Les Marines comparées de la France et de l’Angleterre depuis 1815/03

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Les Marines comparées de la France et de l’Angleterre depuis 1815
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 91-117).
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LES MARINES
DE LA FRANCE ET DE L’ANGLETERRE
DEPUIS 1815

III.
LES BATIMENS CUIRASSES ET L’ARTILLERIE RAYEE.


I. — LA CUIRASSE ET LE CANON.

Les bâtimens cuirassés sont les plus formidables navires de guerre que l’on ait encore su construire[1] ; mais il ne faut pas croire pour cela qu’ils soient la dernière expression du génie des constructeurs, ni surtout que la valeur n’en sera pas modifiée par les découvertes qui peuvent se faire dans d’autres branches de l’art de la guerre.

Au point de vue de la navigation, ils peuvent égaler les navires qu’ils ont remplacés ; l’exemple de la Gloire et ses deux ans de service si actif, même par les plus mauvais temps, sont là pour le prouver. Cependant les navires cuirassés ne sont pas encore parfaits. Ceux qu’on a construits jusqu’ici, même les meilleurs, ont encore des mouvemens de tangage et de roulis d’une amplitude considérable, qui fatiguent à la longue les équipages, et qui, dans un jour de combat, nuisent à l’exactitude du tir. Ils sont peu agréables à habiter ; les prises d’air et de lumière, qu’on ne pourrait multiplier sans diminuer d’autant les vertus de la cuirasse, sont rares à bord de ces navires, leurs entre-ponts sont comparativement obscurs, leur ventilation laisse encore à désirer. Ce sont des causes de désagrément, ce pourrait même être des causes d’insalubrité, si l’on n’y portait une attention rigoureuse. On reproche encore à ces navires non-seulement d’être très coûteux, mais aussi d’être, dans les conditions actuelles de leur construction, menacés d’une détérioration rapide. L’alliance du fer et du bois dont se composent leurs murailles n’a jamais été très durable à la mer. Le bois pompe facilement l’humidité, et partant il offre des occasions incessantes de s’oxyder aux milliers de chevilles qui fixent les plaques. Une fois oxydées, ces chevilles diminuent de diamètre, jouent dans leurs trous, et détruisent à leur tour la muraille de bois. C’est une cause d’affaiblissement réciproque et continu. On dit enfin que sur ceux de ces bâtimens dont la membrure est en bois et dont la carène est doublée de cuivre jusqu’à la hauteur de la cuirasse, il s’établit par le voisinage des deux métaux un courant galvanique qui tend à les détruire l’un par l’autre.

À bien considérer les choses cependant, ces critiques, et quelques autres qu’il est inutile de reproduire, ne portent que sur des questions de détail que l’art de l’ingénieur résoudra, si même il ne les a pas déjà résolues en partie. La ventilation de la Gloire n’a-t-elle pas été améliorée au point de laisser maintenant peu de chose à désirer ? Et si même ces divers problèmes devaient être insolubles, ne laisseraient-ils pas toujours subsister, à l’avantage du bâtiment cuirassé, la cause de supériorité militaire qui lui appartient sur tous les navires construits avant lui ? Cette cause de supériorité, c’est un degré d’invulnérabilité et d’incombustibilité qui existera toujours, comparativement avec les constructions en bois, et que rien ne peut enlever au navire cuirassé, lors même que l’on inventerait une nouvelle artillerie qui traverserait les cuirasses comme l’ancienne traversait les murailles de bois. Cela peut arriver, mais cela n’est pas, et si la chose était, elle n’empêcherait toujours pas la supériorité de force de résistance que possède le fer de persister et de s’imposer comme élément de construction pour les navires destinés à braver le feu.

Tel que nous le construisons aujourd’hui, le bâtiment cuirassé brave impunément, même aux plus courtes distances, tous les projectiles incendiaires, asphyxians, tous les boulets creux que l’on a déjà expérimentés ; ils se brisent en éclats inoffensifs contre ses murailles. Cela seul suffirait pour établir sa supériorité. Quant au boulet plein, la cuirasse de 12 centimètres ou 4 pouces 1/2 anglais d’épaisseur n’a rien à redouter des projectiles de petit calibre ; elle ne se laisse entamer que par les gros calibres, et encore dans un rayon de tir assez restreint, fort inférieur dans tous les cas à celui où l’artillerie des bâtimens de mer peut faire sentir ses coups sur tout ce qui n’est pas cuirassé. Le rapport entre ces deux rayons, qui représentent l’un la zone dangereuse pour le bâtiment, et l’autre la distance à laquelle il peut nuire à l’ennemi, ce rapport s’est trouvé être à peu près comme 8 est à 1, même dans les expériences ou l’artillerie a montré la plus grande puissance. Le bâtiment cuirassé peut envoyer utilement les boulets de ses canons à une distance huit fois plus grande que celle où il a quelque chose à craindre pour lui-même. Il en résulte qu’une frégate cuirassée qui posséderait une supériorité de vitesse réelle sur tous les bâtimens d’une flotte non cuirassée pourrait non-seulement éviter le combat, si cela lui convenait, mais pourrait aussi, en se maintenant à distance convenable, combattre et détruire tous les navires de cette flotte, si nombreuse qu’elle fût. Il en résulte encore, et ceci n’est pas moins grave, qu’une division de frégates cuirassées, si elle était maîtresse de la mer, pourrait, dans l’état actuel des choses, et en se tenant aux portées requises, ruiner les ouvrages de Cherbourg ou forcer l’entrée de Portsmouth sans courir elle-même de très grands risques. Les plaques de ses cuirasses lui garantiraient presque l’impunité à des distances où elle accablerait ses adversaires ; elle n’aurait à redouter que les coups d’embrasures, ou peut-être encore, jusqu’à un certain point, quelques feux courbes ; mais ce ne sont pas là des chances redoutables.

Ainsi la valeur militaire des bâtimens cuirassés, si nous essayons, de la résumer en ses termes essentiels, s’exprimera d’un côté par le degré de résistance des plaques au canon, et de l’autre par la puissance de l’artillerie, représentée surtout par la puissance de chacune des bouches à feu qui composent l’armement. Le nombre ne vient qu’en seconde ligne. Soit que l’on cherche à développer les propriétés offensives et défensives des bâtimens cuirassés, soit que l’on étudie les moyens de les combattre, ces deux termes, force de résistance et puissance de l’artillerie, dominent la question, et ils sont si étroitement liés entre eux que le meilleur procédé pour obtenir une formule de la valeur d’un bâtiment cuirassé serait peut-être de les multiplier l’un par l’autre, comme, pour calculer l’efficacité d’une charge de cavalerie, on dit qu’il faut multiplier la masse par la vitesse. Dans ce cas, ce serait la somme des qualités défensives de la cuirasse et celle des qualités offensives de l’artillerie qui fourniraient les deux facteurs de l’opération.

Or qu’a-t-on fait, tant en France qu’en Angleterre, pour les porter toutes les deux à leur plus haut point d’expression ? Il n’est pas facile de répondre à cette question. Les deux gouvernemens qui seuls peuvent l’avoir expérimentée sur une échelle assez large pour se procurer des résultats dignes de quelque créance se sont bien gardés de communiquer au public le produit des études qu’ils ont fait faire et qu’ils poursuivent encore. Ils réservent pour eux ce qu’ils savent, et s’il a transpiré quelque chose de leurs travaux, ce n’est pas beaucoup plus qu’il n’arrive ordinairement lorsqu’un secret est nécessairement connu de plusieurs personnes. Or les diverses commissions qui ont fonctionné, tant en France qu’en Angleterre, étaient composées d’un trop grand nombre de savans ou d’officiers pour que le public, qui s’intéressait à ce problème, n’ait pas pu pénétrer quelque chose du mystère qui l’entourait. Toutefois ce quelque chose est encore bien peu.

C’est la question des plaques qui est restée la plus obscure. La voix publique attribue la supériorité de résistance aux plaques de fabrique française. On assure que dans des expériences comparatives faites au polygone de Vincennes l’excellence des produits français a été démontrée de la manière la plus concluante. Des plaques d’origine anglaise et semblables en tout point à celles du Warrior ou du Black Prince, si même elles ne provenaient pas des mêmes usines, auraient été éprouvées concurremment avec des plaques restant de la fourniture de la Gloire. Les épreuves auraient été aussi variées qu’un aurait pu l’imaginer, et les résultats auraient été toujours les mêmes, c’est-à-dire toujours à l’avantage des produits fournis à notre marine par les ateliers de la maison Pétin et Gaudet, les adjudicataires de la cuirasse de la Gloire.

Cette opinion, qui est très accréditée en France chez les hommes spéciaux, paraît être aussi généralement répandue en Angleterre. Nous pouvons en fournir une preuve assez convaincante. Le 8 septembre 1861, l’un des métallurgistes les plus distingués de l’Angleterre, M. Fairbairn, auteur lui-même d’un système particulier de plaques, membre de la commission nommée en Angleterre pour étudier la question et président pour cette année de la British Association, disait en propres termes à la séance de cette société : « From what I could learn of te e quality of iron uised in other countries, ours is ne quite so good ; d’après ce que je puis savoir de la qualité du fer employé dans d’autres pays (à la fabrication des plaques), le nôtre n’est pas aussi bon. » L’opinion de M. Fairbairn serait à elle seule d’un très grand poids ; mais ce qui ajoute considérablement encore à l’autorité de ces paroles, c’est qu’à la séance où il s’exprimait ainsi assistaient sir William Armstrong, M. Scott Russell, le capitaine Blakely, M. Reed, sir J. Dalrympe Hay, c’est-à-dire les personnes qui portaient le plus grand intérêt à la question, et aucune n’a contesté l’affirmation du président.

Maintenant à quoi tiendrait cette supériorité des produits français ? Les uns disent qu’elle vient de la qualité de nos fers, qui, étant naturellement plus doux, ceux surtout qui sont traités au bois dans le Berry, en Algérie, dans les Pyrénées, sont aussi moins cassans que les fers anglais, plus élastiques, moins facilement entamés par le choc du boulet. D’autres prétendent que nous devons nos avantages aux procédés de la fabrication. Est-ce le hasard, est-ce une direction plus attentive et plus éclairée, qui nous a fait du premier coup mettre la main sur le procédé de fabrication qui serait le meilleur ? Quoi qu’il en soit, la cuirasse anglaise ou française de 4 pouces et demi ou de 12 centimètres d’épaisseur a mis hors d’usage toute l’ancienne artillerie, et plus encore que tout le reste les canons et les projectiles de l’ancienne artillerie qui dans leur temps passaient à bon droit pour être les plus redoutables. C’est la vérité pure et simple ; mais comme elle peut sembler paradoxale, il ne sera sans doute pas inutile de l’expliquer.

Jusque vers 1820, l’artillerie des bâtimens de mer différait très peu de celle qui s’employait à terre, sauf la carronade, arme à courte portée, à tir très inexact qui figurait seulement sur les gaillards ou dans les batteries à barbette, mais qui rendait de bons services dans les combats engagés de près, et qui surtout avait l’avantage de pouvoir être manœuvrée par un très petit nombre de canonniers. Sauf la carronade, l’artillerie des vaisseaux ne se composait que de pièces exactement pareilles à quelques-unes de celles qui jouaient leur rôle à terre dans les sièges, sur les remparts ou sur les côtes. Depuis le calibre de 12, qui composait l’armement des batteries des petites frégates, jusqu’au 36, qui faisait l’orgueil de la batterie basse dans les vaisseaux à trois ponts, et en passant par le 18, le 24 et le 30, bouches à feu et projectiles de la marine ou de l’armée étaient les mêmes et fonctionnaient dans les mêmes conditions, c’est-à-dire à raison de charges de poudre égales au tiers du poids du boulet pour le tir dit de plein fouet dans l’armée et le combat sur les vaisseaux. Mais si les marins avaient la carronade, par contre ils ne savaient faire usage ni des feux courbes, ni des projectiles explosibles et incendiaires, ailleurs que sur leurs bombardes, qui n’étaient pas des bâtimens propres aux batailles navales.

Telle était la situation, lorsqu’un officier de l’armée, le chef de bataillon, depuis général Paixhans, se mit à étudier la question pour le compte des marins. Il y fit une révolution complète, et qui n’est pas sans analogie avec ce qu’avait fait Vauban lorsqu’il introduisit le tir à ricochet dans la guerre de siège. Vauban prouva par l’expérience qu’en tirant les canons à charge réduite, et sous un grand angle, le projectile animé d’une vitesse comparativement très faible et qui le faisait rebondir par-dessus les obstacles au lieu de les pénétrer en droite ligne, conservait cependant assez de puissance pour pouvoir aller mettre hors de combat derrière leurs remparts les canonniers et le matériel de défense d’un front attaqué. Par ce procédé, il arrivait à obtenir des résultats plus rapides qu’avec la charge et le tir de plein fouet, qui enterraient un nombre énorme de projectiles dans les épaulemens avant de ruiner les moyens de défense de l’adversaire. Il réservait les grosses charges et les feux directs presque exclusivement pour battre en brèche, lorsqu’il avait poussé ses travaux jusque par le travers du fossé. Relativement à ce qu’on avait fait jusqu’alors, c’était une grande économie de temps, d’argent et de matériel, et par suite une grande force donnée à l’offensive. En réduisant volontairement la puissance absolue de ses armes, Vauban en avait augmenté, dans une proportion notable, l’efficacité pratique. Le général Paixhans fit de même. N’ayant à combattre ni des épaulemens en terre, dont la résistance inerte est si considérable, ni des murailles de pierre ou de brique, qui ne peuvent être ruinées que par des projectiles doués d’une puissance assez vive de choc ou de pénétration, il renonça aux canons dont les coups étaient capables de percer de part en part les deux murailles d’un vaisseau, mais en n’y produisant que des trous qu’il était facile de boucher. Il les remplaça par des bouches à feu dont les projectiles, animés d’une force vive très inférieure, étaient par cela même d’autant plus redoutables aux murailles de bois ; au lieu de les traverser, ils ne devaient y faire que leur logement, et de plus, en réduisant la longueur de l’âme des pièces, en diminuant les charges de poudre, il faisait en sorte que les projectiles pouvaient être creux, explosibles, chargés de matières incendiaires qui éclataient dans les murailles de bois comme des fourneaux de mines, ouvrant des brèches fatales et propageant l’incendie. Comparativement à celles qu’il fit adopter, les pièces d’autrefois dépassaient le but, elles franchissaient les obstacles au lieu de s’y arrêter pour les détruire ; leur longueur et la force des charges sous lesquelles elles tiraient rendaient presque impraticable l’emploi des obus. Le canon Paixhans, beaucoup plus court, réduisant les charges à moins que le septième du poids du projectile, tirant sous de grands angles pour conserver sa portée, infiniment plus léger que les autres, et mettant à profit le bénéfice de cette légèreté pour arriver à des calibres dont on n’avait encore eu jusque-là aucune idée dans l’artillerie navale, le canon Paixhans a été l’arme la plus redoutable de son temps. Il en a fourni des preuves éclatantes dans les deux engagemens où il fut employé contre des navires : au combat de Sinope, où en moins d’une heure la flotte turque fut presque complètement détruite ou brûlée par l’artillerie des Russes, et au mois de mars de cette année même, lorsqu’il sembla que les dix canons du Merrimac allaient avoir raison dans une après-midi de toute une flotte en bois.

Après de pareils exemples, il n’est pas étonnant que le canon Paixhans conserve encore dans le public une réputation qui pourtant ne peut plus se soutenir en présence des faits nouveaux. En Amérique, il paraît qu’on n’est pas encore tout à fait désabusé à ce sujet, car on continue à y employer sur une grande échelle les Dohlgreen, les Columbiades et autres imitations du canon Paixhans ; il est à penser cependant que l’on doit commencer à revenir de cette erreur, instruit comme on a dû l’être par la rencontre du Merrimac et du Monitor, qui ont pu se combattre bord à bord pendant plusieurs heures sans se faire presque aucun mal. Si imparfaitement cuirassés qu’ils fussent tous deux, ils sont sortis du combat presque sans blessure, et cela n’a rien qui doive surprendre quand on réfléchit que la puissance du canon Paixhans était en raison même de la faiblesse de pénétration de ses projectiles, qu’il avait été calculé pour cela par son inventeur, et le général lui-même avait une conviction si bien formée sur ce point, qu’il n’a cessé pendant toute sa vie de prêcher l’emploi des cuirasses de fer comme le seul moyen de réduire à néant sa propre invention.

Le remède est souverain : les projectiles creux du canon-obusier, et il n’en peut pas tirer d’autres, se réduisent en poussière contre des cuirasses même peu résistantes, absolument comme le feraient les bocaux de cristal dans lesquels les enfans s’amusent à voir nager des petits poissons rouges. La force de choc ou de pénétration qui était suffisante pour entamer avec de si terribles effets les murailles de bois est nulle contre les plaques de fer.

Faut-il donc retourner aux anciens canons, qui, on le sait, pouvaient être accusés, dans le tir contre les murailles en bois, de dépasser souvent le but utile par excès même de puissance ? C’est le parti qu’ont pris les Anglais pour l’armement du Warrior ; mais on doit croire que c’est en attendant mieux, car des expériences concluantes ont démontré que les plus grosses pièces des anciens systèmes étaient sans effet, même à courte distance, contre les plaques de 12 centimètres. Leurs projectiles pleins et en fonte se brisent en morceaux inoffensifs, ceux de fer forgé qui ont été essayés s’écrasent sur les cuirasses et ne les pénètrent pas. Les Anglais ne sont parvenus à percer des plaques de 4 pouces l/2 avec un canon à âme lisse et à boulet sphérique qu’en construisant tout exprès un canon gigantesque, long de 14 pieds, du poids de 12 tonnes, du calibre de 156, se tirant avec une charge de 50 livres de poudre, et qui encore n’a donné de résultat qu’à la distance de 200 yards ou 180 mètres. Et il faut ajouter que ce canon, fabriqué avec un soin extrême sous la direction de sir William Armstrong, a donné des signes de faiblesse après le quatrième coup, et qu’il passe pour être hors de service après avoir tiré six coups seulement ! En tout cas, le poids, les dimensions, les reculs si violens de ce canon, ne permettraient pas de l’employer dans l’artillerie navale.

Dans cette lutte entre l’offensive, représentée par le canon, et la défensive, par la cuirasse, la victoire serait donc probablement restée à celle-ci, si l’invention de l’artillerie rayée n’était pas venue modifier les situations en augmentant d’une façon très notable la puissance des moyens d’attaque. En effet, et outre les qualités très supérieures qui lui appartiennent comme portée, comme justesse de tir, etc., l’artillerie rayée possède un avantage très considérable dans cette question : c’est qu’à calibre égal, ses projectiles allongés, maintenus dans leur course par leur forme et par leurs ailettes, conservent beaucoup plus longtemps et portent beaucoup plus loin que les boulets sphériques la force vive qui les a mis en mouvement dans l’âme du canon par la conflagration de la poudre. Ceci revient à dire qu’ils ont dans tous les cas une puissance de pénétration beaucoup plus grande, et en regard des cuirasses c’est la qualité principale à rechercher.

Si l’on consulte les tables de tir qui ont été dressées pour l’instruction des officiers d’artillerie, voici en effet ce qu’elles enseignent :

Le canon-obusier ou canon Paixhans, de 22 centimètres de diamètre[2], tirant avec une charge de poudre de 3 kilogrammes 1/2, lance un boulet creux avec une vitesse initiale de 411 mètres par seconde, réduite à une vitesse de 380 mètres à la distance de 100 mètres, et de 158 mètres seulement à 1,200 mètres de distance. — Le canon de la marine de 50, tirant à la charge de 8 kilogrammes de poudre, lance un boulet plein avec une vitesse initiale de 485 mètres, qui se trouve successivement réduite dans le parcours du projectile à 458, 351, 265, 190 et 162 mètres aux distances de 100, 600, 1,200, 2,000 et 2,400 mètres. — Le canon de la marine de 30 long, tirant à la charge de 5 kilogrammes, lance son boulet plein du poids de 15 kilogrammes avec une vitesse initiale de 485 mètres par seconde, comme le canon de 50 ; mais cette vitesse se réduit aux chiffres de 452, 328, 235, 159 et 132 mètres aux distances de 100, 600, 1,200, 2,000 et 2,400 mètres.

Comparant maintenant ces vitesses à celles du canon rayé, on trouve que le canon rayé de 30, no 1, lance son boulet plein dit ogivo-cylindrique, et à la charge de 3 kilogrammes 1/2, avec une vitesse initiale de 324 mètres, inférieure par suite de la différence de la charge à la vitesse initiale des canons-obusiers ou des canons ordinaires, mais qui ne se trouve réduite qu’à 300 mètres à la distance de 360 mètres, à 284, à 251, à 228, à 209, à 199, à 188, à 178, à 167, à 155 enfin aux distances de 1,000, 2,000, 3,000, 4,500, 5,000, 5,500, 6,000 et 6,150 mètres. L’avantage est, comme on le voit, très considérable pour le canon rayé. Sans parler de la portée, la puissance de pénétration, représentée par la vitesse des projectiles, croît énormément plus, ou, si on l’aime mieux, décroît infiniment moins que celle des projectiles ordinaires. En d’autres termes, les boulets ogivaux de 30 kilogrammes et du calibre de 30, lancés avec des vitesses initiales de 374 mètres, ont à 300 mètres une force vive au moins égale à celle des boulets sphériques et pleins de 50 du poids de 25 kilogrammes, et tirés à la charge de 8 kilogrammes.

Des études déjà faites, il semble résulter, comme une donnée acquise à la science, que les boulets ogivaux éprouvent de la part de l’air une résistance tout au plus égale à la moitié de celle qui retarde dans sa course un boulet sphérique de même poids, de même diamètre, et animé au départ de la même vitesse initiale. Cette résistance, pour les projectiles ogivaux du canon rayé de 30, est considérée comme proportionnelle au cube de la vitesse.

La forme du projectile étant acceptée avec les conséquences qu’elle entraîne pour la bouche à feu, la question véritablement importante est donc d’augmenter les vitesses, autant que faire se peut, par l’augmentation des charges de poudre que la pièce peut supporter avec sécurité et en restant maniable. C’est ce qu’on a obtenu en France, au moins dans de certaines limites. Les pièces dites de 30, qui sont aujourd’hui en service à bord de la Gloire, lancent, à la charge de 7 kilogrammes 1/2, des projectiles du poids de 45 kilogrammes qui percent les plaques des cuirasses, mais à la distance d’une quarantaine de mètres seulement. Nous pourrions cependant être assez fiers de ces pièces, car elles sont encore, parmi celles qu’emploient toutes les marines du monde, les seules qui aient donné de pareils résultats ; mais nous avons fait mieux encore. Des pièces qui ont été expérimentées pendant l’été de 1861 ont produit, avec des charges de 12 kilogrammes de poudre, des résultats beaucoup plus considérables : elles ont traversé les plaques de 12 centimètres à 1,000 mètres de distance, sans que l’expérience ait jamais manqué toutes les fois qu’elle a été faite dans ces conditions. C’était un fait consommé dès le mois d’août 1861 ; aussi avons-nous été très surpris de voir l’autre jour que, dans une séance de la chambre des communes, le ministre de la guerre, sir G. Cornwal Lewis, ait affirmé de la manière la plus positive qu’il n’existait sur la terre aucune pièce capable de percer les plaques à 1,000 yards, c’est-à-dire à 900 mètres de distance. Non-seulement il y en a une, mais il y en a deux, car les pièces dont nous parlons sont de modèles différens, fournies qu’elles ont été l’une par l’artillerie de l’armée, l’autre par l’artillerie de la marine. Ce sont des faits de notoriété publique ; malheureusement nous ne savons rien de plus au sujet de ces armes redoutables.


II. — L’ARTILLERIE RAYEE.

Maintenant, après avoir accusé de pareils résultats, on comprendra que c’est désormais l’artillerie rayée qui doit seule nous occuper, et que, dans cette étude, c’est la part que la France et l’Angleterre peuvent s’attribuer dans les travaux d’où sont sorties les nouvelles machines de guerre qui doit surtout attirer notre attention. À cet égard, nous sommes mieux renseigné qu’au sujet des plaques. Malgré les précautions que tous les gouvernemens ont prises pour conserver le secret de leurs travaux, il n’a pas pu cependant ne pas transpirer beaucoup de choses sur les résultats auxquels on est arrivé dans les divers pays ; chacun aujourd’hui veut avoir son artillerie rayée, et chacun, tout en faisant de grands efforts pour tenir secrète la découverte qu’il croit avoir faite, ne peut pas s’empêcher de vanter quelque peu sa recette lorsqu’on annonce que des voisins ont obtenu tels ou tels résultats ; à ces résultats, on oppose les siens, et ce n’est pas seulement l’amour-propre qui pousse à le faire, c’est aussi le désir d’entretenir la confiance de ses soldats dans les armes qu’on leur fournit. Ces révélations ont déjà engendré bien des discussions qui ont contribué à éclairer le public. Ensuite il y a des gouvernemens, comme le gouvernement anglais par exemple, qui ont eu la main forcée jusqu’à un certain point, et qui ont été dans l’obligation de rendre quelque compte à leurs sujets de l’argent qu’on leur demandait pour renouveler le matériel des armées nationales. Enfin il y a des artilleries, comme la nôtre qui, s’étant déjà montrées avec un grand éclat en Kabylie, à Magenta, à Solferino, en Chine, en Cochinchine et ailleurs, sont nécessairement plus ou moins connues de l’étranger, qui ne s’est pas fait faute de les discuter.

Nous croyons que l’épreuve de la discussion ne nous a pas moins profité que celle du champ de bataille, et cela ne doit pas étonner. Quoique nous n’ayons inventé ni la poudre, ni les canons, l’artillerie française a toujours joui d’un prestige réel aux yeux de l’étranger. Les contemporains parlent avec admiration du parc d’artillerie que Charles VIII emmena en Italie en 1492 ; les canons de François 1er ont été aussi célèbres dans leur temps ; le matériel réuni discrètement par Henri IV dans les bâtimens de l’Arsenal produisit une grande sensation en Europe, lorsqu’à la mort du roi on vint à connaître l’importance de ses préparatifs. L’artillerie de Louis XIV, qui fit tant de sièges, était aussi très renommée. Plus près de nous encore, le matériel qui portait le nom de l’inventeur, le général Gribeauval, matériel qui a fait toutes les guerres de la république et de l’empire, a joui d’une véritable réputation. Depuis, le matériel créé sous la restauration[3], les canons du général Paixhans et celui de l’empereur Napoléon III ont dignement soutenu notre renom comme artilleurs. Devions-nous rester en arrière des autres sur la question de l’artillerie rayée ?

Nous ne pouvons pas nous vanter d’avoir eu les premiers l’idée de rayer les canons. Dès le premier jour où l’on reconnut la supériorité que possédaient à beaucoup d’égards les fusils rayés sur les fusils à âme lisse, on paraît avoir travaillé dans tous les pays à faire des pièces d’artillerie rayées. Il y a trois ou quatre siècles peut-être que ce projet n’a pas cessé de fermenter dans les imaginations ; aussi est-il probable que la question de priorité ne sera jamais résolue avec quelque certitude. De nombreux témoignages existent au musée d’artillerie de Saint-Thomas-d’Aquin, qui prouvent que nos devanciers ont été fort occupés de ce problème. Ils ont fait des canons rayés de plusieurs systèmes, mais ils n’en ont pas fait un seul qui ait répondu aux exigences de la pratique. Aussi le véritable point à débattre par l’amour-propre des contemporains, c’est la question de savoir quelle est l’armée qui la première a produit sur les champs de bataille un matériel d’artillerie rayée. Or la réponse à cette question ne peut être discutée par personne : c’est la France qui, en 1859, a la première conduit en campagne une armée exclusivement pourvue d’artillerie rayée, laquelle artillerie, pour parler plus exactement encore, n’était que la reproduction sur une grande échelle d’un certain nombre de pièces qui, en 1856 déjà, avaient figuré avec un succès décisif dans la campagne de Kabylie. Toutefois la date de 1856 ne serait pas encore celle de l’année où s’est produit en France un système réellement pratique d’artillerie rayée ; ce serait à 1842 qu’il faudrait remonter. Au moins c’est ce que nous devons conclure d’une note qui parut dans le Moniteur du 5 août 1859, au lendemain de la campagne d’Italie, et dont la rédaction fut attribuée par le bruit public à la plus haute autorité. Cette note était ainsi conçue : « L’empereur, qui ne laisse jamais sans récompense un service rendu, vient de nommer colonel d’artillerie M. le lieutenant-colonel Treuille de Beaulieu, directeur de l’atelier de précision, pour la part capitale qu’il a prise à la création du nouveau système de canons rayés qui, dès l’année 1842, avait déjà été de sa part l’objet d’études suivies et d’ingénieuses théories que l’expérience a pleinement confirmées. »

Le véritable inventeur de notre canon rayé serait donc M. le colonel Treuille de Beaulieu, et si le journal officiel ne le dit pas plus expressément, c’est qu’à cette époque il y avait engagés dans la question beaucoup de talens et d’amours-propres respectables que l’on tenait à ne pas froisser tout en rendant justice à qui de droit. La vérité toute simple serait, si nous sommes bien informé, que, lorsqu’en 1855 la volonté de l’empereur eut saisi les sommités de l’arme du problème de l’artillerie rayée en exigeant presque une solution, un certain nombre d’officiers se trouvèrent aussitôt capables de produire des projets, et que, lorsqu’il fallut choisir entre ces projets, on trouva que non-seulement le système proposé par le colonel Treuille de Beaulieu était plus avantageux que les autres, mais encore que l’inventeur pouvait faire remonter jusqu’à 1842 l’époque où il avait exposé les principes qui ont servi de base à ses travaux.

Nos voisins cherchaient depuis quelque temps déjà à se pourvoir d’une artillerie rayée, lorsque le bruit du canon de Solferino leur apprit ce que nous avions trouvé. Alors l’administration anglaise, pressée par le désir d’avoir, elle aussi, son canon rayé, et choisissant entre les divers systèmes qui lui étaient présentés, se décida pour celui que proposait un métallurgiste du nord de l’Angleterre, M. Armstrong. Comme chez nous, il y avait eu en Angleterre un assez grand nombre de compétiteurs : M. Lancaster, M. Joseph Whitworth, le capitaine Blakely, M. Scott, etc. ; mais ils étaient tous écartés au profit de M. Armstrong, dont l’invention était exaltée au-dessus de toutes les autres, à qui l’on faisait de très beaux, avantages pécuniaires et à qui l’on accordait par-dessus le marché des titres honorifiques, car il devenait chevalier du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande sous le nom de sir William Armstrong.

Si nous rappelons ces détails, que personne d’ailleurs ne peut avoir oubliés, c’est sans intention maligne à l’égard de sir William Armstrong. En ce qui le concerne, nous nous en rapportons pleinement au sentiment d’admiration que l’ingénieuse fertilité de ses combinaisons a excité chez tous les hommes spéciaux, et nous ne saurions rendre un trop sincère hommage à la modestie qu’il a toujours montrée lorsque le vent de la faveur populaire semblait emplir ses voiles, à la loyauté de son langage toutes les fois qu’il a eu à parler en public, au libéralisme des idées qu’il a exposées tout récemment encore lorsque dans une question personnelle il demandait la réforme des lois relatives aux brevets d’invention. Tout cela fait grand honneur à sir William Armstrong, mais a-t-il fait un canon supérieur aux autres ? et s’il ne l’a pas fait, ne devons-nous pas craindre un de ces retours de mauvaise humeur qui portent les Anglais à s’en prendre à nous de leurs mécomptes, comme ils l’ont fait à propos des vaisseaux à vapeur et des frégates cuirassées ?

Le canon anglais et le canon français ont figuré ensemble dans la dernière expédition contre la Chine ; lequel a le mieux fait ? Dès le début de la campagne, les Anglais, on doit se le rappeler, se sont empressés de proclamer la supériorité de leurs armes ; mais ensuite on a pu remarquer que tous les éloges adressés d’abord au canon Armstrong allaient toujours en s’affaiblissant, et ont même fini par suspendre tout à fait leur concert. Pourquoi ? C’est que la loyauté anglaise a reculé devant des affirmations dont les faits ont peu à peu démontré l’inexactitude. À la prise des forts de Ta-kou, qui fournit la première occasion aux deux artilleries de se montrer, les Anglais attaquaient la gauche de l’ennemi, et les Français la droite ; nous agissions à d’assez grandes distances les uns des autres, et, comme il arrive toujours en pareil cas, on s’est attribué chacun et de bonne foi la plus grosse part dans le succès obtenu. Les journaux anglais, en rendant compte de ce fait d’armes, étaient pour la plupart remplis de chants de triomphe en l’honneur du canon Armstrong. Le Times se distingua entre tous dans cette occasion, et la preuve qu’il le fit avec la meilleure foi du monde, c’est que la lettre où son correspondant annonçait avec tant d’assurance l’infériorité de notre artillerie commençait par exposer avec une adorable candeur comment, dès la première marche, les batteries de campagne des Anglais n’avaient pas pu suivre le mouvement de l’armée alliée, et avaient dû doubler leurs attelages en renvoyant une partie de leurs caissons à Peh-tang, tandis que nos canons et nos caissons, traînés chacun par quatre petits chevaux japonais à peine dressés, suivaient partout la troupe avec une aisance qui excitait l’admiration naïve de l’écrivain anglais. Si l’infortuné M. Bowlby eût vécu, s’il avait pu accompagner les alliés dans leur marche sur Pékin, surtout s’il avait assisté à la bataille de Pali-kao le 21 septembre 1860, il est fort probable qu’il aurait baissé de ton. Après cette affaire, où les canonniers des deux nations, agissant côte à côte, purent apprécier mutuellement la valeur de leurs armes, les militaires anglais n’ont pas caché ce qu’ils pensaient du mérite relatif des deux artilleries. Les lettres particulières de nos officiers nous l’ont conté, et ce qui confirme à nos yeux le dire de ces lettres, c’est que nous ne connaissons pas encore un seul témoignage rendu par aucun de ceux qui ont fait cette campagne en faveur du canon Armstrong. Tous les éloges qui en ont été faits sont dus à des personnages de l’ordre civil dont la compétence peut être contestée. Quant aux militaires, ils se sont tus. Le major Hay, qui avait été envoyé en Chine avec la mission spéciale d’informer son gouvernement des résultats que la nouvelle artillerie fournirait devant l’ennemi, a fait un rapport ; mais le gouvernement anglais n’a jamais permis que ce rapport fût publié, quoique bien souvent on lui en ait demandé l’impression. En Angleterre, en présence du parlement, c’est un symptôme qui ne laisse pas d’avoir une grande signification.

Laissons là toutefois l’expédition de Chine et l’artillerie de campagne pour parler des canons qui peuvent être employés sur les bâtimens de mer, et qui doivent ici nous intéresser particulièrement. C’est une question délicate, car elle n’a encore reçu, que nous sachions, aucune solution définitive, ni chez nous, ni chez nos voisins ; mais on va voir la différence des bases sur lesquelles on a travaillé, et des résultats auxquels on est déjà parvenu dans les deux pays.

L’arme française, qu’elle soit canon de campagne, de siège, de côte, de rempart ou de vaisseau, est une arme nouvelle, construite sur des principes de balistique tout nouveaux. C’est une arme rayée ; mais, que l’on note bien ceci, ce n’est pas une arme à projectile forcé. C’est là le caractère principal qui la distingue du canon Armstrong et de toutes les armes rayées qu’on avait fabriquées jusqu’ici : carabines, fusils, pistolets, qu’ils fussent à culasse mobile ou à canon d’une seule pièce, ils se chargeaient avec une balle de plomb que l’on forçait par suite de sa ductilité à se mouler elle-même dans les rayures du fer du canon, soit qu’elle fût introduite par la culasse dans une chambre d’un calibre plus grand que celui du fusil, soit qu’on l’introduisît par la bouche en l’écrasant au fond de l’arme avec un maillet ou avec une baguette puissante qui la contraignait à entrer dans les rayures. Dans le canon français, rien de pareil. Les divers systèmes, car il y en a encore plusieurs qui sont en présence pour ce qui tient à l’armement des vaisseaux, ont tous ce point commun, que les projectiles s’y meuvent dans l’âme des pièces avec autant de facilité que dans l’intérieur des anciennes pièces à âme lisse. Maintenu par ses ailettes et suspendu pour ainsi dire dans une position concentrique à l’axe de la bouche à feu, le projectile semble éviter autant que possible tout point de contact avec les parois intérieures du canon, et n’était la friction que subissent les ailettes pour prendre le mouvement de rotation, on serait tenté de croire que le projectile s’échappe de la pièce presque sans l’avoir touchée. Encore cette friction est-elle très légère, comme on peut s’en convaincre en visitant dans nos polygones les boulets qui ont servi au tir des écoles. À peine si les ailettes portent les traces du frottement qu’elles ont éprouvé dans les rayures. Ce sont là les conditions qui nous ont permis de conserver le bronze avec tous les avantages qu’il offre pour le service de campagne, qui ont rendu si facile et si peu coûteuse la transformation de l’ancien matériel, qui font que tous les canons français indistinctement peuvent se charger par la bouche. Pour les petites pièces, pour l’artillerie de campagne, qui combat toujours à découvert, c’est, à tous les points de vue imaginables, une propriété très précieuse. Et si l’on a cherché à faire chez nous des pièces qui pussent se charger par la culasse, c’est uniquement pour le gros calibre, qui, soit dans les sièges, soit sur les côtes, soit sur les vaisseaux, combat toujours à l’abri de remparts ou de la muraille des navires. Dans cette position et avec les longues et pesantes pièces de cette artillerie, il est important en effet, pour la rapidité et pour la commodité du tir comme pour la sécurité des servans, de pouvoir charger les canons par la culasse. Combien d’hommes, et des meilleurs, ne seraient pas épargnés dans un combat naval, si les chargeurs et les premiers servans de gauche n’étaient pas obligés de se montrer en dehors des sabords pour charger les pièces ! combien d’existences précieuses eussent été sauvées à Sébastopol, si le système de construction des pièces employées à ce siège fameux n’eût pas forcé les premiers servans à se montrer dans les embrasures où ils servaient de cible aux tirailleurs de l’ennemi !

Chez nous, l’administration de la marine, lorsqu’elle fut saisie de la question de l’artillerie rayée, partit de principes à peu près semblables à ceux qui guidaient l’armée de terre ; mais, dans l’application, elle suivit des erremens assez différens. Le département de la marine compte, parmi les corps dont il se compose, un régiment d’artillerie où certes les talens ne manquent pas, et qui eut l’ambition bien naturelle et bien légitime de vouloir continuer à faire ce qu’il faisait jusque-là, c’est-à-dire à fournir l’artillerie des bâtimens de mer. De son côté, l’administration supérieure du département était sans doute bien aise de conserver l’indépendance dont elle jouit vis-à-vis du ministère de la guerre, et elle était très désireuse, pour la commodité de son service autant que par amour-propre, de ne pas se laisser mettre dans une situation où elle aurait pu être exposée à attendre son matériel d’arsenaux qui n’étaient pas sous son autorité directe. De ce concours de désirs et de volontés naquit en 1856 un matériel d’artillerie rayée qui constituait un progrès immense sur le passé. Les découvertes et les travaux qu’on a faits depuis cette époque permettent peut-être aujourd’hui de faire la critique de cette artillerie ; mais, au moment où elle parut, elle était incontestablement très supérieure à tout ce que possédaient les autres marines, et même, pour être tout à fait juste, il ne faut pas oublier qu’après tout ses canons ont subi avec quelque honneur les épreuves de la pratique. En 1858, plusieurs de nos bâtimens armés de pièces fournies par l’artillerie de marine, le Phlégéton entre autres, prirent une part très brillante aux opérations devant Canton, et n’eurent à regretter aucun accident. En 1860 aussi, les quatre canonnières qui, sous les ordres du vaillant amiral Page, jouèrent le rôle principal dans la réduction du grand fort de Ta-kou étaient pourvues de pièces qui venaient de la même origine. À tout prendre, c’était, même avec ses défauts, une artillerie pratique, et l’on n’en saurait peut-être pas dire autant de toutes les artilleries qui ont été adoptées en d’autres pays.

Quoi qu’il en soit, l’empressement que mettait l’administration de la marine à montrer qu’elle était capable de se suffire à elle-même ne devait pas la soustraire à la nécessité d’entrer en concurrence avec l’artillerie de l’armée. Elle avait fait des preuves honorables ; mais, s’il se produisait en dehors d’elle des questions à peu près identiques à celles qu’elle avait entrepris de résoudre, n’y aurait-il pas lieu de comparer ce qu’elle avait fait avec ce que feraient les autres, et si par hasard les autres faisaient mieux, ne lui faudrait-il pas se modifier elle-même en sacrifiant quelques-unes de ses œuvres ? Ces questions ne tardèrent pas à se présenter. Entre canons de remparts ou canons de côtes et canons de vaisseaux la similitude est grande, les calibres sont les mêmes, les conditions du service et du tir sont à peu près pareilles ; il n’y a de différence quelque peu notable que dans les affûts, ce qui assurément n’est presque rien. Aussi, lorsque l’artillerie de l’armée, après avoir pourvu à son matériel de campagne, passa à l’étude du matériel destiné à la défense des côtes et des places fortes, il dut nécessairement y avoir lieu à comparaison entre les produits des deux départemens. Il en a été de même lorsqu’on a abordé la question des pièces à chargement par la culasse, de même encore pour presque tous les détails de l’armement.

Dès 1856, les deux départemens s’étaient vus en présence au sujet d’une question d’intérêt commun. Chacun d’eux se trouvait alors à la tête de plusieurs milliers de pièces de fonte des anciens modèles : canons de 24, de 30, de 36, de 50, obusiers de 30 et de 80, dont la construction avait coûté un bon nombre de millions, et qu’il paraissait dur de jeter au rebut pour les revendre tout simplement au poids comme vieille fonte hors de service. Était-il possible cependant d’en tirer parti ? La chose paraissait difficile, car d’une part on ne pouvait songer à leur faire subir l’opération de la rayure qu’en les affaiblissant, et de l’autre on ne pouvait en faire des canons rayés qu’en leur imposant comme conséquence nécessaire la condition de supporter des efforts de poudre plus considérables que ceux pour lesquels ils avaient été calculés, de tirer des projectiles d’un poids au moins double de celui des anciens boulets sphériques. Tel était le problème. Ce fut l’artillerie de l’armée qui le résolut, grâce encore, dit-on, à l’Imaginative de M. le colonel Treuille de Beaulieu. Il proposa de renforcer la partie arrière des pièces, celle qui supporte le plus grand effort au moment de la conflagration de la poudre et du départ du boulet, au moyen d’un corset composé de bandes ou de frettes d’acier qui, appliquées à chaud, devaient, en se contractant par le refroidissement, se marier avec les pièces et en augmenter la solidité dans des proportions suffisantes. Ce procédé simple et d’une exécution facile a complètement réussi. Les nombreux essais qui ont été faits avec des canons frettés et pourvus d’appareils à chargement par la culasse ont uniformément produit les résultats les plus satisfaisans. Les pièces dont on a voulu absolument avoir raison n’ont cédé qu’après avoir supporté des charges énormes de boulets et de poudre (ce qui est le point le plus important), qu’après avoir tiré des milliers de coups, dont un bon nombre dans les conditions du tir à outrance. Ce qui n’est pas moins remarquable encore, c’est que ce ne sont jamais les frettes ni les appareils de chargement par la culasse qui ont succombé ; tous les désordres qui ont amené la rupture des pièces se sont manifestés dans l’ancienne fonte. Sans doute des canons neufs que l’on fondrait aujourd’hui tout exprès devraient être supérieurs aux canons des anciens modèles qui ont subi l’opération du frettage, mais il n’en est pas moins vrai que grâce à ce procédé ingénieux on a pu conserver à l’état un matériel d’un prix très considérable, et qui, rajeuni comme il l’est aujourd’hui, peut soutenir la comparaison avec tout ce qu’on a fait de mieux partout ailleurs.

Autant que nous pouvons le savoir, les premières expériences des pièces frettées furent faites en 1858 et 1859 à Vincennes et à Toulon, en présence et avec le concours des marins. Dès le premier moment, ils purent voir que le débat allait commencer entre l’artillerie de la marine et celle de l’armée. La pièce qu’on mettait sous leurs yeux n’était pas seulement frettée, elle était encore rayée à six rayures au lieu des trois adoptées par la marine, et de plus elle était pourvue d’un appareil à chargement par la culasse. La discussion se trouvait par le fait engagée entre les deux armes ; depuis lors elle n’a pas cessé, et, selon toute vraisemblance, elle durera quelque temps encore. Nous n’en connaissons pas assez sûrement les détails pour essayer de les exposer au public, et les connussions-nous, il est probable que nous ne voudrions pas intervenir dans une matière aussi délicate. Mesurer leur part à des amours-propres de corps que nous devons respecter également, déclarer la supériorité du mérite de certains officiers sur celui de leurs camarades, ce serait une tâche que nous n’oserions pas entreprendre, lors même que nous pourrions croire à une compétence que nous ne possédons pas, lors même que nous aurions en main toutes les pièces qui nous manquent, et qu’il nous faudrait connaître avant d’essayer de prononcer dans un pareil procès. Ce qu’il importe surtout de savoir, c’est si la France a été bien et heureusement servie. Or nous croyons pouvoir affirmer qu’à cet égard nous n’avons rien à envier à aucun autre pays. Si nous ignorons les questions de détails et de personnes, si nous ne connaissons pas les procédés et les inventions qui ont été proposés et débattus, repoussés ou adoptés, il est cependant de certains résultats généraux qui ne sont plus des mystères, et que nous sommes heureux de constater. Ils peuvent se résumer ainsi : — La France possède une artillerie rayée qui est le produit de conceptions originales, de théories nouvelles qui font honneur au savoir et à l’esprit d’invention de ses officiers. — Cette artillerie, dans toutes les occasions qu’elle a eues déjà de se montrer, a donné des effets formidables contre l’ennemi, et elle a soutenu avec avantage tout essai de comparaison. — Cette artillerie peut s’employer dans tous les services de terre et de mer, de campagne ou de siège, sur les remparts ou dans les batteries des vaisseaux. — Cette artillerie, qu’elle soit de bronze ou de fer, de petit ou de gros calibre, a su se créer un matériel en transformant à son usage celui qui existait avant elle, et elle l’a fait dans des conditions si économiques que le budget ne s’en est pour ainsi dire pas ressenti, car le chapitre Matériel de l’artillerie n’a pas varié d’un chiffre appréciable depuis qu’il est question d’artillerie rayée, et c’est seulement l’année dernière qu’on a vu réclamer pour ce service un crédit extraordinaire de moins de li millions : encore n’est-il pas dit que l’artillerie rayée ait absorbé toute la somme.

Et si nous voulons nous circonscrire dans la question spéciale qui nous a conduit à ces considérations, si nous ne voulons examiner que la puissance de destruction de l’artillerie de marine sur les bâtimens cuirassés, nous pouvons établir que notre artillerie de mer n’est pas seulement rayée, mais que le problème du chargement des pièces par la culasse a été victorieusement résolu. De très nombreuses expériences ont été faites à cet égard, et elles ont toujours donné les résultats les plus satisfaisans. Jusque dans les pièces qu’on voulait ruiner et qu’on ruinait par un tir à outrance prolongé, ce n’est jamais l’appareil de culasse qui a cédé, même après des tirs de plus de deux mille coups. Nous pouvons dire enfin que déjà nos canons pénètrent les cuirasses de 12 centimètres d’épaisseur à la distance de 1,000 mètres. Ce n’est ni une espérance ni une probabilité ; c’est un fait acquis, consommé. Voilà les résultats que nous pouvons présenter à nos amis et à nos ennemis, si par hasard nous en avons, et lorsqu’on essaie de récapituler tous les progrès qui ont été successivement obtenus dans l’artillerie depuis cinq ou six ans, et comme en vertu d’une loi de développement régulier, on est en droit de conclure que nos officiers n’ont pas encore dit leur dernier mot. Il est certain qu’ils sont dans une voie de progrès continu.

En regard de ces travaux, qu’a-t-on fait en Angleterre ? Le canon rayé anglais, ou canon Armstrong, n’est pas, à proprement parler, une arme nouvelle. Si l’on cherche à se rendre compte de la construction de cette arme, on arrive bien vite à reconnaître que c’est tout simplement un effort fait pour transformer en canon l’ancienne carabine à balle forcée. C’est seulement dans les combinaisons inventées pour opérer cette transformation que sir William Armstrong a déployé la fertilité de ressources, l’esprit ingénieux et l’infatigable industrie qui le caractérisent. Quant au principe de l’arme elle-même, il l’a reçu tout fait.

Ce principe a d’abord entraîné comme conséquence nécessaire le chargement par la culasse de toutes les pièces indistinctement. La carabine, qui est exclusivement destinée à combattre les hommes et les animaux, peut se charger par la bouche, parce que, avec un petit lingot de métal mou comme le plomb, elle suffit à rendre le service qu’on lui demande. La baguette et au besoin le maillet, en écrasant la balle au fond de l’arme, la forcent sans trop de difficulté à se mouler d’elle-même dans les rayures. Il en est autrement pour le canon, qui, destiné surtout à contre-battre les batteries de l’adversaire, à ruiner les remparts des places fortes ou à traverser les murailles des vaisseaux, ne peut admettre comme projectiles efficaces que ceux qui sont composés de matières résistantes et non ductiles. Il n’y a pas moyen de forcer de pareils projectiles dans un canon en les introduisant par la bouche, et sir William Armstrong lui-même n’est encore parvenu à le faire qu’en les chargeant par la culasse et par le procédé suivant. On construit au fond de la pièce une chambre d’un diamètre légèrement plus grand que celui de la bouche par laquelle doit sortir le projectile. Celui-ci passerait librement par cet orifice, s’il n’avait été revêtu d’une chemise de plomb qui crée une certaine résistance ; mais d’un côté cette résistance est vaincue au moment de la décharge par l’énergique impulsion des gaz, et de l’autre côté la ductilité du plomb cède devant la dureté supérieure du métal dont se compose la bouche à feu. La chemise se déchire sur les rayures de fer de la pièce en contraignant le projectile à suivre leur direction, et en laissant subsister autour de lui un certain nombre de petites barbes de plomb qui servent à le diriger dans sa course, comme les barbes de plume dirigent le vol de la flèche. Cette combinaison n’a pas été inventée par sir William Armstrong, elle lui a été imposée par son point de départ. Il paraît qu’il l’a singulièrement perfectionnée dans la pratique, surtout en ce qui regarde le traitement et la soudure des deux métaux[4].

Ces deux points une fois réglés, il restait encore à résoudre la partie la plus difficile du problème, c’est-à-dire la construction d’un appareil qui, après avoir permis d’introduire le projectile dans la chambre, permît ensuite de fermer la culasse assez hermétiquement pour que les gaz produits par la conflagration de la poudre ne détruisissent pas la pièce au bout d’un nombre de coups très restreint. C’était l’écueil où étaient venus échouer jusqu’ici tous les inventeurs de canons à chargement par la culasse. Quand on se rappelle que les accidens arrivés aux lumières par suite de l’action corrosive des gaz étaient une des causes les plus fréquentes de détérioration dans les anciennes pièces, on doit comprendre facilement combien cette cause a plus de marge pour s’exercer dans une bouche à feu dont l’arrière doit être à la fois et tout ouvert pour l’introduction de la charge et assez bien fermé pour résister à une pression qui s’élève, dans les gros calibres, jusqu’à des milliers d’atmosphères. Il va de soi qu’en emprisonnant, ne fût-ce que pour un centième de seconde, de pareilles puissances dans un tube de métal, il faut éviter autant que possible d’y laisser aucun interstice, si petit qu’il soit, par où ces puissances puissent chercher à s’échapper. Elles se précipitent en effet avec fureur dans le moindre espace qui reste libre ; le plus léger défaut d’adhérence rigoureuse entre les parties qui composent l’appareil de culasse est pénétré, envahi, fouillé, rongé par elles avec une force qui a bientôt mis tout le système hors de service. La difficulté n’a jamais été de faire un canon à chargement par la culasse qui pût tirer quelques coups, mais de produire, comme disent les gens du métier, une obturation assez complète pour que la pièce fût capable de résister à un tir quelque peu soutenu. Là est la difficulté qui avait arrêté jusqu’ici tous les inventeurs.

Voici comment sir William Armstrong s’y est à son tour pris pour la résoudre. Il a commencé par prolonger la culasse de sa pièce, et dans cette prolongation il a creusé intérieurement un vide destiné à un double usage : d’abord à introduire la charge, à recevoir ensuite une vis qui ferme la pièce. Néanmoins, quelque habilement faite que fût cette vis, comme il fallait qu’elle eût un certain jeu et qu’elle ne fût pas trop dure à manœuvrer, elle ne pouvait pas suffire à protéger la bouche à feu avec efficacité contre le danger des affouillemens, contre les causes de ruine que produit l’explosion des gaz. Il n’a pas pu par conséquent l’employer comme moyen de fermeture unique. Il a imaginé d’introduire entre elle et la charge de poudre un nouvel organe que les Anglais appellent indifféremment stopper, obturator, vent-piece. L’office essentiel et délicat de cet organe est de produire l’obturation en s’insérant entre la charge de poudre et la vis, qui ne sert plus qu’à le maintenir lui-même en place ; mais, trouvant alors qu’il était impossible de le faire parvenir à son poste par le passage de la vis, parce que c’eût été long, difficile et peu sûr, et aussi parce que cet obturateur devait, pour donner quelque garantie d’efficacité, être d’un plus grand diamètre que celui de la vis elle-même, sir William Armstrong a pratiqué dans la paroi de son canon, en arrière de la chambre où se dépose la charge, une ouverture qui sert à la mise en place de cet organe. Son obturateur est, comme on voit, le véritable souffre-douleur de tout le système. Entre la poudre et la vis, il est, comme on dit familièrement, entre l’enclume et le marteau, et en même temps, pour remplir convenablement son office, il faut qu’il soit construit avec une exactitude toute mathématique, et qu’il la conserve toujours, ayant à se défendre contre l’envahissement des gaz sur tout le développement des lignes que présentent la circonférence de l’âme de la pièce et le dessin de la tranche ouverte dans la paroi pour lui donner passage à lui-même.

Malgré la tentation qui nous est offerte, nous n’entreprendrons pas la critique de cette artillerie, et, nous bornant aux faits, nous reconnaîtrons volontiers, après l’expérience faite en Chine, que sir William Armstrong a réussi à construire un canon de campagne ; mais, nous en tenant aux faits aussi, nous devons dire que nous ne savons pas s’il a réellement réussi à produire une artillerie de gros calibre, capable d’un véritable service de guerre.

Au mois de mai 1861, sir William Armstrong, s’adressant dans une occasion publique à la corporation des arquebusiers de Londres, confessait, avec une loyauté qui lui fait le plus grand honneur, que son canon avait révélé dans la pratique en Chine des défauts auxquels il espérait avoir remédié, mais qu’il n’était pas encore parvenu à construire un canon de 100 (correspondant à notre calibre de 30) qui offrît toutes les garanties de solidité désirables. Il était arrêté, lui aussi, par le problème qui avait défié les efforts de ses prédécesseurs. Aucun des obturateurs qu’il avait inventés, quelque forme qu’il lui eût donnée, de quelques matériaux qu’il l’eût composé, ne répondait encore aux exigences du service de guerre. Cet aveu si franc produisit une profonde impression sur le public, et depuis lors il est bien peu de semaines où nous n’ayons vu révéler quelque fait qui donne lieu de supposer que sir William Armstrong n’est toujours pas beaucoup plus avancé. Celui-ci critique la faiblesse des charges de poudre avec lesquelles on essaie des pièces que l’on déclare bonnes pour le service ; celui-là, profitant d’une indiscrétion, raconte que tel ou tel jour, c’est telle ou telle pièce, que l’on croyait meilleure ou moins imparfaite que les autres, qui a cédé après un certain nombre de coups tirés dans des conditions qui ne justifient pas une rupture. Et toujours c’est l’obturateur qui succombe en causant quelquefois des accidens ; le reste se comporte bien. Sir William Armstrong, qui a bien autre chose à faire, ne répond pas toujours à ces critiques ; mais cela lui arrive parfois, et alors ce qu’il y a de remarquable dans ses réponses, c’est que le plus ordinairement il ne contredit ni ne cherche à expliquer les faits qu’on lui objecte : il se contente d’opposer à des exemples peu rassurans des exemples moins décourageans, d’opposer à une pièce qui a éclaté au cinquième ou au sixième coup des pièces qui en ont supporté cinquante ou soixante sans se rompre.

Si intéressante et si instructive que soit la polémique engagée entre sir William Armstrong et ses contradicteurs, on pourrait récuser les inductions que nous sommes porté à en tirer, si l’administration publique, si la marine elle-même ne les avait pas confirmées tout récemment par un acte qui montre son peu de confiance dans la grosse artillerie de sir William Armstrong. Elle a refusé les pièces dites de 100 pour l’armement du Warrior. Tandis que la Gloire est armée de pièces rayées et qui se chargent par la culasse, le Warrior ne porte dans sa batterie que des canons de 68 de l’ancien modèle à âme lisse[5]. Ce fait n’est-il pas à lui seul plus éloquent que tout ce que nous pourrions dire ?

Il faut ajouter cependant, pour compléter ce que l’on sait des travaux de sir William Armstrong, qu’il a construit récemment des canons rayés se chargeant par la bouche, le gros canon de 12 tonnes et du calibre de 156 dont nous avons parlé plus haut. Nous connaissons le fait de la construction de pièces rayées se chargeant par la bouche, mais nous avouons notre ignorance des résultats qu’elles ont produits et même des données sur lesquelles elles ont été construites. Devons-nous regarder l’existence de ces pièces, qu’il serait si utile pour les gros calibres de pouvoir charger par la culasse, comme l’aveu implicite qu’aucun des procédés d’obturation imaginés par sir William Armstrong n’a encore réussi au gré de l’inventeur ? Et que faut-il conclure de la construction d’une pièce à âme lisse et lançant des boulets sphériques, c’est-à-dire appartenant aux systèmes que l’on croyait relégués dans le passé par suite de l’existence de l’artillerie rayée ? Cela pourrait autoriser bien des suppositions peu charitables que nous ne tenons pas à faire ressortir.

Quant aux autres puissances, qui ne s’occupent sans doute pas moins que nous de l’artillerie rayée, il nous serait bien difficile de dire où elles en sont de leurs travaux. Le secret en a été si bien gardé qu’il n’en a rien transpiré jusqu’à nous. Nous savons que les Espagnols se sont dits très satisfaits des pièces rayées qu’ils ont menées au Maroc ; nous avons entendu le ministre de la guerre de Belgique, M. le général baron de Chazal, affirmer en congrès que la Belgique possédait la meilleure arme du genre qui soit au monde : en dehors de cela, nous ne connaissons que des détails insignifians et qui ne suffisent pas pour nous permettre d’avoir ou d’exprimer une opinion, L’Autriche travaille, dit-on, avec beaucoup d’ardeur sur le canon qu’elle nous a pris à Magenta ; mais elle n’a rien fait savoir du point où ses officiers, qui comptent parmi les plus capables, seraient parvenus. Les Prussiens, qui avaient commencé, il y a deux ans, à faire quelque bruit des expériences de Juliers, où ils ont expérimenté un canon imité du système suédois du comte Wahrendorf, les Prussiens se taisent maintenant, et il est très accrédité aujourd’hui qu’après s’être laissé éblouir un jour, ils ont eu ensuite un désillusionnement continu, à ce point qu’ils auraient provisoirement renoncé à la construction des pièces dont ils avaient déjà distribué quelques exemplaires dans les régimens. L’Italie est très partagée sur le mérite des canons que le général Cavalli a employés au siège de Gaëte, et quant à la Russie enfin, elle n’a encore rien permis de savoir relativement à ses études sur une question qui la préoccupe, on peut en être certain, autant qu’aucune autre puissance.

À quelque point de vue que nous nous placions, nous nous croyons donc en résumé très fondé à croire que nos frégates cuirassées, pour ne parler que de celles qui sont armées des deux parts, valent bien celles des Anglais, et que, pour s’en tenir à l’artillerie, il n’est pas trop présomptueux de réclamer en notre faveur la supériorité. Après toutes les espérances qu’on avait conçues de l’autre côté du détroit, après les vanteries que l’on s’est permises, il est cruel pour l’orgueil de nos voisins de ne pas obtenir de meilleurs résultats, et il est possible que leur mauvaise humeur cherche cette fois encore à se déverser sur nous ; mais, de bonne foi, à qui devaient-ils s’en prendre ? Au lieu de nous en vouloir pour avoir fait mieux qu’eux, ne serait-il pas cent fois plus équitable et plus sage de commencer par faire leur examen de conscience, et par se demander s’ils ne s’étaient pas volontairement placés dans des circonstances où il leur était impossible de faire aussi bien que nous ?

L’artillerie s’appelle, en Angleterre comme ailleurs, une arme savante ; mais, que les Anglais nous permettent de le dire, en employant une expression qui leur est familière, c’était, jusqu’aux réformes introduites dans l’armée après la guerre d’Orient, c’était une désignation de courtoisie. Jusqu’à ces dernières années, les officiers d’artillerie en Angleterre se recrutaient exclusivement parmi les élèves de l’académie de Woolwich, où l’admission s’obtenait, non par voie de concours, mais par la faveur du grand-maître de l’artillerie. C’étaient des adolescens de quinze à seize ans, appartenant en général à des familles de la bourgeoisie qui, n’étant pas assez riches pour acheter des grades dans l’armée, ou ne se sentant pas assez de crédit pour espérer de faire fortune dans la cavalerie ou dans l’infanterie, cherchaient à entrer de préférence dans un corps où les brevets ne s’achètent pas et où l’avancement se règle uniquement sur les droits de l’ancienneté. Pour entrer à Woolwich, on ne leur demandait comme garantie de capacité qu’un examen dont le programme était des plus modestes, et comme les examinateurs, en proclamant l’admissibilité des candidats, ne craignaient de faire tort à personne ni de blesser aucun droit acquis, il s’ensuivait que cette épreuve était à peu près dérisoire. Il se présentait, et c’était sans doute le plus grand nombre, des jeunes gens dont les parens n’avaient pas négligé l’instruction ; mais il s’en trouvait aussi que leurs familles poussaient là parce que l’on ne savait comment leur trouver une autre carrière, parce que dans ce cas il suffisait au père de pouvoir entrer dans les bonnes grâces du grand-maître de l’artillerie pour donner à son fils un état honorable et honoré. On était allé si loin dans cette voie paternelle que, s’il fallait en croire les indiscrétions de la presse et du parlement, il paraîtrait que les candidats déclarés admissibles n’étaient pas toujours très familiarisés avec les simples mystères de l’orthographe et de la grammaire anglaise. C’étaient des exceptions sans nul doute, mais des exceptions qui devaient singulièrement contribuer à retenir la force des études faites à l’académie sur un niveau peu élevé.

Les élèves passaient deux ans à Woolwich, et ensuite ils étaient attachés à quelque batterie dont le sort était de rouler indéfiniment dans les garnisons coloniales de l’Angleterre. C’étaient des pérégrinations de huit ou dix ans, coupées au bout de chaque époque décennale par un séjour de deux ou de trois ans au plus dans la mère-patrie. Sans les congés qui suivaient les promotions ou qui étaient accordés pour cause de santé ou d’affaires de famille, cette existence eût été presque intolérable. En tout cas, elle ne pouvait pas produire des officiers instruits. Dans la plupart des stations où on les envoyait, ils n’avaient ni polygone, ni ateliers, ni même quelques pièces attelées qui pussent les aider à se tenir au courant des affaires de leur métier. Entretenir l’ordre et la propreté dans les magasins qui étaient confiés à leur garde, exécuter des saluts en l’honneur des bâtimens de guerre étrangers ou des personnages que le hasard amenait dans leurs résidences, tirer des salves aux jours anniversaires de la naissance de la reine, c’était à cela que se bornaient tous leurs devoirs. Il y avait certainement des officiers qui sous ce régime passaient des années et des suites d’années sans avoir vu tirer un coup de canon chargé à boulet. Aussi ne faut-il pas s’étonner si leur savoir était inférieur à celui des officiers des autres armées européennes, si, dans le concours qui est ouvert en Angleterre pour la création d’une artillerie rayée, on ne voit figurer parmi les compétiteurs qu’un seul officier-de l’arme, le capitaine Blakely ; encore faut-il ajouter que le capitaine Blakely appartenait à l’artillerie à cheval, un corps composé d’une dizaine de batteries seulement, qui avait le privilège de ne quitter presque jamais les garnisons de la métropole, et qui avait à sa disposition le polygone et les ateliers de Woolwich, l’unique terrain d’expériences, le seul lieu d’étude que jusqu’à ces dernières années l’Angleterre entretenait pour l’instruction de ses officiers.

Dans de pareilles conditions, demander aux officiers de l’artillerie anglaise ce que l’on était en droit d’attendre des nôtres, c’eût été une exigence absurde. Où étaient pour eux les moyens de soutenir, au point de vue du savoir, la rivalité avec des confrères qui, avant d’entrer dans l’arme, avaient dû en grand nombre commencer par subir les redoutables épreuves des concours d’admission et des examens de sortie de l’École polytechnique, qui de là passaient à l’école spéciale de Metz, d’où ils ne sortaient que pour appartenir à l’état-major de la spécialité chargé de la fabrication de toutes les armes et de toutes les munitions de l’armée, ou pour être versés dans des régimens dont toutes les garnisons sont des écoles d’artillerie ? Il y en a onze en France, et le travail théorique ou pratique y est incessant, comme il l’est encore aux polygones de Toulon, de Gavre, de Brest, de Châlons-sur-Marne, dans les ateliers de Paris, de Metz, de La Fère, de Châtellerault, etc. Quelquefois les études et les expériences se font dans tous ces foyers de lumière sur une échelle dont les proportions dépassent tout ce qu’on fait dans les autres pays, comme par exemple lorsqu’on a démoli le fort de Sainte-Croix à Metz, fait le siège simulé du fort de la Vitriollerie à Lyon, ouvert à coups de canon les murailles de Calais ou du fort de Gravelle. On parlait, il y a deux ans, de recherches faites sur la meilleure forme à donner aux projectiles de l’artillerie, et où l’on n’aurait pas dépensé moins de soixante mille coups de canon. Quand on songe enfin que les batteries ne quittent jamais chez nous ces centres de savoir et d’étude que pour être attachées aux camps d’instruction ou pour marcher à l’ennemi, on ne doit pas être surpris si, après avoir été recrutés comme ils le sont, et en ayant pendant toute leur carrière d’aussi grands moyens de se perfectionner dans leur art, nos officiers ont établi et maintenu la réputation dont ils jouissent dans le monde. Ils nous le devaient, comme ils se le devaient à eux-mêmes. Par suite aussi, en pensant au sort qui était fait aux officiers de l’artillerie anglaise, on ne s’étonnera pas de voir qu’à une seule exception près, aucun d’eux ne figure parmi les inventeurs qui ont entrepris de donner une artillerie rayée à l’Angleterre, et que par suite encore ces inventeurs, si habiles gens qu’ils soient dans leur industrie, mais étant étrangers à l’arme de l’artillerie, paraissent n’avoir encore produit jusqu’ici que des œuvres imparfaites.

Voilà ce qui est, mais c’est un état de choses qui sera bientôt changé. L’artillerie ne pouvait pas échapper aux réformes que les Anglais, depuis la guerre de Crimée, ont senti la nécessité d’introduire dans leur état militaire. Elle ne recrute plus aujourd’hui ses officiers parmi les favoris des autorités : c’est par voie de concours que les élèves entrent à l’académie de Woolwich depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’à celui de vingt et un, et il est sans doute inutile d’ajouter que cette condition du concours a relevé le niveau moyen du savoir parmi les candidats. Les études s’en ressentiront nécessairement aussi, et même les désordres dont l’académie vient d’être le théâtre auront probablement pour résultat de faire réviser le programme des cours et les conditions de la discipline que la puissance de la routine était parvenue à conserver à peu près tels qu’ils étaient sous l’ancien système. D’un autre côté, les camps permanens que l’on a établis à Aldershot, à Colchester, à Curragh, offriront aussi de nouveaux moyens d’instruction aux officiers. Leur bravoure, leur distinction personnelle ne seront pas plus grandes que ne l’étaient celles de leurs devanciers ; mais ils seront certainement plus instruits, et, malgré le tort que leur fera toujours la nécessité des exils dans les garnisons coloniales, on doit croire que, s’il venait à se produire dans leur arme quelque révolution aussi importante que celle dont nous sommes aujourd’hui les témoins, ils y trouveraient du moins leur mot à dire et leur rôle à jouer.

Nous avons résumé dans ses traits principaux l’histoire des marines militaires de la France et de l’Angleterre depuis 1815 ; c’est l’histoire de presque cinquante ans, et il semble au premier abord que cette expérience d’un demi-siècle doive permettre au lecteur attentif d’en tirer des conclusions qui l’éclairent sur la puissance relative des deux nations. Ce serait une grande erreur. Ces cinquante ans qui ont vu les deux marines agir, tantôt ensemble et tantôt chacune pour son compte, sur toutes les mers du globe n’ont cependant été à proprement parler que des années de paix malgré la multitude des expéditions auxquelles elles ont donné lieu. Pour la France comme pour l’Angleterre, ce n’étaient que des expéditions de détail qui ne sauraient donner idée de ce que l’une ou l’autre pourraient faire si elles étaient engagées dans une grande guerre, Ni la crise de 1840, ni même la guerre de Crimée n’ont mis leurs forces maritimes à une épreuve sérieuse. L’amirauté en Angleterre, le département de la marine chez nous ont seuls combattu, mais les nations elles-mêmes n’ont été forcées dans aucune de ces occasions de se compromettre avec toutes leurs ressources. Or quelles sont ces ressources ? quelles sont les conditions auxquelles s’obtient ou se conserve la puissance sur mer ? Ce sont de graves questions, non moins importantes que celles que nous avons déjà discutées, et dont l’examen formera le complément nécessaire de cette étude.


XAVIER RAYMOND.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juin.
  2. Dit communément de 80, parce que le volume des projectiles aurait correspondu, s’ils avaient été pleins, au calibre de 80.
  3. Pour être juste, il faut reconnaître que c’est aux Anglais que nous avons emprunté l’idée de l’artillerie montée. Ils ont été les premiers à s’en servir sur le champ de bataille, comme ce sont eux aussi qui ont inventé la carronade. Nos voisins se sont aussi donné beaucoup de peine pour perfectionner les fusées de guerre ; mais c’est une arme qui paraît n’avoir jamais été très estimée chez nous.
  4. Il faut ajouter cependant que, même en Angleterre, ce procédé de fabrication des projectiles a été l’objet de très nombreuses et très vives critiques. On reproche à l’alliance du fer et du plomb de manquer de solidité et de produire des projectiles d’un transport difficile. On dit encore que, malgré les soins dont peut être entourée la fabrication des projectiles, il arrive souvent qu’au moment de la décharge la chemise de plomb se déchire inégalement, d’où irrégularité et défaut de justesse dans le tir. De plus, on affirme que dans le travail du déchirement la chemise de plomb, soumise à une friction très considérable et à une température très élevée, se fond presque et laisse dans les rayures de la pièce des bavures qui contrarient la suite du tir. Enfin, et ceci serait plus grave encore, on assure que le tir de ces projectiles n’est pas sans danger pour les troupes qui appuient les pièces sur le champ de bataille. Le déchirement de la chemise produit une pluie de petits morceaux de plomb qui, en Chine par exemple, ont blessé des soldats. Le fait n’a jamais été nié d’une manière catégorique, et il y a peu de jours encore un journal, revenant à la charge, affirmait que des soldats du 44e régiment de ligne avaient reçu des blessures produites par cette cause. Il ajoutait que si l’on consultait le registre des entrées aux hôpitaux tenu par les chirurgiens de ce régiment, on y trouverait spécifiés plusieurs cas qui prouveraient l’exactitude de son affirmation. Nous n’avons pas vu que cette allégation si nette et si précise ait été contredite.
  5. Nous sera-t-il permis d’ajouter que des expériences faites avec beaucoup de soin au polygone de Vincennes, et avec ces mêmes canons de 68, ont eu pour résultat de prouver que cette artillerie était impuissante à percer, à la distance de 100 mètres, les plaques de 12 centimètres d’épaisseur que nos nouveaux canons rayés et chargés par la culasse percent à 1,000 mètres de distance ?