Les Marins du XVIe siècle/04

La bibliothèque libre.
Les Marins du XVIe siècle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 554-586).
◄  03
05  ►
LES
MARINS DU XVIe SIECLE

IV.
ANTHONY JENKINSON.[1]


I

La façon dont Jenkinson s’était acquitté de sa tâche d’amiral avait dû rassurer Osip Népéi sur les conséquences d’un voyage maritime. Jenkinson l’avait, d’une seule traite et sans l’exposer aux investigations des Danois de Varduus, conduit de Londres à la baie de Saint-Nicolas. Le naufrage n’était donc pas au bout de toute traversée. L’ambassadeur russe n’en avait pas moins hâte de sortir de l’arche où, durant deux longs mois, il avait vécu confiné. A peine le Primerose eut-il jeté l’ancre, que Osip Népéi exprima le désir d’être conduit à terre ; on l’y transporta, et les bâtimens anglais commencèrent à se décharger. Rechargés aussitôt, ils repartirent pour l’Angleterre le 1er août 1557. Pendant ce temps, Osip Népéi Gregorievich s’était installé au couvent de Saint-Nicolas. Quand on eut transporté ses bagages à terre et qu’il les eut de nouveau arrimés sur les grandes barques qui devaient remonter la Dvina, l’envoyé d’Ivan IV songea sérieusement à se mettre en route. Jenkinson ne pouvait, sans lui faire injure, le précéder à Moscou. C’était au gouverneur de Vologda qu’il appartenait d’exposer le premier à l’empereur les résultats de l’importante mission qu’il venait, au risque de sa vie, de remplir. Le plus facile moyen de se rendre à Vologda consiste à remonter le cours de la Dvina. Cette traversée, si l’on voyage jour et nuit, peut s’accomplir en quatorze fois vingt-quatre heures ; mais on doit alors s’embarquer sur un de ces bateaux faits d’un seul tronc d’arbre, qui refoulent aisément le courant à la rame. En traîneau, il ne faudrait pas plus de huit jours pour le même trajet ; seulement n’oublions pas qu’on ne peut faire usage du traîneau qu’en hiver. Tant que la gelée n’a pas aplani les routes, ce serait folie de vouloir s’aventurer au milieu des marais et des fondrières ; on aurait le sort du courrier expédié à Moscou après la première apparition sur les côtes de Russie de l’Edouard-Bonaventure et de Chancelor. A partir de Vologda, la route n’est pas toujours facile, mais il y a une route. Osip Népéi était sans doute impatient d’aller déposer ses hommages aux pieds de son souverain ; il n’entendait pas pour cela confier sa dignité et son importance à une pirogue. La barque qui le reçut était une grande barque de 20 tonneaux, elle fut tranquillement tirée à la cordelle par l’équipage marchant à pas comptés sur la rive. Quand la rive était trop fangeuse ou trop inaccessible, on se poussait avec de grandes perches appuyées sur le fond. Le 20 juillet, Osip quittait le monastère de Saint-Nicolas ; le 26, il faisait son entrée à Kholmogory et s’y arrêtait huit jours. Au XVIe siècle, le temps comptait pour peu de chose. On ne vivait pas, comme à notre époque, dans une fièvre perpétuelle, et les plus bouillans s’accordaient volontiers des semaines entières pour prendre un parti. A Kholmogoryj Osip Gregorievitch fut fêté à l’envi par toutes ses connaissances. Les uns lui envoyaient du pain blanc, d’autres du pain de seigle ; les plus humbles se faisaient un devoir d’expédier leur offrande. Aussi de tous côtés affluaient vers la demeure de Osip Népéi, outre le pain beurré et les crêpes, du bœuf, du mouton, du lard, des œufs, des poissons, des cygnes, des oies, des canards ou des poules. Toutes ces provisions, en somme, n’étaient pas superflues, car de Kholmogory à Oustioug on ne pouvait se flatter de trouver de grandes ressources. Le pays des Tchouds était encore, dans la majeure partie de son étendue, un désert. A Oustioug, il fallut changer de barques ; à Vologda, prendre de petites charrettes attelées chacune d’un cheval. De délai en délai, cinquante-trois jours se passèrent avant que Osip Népéi et les trophées opimes qu’il rapportait de son grand voyage, trophées dont l’ambassadeur avait tenu à ne se point séparer, vissent s’ouvrir devant eux les portes de la Zemlianoï-Gorod. Le 12 septembre 1557, le premier Russe qui ait visité la grande île inconnue du couchant rentrait, après une absence de quatorze mois, à Moscou.

Anthony Jenkinson ne partit que le 15 août de Kholmogory. La Dvina roule avec une grande rapidité ses eaux claires sur un lit de craie et de sable. Pour en remonter le courant, Jenkinson prit un petit bateau qui lui fit dépasser le jour même du départ l’embouchure de la Pinega, située à 15 verstes en amont de Kholmogory. Le 19 août au matin, Anthony arrivait à un village appelé Yemps[2] ; de Yemps, il atteignait Oustioug, et d’Oustioug gagnait, en compagnie de nombreuses barques poussées par un vent favorable, le village de Totma. Là durent s’arrêter « les dosnicks et les nassades. » La Dvina devient sur ce point peu profonde, et bien que la nassade, portant bravement ses 200 tonneaux de sel, ne tire que 4 pieds d’eau, elle ne réussirait pas à franchir les roches et les hauts-fonds qui encombrent à Totma le lit de la rivière. Le 20 septembre, Jenkinson prenait terre à Vologda. Il avait fait le voyage de Kholmogory à cette ville moins commodément peut-être que Osip Gregorievitch ; il ne l’avait pas fait plus vite. Osip parcourut les 1,000 verstes du 29 juillet au 27 août, Jenkinson du 15 août au 20 septembre. L’un y avait employé vingt-neuf jours, l’autre trente-six. La proportion fut renversée pour le trajet entre Vologda et Moscou : Jenkinson attendit à Vologda le commencement de l’hiver, il accomplit le dernier tiers de son voyage en traîneau ; Osip dut recourir à la telega. Du 1er au 6 décembre 1557, Jenkinson glissa de Vologda à Commelski, de Commelski à Obnorsk, à Teloytski, à Uri, à Voshansko, à Jaroslav, à Rostov, à Rogarin, à Peroslav, à Domnina, à Godoroki, à Ouchay, à Moscou. Il dévora 500 verstes et 14 postes en moins de six jours. La charrette embourbée d’Osip avait, au mois de septembre, tracé sur la même voie son pénible sillon pendant deux longues semaines. Killingworth, en octobre, se vit obligé d’atteler à sa telega dix chevaux de poste.

Ivan IV n’avait pas eu jusqu’alors d’Anglais à son service. Osip Népéi lui amenait de Londres un médecin, M. Standish, et divers personnages qui devaient prendre place dans les rangs de cette précieuse phalange d’artisans et d’officiers étrangers que l’empereur s’appliquait sans relâche à recruter sur tous les marchés de l’Europe. « Ivan Vasilévitch, — nous raconteront bientôt ces observateurs dont aucune déception n’est encore venue refroidir l’enthousiasme, — ne se soucie ni de la chasse au faucon, ni de la chasse à courre, ni de la musique. Tout son plaisir, il le met en deux choses : d’abord servir Dieu, — il est très dévot, — puis vaincre et subjuguer ses ennemis. Il dépasse ses prédécesseurs en dignité comme il les surpasse en courage. Lithuaniens, Polonais, Suédois, Danois, Livoniens, Criméens, Nogaïs, se sont plus d’une fois conjurés contre lui. Ils ne l’ont pas plus effrayé que les alouettes n’effraient un cheval en Écosse. Les prédécesseurs de Basile présentaient dans leur casque l’avoine au cheval du grand khan de Crimée, Basile lui-même n’avait pu se soustraire à cet humiliant hommage qu’en faisant accepter en échange au souverain tartare, abusé ou séduit, le tribut annuel d’un riche lot de fourrures ; Ivan IV, le premier, est, dans toute la plénitude de l’expression, un tsar, c’est-à-dire un roi qui ne paie de tribut à personne[3].

De 1553 à 1561, la principale ambition d’Ivan IV paraît avoir été d’acquérir un libre accès au golfe de Finlande. L’Océan-Glacial et la mer Caspienne marquaient les deux extrémités de son empire ; la Baltique pouvait en devenir la grande artère. L’ordre de Livonie ne résista pas mieux au tsar que ne lui avait résisté la Horde-d’Or. Narva est prise d’assaut presqu’à la vue de Ketler, le dernier grand-maître des porte-glaives, Dorpat capitule ; vingt villes ouvrent leurs portes au voïvode Chouiski. Les Russes sont bientôt maîtres de la Livonie tout entière, à l’exception de Riga et de Revel. Le roi de Danemark se plaint qu’on lui fasse tort de ses droits du Sund, en commerçant avec la Russie par la baie de Saint-Nicolas ; Ivan IV vient d’ouvrir à ses alliés une voie bien plus directe, s’ils veulent venir d’Angleterre à son aide. De l’embouchure de la Narova à Pleskov et à Novgorod les transports sont faciles ; sur la rive gauche du fleuve, Ivan a bâti une ville ; sur la rive droite, un château qui portera le nom d’Ivangorod. Ce château, est, dit-on, l’œuvre d’un Polonais ; les Russes le regardent comme imprenable. Sait-on, s’il faut en croire la sombre légende qui s’attache à tous les actes d’Ivan le Terrible, quelle a été la récompense de l’habile architecte ? Ivan lui a fait crever les yeux afin qu’il ne pût jamais construire pour ses ennemis un château semblable.

De pareils contes, alors même qu’ils sont attestés par plus d’un témoignage, ne sauraient être admis à la légère. Ivan IV tenait trop à faire rechercher son service pour le rendre follement aussi périlleux. Il a brûlé vifs des étrangers ; mais ces étrangers, comme le docteur allemand Bomélius, le trahissaient. Quant à ceux qui l’ont secondé fidèlement, il n’est sorte de faveurs qu’il n’ait accumulées sur leur tête. Dès le lendemain de leur arrivée à Moscou, le tsar veut voir les nouveaux serviteurs que vient de lui amener le Primerose. Osip Népéi les introduit, Ivan IV les reçoit comme il aurait reçu des ambassadeurs, la couronne impériale sur le front, le sceptre d’or garni de pierres précieuses à la main. Le soir même, il les fait dîner en sa présence, dîner avec ses gentilshommes, avec ses Circassiens, avec son propre frère et les deux rois de Kazan, celui qu’il a vengé et celui qu’il a vaincu. L’un est un homme fait, l’autre un enfant de douze ans. Tous les deux ne sont plus aujourd’hui que les hôtes soumis du tsar. C’est toujours un honneur insigne d’être admis, ne fût-ce qu’au dernier rang, à de pareils banquets. Quant au festin, les Anglais « en ont souvent vu de meilleur. » La variété des boissons et des plats ne laisse pas toutefois de les étonner. « La table ne restait pas vide un instant. » Six chanteurs sont entrés pendant le repas dans la salle ; ils se tiennent debout, le visage tourné vers l’empereur. Avant la fin du dîner, ils avaient chanté trois fois : leurs voix et leurs chansons ont pu charmer les Russes ; elles n’ont pas plu aux oreilles britanniques. Les Anglais cependant observent tout ; ils ont intérêt à connaître les inclinations de leur nouveau maître. Le dîner dure cinq heures. L’empereur ne porte jamais un morceau à sa bouche sans se signer d’abord ; il en fait autant quand il boit. Ce souverain, se disent les Anglais, est « à sa façon très religieux. Il paraît estimer ses prêtres plus que ses gentilshommes. » Mais avant tout il montre le désir de tenir ses hôtes en joie, car, après les avoir abreuvés largement de sa propre main, il fait porter le soir à leur logis trois barils d’hydromel. Le 16 septembre, chaque Anglais reçoit, par ordre d’Ivan IV, un cheval tartare pour faire ses courses en ville ; nous l’avons déjà dit, un homme bien né ne sortirait pas à pied dans Moscou. Le 18, ce sont des pelisses fourrées, des pelisses de drap d’or et de velours à ramage qu’on apporte. Les unes sont garnies d’hermine blanche, les autres d’écureuil gris ; toutes ont des revers et des bordures de castor noir. Quant aux banquets impériaux, les Anglais ne passent pas un mois sans s’y asseoir. Le 14 septembre, ils ont été servis dans de la vaisselle d’or ; le 1er octobre, le repas semble plus intime ; on n’a mis au jour que la vaisselle d’argent. Dîner le 3 novembre, dîner le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas, et chaque fois l’empereur a fait appeler ses convives dans la matinée pour les inviter de sa propre bouche. Jamais le puissant monarque ne manquerait à ce cérémonial : il croirait, s’il le négligeait, diminuer le prix de la faveur qu’il accorde. Puis viennent les libéralités en argent : 70 roubles à Standish, 30 roubles aux autres passagers du Primerose. Arrive le jour de la grande revue militaire, revue invariablement fixée au mois de décembre ; les Anglais prennent place dans le cortège de l’empereur.

L’artillerie que renferme l’arsenal de Moscou a été traînée sur la plaine qui s’étend en dehors des faubourgs. On peut voir là toutes les espèces de bouches à feu connues : des bases, — pièces de campagne de petit calibre, — des fauconneaux, des minions, des sacres, des coulevrines, canon double et canon royal, basilik long et grand basilik. Six grosses pièces recevront, quand on les chargera, un boulet dont le diamètre mesure plus d’un yard. L’œil peut suivre, assure-t-on, cet énorme globe dans sa course. Remarquez également cette grande quantité de mortiers et de canonnières destinées à lancer le feu grégeois : est-ce le roi Sigismond, Christian III ou Gustave Vasa qui pourraient mettre en batterie une pareille quantité de canons ? Ces canons, on les a rangés devant deux maisons de bois remplies de terre ; sur les façades noires on a dessiné deux belles cibles blanches. L’empereur et ses principaux nobles vont bientôt apparaître. Tous montent des chevaux turcs ou des genêts d’Espagne ; les selles sont recouvertes de drap d’or et de drap d’argent. L’empereur porte également une robe de drap d’or ; son bonnet d’écarlate est orné de perles et de pierres fines. Cinq mille arquebusiers le précèdent ; l’arquebuse sur l’épaule gauche, la mèche dans la main droite, ils forment une longue colonne où cinq hommes marchent de front. Les nobles viennent ensuite, s’avançant trois par trois. Une plate-forme d’un quart de mille de long a été dressée sur des poteaux. Les arquebusiers s’y déploient et s’alignent. En face, à 60 yards à peu près de distance, des blocs de glace de 6 pieds de hauteur, de 2 pieds d’épaisseur, figurent les bataillons ennemis. L’empereur donne le signal ; le feu de la mousqueterie commence ; il ne cesse que quand la glace a été complètement rasée. Après les arquebuses, l’ordre de la revue appelle le feu grégeois. Un ruisseau de flammes jaillit des canonnières : magnifique spectacle, bien fait pour porter la terreur dans les escadrons ! Laissez maintenant la parole à l’artillerie ; les petites pièces de bronze ont ouvert le feu les premières, puis viennent successivement les moyennes et les grosses. Chaque pièce tire trois coups ; à la fin du tir, les deux maisons de terre, maigre leurs trente pieds d’épaisseur, ont eu le sort de la glace : elles gisent étalées dans la plaine. Comprenez, ô monarques des mers orientales ! Comprenez, porte-glaives de la Livonie ! Et vous, que la sainte Russie craignit si longtemps, tremblez à votre tour, malheureux Tartares !

Jamais Ivan IV ne fût parvenu à vaincre les Polonais et les Livoniens, s’il n’avait emprunté à ces ennemis mêmes les armes et la discipline dont une civilisation supérieure leur assura pendant plus d’un siècle l’avantage. A part un corps d’élite, le corps des strelitz, l’armée russe n’était à proprement parler qu’une immense milice. Ces miliciens portaient le nom de syny-boïarsky, ou fils de gentilshommes. La profession militaire suffisait, à elle seule, pour leur donner ce rang. Le métier des armes se transmettait ainsi avec la noblesse de père en fils. Tout soldat avait droit à une certaine portion de terrain ; détaché du lot paternel, ce terrain eût pu, à la rigueur, être considéré comme un fief, on ne pouvait cependant l’occuper avant d’avoir été inscrit au nombre des tenanciers dont le grand-connétable dressait chaque année la liste. Le grand-connétable avait à la fois la haute main sur les terres affectées à l’entretien de la milice et sur les soldats, dont la culture de ces terres devait assurer la subsistance. C’était lui qui présidait aux levées générales. Quand l’appel fait aux syny-boïarsky ne suffisait pas, on y joignait l’appel des kholopy, soldats laboureurs qui déposaient les armes aussitôt après la campagne terminée et retournaient sans murmure à leurs travaux serviles, Les kholopy ne cultivaient pas comme les syny-boïarsky le sol pour leur propre compte ; ils étaient les serviteurs des seigneurs qui avaient la charge de les équiper. Longtemps la Russie ne connut pas d’autre armée que ces deux bans distincts de la milice. Ivan III le premier groupa un noyau de troupes permanentes autour de sa personne. Sous Ivan IV on comptait 15,000 dvorianin, cavaliers pensionnés représentant une dépense de 55,000 roubles[4] et 12,000 strelitz, fantassins mousquetaires. À chacun de ces dvorianin et de ces strelitz — les delhis et les janissaires du Grand-Turc, — le tsar, outre 12 mesures de seigle et d’avoine, allouait une solde de 7 roubles par an. Ces 27,000 hommes formaient avec 8,000 ou 9,000 auxiliaires étrangers, Polonais, Écossais, Allemands, Grecs, Turcs, Danois, Suédois, Circassiens, une force toujours prête à entrer en campagne. Joignez-y 65,000 droujinniks, troupe à cheval que 110 capitaines, choisis par l’empereur dans les rangs de sa meilleure noblesse, prenaient l’engagement, moyennant le paiement d’une rente de 40,000 roubles, de fournir, d’équiper et de rassembler chaque année sur les frontières de la Crimée tartare, vous aurez une idée complète de l’organisation militaire de la Russie au XVIe siècle. Une dépense annuelle de 180,000 roubles[5] mettait donc le tsar en mesure d’ouvrir, sans autres préparatifs, les hostilités, à la tête de 80,000 cavaliers et de 12,000 fantassins. Les syny-boïarsky et les kholopy, comme l’avait remarqué Chancelor, ne lui coûtaient rien, mais l’empereur ne les convoquait jamais sans de graves motifs[6]. Dans les occasions ordinaires les troupes régulières et soldées pouvaient se passer du concours de la milice. Comparées aux soldats des autres états de l’Europe, ces troupes auraient paru médiocrement armées. Le cavalier n’avait que son arc, son carquois et son sabre ; le strelitz à pied portait la hache d’armes sur le dos, le sabre au côté, l’arquebuse ou le mousquet à la main. Quant aux vivres, les empereurs avaient pris la commode habitude de n’en point fournir à leurs troupes. Chaque soldat russe s’approvisionnait lui-même pour quatre mois de campagne, d’un biscuit grossier qu’il appelait souchary, de farine d’avoine, d’un peu de poisson sec, de lard ou de viande séchée.

L’armée se partageait en quatre grandes légions : l’aile droite, l’aile gauche, les troupes légères, la réserve. Le voïvode qui la commandait avait sous ses ordres 1 lieutenant-général, 4 maréchaux de camp, 8 généraux et une foule d’officiers subalternes conduisant, les uns 1000, 500 ou 100 soldats, les autres 50 ou 10. Le commandant de l’artillerie et le commandant du train, sans cesser de dépendre du commandement suprême, avaient une responsabilité spéciale et des fonctions nettement définies. Ils portaient, comme le général en chef, le titre de voïvodes. Le seul ordre de bataille que connussent les légions moscovites consistait à se grouper autour de leurs enseignes respectives. Une immense clameur, accompagnée du son des trompettes, des cornets à bouquin, des petits tambours de cuivre que les officiers portaient suspendus à l’arçon de leur selle, donnait, le moment venu, le signal de la charge. De gros tambours suspendus entre quatre chevaux et sur lesquels s’évertuaient huit frappeurs augmentaient l’horrible fracas, moins destiné peut-être à porter la terreur chez l’ennemi qu’à noyer le sentiment du danger dans une ivresse guerrière. Les cavaliers se précipitent pêle-mêle en avant : ils ont lancé leurs flèches ; maintenant ils tirent leur sabre et le font tournoyer au-dessus de leurs têtes, avant d’en venir aux coups. Les escadrons se joignent dans des flots de poussière, tout semble confondu : Que le Dieu des armées en décide ! le général en chef désormais n’y peut rien. Il lui reste cependant son infanterie. S’il a pris soin de la bien poster, de la cacher dans quelque pli de terrain, cette force, sortant à l’improviste de l’embuscade d’où elle a pu incommoder l’ennemi sans recevoir elle-même aucun mal, est capable de changer brusquement la face du combat. L’impétuosité de la cavalerie tartare s’est, plus d’une fois, brisée à cet écueil, car la supériorité du soldat russe se montre surtout dans la défensive. Nulle troupe n’est plus apte à supporter les rigueurs d’un siège ; dans les combats corps à corps l’avantage demeure au contraire aux Tartares.

Farouche par nature, le Tartare a été rendu plus hardi et plus sanguinaire encore par la pratique continuelle de la guerre. Le soldat russe, s’il commence à battre en retraite, met toute sa confiance dans la rapidité de sa fuite. Atteint par l’ennemi, il ne se défend pas, il ne demande pas non plus bassement la vie ; il se résigne tranquillement à mourir. Le Turc, quand il a perdu l’espoir de s’échapper, a recours aux supplications. Il jette son arme, tend ses deux mains jointes et reste dans cette posture, prêt à subir le joug pour se soustraire au trépas. Le Tartare, lui, méprise tellement la mort qu’il ne cède jamais : il mordra l’arme qui vient de le traverser. Ni déserts, ni fleuves ne l’arrêtent. De longues perches qu’il attache à la queue de trois ou quatre chevaux liés ensemble lui tiennent lieu, quand une rivière se présente sur sa route, de bac et de radeau. Le khan de Crimée a moins encore que l’empereur de Russie à se préoccuper, de la subsistance de ses troupes. Chaque homme se rend à l’appel qui convoque la horde avec deux chevaux au moins ; il monte l’un et abattra l’autre lorsque viendra le tour de ce second cheval d’être mangé. Le troupeau qui doit nourrir l’armée de cette façon ne la quitte jamais ; les rations de la horde galopent avec elle. Vous rencontrerez rarement un cavalier tartare qui n’ait une jambe de cheval ou quelque autre portion de cet animal suspendue à l’arçon de sa selle. C’est la seule viande dont un vrai Tartare semble faire cas ; il la mange sans pain et la préfère de beaucoup à la viande de bœuf ou de mouton. Bien qu’il apprécie le lait de brebis et de vache, qu’il ait même coutume d’en emporter en voyage de grandes jarres, le sang chaud du cheval, le sang bu au moment où la veine ouverte le laisse échapper, est encore pour les petits-fils de Djinghis-khan le meilleur des breuvages. Avec le cheval, la source même peut manquer ; le Tartare y suppléera par une saignée plus ou moins copieuse.

On comprend que de pareilles armées soient faciles à mettre en mouvement. Aussi le territoire russe est-il envahi une ou deux fois par an. Le khan ne conduit pas toujours l’invasion en personne. Quand il juge à propos d’en prendre la direction, ce sont 100,000 ou 200,000 hommes qui s’ébranlent. Autrement ce ne sont que courtes et soudaines irruptions généralement tentées avec de moindres forces. Au temps de la Pentecôte, ou plus souvent encore au temps de la moisson, les Tartares commencent à rôder le long de la frontière. C’est aussi l’époque où les Russes font leur levée annuelle et cherchent à pressentir sur quel point va éclater l’orage. S’ils s’attendent à une attaque en masse, ils ne se contentent pas de rassembler leurs 65,000 cavaliers habituels ; ils font avancer avec leur infanterie « le château roulant. » Cette forteresse mobile n’est autre chose qu’une double palissade portée sur des charrettes ; on la peut au besoin développer sur un espace de 6 ou 7 milles. La chose est bientôt faite. Le bois a été taillé de telle façon qu’une pièce s’ajuste à l’autre. Entre les deux murailles l’intervalle réservé aux soldats n’excède pas 9 pieds. Il suffit que le fantassin ait la place nécessaire pour charger et décharger son mousquet ou pour darder sa pique par les embrasures. Fermé aux deux extrémités, le château roulant protège très efficacement l’infanterie contre des gens qui n’ont pas d’artillerie à lui opposer. On en tire un excellent parti contre les Tartares ; on ne le dresse pas contre les chevaliers porte-glaives ou contre les Polonais ; à ces ennemis bien pourvus de canons, c’est par le canon qu’il importe de répondre. Ivan IV avait apprécié de bonne heure l’effet tout-puissant de l’artillerie, et nul prince de la chrétienté ne rassembla, au XVIe siècle, plus de bouches à feu dans ses arsenaux, n’en garnit dans une aussi large proportion son front de bataille. La cavalerie combattait sans armure, l’infanterie n’avait que de mauvais mousquets dont le canon, grossièrement travaillé et fort lourd, ne lançait cependant qu’une très petite balle ; les belles pièces de bronze de Moscou rétablirent jusqu’à un certain point l’équilibre. Sans leur appui, le vainqueur de Kazan et d’Astrakan aurait eu peu de chances de réaliser ses projets sur les territoires que baigne le golfe de Finlande.


II

Le 25 décembre 1557, jour de Noël, Jenkinson fut à son tour admis en présence de l’empereur. Il fut également convié par l’empereur en personne au grand festin du soir. Ivan IV dînait ce jour-là dans la salle dont un pilier carré, profondément fouillé par le ciseau du sculpteur, soutient seul, comme Atlas, la voûte qui vient y appuyer ses arceaux. Dans cette salle immense, plus de 600 personnes avaient pu trouver place à table. 2,000 Tartares, gens de guerre venus récemment à Moscou pour s’engager au service de l’empereur prêt à entrer en campagne contre les Livoniens, dînaient dans d’autres salles. Jenkinson s’assit seul à une petite table ; il faisait ainsi face au tsar ; nul autre étranger n’avait encore été l’objet de semblable faveur. Toujours courtois, toujours prodigue de ses distinctions envers les Anglais, Ivan Vasilévitch n’eut garde, dans le cours du repas, d’oublier son hôte. Plus d’une fois il lui envoya de sa propre main des bois de vin et des coupes d’hydromel ; il lui expédia aussi plusieurs plats de viande, et tout cela fut apporté à Jenkinson « par un duc ! » Même après les récits de Chancelor et de Killingworth, Jenkinson fut ébloui. Les tables ployaient sous le poids de la vaisselle d’or et de la vaisselle d’argent. Il était telle coupe enrichie de pierreries qui eût valu à Londres 400 livres sterling. Une pièce d’orfèvrerie avait 2 yards de long ; des têtes de dragons admirablement ciselées y flanquaient des tours d’or. Le travail de l’artiste devait avoir doublé la valeur du métal ; mais laissons ces banquets, d’autres spectacles nous promettent un intérêt plus sérieux et plus instructif. Ce qu’il nous faut maintenant aller contempler, c’est la magnificence des saintes cérémonies où le peuple russe, sauvé de la dispersion et de la servitude par le lien sacré qui l’unit, va se montrer aux raisonneurs anglais dans tout l’élan de sa foi orthodoxe.

Le 4 janvier 1558 est pour les sujets d’Ivan IV le jour des Rois ; l’empereur, accompagné de son frère et de tous ses nobles, se rend en procession à l’église. Vers neuf heures du matin, il en sort et se dirige vers les bords de la Moscova ; le métropolitain se prépare à bénir la rivière. En avant marchent les lévites tenant à la main de longs cierges dont la cire a été récoltée sur les bords de l’Oka. Une énorme lanterne garde et protège l’image vénérée que les Russes appellent Neroutchnoï. Dans la ferme croyance des moujiks, cette image du Christ n’a pas été faite de main d’homme. Les cierges ont passé ; ce sont à présent les bannières qui s’avancent, puis vient la grande croix d’or, dominant et faisant incliner la foule, puis les images de la Vierge, de saint Nicolas et d’autres bienheureux. Voici enfin le cortège des prêtres : ils sont au nombre d’une centaine environ. Derrière eux, Jenkinson a reconnu le métropolitain. Qui donc suit le prélat ? qui donne à tous l’exemple de la foi recueillie, de la piété austère ? C’est le plus grand et le plus humble des fidèles ; c’est l’empereur Ivan IV, sa couronne sur la tête et sa noblesse « en bon ordre » sur ses pas.

Dans la glace de la Moscova, on a pratiqué un grand trou carré de trois brasses de côté environ. La procession se range sur le bord de cette ouverture. Le métropolitain monte sur une estrade et s’y assied ; l’empereur reste sur la glace, il y reste tête nue. N’est-ce pas aujourd’hui le jour des Rois ? Oui ! mais le jour des Rois, c’est à Moscou le jour où les rois s’humilient. Les prêtres commencent « à chanter, à bénir et à encenser. » Le métropolitain prend dans ses mains un peu d’eau et en jette quelques gouttes sur l’empereur ; il asperge également quelques ducs. La procession rentre ensuite à la cathédrale. A peine l’empereur s’est-il retiré que plus de 5,000 personnes se précipitent, leur cruche à la main, pour la remplir. Le Moscovite qui devrait regagner son isba sans avoir pu s’approcher de cette eau consacrée se plaindrait amèrement de son sort ; ses voisins le considéreraient comme très malheureux. Une foule de gens profitent de l’occasion pour se plonger tout nus dans le fleuve ; d’autres y plongent à diverses reprises des enfans ou des malades. La Moscova est devenue un nouveau Jourdain ; on y baptise des Tartares et on y fait boire les chevaux de l’empereur. La foule s’écoule lentement ; Jenkinson va dîner, en compagnie de 300 étrangers, dans la maison de bois « artistement dorée, » où nous a déjà conduits Chancelor.

L’époque des grandes austérités cependant approche. Les Russes commencent leur carême huit semaines avant Pâques. La première semaine, ils mangent des œufs, du lait, du fromage et du beurre. Ils font grande consommation de crêpes et d’autres plats du même genre. Le soir, ils se visitent, et s’enivrent régulièrement, si l’on en croit Jenkinson, toutes les nuits. « Personne, dit-il, n’en rougit et n’en ferait reproche à son voisin. » Durant les six semaines qui suivent cette première semaine d’abstinence, le beurre, le fromage, les œufs, le lait même, vont être interdits. Le dimanche des Rameaux ne le cède pas en solennité au jour des Rois. On prend un arbre « d’une bonne grosseur » et on l’attache entre deux traîneaux. Des branches pendent des pommes, des raisins secs, des figues, des dattes et d’autres fruits ; cinq jeunes garçons, vêtus de blanc, se tiennent dans le feuillage et y chantent des cantiques. Les cierges allumés et la grande lanterne sont revenus prendre leur place dans la procession. Les longues bannières, les images des saints, ne sont pas non plus absentes. Les prêtres sont nombreux ; dix ou douze portent des étoles de damas blanc, brodées les unes de belles perles de la grosseur d’un pois, les autres de saphirs. L’empereur et le métropolitain marchent cette fois de front ; seulement, l’empereur est à pied, le métropolitain a sa monture. Un grand drap blanc tombant jusqu’à terre enveloppe le palefroi ; les extrémités de ce drap ont fait au noble coursier d’immenses oreilles. Le cheval qui porte d’ordinaire l’évêque de Moscou s’est métamorphosé. Ce fut sur un âne que le Sauveur du monde entra dans Jérusalem ; c’est sur un âne que le métropolitain, en mémoire du dernier triomphe du Sauveur, doit se montrer au peuple. Le prélat, — ainsi le veut à Moscou la tradition, — est assis de côté, à la façon d’une femme. Il tient de la main gauche, appliqué contre sa poitrine, un livre dont la couverture présente incrusté un riche crucifix de métal ; sa main droite est armée de la croix et ne cesse pas un instant de bénir le peuple. 30 serviteurs étendent, à la suite l’un de l’autre, leurs vêtemens sur la route ; dès que le cheval a passé, ils relèvent leurs habits et courent en avant pour les étendre encore. Le cheval ne doit marcher que sur des étoffes. Ceux qui prennent le soin d’empêcher que ses pieds ne viennent à toucher la terre reçoivent pour leur peine des robes neuves qui leur sont distribuées par les ordres et aux frais de l’empereur. Tous sont fils de prêtres, car, on ne l’ignore pas, les prêtres russes, sont mariés ; seulement s’ils deviennent veufs, ils ne peuvent se marier une seconde fois. Dans ce cas, il ne leur reste qu’à se faire moines. Les moines en Russie sont, comme les prêtres de l’église romaine, voués au célibat.

Un des gentilshommes de l’empereur conduit le cheval du métropolitain par la bride ; l’empereur lui-même, de sa propre main, tient le bout des rênes, son autre main porte une branche de palmier. Entre la foule et lui marche rangée la moitié de ses gentilshommes ; l’autre moitié a dû le précéder. La procession se rend ainsi d’une église à l’autre ; elle ne sort pas toutefois de l’intérieur du château. La cérémonie terminée, l’empereur et ses nobles vont dîner chez le métropolitain, qui leur fait servir des poissons délicats et d’excellens breuvages.

Dès le lendemain commence l’observation rigoureuse de la semaine sainte. On raconte, — et le peuple russe se garderait bien de mettre la chose en doute, — que le métropolitain ne mange ni ne boit alors pendant sept jours. Beaucoup de religieux, assure-t-on à Moscou, imitent cet exemple. L’empereur ne mange qu’un morceau de pain et ne boit qu’un seul verre d’eau par jour. Tous les gens de quelque importance se confinent chez eux, les rues sont désertes ; c’est à peine si l’on y rencontre errant ça et là quelques moujiks. Le lundi ou le jeudi, l’empereur reçoit le saint, sacrement ; la plupart de ses nobles s’approchent, à son exemple, de la sainte table. Le vendredi se passe en contemplations et en prières. Chaque année, ce jour-là, un nouveau Barrabas est rendu à la liberté. Dans la nuit du vendredi au samedi, nobles et moujiks se rendent à l’église ; ils y dorment jusqu’au lendemain matin. Le dimanche de Pâques, chacun se hâte d’aller offrir, dès que le jour se lève, au prêtre de sa paroisse un de ces œufs que le bois de Brésil, — le bois de Campêche d’aujourd’hui, — sert à teindre. Pendant trois ou quatre jours, pas un homme du peuple qui n’ait, si pauvre qu’il puisse être, son œuf rouge à la main ; les gentilshommes et leurs femmes portent des œufs dorés. Telle est la façon en Russie de témoigner la joie qu’on éprouve de la résurrection du Seigneur. Ce n’est pas seulement un anniversaire qu’on célèbre, c’est un événement heureux qu’on s’annonce et dont on se félicite mutuellement. Deux amis se rencontrent ; ils se prennent aussitôt la main. L’un d’eux dit le premier : « Le Seigneur est ressuscité ! » — « Il l’est en vérité, » répond l’autre. Là-dessus les deux amis s’embrassent tendrement ; après s’être embrassés, ils échangent leurs œufs, Une longue abstinence a préparé les cœurs à cette pieuse allégresse ; tous les visages rayonnent, il y a vraiment du bonheur dans l’air. Ce bonheur, ne le raillons pas ! Il est aussi vrai et aussi touchant que les joies innocentes de l’enfance. On n’a pas encore trouvé le secret de prolonger pour l’homme la saison où il est toujours facile d’être heureux. Si l’on pouvait, du moins, retarder quelque peu la maturité des peuples ! Les peuples, en vieillissant, deviennent, comme Louis XIV, difficiles à distraire, — les esprits chagrins ajouteront : difficiles à conduire. — Quel intérêt si grand peut-il donc y avoir à les vieillir, de propos délibéré, avant l’âge ?

Les rapports de Jenkinson ont fort à propos complété les candides récits de Chancelor. Jenkinson est un sage ; la haine de tout ce qui peut rappeler la superstition romaine ne l’aveugle pas. Comment s’est-il défait de l’intolérance passionnée dont la plupart de ses compatriotes, au grand détriment de leurs intérêts, feront preuve ? Ce sentiment si ardent, si vivace, aux jours des premières ferveurs de la réforme, peut-être le capitaine du Primerose l’a-t-il insensiblement usé à tous les angles du vaste monde que depuis onze ans il parcourt. Ce qui est certain, c’est que Jenkinson nous paraît contempler avec un merveilleux calme « des temples remplis d’idoles, un royaume encombré de mornes, de nonnes et de prêtres ; » il verra même sans indignation le fils belliqueux de Basile humilier la pourpre impériale devant les pompes sacrées de l’église, « rendre au métropolitain de Moscou les honneurs que ses sujets lui rendent à lui-même. » Cette indifférence philosophique est d’un bon augure. Jenkinson n’en sera que plus apte à juger le peuple de saint Vladimir et d’Alexandre Newski. La nationalité du peuple russe, c’est sa foi ; sans elle, il eut eu le sort de la nation mongole. Coupez le lien qui réunit la gerbe et essayez ensuite de rassembler les épis !

« On ne trouverait pas en ce pays, racontait naguère Chancelor, un homme sur dix qui soit en état de réciter le Pater noster. La plupart des Russes se contentent de murmurer : « Gospodi pomiloui ! Seigneur, ayez pitié de moi ! » Les interrogez-vous sur le dogme, « Ce sont choses, répondent-ils, dont en ne peut parler que dans les églises. » Était-ce donc après tout si mal répondu ? Les discussions théologiques ont fini par ouvrir les portes de Constantinople aux Turcs ; la foi routinière et silencieuse du moujik continuera de fermer les portes de Moscou aux Tartares. La souveraineté spirituelle de l’église russe, malgré l’incontestable ascendant dont un consentement unanime l’investit, ne semble pas d’ailleurs avoir porté atteinte aux droits de la couronne ; en tout cas, elle m’en a pas diminué les revenus. « Les moines, nous raconte ce pilote-major qui arrive d’un pays où l’on vient de se partager les biens du clergé, possèdent deux fois autant de terres que le duc lui-même, mais le duc n’y perd rien. Les moines arrachent aux pauvres et aux simples leur argent ; le duc, par un ordre, se le fait remettre. Un abbé vient-il à mourir ? le duc saisit à l’instant ses biens meubles et immeubles ; le successeur est obligé de les racheter. De cette façon, les meilleurs fermiers du duc sont les moines. » Que le peuple russe ne prie jamais Dieu, comme viendra plus tard nous l’affirmer maint Anglais, qu’il croie avoir mérité le ciel dès qu’il a invoqué le nom de saint Nicolas et frappé la terre du front devant les saintes images, la chose regarde les théologiens ; ce qui importe à la paix de l’état, c’est que ce peuple, tout aussi occupé que les Anglais de mériter les récompenses éternelles, mette au rang de ses devoirs envers la Divinité l’obéissance la plus absolue aux ordres du tsar. Cette prétendue « fourberie en haillons et en vêtemens graisseux » a sucé avec le lait maternel le sentiment du respect. Le respect est en Russie la vertu innée, le grand don social de toutes les classes, surtout de la plus nombreuse et de la plus misérable. Cette qualité maîtresse fera la fortune d’une race qui devait rencontrer chez quelques-uns de ses adversaires des dons bien autrement brillans, mais trop souvent funestes.

L’empereur Ivan IV use d’une grande familiarité envers ses nobles ainsi qu’envers les étrangers qui le servent. Il les fait dîner plusieurs fois dans l’année avec lui et leur permet souvent de l’accompagner soit à l’église, soit à la promenade. Nul prince cependant ne saurait se dire plus craint, plus obéi, et en même temps plus aimé. Si le tsar dit à un de ses ducs : « Va ! » le duc court ; s’il lui adresse une parole courroucée, le duc de longtemps n’osera reparaître en sa présence. Il feindra d’être malade et laissera pousser ses cheveux. Les Russes d’habitude ont la tête rasée. Pour un noble heureux et prospère, ce serait une honte de porter les cheveux longs ; pour un gentilhomme en disgrâce, il y aurait impudence à ne pas montrer à tous ce signe évident de son humiliation et de son deuil.

Vaillant soldat lui-même, Ivan fait surtout cas du courage militaire. Si quelque soldat se distingue sur le champ de bataille, Ivan lui envoie sans tarder une pièce d’or portant l’image de saint George à cheval. Les Russes attachent cette plaque sur leur manche ou à leur bonnet, et tiennent la distinction, qu’on affecterait peut-être de dédaigner ailleurs, pour le plus grand honneur qui puisse leur être conféré.

Est-il donc vrai que « l’Irlandais sauvage soit policé à côté du Russe ? » Ces deux peuples peuvent être, au jugement des Anglais, « également aveugles ; » ils ne sont pas au même degré « sanguinaires et turbulens. » Le trait caractéristique de la race slave est au contraire une placide et mélancolique douceur. « Les commandemens de Dieu, répondent les Moscovites aux docteurs laïques qui les pressent de mille questions indiscrètes, ont été donnés à Moïse ; le Christ est venu les abroger par sa précieuse mort et par sa passion. En conséquence, nous nous mettons peu en peine de les observer. » : — « Je croirais aisément, ajoute Chancelor, les sujets du duc sur ce point. » Quel est donc le commandement de Dieu que les Russes d’habitude enfreignent et que les Anglais du XVIe siècle observent avec une si remarquable rigueur ?

« Jamais, si l’on en croit les austères censeurs que la paille dans l’œil du pauvre moujik scandalise, nation ne fut plus digne de former le cortège de Bacchus. » Venant des habitans de la Grande-Bretagne, le reproche peut paraître étrange, et pourtant le Breton n’a pas, comme le Moscovite, l’excuse d’un climat sous lequel le kvas semble un excitant nécessaire pour des corps engourdis. Les Anglais cependant insistent. Le penchant des sujets d’Ivan IV à l’ivrognerie est, après l’idolâtrie qu’ils déplorent, ce qui les choque le plus. Boire est tout le désir des Russes ; c’est à vider les pots qu’ils mettent leur orgueil, Les plus sobres ont besoin d’un guide une fois au moins par jour. Invite-t-on à dîner ses amis ? La chère importe peu, pourvu qu’on puisse offrir à ses convives une douzaine au moins de boissons différentes. Le kvas, « avec sa saveur diablement piquante, » n’est que la liqueur du moujik ; les boïars et les riches ont en outre le breuvage composé avec la racine du bouleau en avril, mai et juin, puis cinq sortes d’hydromel : le malinovka, le visnovka, le smorodina, le cheremakyna, enfin l’ordinaire mélange d’eau et de miel. L’usage est de souffler dans sa coupe avant de boire ; le meilleur convive est celui qui la vide le plus souvent. Dans toute ville de quelque importance, il existe une taverne, rendez-vous habituel de tous les ivrognes : c’est la kortchma. L’empereur tantôt l’afferme, tantôt en fait la concession gratuite à quelque gentilhomme. Pour aller boire à la taverne de l’empereur, le moujik vendra tout ce qu’il possède, jusqu’à ses enfans. À bout de ressources, il se vendra lui-même. Le fermier de la kortchma est le véritable maître de la ville. Il peut voler, dépouiller à son gré ses cliens. Il fait en un mot ce qui lui plaît ; mais à peine est-il riche que l’empereur le rappelle et l’envoie de nouveau à la guerre. Là il a bientôt dépensé tout ce qu’il a gagné par de mauvais moyens. L’empereur s’entend admirablement à remplir ses coffres et à subvenir, sans bourse délier, à l’entretien de ses armées ; tout retombe à la charge du pauvre peuple.

L’ivrognerie n’est pas d’ailleurs la seule cause de ruine pour le Moscovite. Le jeu fait dans les rangs du peuple presque autant de ravages que le kvas. Quand l’argent lui manque pour tenter de nouveau la chance, le Russe joue sans hésiter sa selle ou son cheval. On peut voir les plus pauvres, assis sur leurs talons, jeter les dés en plein air ou poursuivre le mat. Les échecs et les dés, tels sont les jeux habituels des Russes. C’est là un trait commun aux sujets d’Ivan IV et à ceux de la dynastie restaurée des Mings.

L’Europe septentrionale paraît avoir fait, sans le soupçonner, plus d’un emprunt au Céleste-Empire. Ne serait-ce point par hasard du Cathay que seraient venues, par l’entremise des conquérans mongols, ces longues robes flottantes que nous décriront, avec un étonnement mêlé de quelque dédain, Killingworth, Henry Lane, Jenkinson ? « Voici, nous disent-ils, le costume habituel des Russes : le vêtement de dessus, — la chouba, — est une pelisse fourrée de drap d’or, de satin ou d’étoffe plus grossière. Ce premier vêtement tombe jusqu’aux pieds. On le boutonne avec de grands boutons d’argent, ou on l’attache avec des cordons de soie garnis de broches. Les manches sont très longues ; on les relève à moitié sur le bras. Une robe moins ample, la nariadka, se porte sous la pelisse. Ce second vêtement est également boutonné jusqu’au cou. » Les boïars y ont ajouté la rubachka, grand collet de couleur qui remplace la fraise. Faite de toile de Russie et produit élégant de l’industrie indigène, la chemise montre aux manches de riches broderies en fils d’or ou de soie qui n’ont pas moins de deux pouces anglais de largeur. Des hauts-de-chausses de toile attachés à la ceinture, d’épais bas de laine, des bottes de cuir rouge ou de cuir jaune complètent, avec une calotte aux bords retroussés et un grand kolback, chapeau de feutre à peu près cylindrique orné de boutons d’argent, de perles ou de pierres précieuses, un costume que ne désavouerait certes pas un disciple de Confucius.

Le Russe ne se mettrait pas en voyage sans ceindre son sabre turc, jeter sur ses épaules son arc et son carquois ; en ville, il se contente de parer sa ceinture de deux ou trois couteaux, dont le manche d’ivoire lui est fourni par la dent du morse ; il y porte aussi la cuiller de bois, compagne inséparable du moujik. Notez encore ce détail tout tartare : les bottes ont les extrémités pointues et relevées, les talons garnis de crampons d’acier ; mais on ne trouverait pas une paire d’éperons dans tout le royaume. Conduits généralement avec un simple filet, les chevaux russes font aisément leurs 80 verstes par jour ; ils n’ont pas besoin pour cela d’être éperonnés. On les pique une fois et ils partent ; leur cavalier se sert à peine du fouet pour les exciter en les frappant de temps en temps sur les côtes. Attelés à un traîneau, ces mêmes chevaux parcourront 400 milles anglais en trois jours. Un Russe qui se respecte ne sort jamais à pied : en hiver, il a son traîneau ; en été, son cheval. À cheval, il est accompagné d’un serviteur qui le suit en courant, accompagné également d’un cosaque qui porte son feutre pour le préserver de la pluie. Dans son traîneau, il s’assied seul, à demi-couché sur un tapis ou sur une peau d’ours blanc ; les domestiques prennent place sur la flèche ; le conducteur du traîneau, — souvent un enfant, — enfourche le cheval qui secoue, impatient, les queues de loup et de renard dont son cou est orné. Le traîneau glisse à fleur de sol avec la rapidité de la pierre qui s’échappe de la fronde, et la neige crie gaîment sous les fins sabots qui la font craquer.

Les bords du Don et du Volga, les steppes de la Tartarie ont leurs troupes de chevaux sauvages, comme les provinces septentrionales ont leurs troupeaux de rennes. Les moyens de transport ne manquent donc pas en Russie ; il n’y existe cependant qu’une saison où l’on puisse, à moins de s’embarquer sur un fleuve, songer à franchir les énormes distances qui séparent les diverses provinces de l’empire. Cette saison est celle où, en tout autre pays, chacun évite autant que possible de quitter son foyer. Du commencement de novembre à la fin de mars, quand le sol est couvert de quatre ou cinq pieds de neige, quand l’eau qui dégoutte ou qu’on jette en l’air se convertit en glace avant d’arriver à terre, quand les doigts ne peuvent saisir un plat ou un pot d’étain sans que la peau reste attachée au métal, quand les ours et les loups sortent par troupes des bois, chassés par la faim, et entrent dans les villages, déchirant à belles dents tout ce qu’ils rencontrent, obligeant les paysans effrayés à se réfugier dans leurs huttes, l’heure est venue, — la seule heure propice — d’atteler le traîneau. On a rentré le bétail, les moutons, les chevaux et les vaches ; le moujik leur a donné asile sous le toit qui abrite sa femme et ses enfans ; il les nourrit, auprès de son lit, du fourrage amassé en prévision d’une longue retraite. Le froid est alors si intense qu’on ne peut plus même enterrer les morts ; les plus grands comme les plus humbles restent couchés dans leurs cercueils de sapin, attendant, hôtes sinistres, le retour du printemps. Ils sont là, préservés par la gelée de la corruption, devenus au bout de quelques jours aussi durs que la pierre. Ils seront confiés à la vieille nourrice quand son sein endurci se laissera entr’ouvrir par la pioche et par la charrue, ils auront la tombe quand le blé aura le sillon[7]. Et pendant ce temps le voyageur, enveloppé de ses riches fourrures, ne craint pas d’affronter la bise qui lui souffle ce froid presque intolérable au visage. Plus d’un traîneau, il est vrai, n’a ramené à la ville qu’un cadavre immobile et raidi sur son siège. Des promeneurs même, quand l’hiver était rigoureux, sont tombés suffoqués dans les rues ; quelques-uns ont perdu le nez, le bout des oreilles, le gras des joues, les orteils ou les pieds. Mais tout à coup cette blanche robe qui, des bords de l’Océan-Glacial aux rives de la mer Caspienne couvrait la Russie, a disparu comme par enchantement, quelques jours de soleil ont suffi pour la fondre : elle préservait les couches intérieures des rigueurs de la gelée ; maintenant, convertie en eau, elle les pénètre d’une humidité bienfaisante. A peine réveillée, la nature s’épanouit, tout un tapis de fleurs jaillit en un instant de ce sol profondément humecté ; une herbe drue et grasse envahit la prairie, les bois de bouleaux et de sapins s’emplissent de senteurs et d’ombre, ils s’emplissent aussi du chant de milliers d’oiseaux. Pour dominer ce bruyant concert, pour rester le héraut du frais et rapide printemps, le rossignol est obligé d’enfler encore sa voix ; les Anglais l’ont trouvée plus haute, plus variée dans ses modulations qu’en aucun des pays qu’ils avaient jusque-là visités. Ce doux passage de l’hiver à l’été malheureusement dure peu, et l’été comme l’hiver est, en Russie, extrême. Les chaleurs des mois de juin, de juillet et d’août ne sont pas, comme en Angleterre, tempérées par la fraîcheur des nuits. Une atmosphère de plomb que n’agite aucune brise pèse sur le sol constamment échauffé. Il faut ce grand soleil pour amener à maturité complète le blé qu’on n’a pu semer qu’au mois de mai. Combien de fois, pour ne pas s’exposer à voir l’épi détruit par une gelée précoce, n’a-t-on pas dû le couper encore vert et le répandre dans le champ pour le faire sécher ! Moscou compte sept mois d’hiver et trois mois de chaleurs souvent infernales ; le Russe n’a que deux mois pour respirer.

Sous ce rude climat, sur ce sol sauvage vit une race « trapue, à la tête plate et à la face pleine, au teint brun, au gros ventre qui lui pend hors de la ceinture. » Libre aux Anglais de la comparer à a un peuple de Silènes gouverné par Tarquin ; » au fond, c’est une race asiatique arrachée à la barbarie par le christianisme et conduite, — troupeau résigné, troupeau doux et docile, — comme le troupeau plus rétif qui s’appela jadis le peuple anglo-saxon, par des bergers normands.

« L’empereur Ivan IV, écrivait en 1557 Jenkinson, est un puissant monarque. Il a fait de grandes conquêtes sur les Lithuaniens, sur les Livoniens, les Polonais, les Suédois, les Tartares et les païens qu’on appelle Samoïèdes ; toutes les affaires, si petites qu’elles soient, doivent passer sous ses yeux ; mais les affaires religieuses, il les abandonne sans réserve au métropolitain. Le métropolitain seul en décide à son gré. » L’empereur et l’évêque, voilà les deux piliers sur lesquels repose l’immense édifice de la nationalité moscovite. Vous trouverez l’obéissance aveugle à l’origine de tous les grands peuples ; cette obéissance ne s’accorde qu’aux pouvoirs que le doigt de Dieu consacre. Les princes de Moscou, — l’observation ne prétend pas porter au-delà du XVIe siècle, — ont résolu le difficile problème d’emprunter leur prestige à la sanction divine, et de garder intacte l’autorité royale dans les choses de ce monde, dans les choses qui ne relèvent pas, directement et d’une façon visible, du royaume des cieux. Fils soumis de l’église, ils n’ont pas laissé oublier à l’église que ses serviteurs devaient être, à leur tour, les plus soumis des sujets. La lutte des deux puissances en Russie ne s’est donc pas produite ; ni l’une ni l’autre n’a subi les ébranlemens qui ont failli les déraciner l’une et l’autre dans le reste de l’Europe.

Ne pensez pas cependant que la monarchie d’Ivan IV rêve une Providence indifférente aux affaires humaines. Dans la plupart des litiges présentés à son tribunal, c’est Ivan IV et ses officiers qui jugent ; c’est généralement le ciel qui prononce. Henry Lane en cite un mémorable et curieux exemple. Des négocians moscovites avaient obtenu, par l’entremise de Osip Népéi, un ordre de l’empereur qui les autorisait à embarquer, moyennant le paiement d’un fret déterminé, leurs marchandises sur les vaisseaux anglais. Ces marchandises, suivant une convention préalable, furent vendues en Angleterre, pour le compte des négocians russes, par la compagnie moscovite. On pouvait le prévoir : le règlement de comptes, au retour des vaisseaux, donna lieu à d’interminables débats. Comment en finir, lorsqu’on dépit des livres si bien tenus que les agens de la compagnie s’offraient à produire, le créancier s’opiniâtrait dans ses réclamations ? Le combat judiciaire eût autrefois, selon l’antique usage, tranché rapidement et tranché à lui seul la question ; mais plus d’un abus s’était introduit dans la pratique de ce mode sommaire de terminer les procès. Quand l’une et l’autre partie demandaient d’un commun accord le combat, il n’y avait guère, comme le fait très bien remarquer Chancelor, de tromperie à craindre. Quand, au contraire, il fallait employer des champions, la fraude était fréquente. Les Russes tiennent beaucoup à leur rang et ne consentent à se battre qu’avec des gens qui sont d’aussi bonne maison qu’eux. Les champions auxquels l’inégalité des rangs oblige la plupart du temps à recourir et dont ce dangereux métier est le seul gagne-pain, se laissent aisément corrompre. Ils ont beau prêter de grands sermens sur le crucifix, jurer qu’ils combattront loyalement, qu’ils feront, avant de quitter le champ, confesser à leur adversaire la vérité, c’est tout l’opposé, assure Chancelor, qui se voit souvent. Sheray Kostromitsky, le créancier russe, réclamait à la compagnie 1,200 roubles en échange des valeurs qu’il lui avait confiées. La compagnie se prétendait quitte envers lui ; elle consentait pourtant à payer la moitié de la somme réclamée, 600 roubles. Kostromitsky obtient à Moscou une sentence qui lui accorde l’épreuve par le combat. Henry Lane se pourvoit sur-le-champ d’un excellent champion, vigoureux Anglais nommé Robert Beast, très disposé à se battre pour l’honneur de la compagnie. A la vue de cet adversaire, le marchand russe et son champion reculent. Le privilège des Anglais les autorise, dans ce cas prévu par la loi, à user du tirage au sort. Confians dans la justice de leur cause, les Anglais invoquent ce second moyen. L’empereur fixe le jour et le lieu du débat. Le procès sera jugé au château, devant la haute-cour de Moscovie. Deux des trésoriers de l’empereur doivent remplir l’office de chanceliers et de premiers juges. Henry Lane est introduit avec un interprète. Il fend la foule et vient s’asseoir en dedans de la barre, au pied du tribunal. La partie adverse reste en dehors de la barre. Les juges, avec la plus grande courtoisie, engagent les deux parties à se montrer conciliantes ; ils pressent Henry Lane d’élargir un peu ses offres, le Moscovite de réduire autant que possible ses prétentions. Henry Lane proteste que sa conscience est tranquille, que le gain de son adversaire est plus que suffisant. Cependant, pour être agréable aux magistrats et tenir compte de leurs observations, il propose de payer 100 roubles de plus. Le juge l’approuve hautement, mais le plaignant n’accepte pas encore. Puisqu’il en est ainsi, attendons patiemment l’arrêt infaillible du suprême arbitre. Les juges écrivent les deux noms, celui d’Henry Lane et celui de Kostromitsky, sur deux étroites bandes de papier. Ces bandes, roulées en boules, sont ensuite enveloppées de cire. Les juges tiennent les boulettes de cire dans leurs mains, les manches de leur pelisse sont retroussées. Ils se lèvent et souhaitent solennellement bonne chance à la vérité. Celui dont le nom sortira le premier aura gagné le procès. Un grand gaillard se trouvait dans la salle, regardant de tous ses yeux, écoutant de toutes ses oreilles. Les juges l’ont remarqué, c’est l’homme qu’il leur faut. « Voyons ! lui crie l’un d’eux, approche ici, toi qui portes de si belles bottes jaunes, passe en dedans de la barre avec ton grand kolback. » La foule s’ouvre et fait place à l’individu que le magistrat appelle. « Tends-nous ton bonnet, » ajoutent les juges. L’homme aux bottes jaunes présente son bonnet. On lui recommande de ne pas baisser les bras ; les boulettes sont jetées au fond du chapeau. Ce n’est pas tout, il faut encore une main innocente pour opérer le tirage au sort. Un autre grand gaillard à l’air aussi naïf, aussi honnête que le premier, est appelé à son tour. Les juges lui font d’abord relever sa manche droite. « Plonge maintenant ton bras nu dans ce bonnet et sors-en successivement les deux boules. » L’homme exécute ce qui lui est prescrit ; il remet à chacun des juges une boulette. A la grande surprise de tous, la première boulette tirée du chapeau renferme le nom de l’Anglais ! le droit est du côté d’Henry Lane. Pendant plusieurs jours, le peuple ne parla que de cette affaire. La réputation d’honnêteté de la nation britannique était faite à Moscou. Voilà comment en 1558 on rendait la justice dans les états du tsar, comment on faisait régner la paix et le bon ordre dans une capitale qui renfermait, d’après le dernier recensement d’Ivan IV, 41,500 maisons.

La compagnie n’eut pas toujours affaire dans ses procès à de simples boïars ou à de riches marchands de Moscou. Il lui arriva plus d’une fois d’avoir pour débiteur le souverain lui-même. Dans ce cas, il ne pouvait être question de combat judiciaire ou de tirage au sort. Il fallait avoir recours aux suppliques. « Très noble roi, très puissant seigneur, écrivaient à l’empereur les marchands anglais, montre-nous ta merci, étends sur nous ta faveur et donne l’ordre que nos avances nous soient remboursées. » Ivan IV se plaisait à prendre les agens de la compagnie moscovite pour intermédiaires de ses spéculations commerciales. Il leur remettait une somme d’argent ou de bonne cire à un prix raisonnable. La compagnie lui envoyait de Londres en échange des velours, des satins, des soieries, des draps d’or et des draps d’argent. Toutes ces opérations finissaient par créer des comptes très compliqués ; ce ne fut pas cependant de ce côté que vinrent les gros débats. Le difficile fut souvent d’obtenir le paiement de certaines dettes criardes contractées par Gregory Mekitovitch, Borozdin, Stephan Lighachof, Jean Blasghoï, Jean Sobakin, André Chelkakof, Phoma Jenskoï et Boris Gregorievitch, pour le service de la sloboda Alexandrovski, résidence favorite d’Ivan IV. 1,500 roubles prêtés en espèces, une valeur de 2,773 roubles fournie en pains de sucre, en rames de papier, en plats de cuivre, coupons de draps, plomb, étoffes de diverses sortes, constituaient une créance dont la société, si riche qu’elle pût être, ne se souciait pas de différer trop longtemps la rentrée. Les agens de Moscou implorèrent la justice d’Ivan ; ils l’implorèrent dans des circonstances où le terrible empereur avait plus d’une affaire de singulière gravité sur les bras. Leur requête aurait pu importuner le prince ; la majesté d’Ivan ne s’en offusqua pas : il exigea seulement qu’on examinât avec attention les livres de la compagnie. La compagnie établit son droit et la compagnie fut payée. Les Anglais trouveront de moins bons débiteurs chez les Hircaniens et chez les Turcomans,


III

Quand la navigation hauturière était encore dans l’enfance, quand le moindre détroit constituait, pour des nefs habituées à raser la côte, un obstacle qui les faisait hésiter, les marchands et les pèlerins, par compensation, chevauchaient avec une singulière aisance à travers les continens. Mainte contrée qui nous demeure aujourd’hui presque inaccessible a été jadis fréquentée par ces porte-balles ou par ces missionnaires. Voilà pourquoi notre science moderne, éclairée tout à coup de nouvelles lueurs, se trouve si souvent obligée de faire réparation à la géographie naïve qu’elle s’était cru, un peu à la légère, le droit d’amender. Remarquons aussi que plus d’une route, de nos jours infestée de peuplades sauvages et en proie aux bandits, a pu offrir au XIIe et au XIIIe siècle, grâce à l’unité temporaire de la nation mongole, une sécurité relative. Les tablettes d’or du grand-khan étaient un sauf-conduit que, des bords du Volga aux rives du Hoang-ho, on ne se hasardait guère à méconnaître. Aussi vit-on, durant cette courte période où les empereurs latins régnaient à Constantinople et les petits-fils de Témoutchin à Pékin, deux Italiens se frayer, sur les plateaux de l’Asie centrale, un chemin qui les mena tout droit aux frontières de la Chine. À cette époque, la république de Venise s’était emparée de la plupart des îles de l’archipel grec, et Gênes possédait de nombreux comptoirs dans les provinces qui viennent aboutir au Pont-Euxin. Établis sur divers points de la côte méridionale de Crimée, les Génois expédiaient chaque année leurs caravanes jusqu’à Novgorod. Le plus important de ces postes commerciaux, situé entre Alouchta et Kaffa, par 44° 50’ de latitude nord et 32° 39’ longitude est, se nommait Soldaïa ou Soudagh. Il acquit bientôt, par les transactions dont il devint le point de départ, une telle importance qu’il finit par donner son nom à tout le territoire que les Grecs occupaient alors en Crimée. Ce fut de cette ville « qui regarde de côté celle de Sinope, » et où abordaient « tous les marchands venus de Turquie pour passer vers les pays septentrionaux » que se mirent en marche, au printemps de l’année 1250, les deux frères Nicolò et Matteo Polo, père et oncle du fameux Marco Polo. Ces Vénitiens gagnèrent d’abord la rive gauche du Volga et la résidence d’été du khan de Kiptchak, que les géographes ont placé 20 lieues environ au sud de Kazan, puis, après avoir erré pendant quelque temps de la rive gauche à la rive droite du fleuve, ils se décidèrent à traverser de nouveau le Volga et prirent, sans vouloir regarder en arrière, le chemin qui s’ouvrait devant eux vers l’Orient. Ce chemin était un désert « de 17 journées. » Là ne se rencontraient « ville ni chastel, mais seulement Tartares en leurs tentes, vivant de leurs bêtes qui paissaient aux champs. » Les deux frères atteignirent ainsi une cité appelée Bokhara, « cité la meilleure de toute la Perse. » A Bokhara, ils séjournèrent trois ans et apprirent « la langue tartaresse. » Entre l’antique Bactriane et le Cathay les communications étaient alors, sinon très faciles, du moins régulières et périodiques. Les deux Vénitiens associèrent leur sort à celui d’une caravane qui retournait à Kachgar. Au bout d’une année, poussant toujours de plus en plus avant leur voyage, ils arrivèrent dans la Mongolie chinoise, à la cour de Khoublaï-khan. En 1269, ils étaient de retour à Venise ; une galère arménienne les avait ramenés du golfe d’Alexandrette au port de Saint-Jean d’Acre. L’expérience était concluante : on pouvait se rendre en Mongolie par deux voies distinctes, traverser à son gré l’Arménie ou la Tauride ; l’important était de choisir la voie où l’on aurait le moins de chance de se heurter à des guerres intestines,, a Tauride fut, sous ce rapport, le premier chemin qu’il fallut abandonner. Bientôt il n’en resta pas un qui fût pour des négocians chrétiens praticable. Les communications entre l’Europe et la Chine auraient donc vers la fin du XIVe siècle complètement cessé, si les marchands tartares et les marchands persans, plus accoutumés à de pareils risques, protégés d’ailleurs par les rapides progrès du mahométisme, ne se fussent chargés de les entretenir.

Djinghis-kjian et Tamerlan n’avaient pas eu d’héritiers de leur toute-puissance en Asie ; une longue succession d’événemens combla cette lacune en Europe, mais le grand-khan du XVIe siècle ne fut pas un Mongol. Il s’appela le tsar blanc. Ivan Vasilévitch était en mesure d’assurer la sécurité des échanges dans les anciens états du moursa de Kiptchak, aussi bien que dans les immenses domaines que lui avaient légués Ivan III et Vasili IV, parce que ces états, il les avait subjugués ou conquis ; il ne pouvait rien au-delà de l’embouchure du Volga et des bords de la mer de Bakou[8]. Jenkinson n’en compta pas moins sur l’ascendant de ce nom redouté et, en 1557, il conçut le projet de reprendre, avec la protection d’Ivan IV, la route qu’avaient suivie en 1250 Nicolò et Matteo Polo, sous la sauvegarde des khans de Kiptchak et des khans de la Boukharie. André Judde, George Barne, Anthonie Huse, William Garrard et William Chester, consuls de la compagnie moscovite, se montrèrent, en cette occasion, les dignes successeurs de Sébastien Cabot. Ils donnèrent leur complète approbation à un dessein qui eût effrayé peut-être les trésoriers de la reine Marie, mais qui devait sourire à la corporation des drapiers de Londres, largement représentée dans la compagnie des marchands aventuriers. « Nous vous envoyons, écrivirent-ils à leurs trois agens en Russie, George Killingworth, Richard Gray, Henry Lane, un grand voyageur que nous voulons employer à voyager encore. Vous mettrez à sa disposition un ou plusieurs de nos apprentis. Vous lui confierez également l’argent et les marchandises qu’il pourra juger à propos d’emporter. Il recevra quarante livres par an pendant quatre années ; la moitié de cette somme lui sera payée tous les six mois. » Voilà certes un commis voyageur investi d’une bien absolue confiance. Ce commis traitera bientôt de pair avec les souverains, et il ne faut pas trop s’en étonner, car au XVIe siècle plus d’un potentat ne dédaignait pas de faire le commerce pour son propre compte et de vendre, comme l’avait fait en d’autres temps Charlemagne, les herbes de son jardin.

Le 12 avril 1558, jeudi de la semaine sainte, Jenkinson et Gray dinèrent chez l’empereur. A la fin du repas, l’empereur à chacun d’eux envoya de sa main une coupe d’hydromel. Debout au milieu de la salle, Jenkinson remercia le tsar de ses bontés ; puis il lui demanda la permission de partir pour le lointain voyage dont il avait, dès sa première audience, pris la liberté de l’entretenir. Ivan Vasilévitch accorda gracieusement l’autorisation demandée ; son chancelier remit à Jenkinson des lettres impériales pour la plupart des princes dont le capitaine du Primerose aurait probablement à traverser les possessions. Le 23 avril, Jenkinson ayant fait dès le matin ses adieux aux agens anglais avec lesquels il avait jusqu’alors partagé l’hospitalité du tsar, prit place dans la barque qui devait le conduire par la Moscova, l’Oka et le Volga, au port récemment conquis d’Astrakan. Deux employés de la compagnie, Richard et Robert Johnson, un Tartare kalmouk, composaient toute la suite qu’il avait jugé à propos de s’adjoindre. Jenkinson ne comptait pas voyager en ambassadeur, il trouvait plus sûr de garder, sous le costume exotique qu’il portait sans la moindre gêne, la qualité de marchand musulman. Il s’était muni d’une lourde pacotille et se proposait de la débiter sur sa route ; cette pacotille fut répartie en un certain nombre de ballots. Le poids de chaque ballot n’excédait pas celui de la charge qu’un chameau peut porter. Le 28, Jenkinson touche à Kolomna, « ville distante de 20 lieues environ de Moscou. » Une lieue plus loin, il entre dans l’Oka, véritable prolongement de la Moscova qui s’y jette et qui y perd son nom. Il fallut descendre l’Oka sur un espace de huit lieues environ pour arriver au poste fortifié de Terrevetlisko. La barque laissa ce château à main droite et continua sa route. Après Terrevetlisko se montra le 2 mai le château de Paraslav, puis le 3 mai, « la vieille ville de Riazan. » Cette ville était alors ruinée et en partie ensevelie sous l’herbe. A douze lieues de Riazan, Jenkinson rencontre le 4 mai le château de Terrecovia ; le 6 mai, il passe sous les murs du château de Kachim. Un prince tartare, Utzar Zegolina, autrefois empereur de la grande ville de Kazan et maintenant sujet de l’empereur de Russie, était alors le gouverneur du second de ces châteaux. La barque, sans s’arrêter, pousse jusqu’à Mourom. Là Jenkinson observe l’élévation du pôle. Mourom se trouve, suivant le capitaine du Primerose, par 56 degrés de latitude. Enfin le 11 mai, dix-huit jours après avoir abandonné Moscou, les Anglais voient surgir, au confluent de l’Oka et du Volga, les remparts de Nijni-Novgorod. Ils venaient de traverser la contrée où se recueille, sur les deux rives de l’Oka, la majeure partie de la cire et du miel que produit la Russie. Le miel fut le sucre de l’antiquité et du moyen âge. Malgré le développement que tendait à prendre dans le Nouveau-Monde la culture de la canne, la ruche et le doux butin dérobé aux fleurs gardaient encore en 1558 toute leur importance ; il fallut près d’un siècle pour que le travail des nègres et des Indiens vînt reléguer dans l’ombre le facile travail des abeilles.

A Nijni-Novgorod, Jenkinson a posé pour les cosmographes futurs un nouveau jalon. Il place cette grande ville par 56° 18’ de latitude. Les observations modernes ne l’ont placée qu’une minute et 40 secondes plus au nord. Les marins du XVIe siècle, Stephen Burrough lui-même, ne nous ont pas habitués à tant de précision.

Les Anglais avaient désormais un grand fleuve à leurs ordres, mais un fleuve sur lequel il eût été imprudent de s’embarquer sans escorte. Jenkinson attendit jusqu’au 19 mai l’arrivée du capitaine que l’empereur envoyait gouverner Astrakan. Ce capitaine conduit le convoi qui, depuis la conquête du cours inférieur du fleuve, descend chaque année, à la même époque, le Volga, — flotte de 500 barques chargée de vivres, de soldats et de munitions. Russes et Anglais partirent ensemble de Nijni-Novgorod. A peine eurent-ils fait 25 lieues sur le Volga qu’ils se trouvèrent à l’extrême limite des territoires qu’avait possédés Vasili IV. Au-delà du château de Vasiligorod commençait en l’année 1533 le domaine des Tartares. Le fils de Basile, Ivan Vasilévitch, recula les limites de l’empire jusqu’à la mer Caspienne ; il conquit le cours du Volga et tout le pays adjacent. Deux châteaux, Tcheboksar et Sviajsk, lui suffirent pour garder la longue ligne fluviale qui va de Vasiligorod à Kazan. Le convoi dont fait partie la barque de Jenkinson défile devant ces deux châteaux le 25 et le 27 mai ; le 29, il se décide à faire escale à Kazan. La capitale si longtemps redoutée de la Horde-d’Or était, nous apprend Jenkinson, « une belle ville dans le genre russe ou tartare. » Un château-fort bâti sur une colline élevée la dominait. Tant que cette ville fut aux mains de la horde mongole, il n’y eut pas un instant de repos pour la Russie. Les discordes des Tartares favorisèrent heureusement les projets d’Ivan IV ; l’anarchie intérieure livra au conquérant étranger les plus fiers descendans de ce peuple qui avait failli conquérir le monde. Depuis six ans déjà Kazan est au pouvoir du tsar. Le roi dont Ivan Vasilévitch en cette occasion s’empara était jeune ; Ivan le fit baptiser et l’emmena triomphalement à sa cour. Le souverain captif y trouva les deux princes qui avaient régné avant lui dans Kazan. La turbulence de leurs sujets, nous affirme le digne successeur de sir Hugh Willoughby et de Chancelor, les avait successivement contraints de se réfugier à Moscou. Les boïars d’Ivan IV eurent ainsi le spectacle de « trois princes déchus » assis en même temps à la table de leur maître ; spectacle bien fait pour inspirer aux ducs et aux voïvodes, pour inspirer au peuple russe surtout, vainqueur du peuple qui l’avait si longtemps opprimé, l’horreur de la sédition. Kazan était en effet pour la Russie l’acquisition vitale, la possession sans laquelle il n’y aurait jamais eu pour elle de sécurité ; les autres conquêtes, au regard de celle-là, ne furent que des accroissemens de territoire.

Ivan Vasilévitch, bien qu’il eût fait récemment contre les Livoniens une nouvelle épreuve de ses forces, ne pouvait oublier ce qu’avait coûté de sang moscovite, d’inébranlable patience, de persévérans efforts, l’importante annexion que le ciel lui réservait la gloire d’achever. Kazan jusqu’à ce jour s’était contentée de l’antique enceinte de bois et de terre commune à toutes les cités tartares ; pour mieux la protéger contre un retour offensif, le tsar venait d’ordonner de jeter bas les vieux murs et de remplacer les remparts de boue par un boulevard de pierres. Il ne dépendait pas malheureusement de la volonté souveraine d’Ivan Vasilévitch de rendre à la ville soumise la dignité, la richesse, l’importance de la ville indépendante.

Le 13 juin, le convoi reposé et ravitaillé appareille. Suivons-le pas à pas dans sa marche ; nous ferons ainsi connaissance avec les nouveaux états d’Ivan IV. Voici d’abord l’île fameuse des Marchands. Dans cette île se tenait jadis le grand marché des Russes, des Kazanais, des Nogaïs et des Criméens. Ce marché est abandonné ; il n’y a plus, depuis le mois d’octobre 1552, de marché neutre entre Moscou et la mer Caspienne. La conquête a fait la sécurité, elle a fait aussi la solitude. Kazan n’est qu’à une quinzaine de lieues en amont de l’embouchure d’une large rivière. Cette rivière, la Kama, vient de la Permie ; elle apporte au-dessous de Kazan son puissant tribut au fleuve dont le courant continue d’entraîner la barque de Jenkinson. Le pays de Vachen est déjà en arrière ; le confluent de la Kama en marque la limite. Sur la rive droite du Volga s’étend maintenant la terre des Tchérémisses, tribus moitié païennes et moitié musulmanes. Regardez en face, vous avez devant vous, bordant constamment la rive gauche du fleuve, la bordant jusqu’à l’embouchure de la branche orientale, l’immense contrée qu’occupent les Tatars Nogaïs. Cette nation belliqueuse fut longtemps l’effroi de la Russie ; la famine et la peste, secondant l’habituel fléau des guerres intestines, combattent aujourd’hui pour les sujets d’Ivan IV, elles ne tarderont pas à les débarrasser de ces dangereux ennemis. Plus de 100,000 Nogaïs ont déjà disparu.

Au sud de la terre des Tchérémisses et sur la même rive, sur la rive du fleuve opposée à celle qu’occupent les Nogaïs, campent les Criméens. La terre de Crimée n’est pas seulement la petite péninsule qui doit garder ce nom quand les Tartares auront été refoulés pied à pied au-delà de l’isthme de Pérékop, quand les généraux d’Amurat seront entrés en vainqueurs dans Kaffa ; en 1558, les Criméens sont encore une grande nation, en état de se mesurer sans trop de désavantage avec les Russes. Sous le nom de Criméens, il nous faudra, si nous voulons continuer d’emprunter le langage de Jenkinson, comprendre toutes les hordes qui errent, conduites « par leurs ducs, » des rives du Volga aux bords extrêmes du Don, de la mer Caspienne au Caucase, de la Mer-Noire à la mer d’Azof.

Il en a souvent coûté cher aux sujets du vainqueur de Kazan de s’être hasardés à construire leur isba près de la frontière le long de laquelle rôdent ces pillards. Les habitans des marches moscovites ne se permettent guère d’élever d’autres troupeaux que des troupeaux de porcs ; ils savent que, convertis dès l’année 1272 à la religion du prophète, les Tartares n’auront garde de s’attaquer à l’animal immonde. Mais est-ce donc de bestiaux que les Criméens ont besoin ? Le butin que recherchent les Tartares dans toutes leurs guerres ne se compose pas de vaches et de moutons. Il faut à ces brigands des captifs ; ce sont des captifs, particulièrement des jeunes filles et des jeunes garçons, qu’ils vont vendre aux Persans ou aux Turcs. Que leur donneront les Persans et les Turcs en échange ? Les Tartares ignorent ou méprisent l’usage de l’argent ; de tous les métaux, l’argent serait sans contredit pour eux le moins utile. Les marchands étrangers leur apporteront de l’acier et du cuivre ; les Tartares criméens ont appris à en faire des couteaux et des sabres. Quand ces sauvages bandits envahissent le territoire russe, ils ont soin de se munir de vastes paniers dont la forme rappelle jusqu’à un certain point les corbeilles des boulangers. Dans ces paniers suspendus aux flancs de leurs chevaux, les Tartares, presque toujours poursuivis et serrés de près, emportent au galop leurs prisonniers. Si quelque captif tombe malade en route, le cavalier se garde bien de s’embarrasser plus longtemps du fardeau qui le gêne. Le malheureux chrétien est jeté à terre ; une lente agonie finira ses maux. Quelquefois, plus clément, le ravisseur, avant de l’abandonner, lui a frappé la tête contre un arbre ; il abrège ainsi son supplice.

Les Criméens et les Nogaïs appartiennent à la même race : ce sont deux grands débris de la vaste irruption du XIIIe siècle. Ils ont également le visage large et plat, le teint brun, — entre le jaune et le noir, — le regard farouche et cruel, quelques poils à la lèvre supérieure et au trou du menton. La nature ne les a pas faits beaux, elle les a faits lestes et agiles, avec de petites jambes cependant. Comment les jambes des Tartares se développeraient-elles ? Ces nouveaux centaures, cavaliers de naissance, n’en font presque jamais usage ; c’est une rareté de voir un Tartare à pied. Le principal exercice des Criméens et des Nogaïs consiste à tirer de l’arc. Dès le plus bas âge, l’enfant s’habitue à lancer la flèche au but ; il n’aura son repas que quand il sera parvenu à frapper la cible. C’est ainsi qu’en Angleterre et en France on dresse le faucon.

La terre des herbes a de tout temps nourri des nomades ; hier c’étaient les Scythes, aujourd’hui ce sont les Criméens et les Nogaïs. Ni les uns, ni les autres ne bâtissent de villes ; ils ont des maisons de bois portées sur des roues comme la cabane d’un berger. Ces maisons, les Tartares les traînent partout où ils vont, chassant leurs troupeaux devant eux. Quand ils arrivent au lieu choisi pour leur campement, ils ont soin de ranger leurs chariots en bon ordre. Le camp présente alors l’aspect d’une grande ville avec ses rues régulières. Le souverain de Crimée ne vit pas autrement : sa capitale est une cité de bois incessamment en marche ; il est certaines saisons où l’on ne retrouverait pas deux jours de suite le souverain et sa ville à la même place. Ces incorrigibles vagabonds ont peine à comprendre une autre existence. Les constructions fixes des autres peuples leur semblent à la fois malsaines et désagréables ; ils n’y respirent pas à l’aise. Chaque année au printemps, on les voit mettre en mouvement leurs maisons avec leurs bestiaux, pour se porter vers le nord. Faisant des étapes de 10 ou 12 milles par jour, ils finissent par atteindre l’extrémité la plus septentrionale du pays que les Russes ne sont pas encore parvenus à leur ravir ; ils reviennent ensuite lentement vers le sud. L’herbe que leurs chevaux et leurs troupeaux ont tondue a déjà repoussé. Il n’en faut pas moins de vastes provinces à ces hordes, dont le passage périodique ressemble à celui d’une nuée de sauterelles. Aussi le khan de Crimée n’a-t-il pas cessé de prétendre que les villes de Kazan et d’Astrakan, que toute la contrée qui s’étend au nord et à l’ouest jusqu’à Moscou, que Moscou même lui doivent, comme aux jours du grand-khan, obéissance et hommage.

Depuis la sanglante victoire remportée par Dmitri Donskoï vers la fin du XIVe siècle, victoire qui mit le sceau à l’indépendance de la Russie, la guerre est sans trêve entre les deux nations. « Le Russe défend obstinément les conquêtes qu’il a faites ; le Tartare envahit le territoire russe une ou deux fois par an. » Quoi qu’il en soit, cette race qui distribuait jadis les couronnes en Russie, cette race de qui le grand prince Yaroslav et le vainqueur des Suédois, Alexandre Newski, ont tenu, en 1247, leurs pouvoirs, est en 1558 une race condamnée. Si elle n’est pas soumise par le tsar, elle sera subjuguée par le Grand-Turc. Le fils de Sélim, Soliman le Grand, Soliman le Magnifique, a, comme le fils de Basile, une nombreuse artillerie, des delhis et des janissaires couverts de cottes de mailles ; les Tartares criméens n’ont encore pour armes offensives que leur arc, leur carquois rempli de flèches, leur sabre courbe ; quelquefois un bâton pointu semblable à un épieu ; leur armure ne se compose que d’une peau de mouton noir qu’ils portent, la laine en dehors pendant le jour, en dedans pendant la nuit ; leur morion est un bonnet de peau. Que leur servira, quand il faudra répondre au canon où à l’arquebuse, de savoir lancer leurs flèches en arrière aussi bien qu’en avant, de charger avec de grands cris : Allah billah ! Allah billah ! Dieu nous aide ! Dieu nous aide ! Dieu n’aide plus que les peuples qui connaissent l’emploi de la poudre à canon. Les Nogaïs les premiers ont cessé d’être à craindre. Leur pays était cependant, avant l’année néfaste de 1558, un pays de grand pâturage. La nation se subdivisait en hordes, et chaque horde suivait, dans ses migrations perpétuelles, un chef, un roi particulier appelé Moursa. Les femmes, les enfans, les bestiaux, se mettaient en marche avec les guerriers, dès qu’un pâturage était épuisé et qu’il en fallait aller chercher un autre. Des chameaux traînaient les charrettes sur lesquelles on avait chargé les tentes. Mangeant beaucoup de viande, principalement du cheval, buvant du lait de jument avec lequel, quand il l’a fait fermenter, le Tartare peut aussi bien qu’avec de plus savans breuvages goûter les plaisirs de l’ivresse, ce peuple de pasteurs se raillait des chrétiens qui s’imaginent pouvoir se faire un corps robuste et une âme vigoureuse avec du pain, de l’eau et du kvas. Jamais coquins plus séditieux, plus enclins au vol et au meurtre n’avaient foulé l’herbe de la prairie. Chacun d’eux ne possédait pas moins de quatre ou cinq femmes, sans compter les concubines. Étrangers à toute industrie, les Nogaïs ignorent comme les Criméens l’usage de l’argent. En échange des vêtemens dont ils ont besoin et des autres objets que ne leur ont pas procurés leurs rapines, ils n’ont à offrir que leurs bestiaux ; mais ces bestiaux, avant le grand désastre de 1558, étaient innombrables.

Le langage de toutes ces tribus est bref et bruyant ; on dirait que leur voix sort d’une cavité profonde. A l’est ou à l’ouest du Volga, c’est toujours le même accent guttural. Entre la vache qui beugle et le Tartare qui chante, la différence est à peine sensible. Le chant des Russes au contraire rappelle le gazouillement des oiseaux. Vous reconnaîtrez aisément les inclinations et les habitudes d’un peuple au timbre de sa voix, à l’âpreté ou à la douceur de son langage. Ces sons rauques et ce mode plaintif qui semblent se répondre des deux côtés de la frontière commune indiquent bien sous quels régimes divers les deux nations ont grandi. La bête de proie et l’innocente victime ne sauraient avoir le même accent. Que fût-il advenu de l’Europe, si le christianisme n’eût fait à la race slave un sort distinct du sort de la race mongole, si le saint empereur Alexandre Newski, désireux de garder la faveur de la Grande-Horde, se fût laissé gagner par le khan Berki à la foi de l’islam ? La Russie chrétienne a peut-être sauvé la civilisation d’un danger plus pressant, d’un destin plus affreux que ceux dont la menacèrent jadis les Huns d’Attila. Le christianisme malheureusement s’est arrêté à la mer Caspienne. La domination russe n’est pas si bien affermie, de Vasiligorod à l’embouchure du Volga, qu’il soit permis au tsar de rêver de ce côté de nouvelles conquêtes.

Tant que le convoi dont la barque de Jenkinson fait partie ne sera pas entré dans les eaux d’Astrakan, les strelitz feront bien de tenir leurs armes sous la main et les mèches de leurs mousquets allumées. Le 16 juin cependant, toute la flotte a dépassé sans encombre la grande pêcherie d’esturgeons de Potovsi, pêcherie située à 20 lieues en aval du confluent de la Kama ; il a dépassé également, le 22, le confluent de la Samara, reconnu de loin, le 28, la colline sur laquelle s’élevait naguère le château-fort construit par les Tartares entre Astrakan et Kazan ; le 1er juillet, il rase l’étroite bande de terre qui sépare le Volga du Don. C’est en franchissant cet isthme que les Tartares faisaient autrefois passer leurs bateaux du fleuve qui se jette dans la Mer-Noire au fleuve qui se jette dans la mer Caspienne. Après avoir pillé les marchands pour lesquels le Don était la seule route conduisant vers Azof, vers Kaffa, vers Soudagh, vers toutes les autres villes situées sur le Pont-Euxin, ils venaient rançonner les convois que le Volga amenait au port d’Astrakan, L’isthme de Perovolog, — tel est le nom que lui donne Jenkinson, — mesure 2 lieues à peine. Habituel repaire des bandits, on ne le dépassait pas autrefois sans terreur. La police du fleuve est mieux faite depuis que ce sont les capitaines d’Ivan qui s’en chargent. Il est bon toutefois de rester sur ses gardes ; les habitudes de brigandage sont toujours lentes à détruire, et les chants qui ont bercé le premier sommeil du Cosaque l’inviteront bien longtemps encore à renouveler les prouesses du passé[9].

A partir de Perovolog, le Volga roule ses flots entre deux déserts, désert des Criméens à droite, désert des Nogaïs à gauche. Là pour la première fois Jenkinson a le spectacle d’un campement de Tartares établis sur leur terrain de pâture. Le capitaine du Primerose compte près d’un millier de chameaux réunis. Toute une ville ambulante est en voie de se déplacer. Les chameaux la traînent à travers la prairie de leur pas solennel et sûr. La horde n’est pas d’ailleurs une horde ennemie ; c’est la horde du moursa Ismaïl, le plus grand prince de tout le Nogaï. Ismaïl a tué ou chassé ses rivaux, n’épargnant même pas ses frères et ses enfans. Il vit en paix avec la Russie, se procure par la Russie tout ce que ses sujets demandaient autrefois aux marchands persans, et gouverne seul les immenses solitudes où il promène de pacage en pacage ses troupeaux.

Depuis quatre-vingt-deux jours Jenkinson est en route ; il ne tardera pas à déboucher avec le Volga dans la mer Caspienne. Le 14 juillet 1558, il passe devant le vieux château qui fut jadis le château d’Astrakan, le laisse sur la droite et va débarquer au pied de la nouvelle ville, de la ville qu’Ivan IV a conquise en 1552. Jenkinson estime avoir parcouru, depuis son départ de Moscou, 600 lieues anglaises environ, presque autant pour venir du fond de la Mer-Blanche à la capitale. Les Russes, dont il est devenu à Nijni-Novgorod le compagnon, font un autre calcul : ils évaluent la distance qui sépare le monastère Saint-Nicolas de la mer Caspienne à 3,980 verstes, — 4,246 kilomètres[10]. — Tout cela, c’est l’empire d’Ivan Vasilévitch : Ivan l’a reçu vaste, il le rendra immense à ses successeurs. C’est par milliers de verstes que désormais il accroît ses domaines. De Vasiligorod à la mer Caspienne, de la Vitchegda au fleuve Oby, il y aurait place dans la vieille Europe pour trois ou quatre royaumes. Peu s’en fallut qu’Ivan n’ébréchât son glaive sur les murs défendus par la Horde-d’Or ; il n’a eu besoin que de le brandir pour conquérir la province d’Astrakan et la terre des Samoïèdes. Ce ne sont pas seulement les grandes qualités des souverains qui font les grands règnes ; ce sont aussi les circonstances au milieu desquelles éclôt leur pouvoir. Le grain confié à la terre ne peut germer avant la saison.

La ville d’Astrakan a été bâtie sur la pente d’une colline, dans une île du Volga. Au centre de la ville s’élève, suivant la coutume, une forteresse, seconde enceinte de bois et de terre, car la ville a, comme la forteresse, son rempart. Quelques milliers de huttes sales et enfumées se pressent autour d’un édifice d’assez belle apparence ; c’est dans cet édifice qu’habite le gouverneur. Quant à l’île, elle n’offre au regard ni bois, ni pâturages, ni champs mis en culture. Sur le territoire d’Astrakan, on manque absolument de viande et de pain. Le poisson sec, en revanche, y abonde. L’air est infecté de l’odeur des esturgeons pendus dans les rues et jusque dans l’intérieur des maisons. Tous ces poissons, séchant au soleil, attirent une telle quantité de mouches que jamais rien de pareil ne s’est vu en d’autres pays. La ville, en outre, est remplie de mendians, l’île est couverte de monceaux de cadavres qui gisent sans sépulture. La famine et la peste, ces deux fléaux dont nous avons déjà mentionné les ravages, ont chassé de la terre des Nogaïs des tribus entières de Tartares. Ces malheureux sont venus offrir leur soumission à l’empereur. Leur soumission a été acceptée, mais l’empereur ne peut, de si loin, nourrir ses nouveaux sujets. On les trouve dans les rues, hors des murs, morts de faim par centaines. Ceux qu’on ne parvient pas à vendre comme esclaves, finissent par être impitoyablement bannis de l’île. « Pendant que j’étais là, écrit Jenkinson, j’aurais pu, si j’avais voulu, acheter un millier de beaux enfans Tartares. Pour un pain qui eût valu six pence en Angleterre, on avait à son choix un jeune garçon ou une jeune fille ; mais nous tenions à ménager nos provisions. »

Astrakan est cependant le centre d’un certain commerce ; malheureusement il faut tout y amener du dehors. Les Russes apportent des cuirs rouges, des peaux de mouton, des vases de bois, des selles, des brides, des couteaux ; ils apportent surtout du blé, du lard et autres provisions de bouche. Peut-être n’ont-ils été si facilement les conquérans du pays que parce qu’ils en étaient, de longue date, les pères nourriciers. Les Tartares et les Persans n’auraient pu fournir à ce peuple affamé que des étoffes.

Le spectacle lamentable qu’offraient pendant l’été de 1558 les rives du Volga place dans son vrai jour le rôle de la Russie au XVIe siècle. Les princes de Moscou sont les pharaons du nouvel Orient ; Ivan IV est moins un Charlemagne qu’un Ramsès. Nous commençons enfin à comprendre la tâche qui lui est échue ; nous n’essaierons pas cependant de le juger encore. Il faut attendre que plus d’un quart de siècle ait lassé ce bras qui ne s’est mis que depuis huit ou dix ans à l’œuvre, il faut laisser cette âme, qui n’a pas connu jusqu’ici l’adversité et la trahison, nous montrer comment elle supportera cette épreuve ; il sera temps alors de nous demander dans quelle balance il convient de peser les actes d’un souverain appelé à régner sur des peuples à demi barbares. L’époque même où ce souverain a vécu ne saurait manquer de nous revenir aussi en mémoire. Ni l’histoire d’Angleterre, ni l’histoire de France, ne furent, en ces temps déjà reculés, une idylle. Si grand que l’on puisse être, on se ressent toujours un peu de l’atmosphère morale qu’on respire. Il doit y avoir, puisque le ciel est juste, des anthropophages vertueux, comme il y a des anthropophages pervers ; exigera-t-on d’un chef de cannibales que sa vertu se montre sous les traits du bon roi René ? Les arrêts de l’histoire auront été, croyons-le, plus d’une fois réformés au tribunal suprême : si justifiés en tout cas qu’ils puissent être, ces arrêts n’ont rien de commun avec le sentiment populaire. Le premier besoin d’un peuple est de rester une nation, et le despotisme, quels que soient ses excès, paraît bien léger à ceux qui se reposent, sous le sceptre du despote, des rigueurs de la servitude étrangère.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue des 15 juin, 1er Juillet et 11er août.
  2. Probablement Yam, — station de poste, — village astreint à fournir des moyens de transport aux messagers du tsar.
  3. Les historiens russes ne sont pas ici tout à fait d’accord avec les anglais. Suivant eux, Ivan III avait, dès l’année 1480, refusé le tribut au khan de la Grande-Horde.
  4. Le rouble valait en 1557 de 12 à 13 shellings anglais. Le marc d’argent pesait une demi-livre, et deux marcs valaient 20 shellings, ou 20 sous tournois.
  5. 2,340,000 shellings environ.
  6. On aura remarqué l’extrême analogie qui existe entre les syny-boïarsky russes et les timariotes ottomans. Une constitution à peu près semblable du pouvoir appelait nécessairement au XVIe siècle des institutions militaires identiques dans l’empire de Soliman le Grand et dans celui d’Ivan Vasilévitch.
  7. Les morts n’étaient pas généralement, comme on n’hésite pas encore aujourd’hui à le faire en Chine, conservés à domicile. On les déposait dans une maison des faubourgs appelée maison de Dieu. Les corps y étaient empilés comme des pièces de bois dans un chantier. Lorsqu’arrivait le dégel, chacun venait reconnaître et reprendre les siens pour les porter en terre.
  8. C’est sous ce nom que les marchands européens désignaient au moyen âge la mer Caspienne.
  9. Nous avons entendu en 1858, trois siècles après le voyage de Jenkinson, les matelots de la frégate le Polkan, que commandait à cette époque le capitaine Youchkof, et un peu plus tard le capitaine Stetonko, répéter en chœur ces chants des pirates du Volga. Accroupis en rond sur le pont, les marins russes accompagnaient la lente et monotone cadence d’une. pantomime destinée à représenter le balancement de la barque sur les eaux du grand fleuve.
  10. Les géographes modernes diminueront ce chiffre à peu près de moitié. Si l’on fait abstraction des détours, il ne faudra compter que 2,270 kilomètres entre Arkangel et Astrakan, 1,020 d’Arkangel à Moscou, 1,250 de Moscou à la mer Caspienne.