Les Martyrs/Préface de l’édition de 1826

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PRÉFACE


de l’édition de 1826

Voici un ouvrage que j’ai cru tombé pendant quelque temps, non qu’en ma conscience je le trouvasse plus mauvais que mes précédents ouvrages ; mais la violence de la critique avait ébranlé ma foi d’auteur, et j’avais fini par être convaincu que je m’étais trompé. Quelques amis ne me consolaient pas, parce qu’au fond je n’étais pas affligé, et que je fais bon marché de mes livres ; mais ils soutenaient que la condamnation n’était pas assez justifiée, et que le public tôt ou tard porterait un autre arrêt. M. de Fontanes surtout n’hésitait pas : je n’étois pas Racine, mais il pouvait être Boileau, et il ne cessait de me dire : « Ils y reviendront. » Sa persuasion à cet égard était si profonde, qu’elle lui inspira les stances charmantes :


« Le Tasse errant de ville, etc. »


sans crainte de compromettre son goût et l’autorité de son jugement.

En effet, les Martyrs se sont relevés seuls ; ils ont obtenu l’honneur de quatre éditions consécutives ; ils ont même joui auprès des gens de lettres d’une faveur particulière : on m’a su gré d’un ouvrage qui témoigne de quelque travail de style, d’un grand respect pour la langue et d’un goût sincère de l’antiquité.

Quant à la critique du fond, elle a été promptement abandonnée. Dire que j’avais mêlé le profane au sacré, parce que j’avais peint deux religions qui existaient ensemble, et dont chacune avait ses croyances, ses autels, ses prêtres, ses cérémonies, c’était dire que j’aurais dû renoncer à l’histoire, ou plutôt choisir un autre sujet. Pour qui mouroient les martyrs ? Pour Jésus-Christ. À qui les immolait-on ? Aux dieux de l’empire. Il y avait donc deux cultes.

La question philosophique, savoir si sous Dioclétien les Romains et les Grecs croyaient aux dieux d’Homère, et si le culte public avait subi des altérations, cette question comme poëte ne me regarderait pas, et comme historien j’aurais eu beaucoup de choses à dire.

Il ne s’agit plus de tout cela. Les Martyrs sont restés, contre ma première attente, et je n’ai eu qu’à m’occuper du soin d’en revoir le texte.

Au reste, cet ouvrage me valut un redoublement de persécutions sous Buonaparte : les allusions étaient si frappantes dans le portrait de Galérius et dans la peinture de la cour de Dioclétien, qu’elles ne pouvaient échapper à la police impériale, d’autant plus que le traducteur anglais, qui n’avait pas de ménagements à garder, et à qui il était fort égal de me compromettre, avait fait, dans sa préface, remarquer les allusions. Mon malheureux cousin, Armand de Chateaubriand, fut fusillé à l’apparition des Martyrs : en vain je sollicitai sa grâce ; la colère que j’avais excitée s’en prenait même à mon nom. N’est-ce pas une chose curieuse que je sois aujourd’hui un chrétien douteux et un royaliste suspect ?

Préface Les Martyrs Livre premier