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Les Matelots de la Belle-Julie

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LES MATELOTS DE LA « BELLE-JULIE »

Les matelots

Pompez, pompez,
De la Belle-Julie
L’ont pavoisée
Pompez, pompez,
De brillantes couleurs.
Canonniers,
Gabiers,

Vive le jus de la treille !

Lorsque la Belle-Julie (pavoisée de brillantes couleurs) traversa pour la première fois la ligne équatoriale, chacun à bord but plus que de raison, au point que la perruche verte du timonier, demeurée muette depuis le désastre de Trafalgar, recouvra dans l’alcool le don de la parole, sinon l’oubli de ses vieilles rancunes et cria par trois reprises en battant des ailes sur la corne d’artimon : « Chiens d’Anglais ! qu’on leur brûle la gueule ! »

Cet incident, toutefois, ne présente que peu d’importance en comparaison de la rixe sanglante dont les matelots de la Belle-Julie devinrent les héros dans le port de Pointe-à-Pître ; l’équipage malais d’un brick de Haarlem y pensa périr en entier. Quant à la gigantesque saoulerie qui termina le repas des noces du roi Hatalulu, nous ne la citerons que pour mémoire ; on ignore, d’ailleurs, à la suite de quelles circonstances de leur vie errante, officiers, gabiers et canonniers se trouvaient alors convives du prince cafre.

Il va sans dire que là, comme partout, le meilleur buveur de la corvette fut le commandant Bartus (de Bayonne), qui mesurait six pieds six pouces et connaissait le cœur des femmes. Mais son second le lui cédait à peine ; et c’est justice également de reconnaître que si le maître d’équipage portait moins bien le vin des îles, nul ne l’égalait dans le dosage minutieux des mélanges savants. Il n’est pas jusqu’au mousse Lartigolle, sur qui vous n’eussiez fondé les plus vastes espérances en le découvrant un jour à fond de cale, ivre mort, auprès d’une futaille éventrée et presque vide, celle-là même qu’un notable commerçant de Bordeaux avait confiée aux bons soins du capitaine d’armes pour qui lui fît accomplir le voyage des Indes…

De tous ces gais lurons, pas un ne serait descendu sur la terre ferme sans être gris au préalable, car le pied de l’homme de mer a toujours besoin d’un sol mouvant pour se poser. Et vraiment quand la Belle-Julie, roulant et tanguant vent arrière, ouvrait les lames avec sa proue et de son sillage d’écume semblait diviser la mer en deux parties égales, il eût été difficile de dire qui était le plus saoul, de la corvette, des vagues ou de l’équipage. Tout dansait : le soleil sur la mer, les ailes des mouettes dans le ciel et le cœur des hommes dans leur poitrine. Chaque bouffée de brise emportait au large, avec la fumée des pipes et le refrain des chansons à boire, l’odeur des vins de France et des alcools anglais.

Il ne fallut pourtant qu’une bourrasque imprévue par 65° 57′ 25″ long., 29° 44′ 12″ lat. dans la mer des Sargasses pour mettre fin à tant de saine et vigoureuse gaieté. Alors que le vaisseau, courant grande largue, essayait de parer au grain en serrant ses cacatoès et en rentrant ses bonnettes, la vergue sèche d’artimon se rompit et brisa le crâne du commandant Bartus, qui, debout sur le gaillard d’arrière, commandait la manœuvre en criant ses ordres dans un porte-voix.

Le calme plat qui suivit la bourrasque ne peut se comparer à la stupeur dans laquelle resta plongé l’équipage de la Belle-Julie. Il fallut pourtant procéder aux funérailles. Elles furent, selon l’usage, simples mais tragiques. Toutefois, comme il convenait de respecter la volonté du défunt, qui avait fait le serment à la veuve d’un avoué de Bayonne (nul n’ignore qu’il portait dans un médaillon d’or, sur sa poitrine, une boucle de cheveux noirs) de revenir mort ou vif, à ses pieds, de l’autre bout du monde, le corps du commandant Bartus ne fut pas abandonné à la fureur des flots. La cérémonie terminée par un roulement de tambour sur les dernières paroles de l’aumônier, quatre fusiliers descendirent leur chef à la cambuse et le plongèrent dans un fût d’eau-de-vie, seul tombeau, avec l’Océan, digne de recevoir sa dépouille mortelle. Et la Belle-Julie, le pavillon en berne, reprit sa course vers les côtes de France.

Mais ses voiles, naguère fermes et rondes comme les seins d’une sirène amoureuse, retombaient flasques et vides sur les vergues. À l’exception de quelques jurons du second et des sonneries réglementaires, pas un bruit ne s’entendait sur le pont du navire. Par les sabords, les caronades regardaient tristement la mer, qui, jusqu’à l’infini, s’étendait plate et immobile comme l’image du désespoir. Pour tout dire, il ne restait à bord, de toute la provision d’alcool, que le fût de trois-six au fond duquel le commandant Bartus dormait son dernier sommeil, et chacun, pour ne pas périr de soif, en était réduit à boire de l’eau.

Une circonstance aussi exceptionnelle, aussi contre nature, peut, seule, faire comprendre la suite de ce récit. Nous hésiterions à le poursuivre, si nous n’étions convaincus que nous nous adressons à des gens au cœur solide, habitués aux choses de la mer, et non à ces blêmes habitants des villes, dont la tête tourne et l’estomac se vide dès qu’ils ont mis le pied sur un embarcadère.

Le cuisinier fut le premier qui osa descendre dans la cale, un gobelet au fond de sa poche, un vilebrequin à la main. Il remonta bientôt après, titubant mais consolé. Puis ce fut l’un, puis l’autre, chacun à son tour. Puis les marins, par groupes, à certaines heures de la journée prirent l’habitude de se réunir autour du fût du commandant Bartus. Ils buvaient à petits coups la précieuse liqueur, avec une sorte de recueillement. Il leur semblait que quelque chose pénétrait en eux de l’âme noble et généreuse du défunt.

Il va de soi, naturellement, que lorsque le navire eut regagné son port d’attache, le fût était vide. Cependant le souvenir n’en devait pas périr de si tôt. Tant, en effet, qu’il survécut quelque part, dans un port de la Manche, de l’Océan, ou de la Méditerranée, un matelot de la Belle-Julie, certes il ne se refusa jamais à choquer son verre contre celui d’un ami, fût-il terrien. Mais, malgré la politesse bien connue des gens de mer, si on lui eût demandé : « Que dites-vous de ce cognac ? » ou bien : « Eh ! Eh ! ce marc, en avez-vous bu de pareil aux Îles-sous-le-Vent ? » — il aurait invariablement répondu : « Faites excuse, sauf votre respect, ça ne vaut pas la cuvée du commandant Bartus. »