Les Marchands de Voluptés/05

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Édition Prima (p. 31-36).

V

Ce que c’est que l’imprudence…


— Monsieur, dit Amande à son aimable cavalier, je pense me retirer.

Exprimant cette idée, elle se disait aussi intimement : « Comment diable remonterai-je à mon premier étage, en partant de la rue ? » Mais elle ne laissait rien voir de son petit tourment.

— Oh ! mademoiselle, répondit le beau jeune homme, en riant de toutes ses dents alignées au port d’arme, osez-vous me dire cela ?

— Je le dis parce que c’est la simple vérité.

— Mais, mademoiselle, on commence juste à s’amuser.

— Oh ! je suis très contente de ma soirée.

— C’est un grand honneur que vous me faites. Cependant je crois qu’il vous faut attendre encore une petite heure.

— Non ! monsieur, ce qui est décidé est décidé.

— Mais pourtant…

— Monsieur, on nous reproche depuis fort longtemps, à nous femmes, de n’avoir aucune suite dans les idées. Eh bien, moi je vous assure certes que j’en ai. Je vais donc partir, mais je suis ravie de la connaissance faite…

— Mademoiselle, songez-y ! vous n’avez pas vu la principale curiosité de la Sangsue.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ah ! je ne veux pas vous le dire. Attendez ! Je vous veux encore là lorsqu’on commencera à mimer l’amour dans toutes les classes de la société, à tous les âges, et dans tous les pays.

Amande se mit à rire.

— On va mimer…

— Oui. Oh ! ce sera mieux que mimé, car je suis certain que beaucoup, dans l’émotion de ce… pastiche, vont aller du coup à l’émoi lui-même, tout comme si c’était une édition princeps…

Amande éclata d’un rire frais qui fit retourner plusieurs personnes voisines. Elles attendaient toutes le moment émouvant avec une impatience visible. Leurs faces, tendues par le désir, étaient d’ailleurs mélancoliques. C’est ce que fit remarquer Amande, sans cesser de rire :

— Voyez, ma gaîté offusque nos voisins. Ont-ils l’air triste ? Décidément, la mimique que vous voulez me montrer n’est pas du tout destinée à amuser. C’est peut-être de la propagande repopulatoire. Ma foi, je pars.

— C’est que l’amour, le véritable amour, est une chose certes divertissante, mais non point risible.

— Eh bien ! je m’en vais tout de même. Après tout, j’ai bien le temps de voir ça. Je n’ai pas passé l’âge.

— Restez donc encore cinq minutes !

— Mais pourquoi faire ? Il y a trois heures que je m’amuse sans gêne et sans façon. Il ne faut pas abuser des meilleures choses. Et puis il doit être tard ?

— À peine deux heures du matin.

— Déjà… Mais c’est fou. Je ne pensais même pas qu’il fût minuit. Je fuis, je fuis !…

— Voulez-vous, mademoiselle, que je vous accompagne ?

— Pourquoi faire, monsieur ? Je vais fréter un taxi. Je ne crains pas les mauvaises rencontres. Je n’ai point de collier à me faire voler.

— Mais j’ai ma voiture dehors.

Cette fois Amande hésita un instant. C’était un complément délicieux de sa soirée que ce retour chez elle en compagnie du danseur. Pourquoi refuser ?

— Eh bien, monsieur, repartit-elle, soit ! Vous allez, puisque cela ne vous ennuie pas, me reconduire chez moi. Mais je vous prive ainsi de la partie la plus alléchante de la soirée. Je ne voudrais pourtant pas…

— Ce n’est rien, mademoiselle. Croyez-vous vous que dès votre départ cet établissement aura pour moi les mêmes charmes ?

C’était bien dit, et Amande se sentit légèrement rosir devant cette espèce de déclaration.

— En ce cas, monsieur, voulez-vous que nous sortions ?

Un instant après, les deux nouveaux amis se tenaient sur le trottoir devant la Sangsue. Il y avait peut-être soixante autos dans la rue, gardées par des agents innombrables et des chasseurs aux airs équivoques.

Bientôt, dans une conduite intérieure de bonne marque, au capiton fraise écrasée, Amande s’assit à côté du danseur qui mit en marche.

Elle donna son adresse et on démarra.

— Cette soirée restera dans ma mémoire comme une des plus exquises de ma vie, dit l’homme.

— Oh ! monsieur, si c’est à cause de moi, je suis certaine que vous exagérez.

— Pas du tout. Vous êtes belle comme un lis.

— Oh… oh… dites donc aussi candide que lui ?

Sans s’arrêter, et avec un demi-sourire, le galant persista :

— Vous êtes fraîche comme une rose.

— Une rose de printemps…

— Vous êtes parfumée comme un œillet…

— Arrêtez ! c’est tout un jardin que vous trouvez en moi. Vous savez que si j’incarne tant de fleurs odorantes, je reste pourtant une femme aussi peu poétique que possible. C’est d’ailleurs bien vieux jeu, cette série de comparaisons…

— Ce sont celles que m’inspire votre charme…

Amande, amusée et attentive à toutes les paroles de son danseur, se tenait le visage tourné vers lui.

Cependant les avenues et les rues, les boulevards et les carrefours défilaient vertigineusement.

Le personnage, tout en faisant la conversation avec grâce, menait sa voiture avec une habileté souveraine.

Amande demanda :

— Dites ! croyez-vous vraiment que je sois assurée de mériter tant de compliments. Les femmes nouvelles sont bien moins crédules que leurs aïeules.

— Elles ont tort.

— Pas du tout. Aux temps des séductions faciles, à coups de paroles poétiques, et, malgré leurs vertugadins, leurs jupons par demi-douzaines, leurs pantalons à triple serrure et leurs défenses innombrables, elles appartenaient au premier venu. C’est qu’elles croyaient toujours trouver une passion grande comme le monde derrière la moindre déclaration d’amour. Désormais nous sommes plus sceptiques. Nous avons peu de défense, nos jupes sont posées directement sur la peau, et nos protections d’étoffe sont réduites au minimum, mais nos esprits sont difficiles à vaincre et nous ne nous pâmons pas parce qu’on nous a mis un compliment sur les reins… Et la jeune fille se mit à rire.

On passa, sans que son interlocuteur répondît, trois minutes de vitesse, où le moteur ronflait sur une note aiguë, puis ce fut un arrêt presque brutal.

— Descendez ! dit simplement l’homme en ouvrant la portière. Un peu ahurie de cette sécheresse, Amande, sans regarder rien, sortit de l’auto et étouffa un cri de surprise.

Elle était dans l’obscurité, mais le ciel plein d’étoiles dessinait le décor.

La voiture se trouvait au beau milieu d’un bois, sans doute le Bois de Boulogne.

L’ombre, malgré, çà et là, de courtes perspectives, paraissait contenir tant de menaces qu’Amande fit effort pour ne pas s’évanouir de peur.