Les Marchands de Voluptés/16

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Édition Prima (p. 97-102).

XVI

Petit drame


Donc Adalbret suivit la femme pareille à un palais médique détruit sous Alexandre. Il la suivit d’un air tout émerillonné et plein d’espoirs attendris. Les voluptés prochaines lui passaient déjà en frissons galants dans les nerfs, et il se frottait les lèvres d’une langue sèche comme les mocassins d’un chef peau-rouge. C’est étrange — ici l’auteur entre pour quelques mots dans la pure morale — combien les hommes de bonne éducation ont souvent le goût de la vilenie en amour. Il y aurait beaucoup à dire à ce propos, mais passons !…

Et notre homme suivit enfin sa séduisante amie dans un hôtel des plus malpropres, lequel portait ce nom cocasse : Hôtel de la Truffe d’Or.

Lorsque le mari d’Amande eût versé le prix d’une consultation ou plutôt d’un court séjour dans la chambre no  17 de l’Hôtel dont il s’agit, il s’engouffra en un escalier privé de tout confort, du moins quant au parfum, et pensa monter vers les cimes du bonheur.

Dans le fond de son âme, toutefois, la figure d’Amande veillait, entourée d’encens mystique, comme une icone du perpétuel secours…

Car, songeait-il, en suivant d’un pas haletant la femme pareille à l’arc de triomphe de Titus, est-il possible d’aimer sa femme comme on possède une prostituée ?

La beauté est chose estimable dans un musée ou sur les illustrations d’un ouvrage romanesque. Mais, dans la vie, lui demander plus c’est la déshonorer.

Tandis que certaines horreurs saisissantes sont d’une valeur infiniment excitante, et propres à émouvoir jusqu’aux fondements les esprits tendres et délicats comme se flattait de l’être le digne Adalbret.

Et il entra, en maniant ces idées abstraites, dans une sorte de gîte qui ne pouvait en rien être comparé à une chambre d’apparat du château de Versailles…

D’abord, on n’y voyait guère et le jour lui-même semblait avoir revêtu une robe crasseuse pour y pénétrer.

Mais, en sus, le papier des murs était plus pisseux que cela ne semblerait permis, la descente de lit montrait des grâces pareilles à celles d’un vieux sac à ciment usé, et le parquet semblait une route tracée au fond des forêts colombiennes, par ses ressauts et ses accidents.

Oh ! c’était un lieu où rien de l’amour ne pouvait paraître banal…

Nous ne parlons pas du lit, parce qu’il faudrait, pour le décrire, une plume épique. Il était grand comme le monde par sa misère pompeuse et son air de sortir d’un cachot de la Bastille. Il avait toutefois des ombres de draps et même une couverture datant de Charlemagne, voire même de Clovis. Sur le tout, comme un casque sur un blason, trônait un édredon rouge tout neuf, qui flambait de tout son écarlate comme un feu de la Saint-Jean… Adalbret, suffoqué par tant de noblesses, en resta sidéré un instant. Il avait, par pureté, le goût de cette crapule, mais vraiment jamais il n’avait rencontré un lieu aussi idéalement assorti à tous ses rêves et à tous ses désirs.

La femme le regarda, et, pour que la porte de cette demeure admirable pût rester close, y appuya la chaise. La serrure, en effet, pendait comme un vieux chiffon.

Ensuite elle demanda :

— Tu sais, je veux cent sous !

Adalbret la dévisageait avec admiration. Vraiment, elle manifestait dans toute sa pureté le type de la femme qui fut prospère sous le Directoire, et traversa sans défaillances autres que physiques un siècle de révolutions et d’aventures.

Et il dit d’un ton enthousiaste :

— Tiens, voilà dix francs !

La femme regarda d’un œil inquiet ce client généreux. Elle se méfiait, et cette offrande supérieure à la demande lui semblait louche à bien des égards…

Elle toisa d’un œil vairon le billet que rien ne disait faux, pourtant. Puis le mit dans son bas avec souci. C’est qu’il faut avoir l’habitude de tout comprendre dans ce métier…

Nous n’entrerons pas dans le détail des événements qui suivirent et durant le cours desquels le mari d’Amande manifesta à diverses reprises le plaisir que lui procurait une amoureuse de ce calibre et de cette dignité…

Au demeurant, cela ressembla à tant d’autres menus faits de même ordre qui adviennent tous les jours et dans tous les coins de Paris.

Nulle originalité, sauf de forme, et résultant en l’espèce de l’aspect plutôt ruineux de sa maîtresse du moment, ne caractérisa le comportement d’Adalbret.

Mais il advint une chose que certes il n’attendait pas.

Amande avait tout vu. Elle suivit son mari jusqu’à l’hôtel de la Truffe d’Or et attendit un petit moment pour laisser aux contingences le temps de prendre figure…

Ensuite elle se lança dans l’hôtel comme une bombe, et monta, sans rien demander à personne, l’escalier aux relents fâcheux. Elle pensait bien pouvoir découvrir seule le lieu où son époux s’ébattait avec la maritorne recrutée comme il a été dit. Elle ne se trompait aucunement.

Elle rencontra en effet une porte à demi croulante, s’approcha, poussa un rien, et vit Adalbret aux bras d’une Vénus quaternaire. Elle se mit à rire follement, et, poussant mieux, entra tranquillement.

La chaise-serrure tomba. Au bruit, les deux amants se tournèrent vers l’arrivant avec stupeur.

Ils virent Amande, qui se tordait de joie, et qui les interpella sans façons :

— Joli, oh !… joli !…

— Heu ! fit Adalbret figé net…

Amande riait toujours.

— Mes compliments, Adalbret.

Et, comme le couple ahuri la regardait sans bouger et sans rien dire, elle courut à la table bancale sur laquelle trônait un broc égueulé plein d’eau, le prit, puis vint le vider sur les amants ahuris.

— Tenez, mon cher époux, voyez comme on prend soin de vous…

Enfin, elle tira l’ombre de drap qui se déchira en poussant une plainte, jeta le pot après l’eau sur le lit, y ajouta la cuvette, et la chaise, puis se sauva en riant comme une folle, tandis que les coupables, au milieu de tous ces objets familiers, perdaient définitivement le sens des réalités.