés. Coup d’œil éloquent !

Que voulez-vous ! Si c’avait été à Toulon, au mois de septembre, après une quinzaine de jours de tranquillité !… Bast ! Justement, c’est ce que nos amiraux savent bien, et ils nous ont loué de ce que nous aurions sûrement fait, si nous avions pu le faire. Et d’ailleurs les épreuves subies ne parlaient-elles pas en notre faveur ? N’était-ce pas méritoire de réussir, avec ces bateaux à peine armés d’équipages de rencontre, d’apprentis sans expérience, de chauffeurs improvisés, une sorte de campagne de guerre de trois semaines et une traversée de 1900 milles ?

Allons ! vivent les gardes-côtes ! Ce qu’ils gardent sera bien gardé, s’il plaît à Dieu : l’honneur militaire et la côte de France !


18 juillet. — Les fêtes.

Voilà que ça commence. Et ça commence, naturellement, par une corvée : nous mouillons deux ancres à jet qui nous permettront de nous tenir « évités » l’avant vers l’Ouest, quels que soient le vent et le courant ; il s’agit de former pour la revue navale de belles et larges avenues parallèles que parcourra l’Élan, suivi de son cortège.

Les chaloupés sont en branle, le « maître, » entouré de ses seconds, distribue d’un air imposant et digne la besogne à ses gabiers affairés ; les gros câbles montent du fond de la cale, avec les orins et les bouées. C’est tout l’appareil de la vieille marine qui réapparaît, qui sert toujours, d’ailleurs, et dont on aura toujours besoin...

Personne ne chôme, cependant. Voici les torpilleurs penchés sur leurs circuits d’illuminations, les timoniers sur leur grand pavois, les canonniers qui disposent leurs pièces et leurs munitions à blanc pour les saints, pour le combat de nuit. Toute la ruche est en rumeur, tandis que l’ordonnateur de tous ces mouvemens, l’officier en second, médite, en compagnie du capitaine d’armes, son bras droit, sur le « passage à la bande » qu’il faudra exécuter demain dans l’après-midi.

Et la fête vénitienne ? ... On s’en occupe aussi. Les patrons des canots, les charpentiers, les voiliers s’empressent autour de L***, l’officier de manœuvre, chargé des embarcations. « Qu’est-ce que vous allez faire, quel genre de décoration ? ... — Chut ! — c’est un secret. Vous verrez ça demain. »


3 h. 45. — Le moment solennel est arrivé. Le canon du Roule tonne et de sourds échos se prolongent dans l’étroite vallée de Quincampoix. Aussitôt la rade entière se pavoise au signal du Bouvet. C’est magique et l’effet est prenant, comme de tous les mouvemens d’ensemble bien exécutés.

« En voilà pour 36 heures de bamboula !... » dit entre haut et bas le gabier Potrel, le loustic attitré de l’équipage. Je le regarde sévèrement, malgré une forte envie de rire, et mon farceur se dissimule derrière un camarade avec un air honteux qui ne me trompe guère.

Le commandant est parti, d’assez méchante humeur dans son bel habit brodé. Beaucoup de baleinières sur rade et de jolies vedettes à vapeur. Beaucoup d’officiers généraux qui circulent « avec leurs marques distinctives » et, chaque fois qu’ils passent dans nos environs, vite il faut appeler la garde et rendre les honneurs. C’est même assez amusant pour le spectateur, sinon pour la garde, qui, appelée à grands cris de l’avant à l’arrière et de l’arrière à l’avant, exécute de vrais steeple-chase en courant sur un pont fort encombré. Eveno y est incomparable. Son fusil d’une main, son fourreau de sabre-baïonnette de l’autre, il saute, il saute, il bouscule les torpilleurs et leurs câbles électriques, tout du long étendus… Et des malédictions étouffées, dont il n’a cure, courent après lui…


11 heures. — Les illuminations, le combat naval.

Vraiment cela est beau ! Et non pas tant par l’éclat, la variété de ces illuminations, l’art charmant de quelques-unes, l’inattendu de quelques autres, que par la puissance de l’ensemble, de la simultanéité, c’est-à-dire, au fond, par l’impression intime que l’on a d’une forte volonté ponctuellement obéie par une foule d’autres volontés. Et même (discutons un peu avec notre admiration) il est heureux que l’on sache bien que cette forte volonté serait aussi ponctuellement obéie pour les choses graves, essentielles, — la navigation, la guerre, — sans quoi on se laisserait aller à penser, en souriant, à ces grands ballets bien montés, aux 1 500 jambes de l’Excelsior, se levant et s’arrondissant toutes avec la même grâce au même signal du metteur en scène.

Je remarque aussi le parfait, trop parfait asservissement de la lumière dans ces fragiles ampoules de verre des lampes électriques. Pas une lacune, pas un trou, pas une fluctuation dans ces interminables et correctes rangées de points lumineux. C’est… je ne sais comment dire… c’est de la lumière morte, figée au moins, et je me prends à regretter cette vivante, cette frissonnante mobilité des rampes à gaz, s’éteignant, se rallumant au moindre souffle. Feux follets, lutins, farfadets, qui jouez en courant, qui vous poursuivez accrochés aux saillies, aux frises, aux frontons, joyeux et mignons sujets de Titania la blonde, que l’on suivait des yeux, amusé, un peu inquiet, encore un peu de temps et vous ne ferez plus rêver que les poètes de sous-préfecture !

Quant au « combat naval, » peste ! c’est autre chose… Oh ! mes oreilles, mes pauvres oreilles !… Songez qu’en deux reprises, l’une de cinq, l’autre de sept minutes, l’armée navale a tiré 1 500 coups de canon, des calibres moyens et légers, c’est vrai, mais d’autant plus criards et d’une sonorité plus déchirante !…

Mais comme spectacle, qu’était-ce donc ? Heu !… Des éclairs rouges, de longs jets de flamme au travers de nuages opaques et suffocans, de plus en plus opaques et suffocans, qui roulent, s’avancent, se repoussent, se pénètrent… Un moment le feu est si intense que toutes ces nuées se mettent à flamber… Et cela ne serait pas mal, assurément, si l’on pouvait respirer. Aveuglé, assourdi, le souffle court, je ferme les yeux, je me bouche les oreilles et je me demande avec anxiété ce que serait un combat naval de nuit, un vrai, un combat qui dégénérerait en mêlée ? … Concevez-vous une mêlée de cuirassés, un corps à corps d’énormes MV2 dans cette nuit brûlante et hurlante, dans cet extraordinaire chaos ?

De ce drame inouï le dénouement serait, en tout cas, remis au hasard, et, comme personne ne se soucie de prêter des mains complaisantes à cet agent mystérieux de l’inflexible destin, il est probable que l’on fera tout au monde pour éviter ce genre de rencontre.


19 juillet. — La revue.

… Des vaisseaux reluisans, alignés sur cinq longues colonnes, le grand pavois battant ; 16 000 hommes rangés sur les plats-bords, sur les passerelles, sur les tourelles, immobiles, — à distance, de vrais soldats de plomb ; — un grand silence sous le grand soleil, des broderies qui étincellent sur l’eau qui miroite…

… Une longue attente, parce qu’on est toujours prêt trop tôt… Enfin, au loin et se rapprochant peu à peu, des cris, des cris cadencés, réglés, des cris mécaniques, qui font penser encore à ces jouets d’enfans, vous savez ? … Et cette belle sonnerie « aux champs, » qu’autrefois, tout petits, nous entendions avec émotion, quand s’approchait sous le grand dais doré le Saint Sacrement, le bon Dieu !

… Un gilet blanc barré de rouge dans un gros d’habits noirs et d’uniformes variés, qui passent vite, sur l’Elan le bien nommé… Et derrière, d’autres bateaux, plutôt vieux et laids, qui courent, qui s’essoufflent, chargés, surchargés…

Tout cela s’éloigne, et là-bas, du côté de la digue, du côté des paquebots, une grande clameur confuse...

C’est passé, c’est fini... On se regarde, on sourit un peu, lassé, énervé. Point de réflexions. A quoi bon ?

Et tandis que l’officier de manœuvre commande le toujours bien venu : « Faites rompre ! », nous descendons jouer un rams, un pauvre rams pour nous détendre.

Mais non, ce n’est pas fini ! Il y a encore la fête de nuit, la fête vénitienne... Oh ! grâce, grâce !... On a écrit ça partout, n’est-ce pas ? On vous a dit la longue théorie des lanternes, des lampions, des « sujets : » la galerie, le bateau de fleurs, — musique, chants, — le cygne, le crocodile que d’aucuns... oh ! grâce encore !... ont appelé caïman. Et il paraît que cela faisait rire...

Il est minuit. La brise s’est levée ; la nuit noircit, humide... La théorie se disloque ; avec les étoiles, les lampions s’éteignent : on ne reconnaît plus les ailes du cygne, ni la mâchoire du crocodile.

Rompus, fourbus, enroués de chants et de cris, les nageurs accostent péniblement. Allons !... « Tout le monde à se coucher ! » — Oh ! oui, c’est cela, allons nous coucher.


20 juillet.

Il est 9 heures du matin. Je prends le quart. Le timonier me remet le cahier de service, et je lis : « Service ordinaire du vendredi. » Oh ! la bonne parole, parole de paix et de sérénité : plus de fêtes, plus de cérémonies, plus d’inspections générales ! Le service ordinaire, tout simplement ordinaire...

Ordinaire, c’est bientôt dit ; ne croyez pas cependant que le calme absolu succède brusquement à tant d’agitations. Après le coup de vent, il y a encore de la houle...

Et d’abord il faut liquider la situation des gardes-côtes. Détachés de l’escadre du Midi, rattachés à celle du Nord, ils vont reprendre, avec leur mission particulière d’instructeurs d’apprentis marins, un effectif de « permanens » très réduit.

De L..., le stratégiste, n’en croit pas ses oreilles quand on lui annonce ce « mouvement. »

« Et qui donc, s’écrie-t-il, nous parlait d’un soi-disant intérêt militaire à nous laisser ici, dans ce... de poste d’avant-garde ? Que ferions-nous avec des équipages ainsi composés ? S’est-on jamais avisé de diminuer les effectifs des régimens de l’Est ? Non, certes, on les renforce, au contraire... Quant à nous, nous n’aurions qu’à nous retirer dans le port aussitôt la guerre déclarée, et alors que garderions-nous, beaux gardes-côtes que nous sommes ? Nos précieuses carcasses ? ... Ce n’est point assez.

— Tout beau ! riposte le sage R..., laissez le budget se remettre d’une alarme si chaude (car vous supposez bien que nos manœuvres ont coûté cher...), et peut-être nous rendra-t-on nos effectifs...

— Je n’en crois rien. La Chine absorbera tout.

— Laissez donc faire les événemens et aussi ceux qui ont la charge de nous conduire. Croyez qu’ayant en main des balances plus justes que les nôtres, ils pèsent mieux le pour et le contre ; et enfin, mon cher ami, sachez goûter la douceur d’obéir sans comprendre.

— Admirable ! Gerson, A Kempis !... Mais c’est de l’Imitation toute pure ce que vous nous donnez là ! Malheureusement cette résignation n’est plus de notre temps...

— On pourrait discuter là-dessus. Mais appelez-la stoïcisme ; elle vous agréera peut-être mieux sous ce nom, encore que ce ne soit pas tout à fait la même chose...

— Tant y a qu’il ne s’agit pour nous que de faire marcher ici le petit commerce, je vois cela clairement, et vous aussi.

— Mon Dieu, quand cela irait avec le reste et que le souci d’un intérêt particulier se confondît avec celui des intérêts généraux, croyez-vous qu’il n’en a pas toujours été ainsi ? Et êtes-vous donc si téméraire que de prétendre faire le départ exact des prétextes et des raisons ? ...

— Oh ! oh ! ce n’est pas « stoïcisme » que vous vouliez dire tout à l’heure : c’est plutôt « scepticisme, » mon bon ami...

— Mais non, mais non ; je vous...

— Capitaine, dans un quart d’heure on armera le canot-major ! » crie le timonier de service, ouvrant et refermant brusquement la porte du carré, et nos deux galans de se précipiter dans leurs chambres pour s’habiller en civil.

La discussion est finie. Il est sans exemple qu’une discussion tienne contre le canot-major. Et c’est fort heureux.


21 juillet.

« Ordre d’armée n°.... Cherbourg, le 20 juillet 1900. En exécution des ordres de M. le Ministre de la Marine, le pavillon du vice-amiral commandant en chef l’armée navale sera rentré à bord du Bouvet le 21 juillet 1900, à 1 h. 45 de l’après-midi...., etc., etc. »

5 heures du soir. — Le commandant revient. Nous savons qu’il est allé à la gare l’accompagner, et nous sommes là, autour de la coupée, pour tâcher de savoir comment ça s’est passé.

« Ça s’est passé très simplement, dit le commandant en répondant à l’interrogation muette du capitaine de frégate ; il n’a pas dit grand’chose ; nous non plus. Nous n’aurions pu, ni les uns, ni les autres. Il a serré les mains bien fort... Et le train est parti. »

Le commandant descend. Nous restons là, sur le pont, rêveurs. Chacun pense à ce train qui s’en va vers Paris. C’est vrai, nous savions que ce n’était pas pour durer ; mais comme ç’a été vite fini ! Et puis, que voulez-vous ? On lui est attaché, on l’aime...


Journée d’adieux, du reste, journée pénible ! A 2 heures, on avait pris congé du chef de l’escadre du Midi, et là encore les cœurs avaient battu, les voix tremblaient un peu...

Voilà donc tous les liens détachés qui nous retenaient encore à cette belle Méditerranée, à ce souriant et cher Toulon. Allons, morbleu ! Plus de regrets, mes amis ! Voyez seulement ce ciel, cette mer, qui déploient toutes leurs séductions... Le Midi est mort pour nous. Vive le Nord !


Et maintenant, faisons notre bilan. Résumons les principaux enseignemens que nous laisse ce mois de manœuvres où se trouvèrent réunies à peu près toutes nos forces navales des mers d’Europe.

Laissons de côté les derniers jours. Il ne faut pas demander au noble cheval de guerre réduit à courir en rond dans un cirque ce qu’il pense de la représentation. Cherbourg ne console ni de Kiel, ni de Fachoda..., au contraire ! Heureux encore, toutefois, si de la belle ordonnance de ces fêtes, si surtout de l’émotion d’une imposante revue, — que de hautes convenances justifiaient, — le pays peut conclure, logicien naïf, à la puissance de sa marine, et s’il sait enfin prendre conscience de ce que nous pourrons faire... quand il voudra !

Mais, sérieusement, du 21 juin au 12 juillet, qu’avons-nous fait, qu’avons-nous appris ?

Ne nous perdons pas dans le détail ; n’allons pas rechercher si telle ou telle formation est militairement plus judicieuse, nautiquement plus aisée à tenir, esthétiquement plus belle à voir que telle ou telle autre. Il suffit que le commandant en chef soit éclairé là-dessus. Ne recherchons pas davantage si les méthodes d’attaque des ouvrages de côte s’adaptèrent toujours exactement aux circonstances locales, tactiques et hydrographiques ; si l’on s’est bien défendu contre les torpilleurs, et si ces derniers furent plus ou moins heureux dans leurs attaques. Tout cela, — d’intérêt secondaire et de discussion quasi-stérile, faute de moyens d’information décisifs, — tout cela s’efface dans la constatation de ce fait simple, mais capital, que pendant trois semaines une armée navale considérable s’est rassemblée, a navigué, a mouillé plusieurs fois en se ravitaillant, sans que jamais aucune avarie sérieuse se soit produite, sans qu’aucun retard ait compromis les desseins du commandant en chef, sans que rien ait révélé l’effort, l’effort après lequel il faut, coûte que coûte, s’arrêter épuisé.

Non, certes ! nous n’étions pas épuisés, n’est-ce pas, mes camarades des gardes-côtes ? malgré tant de conditions défavorables ; et vous ne l’étiez pas davantage, vous autres des petits bateaux, qui marchiez toujours, et si vite !... Et quant à ceux des grands cuirassés, des grands croiseurs, armés avec l’effectif de guerre, ils n’étaient même pas fatigués.

A qui revient l’honneur de ces résultats pratiques, auxquels, peut-être, on n’osait pas s’attendre ?

Au commandant en chef, d’abord, et à son état-major d’armée ; mais aussi aux états-majors des escadres qui présentaient des bâtimens bien entraînés. Ensuite au personnel, — et je ne m’appesantis pas sur ce point. Enfin, osons le dire, au matériel, oui, à ce matériel de la Marine, depuis les coques énormes jusqu’aux plus petites machines, ce matériel dont il est de mode de dire tant de mal, beaucoup plus de mal qu’il ne mérite, en tout cas, encore que tout n’y soit point sans reproche, sûrement...

— Soit, diront quelques-uns, la preuve est faite que nous pouvons constituer une belle armée navale, la faire naviguer et combattre. Tenons-nous en là, car l’assurance en est chère : un million, au bas mot.

— Non pas, répondrai-je, ne nous en tenons pas là ! Recommençons, au contraire. Il y a tant de choses à faire encore !...

Au demeurant, s’il est vrai, — et c’est évident en soi, — que ces trois semaines de manœuvres d’armée ont surtout profité à l’état-major d’armée, je suis assuré que cet état-major ne se considère pas comme suffisamment informé sur tout. Et je n’ajoute pas, c’est assurément inutile, qu’il faut que cet état-major soit permanent. Il y a là un intérêt supérieur.

Mais enfin quelles nouvelles expériences, quelles nouvelles études pratiques sont donc nécessaires ?

Lesquelles ? ... Qu’on me pardonne, à moi, chétif, d’énumérer celles qui me viennent à l’esprit,

L’expérience du mauvais temps, d’abord. Il a fait presque toujours beau, et, certes, nous ne nous en plaignons point. Pourtant tout le monde sait que la marine par beau temps et la marine par mauvais temps, ce n’est point du tout la même chose. (Croyez-vous que le commandant en chef eût pu se servir de ses bâtimens légers aussi souvent, aussi utilement qu’il l’a fait, s’il avait eu à compter avec une grosse mer ? — Non. Mais aurez-vous du mauvais temps, l’an prochain, tout juste à point nommé ? — Je l’ignore, naturellement ; mais il en faut courir la chance.

L’expérience des ravitaillemens en pleine mer, ensuite. Nous ne serons jamais sûrs de ne pas trouver l’ennemi en force devant le port désigné. D’ailleurs, nous aurons souvent intérêt à dérober notre marche en piquant bien au large, et tant que notre flotte comptera des unités trop pauvres en charbon !...

L’expérience de quelques vraies opérations, enfin, — d’opérations stratégiques et tactiques, dans le sens absolument militaire des mots. Il me semble que de L*** a bien un peu raison et que les évolutions ne sont pas tout, ni même presque tout. Maintenant que l’état-major d’armée est édifié sur les formations qui conviennent en divers cas à une grande force navale, maintenant qu’il est assuré de la souplesse étonnante que conserve une armée de quatre escadres aussi bien manœuvrées que l’étaient les nôtres, le 2, le 3, le 4 juillet, eh bien ! il pourra donner libre carrière à ses conceptions et développer logiquement les thèmes si intéressans qu’ébauchèrent les opérations de la fin de juin, au sortir de Toulon et de Brest.

Après tout, l’idée fondamentale de nos manœuvres n’était-elle pas celle que le Directoire et Napoléon avaient essayé de réaliser en 1797-1798, 1804-1805 ? — Oui, mais il faudrait figurer l’adversaire ; le placer comme nous savons qu’il le serait aujourd’hui ; lui donner la supériorité numérique ; autoriser de part et d’autre l’emploi de bonnes vitesses ; sans quoi, tout reste fâcheusement invraisemblable...

« C’est assez difficile, tout cela ; c’est coûteux, un peu délicat... »

— Difficile ? — En quoi, je vous prie, après dix mois de préparation, alors que l’on a si bien fait déjà, étant pris de court ? D’ailleurs, peu importe le thème, et je n’attache pas plus d’importance qu’il ne convient à celui-ci. Encore faut-il en avoir un, bien ferme, bien clair, auquel tous s’intéressent... Condition plus essentielle qu’on ne croit.

— Coûteux ? — Mettons 50 pour 400 de plus que cette année, pour pouvoir mobiliser quelques unités de supplément. A quoi nous servirait de dépenser des centaines de millions pour construire des bâtimens, si nous n’apprenions pas à les faire agir en masse ? Pour quinze cent mille francs, — peut-être pas ! — c’est donné...

— Délicat ? — Oh ! pardon... Mais alors, que messieurs les Anglais commencent ; ou plutôt qu’ils cessent de faire figurer la flotte française dans leurs thèmes de grandes manœuvres, ce à quoi ils ne manquent jamais... Et, d’ailleurs, que signifient ces vains scrupules ? Nous ne nous en battrons pas un jour plus tôt pour cela ! — Allons ! il faut s’y résoudre... A l’année prochaine, s’il vous plaît !