Les Masques et les visages au Louvre/04

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Les Masques et les visages au Louvre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 116-149).
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LES MASQUES ET LES VISAGES
AU LOUVRE

IV.[1]
CELUI QUI A REMPLACÉ LA JOCONDE


I. — UN PORTRAIT

Il y a quelque quatre cents ans, durant l’hiver de 1519, les humanistes de l’Italie se passaient, de main en main, une sorte de poème en latin, qui venait d’être composé par l’un d’eux, sous la forme d’une lettre adressée par une femme à son mari. Il s’agit de nouveaux époux : la femme est seule à la maison, à Mantoue, avec son nouveau-né ; le mari est à Rome, en ambassade auprès du Pape, occupé de mille affaires dont elle n’a cure. Elle se plaint de son absence et languit après son retour. Seul, son portrait, peint par Raphaël[2], lui remplace l’absent :

Sola tuos vultus referens Raphaelis imago
Picta manu curas allevat usque meus

Et elle rit à ce portrait, elle s’adresse à lui comme s’il était vivant, elle lui parle tant et si bien qu’il lui semble qu’il sourit lui aussi, qu’il répond ; elle lui amène l’enfant qui le reconnaît et le salue.

Cette épitre était grandement admirée. Tout le monde en connaissait l’auteur, Balthazar Castiglione, et savait qu’il s’agissait de lui-même, de sa femme et de son enfant, âgé de deux ans. On goûtait fort la prudence de ce mari, déjà mûr, qui prenait soin de rédiger les plaintes que son absence devait inspirer à sa jeune femme. On en savourait le bon parfum de latinité. On saisissait, aussi, fort bien l’allusion au portrait de Raphaël. Peint depuis quatre ans seulement, ce portrait était déjà célèbre. Il l’est encore. C’est lui qui a remplacé la Joconde[3]

Je ne sais pourquoi on l’a choisi, mais on ne pouvait pas mieux choisir. Au premier abord, on éprouve bien un certain malaise à voir, au milieu du Salon Carré, à la place du sourire accoutumé, — le plus féminin de tous les sourires, — cet homme amplement barbu, le crâne serré dans un bicoquet, et auréolé d’une immense barrette noire, ou toque rebrassée, qui vous regarde paisiblement de ses gros yeux bleus. On savait bien qu’on ne verrait plus la Joconde, mais il semblait que le lieu où elle a été si longtemps fut un peu consacré, et qu’un homme ne dût pas s’y carrer à son aise. MM. les conservateurs du Louvre eussent peut-rire mieux fait de laisser la place vide : — comme Burne Jones, dans sa mosaïque fameuse du Christ entouré d’anges, qui est à l’église américaine de Saint-Paul, à Rome, a laissé vide la place du plus grand d’entre eux, à la droite de Dieu, pour le jour où il reviendra… Mais puisqu’on y a mis quelqu’un, c’est bien Balthazar Castiglione qu’il fallait y mettre. Il y a, dans son regard et dans son vague sourire, quelque chose qui attire comme dans l’autre, mais qui rassure. C’est l’homme accompli de la Renaissance, comme la Joconde en est la femme rêvée ; l’histoire à la place de la légende.

Le premier émoi passé, on est conquis par cette physionomie grande ouverte, ces yeux de bon chien fidèle, cette bouche fermée et pourtant bien parlante, ce maintien quiet, modeste, réservé, l’entière bonne foi de cette figure et aussi de cette peinture. Rien pour l’effet : pas de pose, pas d’éclat, pas de prouesse visible du pinceau. Presque tout est de la même couleur, je veux dire de deux ou trois couleurs voisines et froides, et les intervalles entre les valeurs sont imperceptibles. La palette de Raphaël, en cette occasion, c’est le vocabulaire des gens du XVIIe siècle, vocabulaire restreint, mais où chaque mot étant mis à sa juste place, les moindres nuances de la pensée sont rendues. Il n’y a de rougeâtre ou de coloré, en clair, que ce qui vit : la chair, la barbe, les yeux. À peine, le feu d’un bijou d’or couve faiblement en deux endroits, parmi les charbons de la barrette et les cendres de la fourrure. Et malgré cette pauvreté, jamais le coloriste n’a été si grand. C’est peut-être le chef-d’œuvre de Raphaël.

En même temps, l’homme représenté, ici, est l’auteur du livre que tout le XVIe siècle a considéré comme un chef-d’œuvre : le Cortegiano, et il a fait, de sa vie elle-même, un chef-d’œuvre de l’art le plus subtil et le plus délicat : l’art d’agir harmonieusement avec son temps, d’accorder son solo avec le grand accompagnement des voix humaines de son siècle. Toute la Renaissance n’a travaillé que pour produire un Castiglione. Vittoria Colonna, que nous voyons juste en face de lui, dans les Noces de Cana, tout au bout de la table, appuyée sur le coude gauche et mâchant son cure-dent, le lui a écrit en termes décisifs : « Je ne m’étonne pas que vous ayez point un parfait homme de cour, car vous n’aviez qu’à tenir un miroir devant vous et à dire ce que vous y voyiez… » Et Charles-Quint, à côté d’elle, qui tourne son profil gauche vers un serviteur, à l’angle du balustre, annonçait ainsi à ses courtisans la mort du modèle de Raphaël : « Je vous dis qu’est mort un des meilleurs chevaliers du monde ! » Enfin, ce François Ier, dont nous voyons le grand profil, peint par le Titien, tourné vers la toile immense de Véronèse, le lendemain de la bataille de Marignan, demandait à Balthazar Castiglione de finir son Cortegiano, pour le donner, en exemple, aux générations futures. Si jamais un temps a tenu dans un livre, un livre dans un homme, un homme dans un portrait, c’est ici.

Et, c’est ici, qu’on peut le mieux le saisir, au centre de toutes ses vivantes affinités. Le hasard l’entoure des figures qu’il a connues et qui l’ont aimé. En face de lui, sous le pseudonyme des Noces de Cana, la grande fête de la Renaissance, qu’il n’a pas connue, mais dont il a donné le signal. Tous les gens qui sont là, sauf peut-être le négrillon qui tend une coupe à Alfonso d’Avalos, ont lu son livre, de quelque nation qu’ils soient, car au moment où ce tableau a été peint par Véronèse, en 1562, le Cortegiano a déjà eu soixante éditions : il a été traduit en espagnol, en français, en latin, en anglais, et le nom de Castiglione, prononcé parmi le brouhaha des conversations, le cliquetis des coupes, les coups sourds du tranchoir et le bruissement des archets, serait salué d’une acclamation unanime.

A côté de lui, cette allégorie mystérieuse, incompréhensible, chaude, dans un monde de volupté triste, où toutes les mains étreignent quelque chose que les yeux ne regardent pas, doit charmer son esprit mythologique. Un chevalier en armure, grave comme un magicien durant une incantation, pose la main sur le cœur d’une femme qui médite. Un enfant apporte un fagot de bois mort qu’il est allé chercher dans la forêt et qu’il étreint avec peine de ses doigts écartés. La belle dame pensive tient un objet translucide et noir : une boule de cristal, s’il faut en croire la forme qu’ont prise les mains pour le contenir ; une autre figure féminine s’agenouille, pâmée dans un geste de prière. Tout ce rébus qui intrigue, inspire, désespère les commentateurs du Titien, est sans doute une des allégories savantes où se plaît son humanisme. Et ce chevalier mystérieux est, dit-on, un de ses amis, Alfonso d’Avalos, le héros de Pavie, à qui, de Madrid, il écrivait pour le complimenter : « Mon cher et très illustre seigneur, je pense qu’après m’avoir envoyé une lettre, le 13 février, vous ne m’avez plus écrit avant la bataille qui a eu lieu le 24. Ainsi, la glorieuse main qui venait de tracer ces lignes pour mon plaisir, bientôt après a participé à cette fameuse victoire qui a rejeté dans l’ombre toutes les autres… » Un peu plus loin, il y a beaucoup de chances pour que ce seigneur amoureux, qui multiplie les beautés de sa maîtresse en la mettant entre deux miroirs, soit son maître le marquis Federico Gonzague[4], à qui, justement, il écrivait un jour : « L’ambassadeur de France, Saint-Marceau, a été dire au Pape que Votre Excellence est jeune et inexpérimentée et adonnée aux plaisirs ; » — ce que le marquis n’a pu nier si cette lettre lui est parvenue au moment où il se faisait peindre, ainsi, par le Titien.

Ses amis sont donc là, figurés par les plus grands maîtres de la Renaissance, qu’il a tous aimés eux aussi et admirés, sans distinction d’école : « Des choses bien diverses peuvent plaire également à nos yeux, tellement il est difficile de dire lesquelles plaisent le plus, dit-il, dans le Cortegiano. Voici que, dans la peinture, sont très excellens Léonard de Vinci, Mantegna, Raphaël, George de Castelfranco (Giorgione) ; néanmoins, tous sont très différons les uns des autres, de sorte qu’il ne semble pas, qu’à aucun d’eux, il manque quoi que ce soit dans sa manière, puisqu’on reconnaît que chacun est parfait dans son style… »

Enfin, c’est une chance pour lui que de revivre par la main de Raphaël. Des artistes qu’il vient de citer, c’est assurément celui qui pouvait le mieux le comprendre et nous le faire comprendre. Le divin Léonard n’y eût pas été propre du tout. Léonard, c’est le rêve inquiet, l’art qui change et qui se cherche, l’esprit nouveau qui brise les cadres, ouvre les ailes ; c’est l’âme qui doute et se perd dans le mystère. Raphaël, c’est l’art fixé, la perfection simple dans des limites franchement acceptées, l’art qui ne cherche rien, qui ne promet rien : — qui tient. Regardez ce portrait : la pensée n’est sollicitée par rien d’autre que par son objet immédiat, le fond est fermé. L’homme qui fit cela ne douta point de la peinture. Il ne l’eût jamais quittée pour s’en aller inventer des engins de guerre, d’hydraulique ou d’aviation. Il serait curieux de savoir ce que Castiglione pense de l’auteur de cette Joconde qu’il remplace ; — mais nous le savons ! Ecoutons-le : « Un autre des premiers peintres du monde méprise cet art où il est très singulier et s’applique à étudier la philosophie, dans laquelle il a de si étranges conceptions et de si nouvelles chimères que, même avec toute sa peinture, il ne saurait les représenter[5] !… » Ce mot mesure toute la distance qui sépare Castiglione de Léonard.

De Raphaël, au contraire, tout le rapproche. D’abord, la vie. Balthazar Castiglione, quoique Mantouan de naissance, a passé les plus belles années de sa jeunesse a la cour d’Urbino, près du duc Guidobaldo et d’Elisabetta Gonzague, et il y a vu grandir le jeune maître et guetté son premier essor. Il l’a retrouvé à Rome, et tous les deux, jeunes, beaux, aimables, sociables, fous de l’antiquité, liés par les souvenirs des premiers succès, les voilà qui courent la ville éternelle, déterrant les marbres, relevant le plan de la cité impériale, scrutant Vitruve. Ensemble, ils rédigent un rapport à Léon X sur les mesures à prendre pour sauver ce qui reste de la Rome antique. Sans cesse aux côtés du peintre, l’humaniste le conseille, l’éclairé et, lorsqu’il n’est pas là, Raphaël éprouve qu’il lui manque un peu de lumière. C’est à lui qu’il adresse la lettre fameuse, tant de fois citée, sur une « certaine idée » qu’il a dans l’esprit touchant la beauté. « Je vous dirai que si je veux peindre une belle femme, il faut que j’en voie plusieurs et que je vous aie près de moi pour choisir la plus belle… » Lorsque Raphaël le quitte pour toujours, Castiglione a l’impression d’un immense vide. La première fois qu’il revient à Rome, après la mort de son ami, il écrit à sa mère, le 20 juillet 1520 : « Je vais bien, mais il ne me semble pas que je sois à Rome, puisque mon pauvre Raphaël n’y est plus… »

Ce n’est pas seulement la vie qui les rapproche : ce sont les idées. En ce temps-là, comme aujourd’hui, il y avait une lutte sourde entre ces deux ennemis nés, le peintre et le modèle, chacun poursuivant un but di Itèrent et ayant besoin de l’autre pour y atteindre. Chez Raphaël et Castiglione, le but était le même : donner l’image de l’équilibre, du naturel, de la mesure dans un être beau, sain, vigoureux, et cela sans effort. Nous ne savons ce qui put se dire, il y a quatre cents ans, durant les heures de pose, dans le palais du Borgo Nuovo, par les chaudes après-midi de septembre ; la porte était si sévèrement : consignée que l’ambassadeur de Ferrare, lui-même, ne pouvait pénétrer. Mais le livre est là, comme le portrait lui-même, bien vivant quoiqu’on n’ait pas cru devoir le traduire en français depuis longtemps. Il faut lire le Cortegiano de Castiglione devant le Castiglione de Raphaël : c’est la même pensée en deux langues.

Il n’a pu y avoir désaccord sur le costume. « Le vrai est que pour moi j’aimerais qu’il ne fût extrême en rien, ni comme le costume français par son trop d’ampleur, ni comme l’allemand par son trop d’étroitesse, mais plutôt comme l’un et l’autre corrigés et ramenés à une meilleure forme par les Italiens… Il me plaît, aussi, qu’il tire toujours un peu plus sur le grave et le sombre que sur le gai, car il me semble qu’une plus grande grâce est donnée aux vêtemens par la couleur noire que par aucune autre, et si ce n’est pas le noir, qu’au moins il tire sur le sombre : j’entends le vêtement ordinaire, car il n’y a pas de doute que, par-dessus les armures, siéent mieux les couleurs ouvertes, claires, gaies, et aussi les vêtemens joyeux, dentelés, pompeux et superbes, mêmement dans les spectacles publics, fêtes. jeux, mascarades et choses semblables, parce que les choses mi-partie portent, en elles, une certaine vivacité et ardeur, qui s’harmonisent bien avec les luttes et les jeux, mais, pour le reste, je voudrais que le costume témoignât de cette gravité que garde si fort la nation espagnole, car les choses extérieures portent témoignage des intérieures… » Ainsi parle l’humaniste, et même à la guerre, tiraillé entre mille soucis, occupé à batailler contre Bayard, du côté de Lodi, il mande à sa mère de lui envoyer un « vêtement de damas noir bordé de martre. » Raphaël n’a pas eu besoin d’aller chercher, bien loin, la plus parfaite de ses harmonies en noir, en gris et en blanc ; la tenue habituelle de son modèle la lui fournissait.

Il n’y a pas eu désaccord, non plus, sur la pose : « Il me semble que les manières des Espagnols s’accordent davantage avec les Italiens que celles des Français, parce que cette gravité tranquillev qui est le propre des Espagnols, me parait nous convenir à nous autres beaucoup mieux que la prompte vivacité qui se voit chez les Français, dans presque tous leurs mouvemens… » Voilà ce qu’écrit le modèle : voyez ce qu’a fait le peintre. Il a donné, ici, l’exemple du calme et de la sérénité dans les lignes. C’est la pose rentrée ou concentrée, toutes les lignes ramenant l’œil au centre de la toile, aucune ne l’égarant au dehors. Elle a frappé Rubens : il en a fait un croquis qui nous a été conservé, croquis hâtif, notation immédiate où rien n’est visible que cette dynamique des masses rabattant l’attention sur le principal de l’objet. Ce balancement des lignes, qui est un enchantement pour l’œil, ce mystérieux accord entre nos instincts physiologiques encore mal définis et l’équilibre entre la suspension des choses dans l’espace, suivant l’effort de l’homme, et leur chute suivant la loi de gravitation : — tout cela est dû au génie naturel du peintre.

Et il est bien évident qu’il y a réussi sans système, sans contrainte, presque sans y penser. Ressemblance de plus avec son modèle : « Je trouve, dit Castiglione, une règle tout à fait universelle, qui me parait valoir en toutes les choses humaines qui se disent ou qui se font plus qu’aucune autre : c’est de fuir le plus qu’il se peut, et comme recueil le plus âpre et le plus périlleux, l’affectation et pour employer, peut-être, une expression nouvelle, d’user en toutes choses d’une certaine désinvolture (sprezzatura), qui cache l’art et prouve que ce qu’on fait ou dit vient sans fatigue et presque sans y penser. De là, je crois que dérive aussi la grâce, parce que des choses rares et bien faites chacun sait la difficulté ; alors la facilité à les faire excite un grand émerveillement et, au contraire, forcer son talent et, comme on dit, « tirer par les cheveux » est extrêmement disgracieux et ôte sa valeur à toute chose, si grande qu’elle soit. Ainsi, l’on peut dire que ceci est de l’art vrai, qui ne semble pas être de l’art… Dans la peinture, par exemple, une seule ligne tracée sans effort, un seul coup de pinceau facilement donné, de façon qu’il semble que la main, sans être guidée par aucune étude ni aucun art, s’en va d’elle-même à son but, selon l’intention du peintre, découvrent clairement l’excellence de l’artiste. » C’est la définition, même, de Raphaël dans ses portraits, à ses plus beaux momens et notamment dans ce portrait. Cette facilité, cette tranquillité de l’artiste créant son œuvre comme la nature fait la sienne, cette sprezzatura, que Castiglione met au-dessus de tout, a trouvé ici son prototype. Si vous comparez cette tête à toutes celles qui l’entourent, dans ce Salon Carré et qui sont presque toutes admirables, vous sentirez la différence. Dans les autres, on sent une intention, une volonté, quelque chose d’effectué ou de conquis, une victoire éclatante sur la matière due au génie de l’homme. Ici, l’artiste a disparu pour nous laisser seuls avec son modèle, auquel il semble qu’il n’a rien donné, — que la vie.

Consultons-le donc comme nous ferions une figure vivante. Oublions l’art, pour chercher l’homme. Ce front magnifique, ces pommettes saillantes, ces yeux écartés, — l’œil droit un peu tiré vers la droite, — cette bouche parfaite, presque sensuelle, le crâne élevé un peu en son milieu, — ce qui est attesté par ses autres portraits, — et chauve, — ce qui est dissimulé dans celui-ci, — ce nez droit, ce teint clair, tout concourt à nous faire croire que nous avons devant les yeux un complet exemplaire de la plus saine humanité. Ce sont les traits caractéristiques de ce que les physionomistes du système planétaire appellent le Jupitérien du type heureux. Faut-il les croire ? « La beauté des fleurs, dit Castiglione, porte témoignage de la bonté des fruits, et la même chose intervient dans les corps, comme on le voit par les physionomistes qui, au moyen du visage, découvrent même les mœurs et parfois les pensées des hommes… » Ainsi, à mesure que son double naissait sous les doigts du peintre, il pensait qu’un nouveau trait de son signalement moral était envoyé à la postérité.

Un visage est une biographie écrite par la Nature. Le peintre, qui fait un portrait, transcrit cette biographie comme il ferait le texte d’une langue inconnue : il en recopie les signes, sans trop savoir ce qu’ils veulent dire. A nous de les déchiffrer. Assurément, notre science sur ce point n’est guère plus avancée que celle des peintres du XVIe siècle ; elle est bien faible et bien incomplète, ou, pour mieux dire, elle n’existe pas, mais, ici, le document est parfait. Ce portrait de Castiglione est un livre ouvert. Chaque passant y lit, sans un instant d’hésitation, les mêmes choses : une âme mesurée, bienveillante et fidèle, une sensibilité sereine, la mélancolie des êtres trop bons que l’injustice indéfiniment étonne, de l’élévation sans rien d’austère, ni de mystique, de la volonté sans rien de tendu. Se trompe-t-il ? La vie de Castiglione va nous le dire.


II. — UNE VIE

Le grand trait de cette vie est la fidélité. Né à quelques kilomètres de Mantoue, le 6 décembre 1478, près de Marcaria, dans le vieux château de Casatico, sur l’Oglio, d’une ancienne famille milanaise établie d’abord à Milan au service des Visconti et des Sforza, et passée à Mantoue au service des Gonzague, Castiglione avait été élevé dans cette tradition : servir. Il était naturel que ce fût les Gonzague. Son père Cristoforo Castiglione avait été blessé grièvement à Fornoue, aux côtés du marquis Gonzague, en combattant les Français, sa mère était une Gonzague d’une branche cadette. Pourtant, dans son jeune âge, il alla d’abord à Milan, apprendre les belles manières à la Cour de Ludovic le More. Il était, là, cette nuit terrible, une nuit digne des lamentations de Bossuet, où la jeune duchesse Béatrice d’Este mourut subitement, emportant avec elle tout l’espoir et lu joie et la fortune des Sforza. Puis il revint à Mantoue, se mettre au service de son seigneur naturel, le marquis Gonzague, qui l’occupa à la guerre. Car Balthazar était homme d’épée comme tous ceux de sa lignée, et il avait appris les armes avec le meilleur maître du temps, Pietro Monte, en même temps que le grec avec le meilleur helléniste, Chalcondylas. Longtemps il tint la campagne, dans le Napolitain, avec les Français, contre Gonzalve de Cordoue, C’est la partie la plus belliqueuse de sa vie.

Mais un beau jour, le marquis Gonzague le cède, en bonne et due forme, à son beau-frère le duc d’Urbino, Guidobaldo, qui fait de lui un diplomate. Il part pour Londres, en ambassade auprès de Henri VII, dont il cherche à gagner le cœur avec des chevaux barbes à Mantoue et un tableau de Raphaël. Guidobaldo mort, il reste au service de son successeur, Francesco Maria della Rovere, le neveu du pape Jules II, et le voilà, de nouveau, homme de guerre, servant dans l’armée papale, piétinant dans les tranchées devant Mirandola. Léon X ayant remplacé Jules II sur le trône pontifical, il se remet à négocier pour conserver à son duc les bonnes grâces du nouveau pape, quitte sa cuirasse et redevient l’humaniste ou l’artiste qui plait aux Médicis.

Il ne leur plait pas tant, cependant, qu’il puisse les empêcher de bouleverser le duché qu’il représente. Ce malheureux petit Etat d’Urbino semble une coquille de noix, ballottée par tous les orages, à la suite de la barque de Saint-Pierre. Quand le Pape est un Borgia, Urbino est confisqué par César Borgia ; quand le Pape est un della Rovere, Urbino est gouverné par Francesco Maria della Rovere ; quand le Pape est un Médicis, Urbino passe aux mains de Lorenzo de Médicis, le fameux Pensieroso de Michel-Ange, qui, de son vivant, ne pensa jamais à rien. Naturellement, en aucun cas, on ne demande aux gens leur avis, et ceux que Castiglione prodigue au Saint-Siège ne sont pas écoutés. Alors, ne pouvant plus servir utilement son dernier maître, le fidèle Mantouan retourne à son ancien seigneur, le marquis Gonzague, vieilli et revenu à de meilleurs sentimens. D’ailleurs, il n’a jamais cessé d’être aux ordres de la marquise de Mantoue, Isabelle d’Este, et quand le héros de Fornoue vient à mourir, il reste au service de son fils, Federico, et retourne à Kome pour le représenter auprès du Pape.

Ce n’était pas une sinécure. Les fonctions d’ambassadeur d’un petit Etat à Kome, en ce temps-là, ressemblaient beaucoup à celles d’un député de nos jours, à Paris, représentant une circonscription rurale : il s’agissait bien moins de traiter, de puissance à puissance, que de solliciter avec fruit, d’intriguer avec zèle, de dériver sur la terre d’élection le Ilot des grâces, — grâces spirituelles et temporelles, intérêts étrangement mêlés de la terre et du ciel. Castiglione n’y manque pas. Il parvient à faire donner à son maître la charge de capitaine général de l’Eglise ; il travaille pour que l’oncle de Federico, le cardinal Sigismondo Gonzague, soit pape, à la mort de Léon X, et pour que son ancien maître Francesco Maria della Rovere, enfin revenu dans ses Etats d’Urbino, soit placé, aussi, à la tête des troupes de Florence. Ainsi, dans la grande tempête du XVIe siècle et au milieu de ces courans alternatifs qui poussent dans tous les sens la politique italienne, il a toujours la même boussole : l’intérêt des Gonzague et de leurs parens ou alliés les plus proches : les ducs d’Urbino.

Cette constance le désigne. Tout le monde voudrait l’avoir ou le retenir à son service. Le pape Clément VII finit par l’emporter ; il se le fait céder par le marquis de Mantoue et l’envoie, comme nonce en Espagne, auprès de Charles-Quint. Il n’est pas sûr que l’Empereur, lui-même, ne cherche pas à l’enlever au Pape et à se l’attacher. En tout cas, il le comble de faveurs, et Castiglione vient d’être nommé évêque d’Avila quand il meurt, en 1529, juste à temps pour ne pas voir une petite fille de sa ville épiscopale donner un démenti à sa théorie du Cortegiano, que « l’on ne voit pas qu’une femme ait jamais connu les ravissemens de l’extase que procure l’amour divin, comme saint Paul, ni reçu les stigmates, comme saint François d’Assise… » Ainsi, vu de l’extérieur et au premier abord, l’homme à la grande barrette nous apparaît comme une espèce de condottiere de la diplomatie, passant du service d’un prince au service du prince voisin, et du service du voisin à celui du Pape, cédé par l’un à l’autre, à demi par courtoisie, à demi par force, choyé par chacun et demeurant fidèle à tous.

Il nous apparaît, ensuite, comme un témoin merveilleusement installé pour ne rien perdre du spectacle de l’Histoire. Et quel spectacle ! Luther, Charles-Quint, César Borgia, quels acteurs ! Sans doute, la pièce que joue l’humanité est toujours, un peu, la même, mais on arrive souvent le jour des doublures. Castiglione, lui, était là quand débutèrent ces artistes tels qu’on peut dire qu’ils ont, de toutes pièces, créé leurs rôles. Il était là, auprès de Louis XII, à Milan, au milieu de tous les ennemis et des victimes de César Borgia, lorsque César lui-même apparut, sur un cheval de poste, tout poudreux de la route, se précipita vers le roi de France et, par sa faconde et son enjouement, le conquit à sa cause. Il était là, quand Jules II, vieux, furieux et goutteux, brûlant d’ardeur belliqueuse, en plein hiver, tout blanc de barbe, de robe et de neige, entra par la brèche dans Mirandola. Il était de cette partie de chasse, à Corneto, où l’on vit Léon X botté, à cheval, en justaucorps blanc, suivi de ses cardinaux en justaucorps rouge, courir le sanglier et planter la bannière de saint Pierre au centre même de la chasse miraculeuse. Et quand le même Léon X abandonnait sa loupe et ses miniatures, pour lire et relire, le front souligné par l’inquiétude, le nouveau livre d’un certain « Frère Martin, » Castiglione le vit. Enfin, il se trouvait là, lorsque Charles-Quint, apprenant la prise de Home, se mit d’abord à sourire, ensuite à pleurer et, plus tard, lorsque l’Empereur envoya un cartel à François Ier, c’est Balthazar qui fut désigné comme second. On a pu, à d’autres époques, être témoin de choses plus grandes : on ne l’a jamais été de choses plus pittoresques, dans des décors de nature plus expressifs ou aménages par des artistes de plus de génie.

Le spectacle est fort divers. Un jour, ce sont les courses, auxquelles prennent part les chevaux barbes de Mantoue. Castiglione écrit au marquis Federico :


J’ai donné l’ordre à Zuccone d’engager, à la fois, les deux chevaux de Votre Excellence pour la première course, de telle sorte que, si l’un finissait mal, l’autre prit sa place. Au départ, le cheval gris Serpentino dépassa tous les autres et tint la tête pendant environ la moitié de la longueur de la piazza, lorsqu’ils atteignirent le Campo di fiore. L’alezan était le second, mais comme Zuccone avait dit au jockey de ne pas le presser avant d’être arrivé à la rue du Borgo, il laissa un cheval du cardinal Petrucci le dépasser. Le gris tenait bien toujours la tête, mais en arrivant au cloaque, son cavalier fut démonté par quelque accident incompréhensible, sans que personne l’eût touché. Malgré cela, le cheval ne s’arrêta pas et demeura en tête jusqu’au but. Au pont, l’alezan était troisième, et il aurait aisément gagné, mais il prit peur à la vue d’un cavalier masqué dans la foule et lui détacha une ruade. Le jockey fut projeté lourdement sur le sol, assez sérieusement blessé, et il n’a pas encore repris connaissance. Un cheval de Campo San Piero était juste derrière le gris de Votre Excellence, et quoique ni cette bête, ni celle du cardinal Petrucci ne l’aient dépassé, c’est celui-là qui a eu le Palio, parce qu’il n’est pas accordé à un cheval sans cavalier. Votre Excellence n’avait pas de cheval au Corso de’Turchi, et le Palio fut donné à un gentilhomme de Padoue, nommé Berardo. Dans la course des jumens, le cheval de Votre Excellence est arrivé premier, et celui de l’archevêque de Nicosia second. Ils ont couru dans cet ordre jusqu’au Borgo, où le cheval de Votre Excellence a dépassé de plusieurs longueurs, et a atteint le Palio avant que celui de Nicosia fût aux fontaines. Mais juste comme le page allait toucher le Palio, un archer du Bargello s’est trouvé sur son chemin, de telle sorte que le garçon n’a pas pu le toucher et le page de Nicosia est arrivé, l’a touché le premier, et c’est à lui qu’a été donné le Palio. J’étais au Castello et je n’ai pu comprendre ce qui s’était passé, jusqu’à ce que le messager que j’avais envoyé fût revenu. Les Palii furent apportés à Sa Sainteté et je lui expliquai ce qui était arrivé, aussi bien qu’au gouverneur et au sénateur, et aucun ne contesta que nous eussions été très mal partagés. J’étais résolu à réclamer le Palio, mais le gouverneur a dit au Pape qu’il tombait sous le sens que quiconque avait touché le Palio le premier devait l’avoir, mais que l’homme qui s’était trouvé au travers du chemin devait payer pour tout le monde. Après beaucoup de discussions, l’archer qui était en faute a été jeté en prison, et le sénateur et le gouverneur ont promis qu’il ne serait pas élargi avant que nous ayons gagné un Palio exactement semblable à celui qu’il nous a empêché d’avoir. J’ai demandé, au surplus, qu’il fût pendu, ou envoyé aux galères, ou, au moins, qu’il lui fût donné quatre ou cinq tours de corde[6]


Une autre fois, c’est un conclave :


J’ai écrit à Votre Excellence, que les cardinaux sont entrés au conclave vendredi dernier, l’opinion commune étant qu’ils feraient un Pape sans tarder, d’autres pensant, au contraire, qu’il leur faudrait quelque temps pour cela. Maintenant, je dois vous informer que, jusqu’à ce moment, dix heures du soir du dernier jour de l’année, autant que nous en soyons informés, nous n’avons pas encore un Pape. Il est vrai que plusieurs bruits nous sont parvenus s’accordant avec les craintes ou les espérances de la foule, car, en dépit de toutes les précautions prises pour garder secret le conclave, je ne pense pas qu’il soit possible d’empêcher certaines des choses arrivées à l’intérieur des murs de transpirer à l’extérieur et, en ce moment, on suppose généralement que Mgr Farnèse sera nommé. S’il en est ainsi. Votre Excellence l’apprendra immédiatement et je pense qu’il sera bienveillant et aimable pour votre personne.

Aujourd’hui, est survenue une chose qui s’est présentée très rarement jusqu’ici : c’est que les portes du conclave ont été ouvertes en grande cérémonie et avec beaucoup de respect. Les cardinaux sont tous venus aux portes et y ont frappé, pour informer les évêques (il s’agit des huit archevêques ou patriarches gardiens de la porte de la Rota par où l’on passait aux membres du Conclave leur nourriture) que Mgr Grimani était en danger de mort et les priant d’ouvrir les portes. En conséquence, furent appelés les ambassadeurs, desquels il n’y avait d’autre que l’ambassadeur du Portugal et moi ; les portes furent ouvertes et nous vîmes tous les cardinaux, avec des torches à la main, car le lieu était très sombre. Alors, Mgr Santa Croce, en qualité de doyen du Sacré-Collège, nous dit que Mgr Grimani était en péril de mort, comme les médecins en avaient prêté serment et pria les ambassadeurs d’informer leurs princes que les portes avaient été ouvertes pour cette seule raison et que les choses allaient à leur ordinaire et qu’ils comptaient faire leur devoir point par point. Mgr de Como confirma ce dire et alors Mgr Grimani fut emporté dans une chaise et le conclave fut referré de nouveau. Je crains que Sa Révérence ne meure tout de même, car elle semble très mal. Peut-être demain saurons-nous qui est le Pape. — Rome, le dernier jour de 1521[7].


Ce témoin universel est un universel acteur. Ce ne sont pas seulement ses dons d’observation qui lui servent, ses yeux qui sont ouverts ; toutes ses qualités jouent. On n’imagine pas, en aucun autre temps, un homme si complet, beau à voir de tant de côtes. La « spécialisation » est devenue, de nos jours, une manière de dogme. Un homme, qui s’adonne à plusieurs arts ou sciences et ne consent point à s’amputer de toutes ses facultés, moins une, excite une incurable méfiance. Celui, au contraire, qu’on trouve obstinément fermé à toute notion étrangère à son métier, inspire aux bons esprits le respect qu’ont les Hindous pour le fakir. Car un spécialiste est comme un homme qui ne ferait qu’un geste, toujours le même. Quand on n’a plus besoin de ce geste, on n’a plus besoin de lui. Mis au milieu des autres hommes, aux mouvemens moins parfaits, mais plus variés, il leur fait l’effet d’un automate et, quoique supérieur en un point, il paraît, dans son humanité totale, inférieur. L’homme, au contraire, frotté de connaissances multiples, entraîné à des arts et à des sports divers, pouvant ainsi rendre, tour à tour, les différens services que la société attend de lui, a toujours été préféré par le « monde, » en même temps que prenant, tour à tour, les différentes attitudes que suggère l’âme humaine, il apparaît, aux amateurs d’âmes, plus « esthétique. » En Castiglione, on trouve un exemple parfait de cet homme sociable, celui à qui rien d’humain n’est étranger et qui doit être tel pour s’harmoniser avec son temps. Commander une impression aux Manuce et une armure aux Missaglia, régir une écurie de courses et dicter des sujets pour les fresques des Stanze, emmener cinquante lances à la guerre et composer le prologue d’une comédie, donner le plan d’un pigeonnier ou d’un décor de théâtre, déterrer, sous la Rome des Papes, la Rome des Empereurs, et puis s’en aller en mission à Londres ou à Madrid, — tout cela c’est, chez un homme de cette époque et de ce rang, non pas dilettantisme et passe-temps original, mais obligations de sa charge ou services requis de ses talens.

L’équilibre de ses traits ne nous trompe donc pas. Nous n’avons pas, devant nous, ce qu’on appelle communément un « grand homme, » parce qu’il n’y a rien en lui d’excessif, et que la grandeur ne paraît chez un homme, comme dans un édifice, que par quelque disproportion entre ses différentes parties. Mais nous avons un homme complet et faisant tout avec grâce, un modèle d’équilibre parmi des esprits fort instables et de suite dans des conjonctures fort embrouillées.

Pourtant, il y a, dans ce masque parfaitement ordonné, quelque chose qui attire plus que tout le reste : ce sont les yeux. Castiglione les croyait révélateurs du fond des êtres. Dans le Cortegiano, il leur dédie ce couplet : Fidèles messagers, ils portent l’ambassade du cœur. Souvent, ils montrent la passion, qui est au dedans, avec une efficace plus grande que la langue propre, que les lettres ou autres messages, de manière que non seulement ils découvrent les pensées, mais souvent embrasent d’amour le cœur de la personne aimée. Car ces vifs esprits qui sortent par les yeux, pour être engendrés près le cœur, entrant pareillement dedans les yeux desquels ils tendent comme la flèche au but, naturellement pénètrent jusques au cœur, comme en leur demeure et, là, se confondent avec ces autres esprits et avec cette très subtile nature de sang qu’ils ont avec eux, infectent le sang proche du cœur où ils sont parvenus et le réchauffent et le font semblable à eux, propres à recevoir l’impression de l’image qu’ils ont portée quant à eux ; au moyen de quoi, allant peu à peu et retournant, ces messagers, par ce chemin des yeux au cœur, et reportant l’amorce et le fusil de beauté et de grâce, allument, par le vent du désir, ce feu qui est si ardent et ne cesse jamais de brûler…


Interrogeons-les donc pour pénétrer un peu plus avant dans cette âme. Leur réponse est fort mélancolique. Ils sont bienveillans, mais tristes ; clairs et baignés de lumière bleue, mais humides, comme lavés de larmes, trop tendres pour ne pas être blessés, en même temps qu’amusés, de tout ce qu’ils reflètent. Il nous faut donc chercher, dans cette vie, autre chose que les faits publics et les paroles officielles, les succès apparens, le masque envie de tous. Comparé à ses contemporains, Castiglione peut passer pour « un homme heureux ; » il n’a été ni assassiné, ni jeté dans un cul-de-basse-fosse, ni positivement exilé, ni ruiné par la guerre civile, ni attristé par beaucoup de pertes très proches et, au total, les causes qu’il a défendues ont fini par triompher, même de son vivant, — ce qui est le suprême bonheur pour l’homme d’action. Des ennemis, il en a eu juste assez pour se rendre à lui-même le témoignage qu’il ne passait point inaperçu des méchans et des sots, — et ses amis étaient innombrables. Mais les choses prennent la couleur des âmes où elles tombent et comme on a dit qu’il n’y a pas de maladies, mais seulement des malades, on peut dire, en une certaine mesure, qu’il n’y a pas de malheur, il n’y a que des malheureux, — et Castiglione en était un. Il n’avait pas ce robuste scepticisme et cet énorme appétit du succès qui sauvaient l’Arétin, le gros majordome barbu que nous voyons en face de lui, dans les Noces de Cana. Le brillant de sa destinée ne l’empêchait point de ressentir toutes les douleurs qui passaient sur l’Italie, en ce terrible XVIe siècle où il vécut, et, malgré son égalité d’âme, on les devine çà et là.

D’abord, la douleur patriotique. Elle se cache le plus possible, se tait, mais le ronge sans cesse. Parfois, un mot la trahit. Un jour, c’est à propos du costume. Il se plaint de le voir toujours imposé aux Italiens par les étrangers, tantôt par les uns, tantôt par les autres. L’invasion de son pays par les modes des « grandes puissances » lui paraît le signe d’une autre invasion, augurio di servitù : « Il n’est pas de nation qui n’ait fait de nous sa proie et, si peu qu’il leur reste encore à prendre, elles ne cessent pas de rapiner. Mais je ne veux pas parler de sujets pénibles… » dit Federico Fregoso, dans le Cortegiano. C’est tout… Une autre fois, c’est à propos de la prédominance donnée par les Italiens aux Lettres sur les Armes : « Avec tout leur savoir littéraire, les Italiens ont montré peu de valeur dans les armes depuis quelque temps ; mais il serait plus honteux encore pour nous de publier le fait, que pour les Français de ne pas savoir les Lettres… Le mieux est de passer sous silence ce qu’on ne saurait rappeler sans douleur… » Et il passe à un autre sujet. L’auteur du Cortegiano est, dans toute la force du terme, ce que M. Paul Bourget appelle « le moment intellectuel d’une race de guerre ; » mais le « moment » n’oublie pas la « race. » Lorsque l’humaniste, se promenant dans Rome, écrit ces vers qu’a traduits notre Du Bellay :


Sacrez costaux, et vous sainct’es ruines,
Qui le seul nom de Rome retenez,

Las, peu à peu cendre vous devenez,
Fable du peuple et publiques rapines !

Tristes désirs, vivez donques contens :
Car si le Temps finist chose si dure,
Il finira la peine que j’endure

[8].


C’est le soldat et le patriote, au fond, qui se plaint. Et la vraie ruine qu’il pleure n’est pas faite, seulement, de marbres écroulés.

Il y a, aussi, les embarras domestiques de la vie. Trop grand seigneur pour ne pas faire de dettes et d’honnêteté trop bourgeoise pour n’en pas souffrir, l’ambassadeur du duc d’Urbino et du marquis Gonzague gémit d’être, sans cesse, obligé de demander de l’argent à sa vieille mère, demeurée à Casatico, parmi ses valets de ferme. Et il ne souffre pas moins de recevoir d’elle, sans cesse, des lettres comme celle-ci, qu’il faut lire devant son portrait, au milieu du Salon Carré, pour découvrir quelle armature précaire soutenait ces somptueux décors de la Renaissance :


Francesco Piperario demande à être payé chaque jour et avec raison, mais je ne sais comment le satisfaire. J’ai vendu plusieurs chargemens de grains, mais le prix baisse tous les jours et la dépense de chars et de chevaux est considérable. J’ai beaucoup d’ennuis avec nos paysans pour le charriage de ce grain. J’avais consenti à payer la moitié de la dépense du voyage jusqu’à Desenzano, qui n’est pas plus loin que Mantoue. Mais ils ne veulent point entendre parler décela, disant qu’il leur faudrait acheter leur manger et passer la nuit hors de chez eux, ce qui coûterait plus que d’aller a Mantoue, et déclarant que les pierres de la route abîment leurs charrettes, avec beaucoup d’autres récriminations. De sorte que, pour cette raison et beaucoup d’autres, je désire ardemment que tu sois à la maison. Mais je sais à quel point est vain ce désir de retour !…


A la lecture de semblables plaintes, le hobereau provincial qu’il était resté, par bien des côtés, renaissait, un instant, sous l’humaniste cosmopolite. Il revoyait le vieux manoir, la rivière avec le moulin, les voisins processifs, les serviteurs dévoués, les paysans madrés, les aspects familiers de son enfance. L’arbre se sentait tiré par ses racines. Puis, il oubliait tout cela dans une conversation avec Pietro Bembo ou Bibbiena. Il lui en restait seulement une teinte de mélancolie.

Plus profondément encore, au cœur, il portait la mélancolie d’une solitude sentimentale. Elle ne se dissipa que quelques années. Tout le monde le voulait marier, comme il arrive aux gens que le mariage ne tente guère. Il ne s’y refusait pas, laissait faire les marieurs, suivait d’un œil amusé leurs manigances et, peu à peu, rien que par l’effet du temps, les échafaudages s’écroulaient le plus naturellement du monde. Il dut successivement épouser une Médicis, une Martinengo, une Visconti, une Boiardo, une Stanga, une Gavalieri, une Gorreggio, une Borromeo, une Trivulzio, une Rangone, d’autres encore, tant et si bien qu’on a pu écrire tout un livre sous ce titre : Les candidatures nuptiales de B. Castiglione. Enfin, cette conspiration de toute l’Italie pour son bonheur aboutit, lorsqu’il avait trente-huit ans, à lui faire épouser une fille qui en avait à peine quinze, une certaine Ippolita Torelli, dont le père, le comte Torelli de Montechiarugo, avait fait métier de condottiere, et dont la mère avait cru devoir assassiner son premier mari, dans son lit, durant son sommeil.

Castiglione ne s’effraya nullement de cet atavisme, et il eut raison. Ce fut un mariage délicieux. On en parla jusque dans les couvens : « Je me réjouis avec vous, ma sœur, en pensant que vous épousez un si noble cavalier que messire Balthazar, écrivait à la fiancée une religieuse du Corpus Christi ; un homme dont on parle, aujourd’hui, comme au-dessus de tous les autres pour son talent et pour son charme, aussi bien que pour sa beauté. » Ce n’est pas qu’ils fussent souvent ensemble. Comme Balthazar était à Rome à défendre les intérêts de son maître, tandis qu’Ippolita restait à Mantoue, dans le vieux palais familial, tout occupée de ses enfans nouveau-nés, le ménage vivait séparé : il n’en était que plus tendrement uni. Elle lui écrivait : « Je n’ai envie de rien que de vous revoir, et quand je pense qu’il me faut vivre quinze jours sans vous, c’est comme si quinze épées me perçaient le cœur. » Il lui écrivait :


Si vous avez été, ma chère épouse, dix-huit jours sans lettre de moi, je n’ai certainement pas été quatre heures sans penser à vous. Et depuis lors, vous devez avoir reçu quantité de lettres de moi, par où j’ai fait amende honorable pour le passé. Mais, en vérité, vous êtes bien plus dans votre tort que moi, car vous ne m’écrivez que lorsque vous n’avez rien d’autre à faire. Il est vrai que votre dernière lettre est fort longue, Dieu merci ! Vous dites de me faire dire par notre comte Ludovico à quel point vous m’aimez. Je pourrais aussi bien vous dire de demander au Pape combien je vous aime, car certainement tout Rome le sait et chacun me dit que je suis triste et préoccupé parce que je ne suis pas avec vous. Je n’essaie pas de le nier et tout le monde souhaite que je vous envoie chercher, à Mantoue, et amener ici auprès de moi a Rome. Réfléchissez et dites-moi si vous avez envie de venir. Dites-moi, plaisanterie à part, s’il est quelque chose, à Rome, dont vous ayez envie, et je ne manquerai pas de vous l’apporter. Mais je voudrais savoir ce qui vous plairait le mieux, parce que j’arriverai un beau matin, au moment où vous vous y attendrez le moins et je vous trouverai encore au lit, et vous me déclarerez que vous étiez en train de rêver de moi, de quoi il n’y aura pas un mot devrai ! Je ne peux encore vous dire quel jour je quitterai Rome, j’espère que ce sera bientôt. En attendant, ne m’oubliez pas, aimez-moi et croyez que je ne vous oublie jamais et que je vous aime infiniment, plus que je ne pourrais le dire, et que je me recommande à vous de tout mon cœur.

Rome, le dernier jour d’août 1519[9].


Il devait la revoir, mais bien peu. Un an plus tard, c’est-à-dire après quatre ans de mariage seulement, étant à Rome de nouveau, il reçut d’elle une lettre lui annonçant qu’elle venait d’accoucher, s’excusant que ce fût d’une fille et ajoutant qu’elle était un peu malade. — « Je voudrais savoir si elle a des yeux bleus ? » répondit notre diplomate. Mais elle ne reçut pas cette réponse : elle était morte. Ce fut une grande anxiété, à la cour de Mantoue, chez Isabelle d’Este et son fils, de savoir comment on avertirait le pauvre mari, absent et amoureux, là-bas à Rome, occupé à verser des larmes littéraires sur les ruines de l’antiquité, lorsque son foyer, tout neuf, s’écroulait avec son bonheur. On finit par décider qu’on enverrait un messager au cardinal Bibbiena, son intime ami, pour le charger de graduer la nouvelle. Le messager arriva, un beau soir d’août, tandis que Castiglione était à souper, à discourir, joyeux ; — peut-être, cependant, avec cette nuance de mélancolie qui ne devait guère le quitter, puisqu’elle persiste au moment le plus heureux de sa vie, dans son portrait. Bibbiena, s’étant consulté avec le cardinal Rangone, décida de ne pas troubler cette soirée et ne remit à Castiglione qu’une lettre d’affaires du marquis Federico Gonzague. Le lendemain, seulement, les deux cardinaux, accompagnés du capitaine de la garde pontificale, Annibal Rangone, vinrent porter à Balthazar le triste message. La douleur de l’humaniste fut navrante. Et ces hommes, qui avaient vu tant de tragiques spectacles, le plus souvent les yeux secs, pleurèrent en le voyant pleurer, tant il est vrai que les événemens ne prennent toute leur amplitude d’impression sur nous qu’en passant par une âme humaine. Pour lui, il devait toujours porter le deuil de son court bonheur. Il errait dans Rome comme une âme en peine. Il finit par aller chercher des consolations auprès du Saint-Père. Il ne fut pas déçu. Le Pape l’invita à chasser à courre.

Il devait, enfin, dans les dernières années de sa vie, porter la mélancolie d’une ruine plus grande encore : celle de sa politique, comme nonce du Pape à la Cour de Charles-Quint. Nous pouvons assez mal nous faire une idée de la diplomatie à cette époque. Si enclins que nous soyons à déclarer notre diplomatie moderne instable et impuissante, nous avons l’habitude, aujourd’hui, de systèmes d’alliances suivis pendant de longues années, parfois un quart de siècle, et lorsqu’ils viennent à changer, ce n’est que par des conversions savantes, lentes et graduées. Au XVIe siècle, c’étaient des tête-à-queue brusques, qui désarçonnaient le cavalier. Les négociations étaient, d’ailleurs, traversées par des incidens violens que nul ne pouvait prévoir, la discipline moderne étant quelque chose d’à peu près inconnu dans les armées de ce temps, et chacun bataillant ou bien, au contraire, traitant de son côté. Il faut lire, dans le bel ouvrage de Julia Cartwright sur Castiglione, le résumé de cette carrière de diplomate pour se faire une idée de son infinie complexité[10]. Placé entre le Pape et l’Empereur, dont il était également aimé et admiré, mais qui ne s’aimaient guère et ne s’admiraient point l’un l’autre, Castiglione passait son temps à raccommoder ensemble ces deux « moitiés de Dieu ; » — ouvrage ardu, pointilleux, arachnéen au possible. Il y travaillait depuis trois ans, lorsque la politique de Clément VII, échappant à ses conseils, et s’engageant dans d’inextricables contradictions, aboutit à la catastrophe qui, par choc en retour, devait le tuer.

Le sac de Rome, en 1527, fut une date : — une de ces dates qui coupent un siècle en deux, un signet rouge dans l’amas confus des feuillets de cette histoire, quelque chose comme la date 1870-1871 dans notre Europe du XIXe siècle. Elle atterra l’univers, elle lui fit horreur, bien plus que n’avait fait la prise de Constantinople. La prise de Constantinople, c’avait été la mort d’un vieillard affaibli, depuis longtemps diminué, une fin attendue d’heure en heure. La prise de Rome, c’était le coup de foudre qui frappe, en pleine jeunesse, un organisme éclatant de vigueur, qui prouve que nul n’est à l’abri, et, par là, épouvante tous les autres. C’était, aussi, un des brusques retours de la barbarie primitive, ruinant la ville du monde où la civilisation et l’humanisme avaient entassé le plus de trésors. La prise de Rome avait, sans doute, été voulue par l’Empereur, mais non pas du tout ce qui l’avait suivie. La soldatesque avait entièrement échappé à ses chefs et fait trembler les vainqueurs presque autant que les vaincus. Ressemblance de plus avec les derniers sursauts de la Commune, car il semble bien que ce soit le même géant, endormi et enchaîné, l’Atlante populaire, qui se réveille, de loin en loin, secoue l’entablement où les Dieux vivent, aiment, jouent, luttent, se divertissent, puis reprend pour longtemps, parfois pour des siècles, sa pose immobile et courbée.

Nul n’en fut frappé au cœur comme Castiglione, car s’il était au monde un homme chargé d’empêcher cette catastrophe, c’était lui, et il ne l’avait pas empêchée. Et, non seulement il ne l’avait pas empêchée, mais il l’avait prévue, ce que Clément VII ne pouvait lui pardonner ; car les prophètes de malheur, toujours antipathiques, le deviennent encore bien davantage quand l’événement leur donne raison. Pourtant, l’activité du diplomate ne se ralentissait pas. Dès la nouvelle du sac de Rome et de la captivité du Pape, il avait suscité des manifestations du clergé espagnol en faveur de son maître et dépêché à celui-ci un exprès pour le rassurer. Clément VII une fois hors de danger, il prenait sa bonne plume de polémiste pour défendre la Papauté et le pouvoir temporel contre les attaques des disciples d’Erasme et, même dans la catholique Espagne, pour dénoncer un luthérianisme latent. Il réussissait enfin. L’entente était renouée entre les deux souverains, le départ de Charles-Quint pour l’Italie était décidé. Le long effort de Castiglione recevait donc sa récompense et aussi son désintéressement, car, dans un sentiment de dignité bien rare a cette époque, il avait refusé toutes les faveurs de l’Empereur jusqu’au jour où la paix, et une paix honorable pour le Pape, eût été conclue. Mais la trace laissée par l’épreuve était trop profonde pour s’effacer. Il ne se connaissait pas heureux. Dans une lettre, en latin, adressée à son fils, et qui devait être son testament, il lui cite mélancoliquement, ces vers de Virgile :


Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem ;
Fortunam ex aliis


qui, selon lui, résumaient sa vie.

Une dernière cause de mélancolie, la plus grande à partir d’un certain âge, était l’absence de ceux qu’il avait aimés. On mourait jeune à cette époque, les groupemens d’affinités se défaisaient vite ; pour être heureux au XVIe siècle, il fallait aimer peu ou bien oublier beaucoup. Castiglione ne parvenait pas à oublier les figures qui avaient enchanté sa jeunesse, à la Cour d’Urbino, les compagnons d’armes tombés héroïquement, face à l’ennemi ou dans les guet-apens, les philosophes aux dialogues subtils, les artistes aux enthousiasmes naïfs, les femmes, surtout, celles-là mêmes dont le sourire, vieux de quatre cents ans, éclaire encore les musées de France et d’Italie. « Tant de mes amis et de mes maîtres m’ont laissé seul, dans cette vie, comme dans un désert désolé !… » disait-il. Rien, dans le monde nouveau qui surgissait autour de lui, ne lui semblait valoir ce qui avait disparu. Jeune, il s’était bien diverti aux dépens des vieilles gens qui disaient : « Ah ! si vous aviez connu le duc Borso ! Ah ! si vous aviez entendu Piccinino ! » et il avait soupçonné que ces gens pleuraient moins les mérites du duc Borso que leur propre jeunesse… Mais il vient un jour où chacun de nous, sans trop s’en apercevoir, se met adiré : « Ah ! si vous aviez connu le duc Borso ! » ou, encore, comme le vieux Nestor, au premier chant de l’Iliade : « Non, je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais des hommes tels que Pirithoüs, Dryas, Cenée, Exadius, Polyphème !… » Plus qu’aucun autre, Castiglione avait le culte des souvenirs, cette nostalgie de tout ce qui a disparu de soi-même avec ceux qu’on aimait. Sans cesse, au milieu des bruits du monde, il se prenait à prêter l’oreille ? i regretter ce que le poète appelle :


La chère inflexion des voix qui se sont tues ;


il voulait les entendre, encore une fois, avant de mourir et comme elles demeuraient muettes, pour se donner une illusion consolatrice, lui-même, il les fit parler. Il publia le Cortegiano.


III. — UN LIVRE

Ainsi, le Cortegiano n’est pas un livre ; c’est un homme, un homme nourri de beaucoup de livres, il est vrai, mais plus encore d’expérience, de faits, de spectacles vus de ses propres yeux, mis à leur plan et fondus avec ce recul des années, cette patine du temps que ne connaît guère la littérature moderne. Il s’est écoulé vingt et un ans entre sa première idée, en 1507, et sa publication, en 1528. Balthazar y pensa toute sa vie, y travailla, y revint, le retoucha, le montra à ses amis, puis à tout le monde, et, l’ayant donné à tout le monde, il mourut[11].

Le succès fut immense et les éditions se succédèrent rapidement dans toutes les langues. Avant d’être publié, le Cortegiano était déjà célèbre ; il avait couru, manuscrit, sous le manteau : on avait commencé à le copier où et là, et c’est même cette circonstance qui décida Castiglione à le publier officiellement, « aimant encore mieux, disait-il, le voir sortir imparfait de sa main, que mutilé par les copistes. » Il était alors en Espagne. Il écrivit à son serviteur, un certain Cristoforo Tirabosco :


J’ai envoyé mon livre à Venise pour être imprimé par les imprimeurs d’Asola. Le livre a été mis entre les mains du Magnifique Jean-Baptiste Ramusio, secrétaire de la Seigneurie de Venise, et Sa Magnificence parlera aux imprimeurs pour leur donner tous les ordres nécessaires dans la matière. J’écris à Venise pour dire que l’ouvrage doit être tiré à mille trente exemplaires et que je compte payer la moitié des dépenses, parce que de ces mille, cinq cents doivent m’appartenir. Les trente exemplaires supplémentaires seront tous ma propriété et doivent être tirés sur papier de luxe, aussi uni et beau que possible, en somme le meilleur qu’on pourra trouvera Venise.

Au reçu de ma lettre, vous devez tout de suite aller à Venise trouver le Magnifique Ramusio et lui donner la lettre ci-incluse, qui lui dit que vous êtes mon serviteur et que vous avez des ordres pour conclure tout ce que Sa Magnificence décidera touchant le prix de la publication. Voici ce que vous aurez à fixer. Avant toute chose, le papier de luxe pour les trente exemplaires. Vous vous mettrez à sa recherche et vous en montrerez un spécimen au dit Magnifique Ramusio et s’il en est content, vous en achèterez, mais non pas sans approbation. En ce qui concerne les autres dépenses, vous ferez tout ce que Sa Magnificence ordonnera et vous lui verserez l’argent qu’il désirera. Dès votre départ, vous ferez bien de prendre cinquante ducats, que je dis à ma mère de vous donner, et s’il faut davantage, elle vous le donnera à votre retour à Mantoue. Lorsque les livres seront imprimés, j’ai l’intention d’offrir cent trente des exemplaires que je me réserve pour moi comme présens à mes amis ou parens et de vendre les quatre cents autres afin de recouvrer l’argent que j’aurai dépensé et même un peu plus, s’il est possible. Il serait bien, je pense, de vendre le tout à un libraire pour s’épargner de la peine… Valladolid. 9 avril 1527[12].


Les exemplaires de luxe étaient pour le marquis Federico Gonzague, pour sa mère Isabelle d’Este, pour Emilia Pia, pour la jeune duchesse d’Urbino et quelques autres belles dames et aussi pour des humanistes : l’évêque de Bayeux, Ludovico da Canossa, messire Jean-Baptiste Ramusio ; enfin, un exemplaire unique sur vélin, relié « de la plus belle manière, en peau, ornée de nœuds et de feuillages, » avec les pages dorées, était sans doute destiné à Charles-Quint.

Une fois paru, en 1528, le Cortegiano devient, durant tout le siècle, la lecture obligée de tout homme du monde, une chose dont on se nourrit, que les moins intellectuels connaissent, qui figure sur la tablette la plus pauvre en livres et où l’utile seul est rassemblé. Cela ne veut pas dire qu’on y trouve un évangile des temps nouveaux. Comme tous les livres dont la popularité est immédiate, le Cortegiano ne dépasse pas son temps. Quand on marche plus vite que la foule, on marche seul. Mais il rend sensible à tous l’idéal confus des meilleurs hommes de son temps. C’est le portrait de ce que doit être, non pas précisément le « courtisan, » — car dans beaucoup d’endroits, la « courtisanerie » y est blâmée, — mais l’homme de Cour, et non pas seulement l’homme de Cour, mais ce que nous appellerions aujourd’hui « l’homme du monde, » et, en bien des points, l’honnête homme, ou l’honnête femme, tout simplement. Il s’adresse donc, sauf aux moines, à tout ce qui sait lire à cette époque. Et cela dans la langue la plus simple, la plus claire, la plus familière. Ce n’est donc pas, à proprement parler, un ouvrage de philosophie, mais un manuel de savoir-vivre, et il est vrai que toutes les philosophies du monde aboutissent à un manuel de savoir-vivre, à moins qu’elles n’aboutissent à rien, — ce qui est encore fort ordinaire. Mais, ici, la forme des conseils, sans être didactique, est pourtant beaucoup plus précise que chez les philosophes et leur application plus immédiate. Avec cela, on peut douter que le Cortegiano nous rende exactement la physionomie de l’homme de la Renaissance, mais il nous rend la physionomie que l’homme de la Renaissance voulait avoir. Le grand talent du portraitiste n’est pas de faire un portrait qui ressemble à son modèle, mais bien de faire un portrait à quoi son modèle a envie de ressembler. Et, à coup sûr, Castiglione y a réussi. Les témoignages abondent. Je n’en veux, pour exemple, que le plus savoureux d’entre eux, celui de Vittoria Colonna, marquise de Pescaire. Bien avant la publication du livre, dès 1524, après avoir passé tout l’été à lire le manuscrit dans sa retraite à Marino, elle lui écrivait :


Je ne me sens pas plus capable de vous dire ce que j’en pense que vous ne l’êtes, prétendez-vous, de dire tout ce que vous pensez de la beauté de la duchesse. Mais comme je vous ai promis de vous donner mon opinion et que je ne me crois pas obligée de vous faire des complimens sur ce que vous savez mieux que moi, je vous dirai simplement la vérité toute nue. J’affirme, avec un serment qui prouvera la force de cette affirmation, — por vida ciel Marchès, my Señor, — que je n’ai jamais vu et que je ne crois pas voir jamais une œuvre en prose supérieure, ou même égale, à celle-là, Outre la nouveauté et la beauté du sujet, l’excellence du style est telle que peu à peu, sans le moindre heurt, nous sommes conduits sur des hauteurs plaisantes et fécondes, et que nous nous élevons sans cesse, sans nous apercevoir que nous ne sommes plus dans la plaine d’où nous sommes partis. Le sentier est si bien cultivé et orné, qu’il est difficile de dire lequel de l’art ou de la nature a fait le plus pour embellir son parcours… Je ne comptais pas en dire davantage, mais je ne puis passer sous silence un autre point qui excite mon admiration, à un degré plus haut encore. Il m’a toujours semblé que celui qui écrit en latin a, sur les autres auteurs, le même avantage que les orfèvres qui travaillent l’or ont sur ceux qui travaillent le cuivre. Si simple que soit leur travail, l’excellence de la matière est telle qu’il ne peut manquer d’être beau, tandis que le bronze ou le cuivre, si délicatement et merveilleusement travaillés soient-ils, n’égaleront jamais l’or et souffriront toujours de la comparaison. Mais votre italien moderne a une majesté si rare que son charme ne le cède à aucune œuvre latine en prose[13].


Une qualité dont elle ne parle pas, et précisément celle qui sauve ce livre, c’est la vie, — la vie d’une discussion passionnée, mettant en scène des gens qui ont vraiment existé, avec leurs traits individuels bien reconnaissables et une bataille d’idées qui s’est livrée réellement et qui a laissé à l’auteur un profond souvenir. Il nous suffira de dire quelles gens et quelle bataille pour définir le livre tout entier.

Au mois de mars 1507, le hasard fit se rencontrer au soin met du rocher d’Urbino, dans le palais aux hautes flèches qui domine la ville, quelques-uns des esprits les plus brillans de la Renaissance, et, aussi, de ses plus notoires assassins. Il y eut là, ensemble, pendant quelques jours : Pietro Bembo, l’humaniste qui fut plus tard cardinal ; Giuliano de Médicis, le bon tyran, qui dort, aujourd’hui, sous la Nuit de Michel-Ange ; Cristoforo Romano, l’auteur de notre buste de Béatrice d’Este du Louvre ; Francesco Maria della Rovere, le guerrier qu’on voit aux Uffizi, peint par le Titien, le bâton de commandement sur la hanche, dans sa carapace de fer, Dovizi da Bibbiena, dit Il bel Bernardo, jadis parfait secrétaire galant pour jeunes Florentins et futur cardinal ; Ludovico da Canossa, le diplomate francophile devenu plus tard évêque de Bayeux ; Ludovico Pio, le hardi capitaine ; Ottaviano Fregoso, le futur doge de Gênes prédestiné à une fin cruelle et son frère Federico Fregoso ; Gasparo Pallavicino, le misogyne de vingt-deux ans, et aussi le soldat-poète César Gonzague ; Accolti, dit l’Unico Aretino, moins génial que son homonyme célèbre, mais très brillant improvisateur aussi et fort subtil ; enfin Castiglione lui-même, récemment revenu de son ambassade à Londres : — tous dans leur plus bel âge, joyeux comme gens qui mettent à la voile en même temps et que n’ont pas encore séparés les tempêtes, ni endormis les escales et les ports.

Pourquoi tout ce monde était-il à Urbino ? Quand on considère ce nid d’aigle, perché dans un des districts les plus isolés et les plus inaccessibles de l’Italie, en dehors de toutes les grandes routes et communications des peuples, on comprend mal sa puissance d’attraction sur les beaux esprits du XVIe siècle. On comprend, encore moins, que ces trois génies de la grâce et de la mesure, Raphaël, Bramante et Castiglione lui-même, en soient sortis. Deux choses l’expliquent cependant : l’admirable Collection des ducs d’Urbino et la présence d’Elisabetta Gonzague. Les chercheurs et les parleurs trouvaient, là, un trésor de livres et une belle dame qui les écoutait. Quoi de plus décisif ? « Comptez-vous rester longtemps à cette soirée ? » demandait-on à un brillant esprit de la Restauration. « Je resterai longtemps si l’on m’écoute, » répondit-il naïvement. Pietro Bembo, Vénitien d’origine, était venu passer quelques jours à Urbino, avec quarante ducats dans sa poche ; on l’écouta : il y resta six ans. « La duchesse, dit Castiglione, semblait une chaîne qui nous tenait tous amiablement unis, tellement que oncques ne fut union de volonté ou amour cordiale entre frères plus grande que celle qui était entre nous. Pareille amitié se démenait entre les femmes, avec lesquelles on pouvait librement et honnêtement converser et était permis à chacun de parler, s’asseoir, gosser et rire avec telle que bon lui semblait. Mais on portait au vouloir de Madame la Duchesse si grande révérence que la même liberté servait d’une très forte bride et n’y avait celui qui ne tint pour le plus grand plaisir du monde de complaire à cette dame, qui n’estimait un ennui très grand de lui déplaire… »

Les journées se passaient en chasses, tournois, chevauchées, jeux de toutes sortes, que le duc Guidobaldo ne pouvait guère partager, perclus de goutte comme il l’était, mais qu’il jugeait en connaisseur et dans un parfait esprit d’équité. Le soir venu, on dansait, on faisait de la musique, on jouait au scartino, on causait surtout. Le duc, par raison de santé, se retirait, tôt après le souper, dans ses appartemens. On allait, alors, chez la duchesse. Dames et cavaliers s’asseyaient en cercle, groupés sans protocole, au gré des affinités et du hasard, mais alternativement, un cavalier après une dame, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus que des hommes, toujours plus nombreux, et qui se mettaient en tas. Un sujet était proposé, problème de morale ou d’amour, devise ésotérique, idéal rêvé, et la conversation devenait générale.

Une « conversation générale » tient du dialogue par sa forme et de la conférence par son sujet, — sans parler de ses jeux de scène : entrées, sorties, gestes et mimiques, qui la font ressembler, quelquefois, à une comédie. Ce n’est pas une « conférence, » parce que c’est un dialogue et que chacun y prend part, entre dans le sujet, le coupe, l’aiguille à sa guise ; mais ce n’est pas un dialogue ordinaire, parce que ce qui s’y dit devant être entendu de tout le monde, rien n’y peut être confidentiel. D’ailleurs, pour que chacun y puisse mordre, il faut bien que les sujets en soient choisis parmi les plus généraux qui soient ; et, par là, qu’ils se rapprochent d’une « conférence. » Mais ce que n’a pas la conférence la mieux venue, ni le jeu de scène le mieux réglé, c’est le charme de l’improvisation, la joie de voir les idées naître, la pensée prendre forme comme l’argile sous les doigts du potier, avec les hésitations, les tâtonnemens, mais aussi les vivacités et la fraîcheur de tout ce qui vit pour la première fois.

Telle était la causerie à Urbino, dans ces salles construites par Luciano di Laurana, décorées par Ambrogio da Milano, Domenico Rosselli, Diotablevi, Francesco di Giorgio Martini, où les amours, les anges, portant les guirlandes, chassant le sanglier, dansant, chevauchant les dauphins, animent les frises, les manteaux des cheminées ; où les fleurs et les aigles, les coquilles, les chérubins et les poissons à têtes humaines, la vigne roulée en vrilles et le blé jailli en épis, encadrent les portes de la fantaisie décorative la plus fine, la plus délicate, la plus nuancée qui fut jamais. Entourés par les merveilles d’intarsiatura de Jacomo, dominés par les admirables figures des Arts et des Sciences, de Juste de Garni et de Melozzo da Forli, aujourd’hui à Londres et à Berlin, tout imprégnés de l’atmosphère où respira l’enfance de Raphaël, les causeurs n’avaient qu’à lever les yeux, qu’un geste à faire, pour appeler, en témoignage de leurs idéals, de parfaites réalités.

La femme qui dirigeait les débats était la belle Emilia Pia, veuve du Montefeltro qui avait combattu les Français à Formule. Elle ne quittait pas Elisabetta Gonzague, qui lui déléguait, pour tenir le dé de la conversation, tous ses pouvoirs. C’était un cerveau avec de beaux yeux. Sa bonne tête philosophique, son profil droit, solide, un peu masculin, son ironie cinglante décourageaient les amoureux, comme plus tard sa mort souriante, point pieuse du tout, devait alarmer les dévots. Elle adorait le cliquetis des mots, des idées, les ripostes vives, les souplesses d’attaque, ces manières de tournois philosophiques où les femmes de ce temps ne craignaient pas de voir les savans s’évertuer en leur honneur. D’ordinaire, les femmes tenaient plus à juger les coups qu’à les comprendre. Mais Emilia Pia les comprenait et, lorsque les passes devenaient trop subtiles et embrouillées, elle rappelait vivement à l’ordre les jouteurs. In soir que Giuliano de Médicis s’engageait, avec Gasparo Pallavicino, dans une savante dispute sur le caractère féminin de la « matière » par opposition au caractère masculin de la « forme » ou sur la prédominance de la matière chez la femme A de la forme chez l’homme : « Pour l’amour de Dieu, lui dit Emilia Pia, laissez une bonne fois votre « matière » et votre « forme » et votre féminin et votre masculin et parlez de façon qu’on vous comprenne, car nous avons entendu et fort bien compris le mal que le seigneur Gasparo et le seigneur Ottaviano ont dit de nous, mais maintenant nous n’entendons goutte à la façon dont vous nous défendez ! »

Ces causeries, on le voit, n’avaient rien de la monotonie d’une conférence. Elles étaient, d’ailleurs, coupées par toutes-sortes d’incidens. Un soir, c’était un bruit de pas et de voix hautes retentissant sous les voûtes, et, soudainement, au milieu des torches, l’apparition du jeune Francesco Maria della Rovere, et de sa suite, de retour de voyage. Il avait demandé où était la duchesse, sa tante ; on lui avait dit qu’elle présidait un cercle littéraire où Ion discutait des vertus que doit avoir l’homme du monde, — et il accourait pour ne rien perdre de ce savoureux débat. Une autre fois, c’était toutes les dames de la Cour se levant, sur un signe de la duchesse, et entourant le jeune Pallavicino, en le menaçant de l’écharper s’il continuait à dire du mal des femmes, au milieu des éclats de rire, tandis qu’il criait : « Vous voyez bien que vous avez tort ! Voilà que vous voulez employer la force et, de cette façon, clore la discussion parce qu’on appelle une licenzia bracciesca !… »

C’est durant ces soirées que se forma, peu à peu, dans les esprits, le type du parfait homme de Cour, du Cortegiano, retracé plus tard par Castiglione. A lire le récit de ce gioco, il semble que l’on s’amusât à créer, de toutes pièces, une œuvre d’art, qu’on façonnât, peu à peu, une statue précieuse : chacun, tour à tour, y mettait la main. D’abord, Ludovico da Canossa disait les talens requis de l’homme de Cour, sa formation morale et intellectuelle. Puis Federico Fregoso exposait l’usage que cet homme de Cour devait faire de ses talens, et Bibbiena, de son esprit. Giuliano de Médicis montrait, ensuite, ce que devait être, à ses côtés, la femme idéale. Ottaviano Fregoso modelait le parfait Cortegiano dans son attitude et ses gestes en face de son souverain. Pietro Bembo s’approchait, enfin, de cette terre artistement travaillée et y insufflait le souffle divin qui devait l’animer.

Le soir où il y mit la dernière touche peut passer pour le point culminant de l’Humanisme. La pensée de la Renaissance touche à son zénith. On était réuni, comme d’ordinaire, dans une grande salle du palais d’Urbino. La soirée était fort avancée parce qu’on avait dû courir tout le palais pour trouver Ottaviano Fregoso, lequel s’était engagé à parler des rapports du parfait courtisan avec son prince. En l’attendant, on avait dansé. Enfin il parut et l’on aborda la question de savoir si le parfait homme de Cour doit aimer. On avait établi que, pour être un véritable homme d’Etat, le Cortegiano ne devait pas être jeune. Et l’on avait, aussi, convenu qu’il était ridicule à un homme mûr d’être amoureux. Cependant l’homme n’est pas complet s’il n’aime pas, dit Bembo. — Comment vous tirerez-vous de cette contradiction ? lui demanda-t-on. — C’est très facile, reprit-il, si l’on sait ce qu’est l’Amour idéal :


L’amour n’est autre chose qu’un certain désir de jouir de la beauté et, parce que le désir ne se porte que sur les choses connues, il faut toujours que la connaissance précède le désir : lequel de sa nature tend vers le bien, mais est aveugle et ne le connaît pas. Cependant la nature a ainsi ordonné les choses qu’a toute vertu clairvoyante est jointe une vertu appétitive et parce que dans notre âme il y a trois moyens de connaître les choses, par les sens, par la raison et par l’âme, voici que des sens naît l’appétit, lequel nous est commun avec les animaux ; de la raison naît le choix, qui est le propre de l’homme ; de l’âme intuitive, par laquelle l’homme peut communiquer avec les anges, naît la volonté. Pareillement, comme les sens ne peuvent connaître rien que les choses sensibles, ce sont celles-là seules que l’appétit désire, et comme l’intelligence ne peut se tourner vers autre chose que la contemplation des choses intelligibles, cette volonté se nourrit seulement de biens spirituels. L’homme, d’une nature raisonnable, placé comme à mi-chemin entre ces deux extrêmes, peut, par son choix, en s’inclinant vers les sens ou en s’élevant vers l’intellect, s’abandonner au désir des uns ou de l’autre. Il y a donc deux manières de désirer la beauté, dont le nom générique convient à toutes les choses naturelles ou artificielles qui sont composées avec les bonnes proportions et l’exacte mesure que comporte leur nature.


Ainsi débuta Bembo et, alors, dans ce temps où rien n’était platonique, ni la haine, ni l’amour, dans ce cercle d’hommes tous bouillonnans de passions brutales, il se mit à parler de la beauté idéale, qui n’est autre que « le vrai trophée de la victoire de l’âme, quand, avec la vertu divine, elle maîtrise la nature matérielle et, par la lumière, surmonte les ténèbres du corps. » Il disait :


Si donc, l’âme étant prise du désir de jouir de cette beauté comme d’une chose bonne, se laisse guider par le jugement des sens, elle tombe dans les plus graves erreurs. Jugeant que le corps dans lequel se voit la beauté est la cause principale de cette beauté, elle estime que, pour jouir de celle-ci, il est nécessaire de s’unir le plus intimement possible avec celui-là, ce qui est faux : car celui qui s’imagine, qu’en possédant le corps, il jouira de la beauté, se trompe, et est mû, non par une vraie connaissance due au choix de la raison, mais par une fausse opinion due à l’appétit des sens : d’où il suit que le plaisir qui s’ensuit est nécessairement faux et menteur. Et tous ces amans, qui viennent à accomplir leur désir, tombent dans l’un de ces deux maux : ou bien ils sont saisis, dès l’accomplissement du désir, non seulement de satiété et d’ennui, mais de haine pour l’objet aimé, comme si l’appétit se repentait de son erreur et reconnaissait le piège tendu par le faux jugement des sens, d’où il a cru que le mal était le bien : ou bien il reste possédé du même désir et de la même avidité, connue ceux qui ne sont point vraiment arrivés au but qu’ils cherchaient…


Les auditeurs suivaient avec une extrême attention. Tandis qu’il parlait, Bembo voyait, à la lueur dansante des torches ou clignotante des lampes, ces rudes et singuliers masques sortir de l’ombre et grimacer, à peu près comme nous les voyons, aujourd’hui, sur leurs fonds sombres, dans leurs cadres, au Pitti ou aux Uffizi, ou à Madrid, traits bien caractérisés, mais âmes impénétrables, car la plupart n’avaient pas encore passé à l’épreuve des faits qui, depuis, les ont révélées. Il y avait, là, Francesco Maria della Rovere, qui devait, avant que l’année fût écoulée, égorger son hôte Giovanni Andréa par la plus honteuse des trahisons, et, plus tard, assassiner, en pleine rue, le cardinal Alidosi ; il y avait, là, le marquis Phébus de la Ceva, fameux depuis par l’assassinat d’un de ses cousins ; il y avait Pietro da Napoli, dont la rapacité et la cruauté devinrent célèbres, et quelques autres fauves. Mais c’était mieux ainsi. Pour que le miracle d’Orphée ou de saint Gérasime s’accomplisse, il ne suffit pas qu’il y ait des saints : il faut aussi qu’il y ait des bêtes. L’orateur voyait, enfin, devant lui ce Giuliano de Médicis, dont l’intrigue avec la belle Pacifica Brandano allait doter l’hospice d’Urbino d’un enfant trouvé, plus tard fameux sous le nom du cardinal Ippolito de Médicis.

Giuliano venait précisément de défendre l’honneur des femmes de son temps contre les entreprises des jeunes gens. Bembo, se tournant vers lui, lui répondit :


Je veux que cette dame soit plus courtoise à mon courtisan d’âge mûr que n’est celle du Seigneur Magnifique au jeune ; et ce. à bon droit, parce que le mien ne désire que choses honnêtes, et pourtant la dame les lui peut toutes accorder, sans être blâmée ; mais la dame du Seigneur Magnifique qui n’est pas tant assurée de la modestie du jeune, lui doit seulement octroyer les choses honnêtes et lui refuser les déshonnêtes. A cette cause, le mien est plus heureux, auquel est accordé ce qu’il demande, que l’autre auquel une partie est octroyée et l’autre refusée. Et afin que vous connaissiez encore mieux que l’amour raisonnable est plus heureux que le sensuel, je dis que les mêmes choses, au sensuel, se doivent aucune fois refuser et octroyer au raisonnable, pour ce qu’en celui-là, elles sont déshonnêtes, et en celui-ci, honnêtes.

Pourquoi la dame, pour complaire à son amant bon, outre l’octroi qu’elle lui fait, des ris plaisans, des propos familiers et surets, de dire le mot, de rire et de toucher la main, elle peut aussi, à juste raison et sans blâme, venir jusqu’au baiser ; ce qu’en l’amour sensuel n’est permis suivant les règles du Seigneur Magnifique, parce que le baiser étant une conjonction et du corps et de l’âme, il y a danger à ce que l’amant sensuel ne tende plutôt à la partie du corps qu’à celle de l’âme ; mais l’amant raisonnable connaît que, nonobstant que la bouche soit une partie du corps, par icelle est donnée issue aux paroles (qui sont interprètes de l’âme) et à cette intérieure haleine ou esprit qui s’appelle pareillement âme. Et pour cette cause, il prend plaisir à joindre sa bouche avec celle de la dame aimée, par le baiser, non pas pour être ému à aucun désir déshonnête, mais parce qu’il sent que par cette liaison est ouvert le chemin aux âmes, lesquelles attirées du désir l’une de l’autre, se coulent et mêlent alternativement au désir l’une de l’autre, de manière que chacun d’eux a deux âmes. Et une seule de ces deux, ainsi composée, gouverne quasi deux corps ; au moyen de quoi le baiser se peut dire plutôt conjonction de l’âme que du corps ; parce qu’il a tant de force en icelle qu’il l’attire à soi et la sépare quasi du corps.


Il se faisait tard. On écoutait toujours. Il ne semblait pas qu’on entendit couler le temps. Il est question, ainsi, dans les légendes dorées, d’un oiseau merveilleux qui vint, un matin, chanter aux fenêtres du monastère et entraîna, à sa suite, un jeune moine curieux de l’entendre davantage, d’arbre en arbre, jusqu’au fond de la forêt. Le soir venu, le bon moine regagna son couvent, mais ne le reconnut guère, ni ses frères, ni lui-même, quand il se vit tout voûté et avec une longue barbe blanche : il avait passé cent ans à écouter l’oiseau céleste, croyant que ce ne fût qu’un jour !… Ceux qui écoutaient Bembo étaient ravis dans une semblable extase. Il chantait :


Quelle sera donc, ô amour très saint, la langue mortelle qui pourra dignement dire tes louanges ? Très beau, très bon, très saint, tu viens de l’union de la beauté et de la bonté et de la sagesse divine, en elle tu demeures, et en elle, par elle, comme en un cercle, tu retournes. Très douce chaîne du monde, allant des choses célestes aux terrestres, tu inclines les vertus supérieures au gouvernement des inférieures, et ramenant l’âme des mortels à son principe tu l’unis à lui. Tu rassembles les élémens de la concorde, tu pousses la nature à produire et la chose qui naît à la succession de la vie. Aux choses séparées, tu donnes l’union, aux imparfaites la perfection, aux dissemblables la ressemblance, aux ennemis l’amitié, à la terre, les fruits, à la mer la tranquillité, au ciel la lumière qui vivifie. Sois le père des vrais plaisirs, des grâces, de la paix, de la mansuétude et de la bienveillance-ennemi de la violence barbare, de l’inertie, en tout le principe et la fin de tout bien… Corrige l’erreur des sens et, après leur long délire, donne-leur le vrai et solide bien ; fais-nous sentir ces odeurs spirituelles qui vivifient la vertu de l’intelligence et entendre l’harmonie céleste si bien accordée qu’en nous il ne puisse y avoir place pour aucune discorde de la passion.

Enivre-nous à cette source intarissable de bonheur qui réjouit toujours et ne fatigue jamais, et dont les eaux vives et limpides donnent à qui les goûte le goût de la vraie béatitude. Nettoie, des rayons de ta lumière, nos yeux de cette taie de l’ignorance, afin que nous n’admirions plus la beauté périssable et nous connaissions que les choses ne sont pas vraiment ce qu’elles nous paraissent tout d’abord. Accepte nos âmes qui s’offrent à toi en sacrifice, consume-les dans cette vive flamme qui épure toute grossièreté matérielle, afin qu’en toute chose séparées du corps, elles s’unissent à la beauté divine d’un lien très doux et qui ne finira pas. Et qu’ainsi ravis, hors de nous-mêmes, comme de vrais amans, nous puissions nous transformer en l’objet aimé, et nous élevant au-dessus de terre, être conviés au festin des anges, là où, nourris d’ambroisie et de nectar immortel, nous venions à mourir, enfin, d’une mort très heureuse et vivante, comme sont déjà morts ces Pères anciens dont, par la vertu ardente de la contemplation, tu as ravi les âmes et les as jointes avec Dieu…


Il dit et demeurait, là, sans mouvement, sans parole, les yeux au ciel, extasié, come stupido, lorsque la belle Emilia Pia, qu’on appelait aussi Emilia Impia, à cause de son esprit fort et parfois caustique, allongea les doigts sur un pan de sa robe et Je secouant un peu : « Prenez garde, messer Pietro, qu’avec toutes ces idées, votre âme, aussi, ne s’en aille de votre corps !… » A quoi Bembo, soudainement réveillé, répondit le plus sérieusement du monde : « Eh ! ce ne serait pas le premier miracle qu’Amour aurait opéré en moi !… » Et tout le monde, l’esprit détendu, se mit à parler à la fois. La discussion allait reprendre de plus belle, lorsque la duchesse coupa court en disant : « La suite à demain ! — Non, à ce soir, dit quelqu’un. — Comment, à ce soir ? demanda la duchesse. — Parce qu’il fait déjà jour… »

En un clin d’œil, tout le monde fut debout et alla aux fenêtres. C’était vrai. L’aurore teintait, déjà, le ciel, et, sur les hautes cimes du mont Catria, posait ses premières roses. Les étoiles s’étaient éteintes. L’air vif du matin courait sur les collines. Dans les forêts murmurantes, naissait le concert des oiseaux réveillés. Chacun regagna ses appartenions, sans allumer de torches, pour la première fois, ni réveiller les pages plongés dans un profond sommeil. Pietro Bembo venait de renouveler, selon ses moyens, le miracle de l’oiseau céleste. Une nuit avait passé comme une heure.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue des 15 novembre et 1er décembre 1911 et du 1er janvier 1912.
  2. Autres portraits de Balthazar Castiglione :
    Authentiques : 1° Peinture à l’huile, d’après un portrait fait par Raphaël, en 1519. En buste, nu-tête, de trois quarts, la poitrine coupée par une inscription commençant par Baldasar de Castiliono… et finissant par ANN. MDXXIX. (Au Palais Corsini, à Rome.)
    2° Peinture à l’huile. De face, habillé de noir, avec un chapeau et des gants, un rideau et un paysage au fond. Attribué au Parmesan et supposé de 1524. (Collection du marquis de Lansdowne, à Bowood.)
    3° Médaille de profil droit. Tête nue, cou découvert, drapé à l’antique, avec l’inscription BALTHAZAR CASTILLON, Gr. F. Au revers, Apollon sur un char, attelé de deux chevaux au galop, guidés par des génies ailés, passe derrière le globe du monde où l’on voit figurée l’Italie, avec l’inscription : TENEBRARUM ET LUCIS.
    Présumés avec ressemblance : 1° La tête d’homme, de trois quarts, barbu, coiffé d’un serre-tête, qui figure Zoroastre, tourné vers la tête de Raphaël, dans la fresque l’École d’Athènes, peinte en 1510, par Raphaël (au Vatican).
    2° Le guerrier romain debout, tête nue, armé d’une lance, au premier plan du tableau : la Cour d’Isabelle d’Este ou le Triomphe de la Poésie, par Lorenzo Costa au Louvre).
  3. Avant d’arriver à cette place d’honneur, au milieu du Salon Carré, il a beaucoup voyagé. Peint à Rome, pendant l’automne de 1515, il est allé, en 1524, avec Castiglione, en Espagne. Castiglione étant mort à Tolède en 1529, il est revenu à Mantoue où il était encore, dans la famille du modèle, au commencement du XVIIe siècle. Là, on le perd de vue un certain nombre d’années : aucun historien ne peut justifier de l’emploi de son temps. On ne le retrouve, qu’après 1630, à Amsterdam, dans l’atelier du peintre Van Asselin, sans qu’on sache comment il y est venu ; mais c’est bien lui et non un autre : il y est admiré et copié par Rembrandt et par Rubens. En 1639, il est vendu aux enchères et passe dans la collection d’un seigneur espagnol. Don Alfonso de Lopez, qui le paie 3 500 florins, environ 20 500 francs de notre monnaie. Peu après, ce seigneur étant tombé en disgrâce et ayant dû vendre tout son avoir, notre portrait est acheté par le cardinal de Mazarin, et à la mort du cardinal, en 1661. Louis XIV le prend pour 3 000 livres, environ 9 750 francs. Enfin, le voilà au Louvre où il faut espérer que son histoire est finie, pour la même raison qu’on espère que celle de la Joconde ne l’est pas.
  4. C’est à M. Louis Hourticq (Revue de l’Art ancien et moderne, 10 août l912) qu’on doit cette identification, ou, du moins, cette hypothèse, qui est très vraisemblable. Dans une étude ingénieuse et brillante sur quelques œuvres du Titien au Louvre, il refuse de voir, dans le groupe fameux du Salon Carré, Alphonse d’Este et Laura Dianti et donne de bonnes raisons pour y reconnaître Federico Gonzague, le fils d’Isabelle d’Este, et sa maîtresse Isabella Boschetti.
  5. « Un’ altro de’ primi pittori del mondo sprezza quell’ arte dove è rarissimo, ed essi posto ad imparar filosofia ; nella quale la cosi strani coucetti e nove chimere, che esso con tutta la sua pittura non sapria depingerle. »
    Il Cortefjiano, libro secondo XXXIX.
  6. Cité par Julia Cartwright dans Baldassare Castiglione, the perfect courtier, his life and letters, vol. II. — Ce trait de cruauté, le seul qu’on puisse trouver dans toute la vie et toute la correspondance de Castiglione, est tellement contraire à ce qu’on sait de sa physionomie, qu’il n’est pas impossible que ce soit un trait de justice et que la conduite de l’archer, en cette occasion où de gros intérêts étaient engagés, ait été volontaire et préméditée.
  7. Serassi, Delle Lettere del Conte Baldassare Castiglione. Padova, 1769-1771.
  8. Joachim du Bellay, les Antiquitez de Rome, VII, passim. — Voici le texte de Castiglione :

    Superbi colli, e voi sacre ruine,
    Che’l nome sol di Roma anchor tencte ;
    ……
    In poco cener pur converse sete
    E fatte al vulgo vil favola al fine.
    ……
    Vieró dunque fra miei martir contento,
    Che se’l Tempo da fine a ció ch’ è in terra
    Dará forsi anchor fine al mio tormento.

  9. Serassi. Delle Lettere del Conte Baldassare Castiglione. Padova, 1769-1771.
  10. Baldassare Castiglione, the perfect courtier, his life and letters, 1478-1529, by. Julia Catwright (Mrs Ady), 2 vol. Londres, 1908.
  11. Cf. Il Cortegiano del conte Baldassare Castiglione, annotuto e illustrato da Vittorio Cian. Firenze. 1910, et Baltasar Castillonois, Le Parfait courtisan, trad. de Gabriel Chapuys, Tourangeau, à Paris. 1585.
  12. Cité par Julia Cartwright dans Baldassare Castiglione, vol. II.
  13. Cité par Julia Cartwright dans Baldassare Castiglione, the perfect courtier his life and letters. vol. II.