Les Marchands de Voluptés/25

La bibliothèque libre.
Édition Prima (p. 151-156).

XXV

Vagabondages


Amande ne poussa pas plus loin les relations avec Nana Dhousse. Certes, c’était une femme charmante, et avec laquelle il n’y avait pas moyen de s’ennuyer. Elle possédait des idées sur tout, et même sur son métier, ce qui est remarquable chez une tenancière de Yoshivara parisien. Elle avait comme conseils esthétiques, outre le fameux Baghadgita, le non moins glorieux Léonard Trafiqus, l’écrivain qui fait loi dans les problèmes de sentimentalité nocturne et la neurasthénie matinale. Il venait, une fois par semaine, de trois à cinq, donner en conférences des leçons d’amour aux curieux. On trouvait là des dames de la meilleure société qui n’avaient assassiné que deux ou trois époux, des Américaines riches à milliards qui apprenaient ensemble à jouer du banjo, à composer de la musique interférenciste et à résoudre les problèmes de l’amour vénal. Des hommes venaient aussi, des membres de la Société des Nations, des acrobates de cirque et des administrateurs délégués des holdings financiers les plus récemment condamnés.

C’était, sans nul doute, un des milieux les plus charmants de France et des colonies.

Mais Amande sentait, avant tout, un besoin irrésistible de renouveler le plaisir que lui avait donné le marchand de femmes. Or elle n’y parvenait jamais.

Cela paraissait même presque irréalisable chez Nana Dhousse, aussi bien d’ailleurs que chez Mme Mouste.

La scène des adieux fut tragique. Amande était revenue par amusement, le lendemain du jour où elle avait appris que les jeunes gens du xxe siècle des garçons très avertis et doués de connaissances au-dessus de leur âge. C’était réunion sous la présidence de Nicolas Vergeturre, de l’Académie française, auteur de la Grammaire Conjugale et de la Nouvelle Théorie du Que retranché. (Dans la collection fameuse dirigée par Rogatien Pathatte, président du Virgule-Club). Ces deux ouvrages lui avaient rapporté des ors à ne savoir où les mettre et une gloire en pierre dure parfaitement assise. Depuis ce temps il faisait des conférences un peu partout, dans les catacombes, le lundi de Pâques, à minuit tapant, dans la piscine des Tournelles, dans l’ascenseur de la Tour Eiffel, et même une fois en fit-il une suspendu dans un panier à bouteilles, sous le viaduc de Garabit. Chez Nana Dhousse ses « parlegalanteries », comme disaient les fidèles disciples du Maître, étaient suivies à la piste. Amande écouta cet homme considérable. Elle vit un tas de gens de sa connaissance telle que Liette Prnyx, du nouveau Théâtre sous-marin, où la fameuse pièce d’un débutant nommé Thucrite en était à sa mille et unième représentation. Ezechiel Barbenpoind était là aussi, en spécialiste juré des propositions amoureuses. Et même Cunephine Prosalér, l’écrivaine, commandatrice de la Légion d’Honneur, qui donna voici peu ce chef-d’œuvre : Les Hommes n’aiment pas ça. Alors, Amande pensa que ce n’était pas la peine d’aller au bordel pour retrouver toute la belle société parisienne, et elle s’esquiva.

— Où allez-vous, ma belle ? demanda Nana.

— Je me sauve, madame, j’ai un rendez-vous avec un couvreur…

— Un couvreur…

— Oh ! ce n’est pas ce que vous pensez, c’est ma maison, ce n’est pas moi qui ai besoin d’être couverte.

— Vous vous moquez de moi, ma petite. Vous ne trouvez donc pas que les gens qui viennent ici soient dignes de vous ?

— Mais si. Seulement ça ressemble un peu trop à ce que je connais et je préfère un milieu plus vulgaire.

— Vous êtes une vicieuse. Venez que je vous embrasse !

— Hé ! fit Amande étonnée.

— Oui, parce que moi, si j’étais à votre place, je penserais de même. Ces écrivains, ces sculpteurs d’éponges, ces graveurs à l’eau-forte sur velours de coton m’embêtent à ravir.

« Seulement mon commerce en reçoit un lustre merveilleux et je puis quadrupler le prix de toutes choses sans nulle vergogne. Et puis je suis une personnalité officielle. On m’envoie les rajahs du Travancore ou du Beloutchistan, lorsqu’il en vient à Paris. Une fois, même, j’ai reçu un joyeux drille qui était évêque orthodoxe en Australie et qui se faisait appeler M. Bishop. Il buvait pour trois mille francs de tisane de champagne par jour. C’est à la protection du ministre des Trous à la lune et Faillites que je devais cet individu, qui aurait dû être acheminé d’abord chez ma concurrente : Henriette Assourbanipal.

— Tiens, dit Amande, je n’ai jamais entendu ce nom-là.

— Oh ! elle est très connue. Chez elle c’est la diplomatie réactionnaire qui fréquente plutôt, tandis qu’ici nous nous vantons de porter le cœur à gauche…

— Et où demeure cette Henriette ?

— Rue du Petit Speculum.

— Où diable peut bien gîter cette rue-là ?

— Mais vous ne connaissez que cela. Vous prenez le Boulevard des Trois-Gorets, puis le suivez jusqu’au coin de la place Josephine Baker et des Croupes à ressort.

— Bon !

— Vous enfilez le passage des Étroites et c’est la rue après le passage. C’est près du dispensaire des joueuses de flûte et du poste des Sapeuses-Pompières de l’Arrondissement, au numéro 1 quater.

— Je vous remercie.

Et après un baiser maternel Nana Dhousse laissa Amande aller à son destin.

Ce destin la mena droit chez Henriette Assourbanipal. La maison était noble et digne, avec cet air bourgeois qui trahit le vice et les perversions. Amande entra dans un ascenseur capitonné couleur bouton d’or et se fit hisser au troisième.

La servante qui ouvrit était vêtue en almée, c’est-à-dire le visage voilé et nantie d’un pantalon large comme le Panthéon, en mousseline blanche.

— Tiens, pensa Amande, c’est original.

Et elle demanda la patronne du cru.

On l’introduisit dans un salon pareil à un parloir de couvent, avec de petits ronds en sparterie devant chaque fauteuil, et sans autre ornement sur les murs qu’un portrait de la reine Pomaré, sous lequel s’effeuillait un gros bouquet de roses. Henriette Assourbanipal était une femme maigre et petite, au regard perçant et à la voix sèche comme une fessée. Elle demanda :

— Vous voudriez entrer ici ?

— Mon Dieu, volontiers ! fit Amande.

— Savez-vous jouer à la belote.

— Ma foi non !

— Et peindre des cartes postales pour le premier avril ?

— Non plus.

— Alors je ne puis vous accepter.